L’accompagnement spirituel comme service au discernement
Une application des Exercices spirituels de saint Ignace par Piet Penning de Vries
Stefaan Lecleir
N°2003-5 • Septembre 2003
| P. 326-342 |
La figure du père Piet Penning de Vries, s.j. († 1995) n’est pas inconnue de nos lecteurs (VC, 1972/159-167) et sa pénétration de la spiritualité ignatienne est bien connue en particulier concernant le discernement des esprits (VC, 1980/63). Il n’est donc pas étonnant qu’un jeune père spirituel et professeur de théologie spirituelle se soit attaché à présenter quelques insistances propres à l’accompagnement attentif au discernement tel qu’il se présente dans la pratique desExercices spirituels de saint Ignace : son enracinnement trinitaire et christologique, l’importance de la « réflexion » (... et réfléchir en soi-même). A travers l’auteur étudié, c’est donc aussi à une bonne initiation aux démarches caractéristiques des E.S. d’Ignace de Loyola que nous sommes introduits. Et le saint et le disciple sont très fidèlement honorés.
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Le père Penning de Vries (1928-1995), jésuite hollandais, a consacré une grande partie de sa vie à l’accompagnement spirituel. L’ayant côtoyé de près pendant de longues années, nous voudrions présenter dans cet article sa façon de vivre le service de l’accompagnement. Nous traiterons principalement de l’accompagnement au sein d’une retraite ignatienne. Après avoir évoqué la personne de Penning de Vries, nous aborderons la question du discernement dans les Exercices spirituels (ES) de saint Ignace. A ce propos, nous citerons souvent Penning de Vries et nous exposerons la méthode qui lui était propre et qu’il n’a jamais cessé d’enseigner à ses retraitants.
Dans les Exercices de saint Ignace, l’accompagnateur est véritablement « serviteur spirituel », un serviteur de l’Esprit, un serviteur de celui qui veut progresser dans la vie spirituelle et qui doit se laisser guider par les mouvements de l’Esprit. Les Exercices donnent à l’accompagnateur un rôle important et pourtant humble. Ce n’est pas lui qui dirige, mais il veille à ce que la personne qu’il guide se laisse conduire par le Saint-Esprit. Il faut donc qu’il s’efface devant l’œuvre de l’Esprit. Penning de Vries disait que personne ne naît directeur spirituel. Pour être capable de se donner à ce service, l’accompagnateur doit être maître de lui-même et réprimer ses sentiments moins profonds, moins évangéliques. Il doit s’efforcer de servir l’autre là où Dieu le touche. Le directeur spirituel ne peut en aucune manière se laisser distraire ni influencer par des idées ou des sentiments personnels [1]. Il est en outre un serviteur de l’Église, il puise dans Sa sagesse, Sa doctrine, Ses sacrements... [2]. Il occupe donc une place humble parmi d’autres dans l’Église, et son rôle consiste surtout à servir autrui en le mettant personnellement face à l’expérience de la volonté de Dieu.
Piet Penning de Vries
Le père Penning de Vries ne parlait guère de lui-même. Même ses proches ignoraient les moments importants de sa vie. Après sa mort, quelques documents ont été découverts qui évoquent son itinéraire intérieur. Ce qui suit retrace les moments les plus importants de sa vie, sans oublier les expériences spirituelles dont témoignent les notes retrouvées à titre posthume.
Né à Leiden (Pays-Bas) le 15 mars 1928, Penning de Vries ne connaîtra jamais son père et perd sa mère à l’âge de sept ans. Pris en charge par des Ursulines (La Haye), il se sent chez lui dans l’Église, avec ses prières, sa liturgie et son décor. Dans un premier temps, il n’est pas conscient de la présence de Dieu en elle. Sa vocation date de l’adolescence. En mars 1945, il s’évade d’Allemagne après un an de travail forcé. Une expérience de Dieu le marque pour la vie. Il décrit cette expérience en termes de « consolation sans cause précédente » (cf. ES, 330) :
Un beau dimanche – j’avais dix-sept ou dix-huit ans –, je sors de la maison : voilà le soleil, l’église, et tout à coup l’idée me traverse et ne me lâche plus : « Je ne Le perdrai jamais ». Il ne s’agissait pas tant d’une émotion ou d’un bouleversement que d’une sorte de certitude limpide.
Penning de Vries entre au noviciat des jésuites en 1949. Il sait Dieu près de lui, en lui. A vingt-six ans, il se sent guéri de ce qui lui restait d’amour-propre. Il décrit cette expérience comme une « expropriation » :
En prenant conscience du caractère relatif de tout, une distance se créait, même par rapport à moi-même. Ce qui apparaissait à d’autres comme une tâche ardue : « se rendre indifférent », je le subissais malgré moi – j’étais rendu indifférent. Cela paraît facile, mais en réalité c’était douloureux, mortifiant.
Il est ordonné prêtre en 1960. Penning de Vries écrit facilement : des poèmes, des articles et des livres [3]. Presque tous ses poèmes datent d’avant 1962 ; soixante-six d’entre eux ont été publiés. Ses cent quatre-vingt-dix-neuf articles paraissent dans diverses revues et traitent surtout de sujets de spiritualité. Ses soixante-deux livres sont des guides de prière, des traités de vie spirituelle, des hagiographies, des méditations sur les évangiles, des traductions (Comme les Exercices) ou de petites plaquettes au service des congrégations qu’il fréquentait. Son livre Gebed en leven (« Prière et vie ») connaît sa septième édition en 1969 et il est traduit en anglais en 1974 (Prayer and life). Son livre sur le Discernement des esprits est traduit en français, en anglais et en espagnol [4]. Sa thèse de doctorat (1967) porte sur le Journal spirituel de saint Ignace. Entre 1962 et 1995, il donne chaque année en moyenne dix retraites de huit jours et deux de trente jours. Ses prédications sont publiées à titre posthume [5]. Père spirituel de ses confrères à Nimègue et à Maastricht de 1962 à 1973 et des séminaristes de Kerkrade de 1973 à 1995, il meurt le 10 mars, tôt le matin, après une soirée sportive avec les séminaristes.
Une approche trinitaire
Les méditations forment le cœur des Exercices de saint Ignace. Elles permettent de progresser dans la connaissance intérieure de Jésus. La méditation, telle qu’elle est proposée dans les Exercices, conduit le retraitant à adopter la même attitude que Jésus. Ainsi, les méditations le font participer à la liberté du Christ et cette liberté consiste en un abandon sans réserve à la volonté du Père. C’est pour cela que les Exercices demandent, comme principe et fondement de la vie spirituelle, de grandir dans ce que saint Ignace appelle l’indifférence [6]. On parle souvent de la sainte indifférence pour souligner que cette indifférence ne rend pas insensible. Il s’agit au contraire de devenir sensible à Dieu et à tout ce qui contribue à sa gloire, mais en se libérant par rapport aux choses, aux relations et aux événements de la vie dans le souci de les mettre au service de Dieu. Cela implique que l’on soit toujours disposé à faire le contraire de ce que l’on est en train de faire (ES, 1 et 16). La disponibilité devant Dieu demande une liberté à l’égard de tout ce qui est créé (ES, 23) et une orientation radicale vers le Père en imitant l’obéissance du Fils. Mais cette imitation ne doit pas être servile. Suivre le Christ se fait dans l’Esprit Saint. C’est par l’Esprit que le retraitant est capable de reconnaître la volonté du Père pour lui. Dieu se laisse sentir de l’intérieur. Il dépasse notre expérience, mais dans l’expérience que nous pouvons avoir de lui, le Dieu trinitaire nous appelle à une sainteté personnelle. A l’intérieur de la vocation commune de tous les humains et dans le cadre de ses commandements pour tous, il faut donc discerner un appel particulier pour chacun. Il n’existe pas de sainteté passepartout. Le mystère de la Trinité est le garant de ce que notre réponse soit personnelle. Il ne s’agit pas seulement de suivre le Christ dans son obéissance au Père. Dans l’Esprit, cette vocation devient mon appel à la perfection, un appel dont on peut faire l’expérience dans le contact direct avec lui.
La réflexion dans le cadre des Exercices spirituels
Le Père spirituel doit favoriser cette dimension trinitaire de la vie spirituelle. Si le retraitant est disposé à se mettre, comme le Christ au service du Père, il doit créer l’espace nécessaire pour que l’Esprit Saint puisse montrer la forme et la mesure de la sainteté à laquelle il est appelé. Pour arriver à cette sainteté et pour se laisser imprégner par l’Esprit qui animait Jésus, saint Ignace prévoit dans ses Exercices des méditations, ainsi qu’un examen de conscience qui se fait deux fois par jour. Chaque méditation est suivie d’un quart d’heure de réflexion. Alors que l’examen de conscience et la méditation sont conçus comme une rencontre et un dialogue avec Dieu, la réflexion ne se présente pas comme une prière. Pour la méditation, saint Ignace demande de se rendre dans un endroit précis. Le seul mouvement prévu durant la prière est le changement de position (assis, debout, à genoux... ES, 75-76). La réflexion, par contre, « peut se faire en marchant [7]... » est une façon de prendre du recul ; on discerne souvent mieux les choses de loin. La réflexion aide à évaluer la méditation et à interpréter cette rencontre avec Dieu.
Le rôle du père spirituel se situe principalement au niveau de la réflexion. Ce n’est pas lui qui prie, il est comme celui qui marche à côté du retraitant et il le soutient dans ses observations. Soucieux de contribuer à l’interprétation des mouvements de l’Esprit, il aide le retraitant à trouver les raisons pour lesquelles sa méditation se déroule bien ou moins bien. L’accompagnateur peut aussi parler des « additions » qui permettent de structurer la retraite [8]. Il peut faire découvrir les règles du discernement qui se trouvent à la fin des Exercices, à partir du numéro 313. De façon systématique, Penning de Vries demandait à ses retraitants de vivre le moment de la réflexion en rapport avec ces règles du discernement [9].
Bien que la réflexion permette d’avancer dans le discernement, elle ne supprime pas le rôle de l’accompagnateur. Néanmoins, le retraitant est le premier observateur de l’œuvre de l’Esprit en lui. Dans les méditations, le retraitant découvre les mystères de l’évangile par lui-même, plus que par l’explication de l’accompagnateur (ES, 2) ; par la réflexion, le retraitant progresse aussi par lui-même dans le discernement des différents esprits.
L’accompagnement du discernement
Durant les entretiens, le retraitant informe son accompagnateur des diverses agitations et pensées qui occupent son esprit (ES, 17). Saint Ignace prévoit que l’accompagnateur encourage celui qui risque d’être découragé et qu’il invite à la prudence celui qui se croit fort. Une première série de conseils à donner concerne la présence ou l’absence de consolations. On les trouve aux numéros 313 à 327. Saint Ignace y définit la consolation spirituelle comme une « motion intérieure par laquelle l’âme en vient à s’enflammer dans l’amour pour son Créateur et Seigneur, et ensuite quand elle ne peut plus aimer aucune chose créée sur la face de la terre pour elle-même, mais seulement dans le Créateur de toutes ces choses » (ES, 316). Mais la consolation peut se présenter aussi dans des « douleurs ressenties pour ses péchés ou pour la Passion du Christ ». Elle est aussi « accroissement d’espérance, de foi et de charité », « allégresse intérieure ». L’âme se sait apaisée et pacifiée en Dieu (ES, 316). La désolation, par contre est « obscurité de l’âme, trouble en elle, motion vers les choses basses et terrestres, absence de paix, [...] manque de confiance ; sans espérance, sans amour, l’âme se trouvant toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de son Créateur et Seigneur » (ES, 317). Aux numéros 318 à 327, saint Ignace donne des conseils sur le comportement à adopter durant le temps de désolation : ne pas changer ses résolutions, garder confiance, se souvenir des moments de consolation, changer sa façon de faire pénitence. Il explique la pédagogie divine dans l’alternance des différents esprits qui nous animent. L’expérience de la consolation et de la désolation fonctionne donc comme un guide. Il suffit de cultiver cette expérience, d’y discerner une logique, d’y mettre de l’ordre, pour démasquer l’œuvre de l’ennemi et pour découvrir la main de Dieu. C’est à l’accompagnateur, informé des différents esprits qui agitent le retraitant (ES,17), d’aider dans ce travail de discernement. Saint Ignace conseille aussi, comme moyen efficace de faire face aux tentations, d’informer l’accompagnateur de ce que le tentateur souffle secrètement dans son cœur (ES, 121). Le père spirituel ne doit pas vouloir connaître les péchés de l’autre (ES, 17), mais le retraitant se sert de lui pour que les « tromperies évidentes soient découvertes » (ES, 326). Quand saint Ignace dit que l’accompagnateur ne doit pas vouloir connaître les péchés de l’autre, il n’exclut pas le sacrement de pénitence au sein des Exercices (cf. ES, 44). Penning de Vries voit des avantages dans le fait de recevoir l’accompagnement spirituel au sein du sacrement de réconciliation, car lors de la confession, on voit Dieu plus que le prêtre [10]. Ce qui importe, c’est que l’accompagnateur soit prêt à s’effacer humblement devant l’expérience propre de l’autre, en se considérant avant tout comme un serviteur de ses observations.
Parler des règles du discernement n’empêche aucunement l’Esprit de souffler où Il veut. C’est grâce au discernement que la voie personnelle de chacun se dévoile. Il faut donc veiller à ce que l’Esprit éclaire le retraitant, bien plus que les idées – nécessairement limitées – de l’accompagnateur. La compétence du père spirituel consiste donc en grande partie dans sa docilité face à l’Esprit. Plus que la spontanéité, qui risque d’encourager des impulsions qui ne sont pas orientées vers la gloire de Dieu, la réflexion sur les consolations et les désolations constitue l’instrument précieux de la découverte de Dieu en nous. Loin d’enchaîner l’Esprit, les règles créent l’espace dont Il a besoin.
Ouvert devant son accompagnateur, libre face à ses goûts, ses passions ou ses soucis, informé des lois qui gouvernent l’alternance des différents esprits, le retraitant accueille les mouvements de l’Esprit en lui. L’accompagnateur est attentif à ce que le retraitant ne saute pas d’étapes importantes et il veille à ce que ses décisions soient ancrées dans sa disponibilité à l’égard de Dieu. Bien que l’accompagnateur doive être ce fidèle serviteur de l’œuvre de Dieu dans l’autre, il ne peut pas se mettre au service des caprices éventuels du retraitant. Les rencontres régulières lui permettent de s’assurer du sérieux de la démarche du retraitant et de sa docilité devant l’Esprit. S’il sait que l’autre est dans cette disposition, il doit accepter que Dieu invite ce dernier à faire l’opposé de ce qu’il fait pour le moment. Ses limites sont donc déterminées par l’œuvre de Dieu en l’autre. Comme serviteur de ce discernement, il se sait un serviteur de l’Église qui vit de la Parole du Christ et de l’inspiration du Saint-Esprit. Saint Ignace situe les différentes voies de la sainteté dans le cadre de l’appel de l’Église [11].
La réflexion comme instrument du discernement
Durant ses retraites, Penning de Vries insistait beaucoup sur la réflexion. Dans ses écrits, par contre, il n’en parle guère [12]. Le développement de sa propre méthode n’était pour lui que la conséquence des Exercices, interprétés à la lumière de la vie intérieure de saint Ignace. Penning de Vries a beaucoup contribué à la connaissance de la personnalité de saint Ignace. Dans ses écrits, il a tenté de découvrir la présence et l’action de l’Esprit derrière le masque des biographes [13]. C’est à partir de cet approfondissement biographique que Penning de Vries a développé sa méthode. Celle-ci est donc basée sur les écrits et sur l’expérience spirituelle de saint Ignace. Penning de Vries la proposait surtout comme une méthode pratique durant ses retraites. Notre explication de sa méthode tiendra donc compte des Exercices de saint Ignace et de l’expérience spirituelle de celui-ci afin de montrer le caractère éminemment pratique de la méthode de Penning de Vries, dont la vocation est de servir celui qui suit la retraite.
Pour progresser sur le chemin du discernement, saint Ignace donne, pour la deuxième semaine de la retraite, une deuxième série de conseils (ES, 328-336). Ces conseils sont destinés à ceux qui veulent faire un choix. Leur but est que la consolation devienne la norme de notre agir. Saint Ignace distingue deux sortes de consolations, celle avec et celle sans cause. C’est la dernière qui est la plus sûre. L’âme est directement touchée par Dieu et ne doute pas du chemin à suivre.
« Sans douter ni pouvoir douter, l’âme suit ce qui lui est indiqué ; c’est ce que firent saint Paul et saint Matthieu, en suivant le Christ notre Seigneur » (ES, 175). « Il appartient à Dieu notre Seigneur, seul, de donner à l’âme une consolation sans cause précédente ; car c’est le propre du Créateur d’entrer, de sortir, de produire en elle une motion, l’amenant tout entière à l’amour de sa divine Majesté » (ES, 330).
Les autres consolations sont définies par saint Ignace comme des consolations « avec cause ». Celles-ci peuvent venir soit d’un bon, soit d’un mauvais esprit (ES, 331). Pour ce qui concerne les consolations « avec cause », il est important d’observer l’évolution de la consolation pour en discerner la source. Il faut être attentif au déroulement des pensées. Si, après un certain temps, la consolation détourne le retraitant du bien, si elle s’affaiblit ou si elle enlève la paix de l’âme, c’est un signe clair de ce qu’elle vient du mauvais esprit (ES, 334). Durant la réflexion, en prenant du recul par rapport à sa méditation, le retraitant discerne plus facilement le caractère des consolations. Penning de Vries avait l’habitude de demander de faire la réflexion par écrit. Il invitait ses retraitants à rédiger un compte rendu systématique de la prière. Cet effort implique davantage le retraitant et lui permet de voir plus clair dans son évolution durant la retraite. Penning de Vries proposait trois questions :
- Où étais-je quand je n’étais pas avec Lui ?
- Où étais-je quand j’étais avec Lui ?
- Qu’est-ce que je ressens maintenant pour Lui ; maintenant, c’est-à-dire après la prière ?
Au numéro 77 des Exercices, où saint Ignace demande de faire la réflexion, il est surtout question de réfléchir, durant un quart d’heure, à la manière dont s’est déroulée la méditation : « Si c’est mal, je regarderai la cause d’où cela provient [...] si c’est bien, je rendrai grâces à Dieu notre Seigneur et je ferai de même une autre fois. » La première idée du numéro 77 (voir où la méditation s’est mal déroulée) est reprise dans la première question de Penning de Vries. Selon les termes des règles du discernement, on pourrait dire qu’il y eut une désolation. On a vu que saint Ignace définit la désolation comme « obscurité de l’âme, trouble en elle [...] l’âme se trouvant toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de son Créateur et Seigneur » (ES, 317).
Les questions de Penning de Vries reprennent cette idée. Dans leur formulation, elles tiennent compte du fait que les méditations sont avant tout conçues comme une rencontre avec Dieu. Par conséquent, la première question de la réflexion considère la distraction comme une négation de cette rencontre. Lorsque le retraitant se demande où il était séparé de Lui (cf. ES, 317), ce n’est pas uniquement pour prendre conscience de ses distractions durant la méditation. Il ne lui suffit pas de noter les personnes et les situations qui lui ont traversé l’esprit, il lui faut avant tout comprendre pourquoi ces personnes et ces situations ne se sont pas intégrées dans la contemplation. Dans la réflexion, le retraitant se rend compte qu’il ne les perçoit pas en rapport avec Dieu. Ce sont des situations où le retraitant a mis Dieu entre parenthèses. Il n’est pas question, bien sûr, de faire abstraction de la vie durant la méditation et de s’orienter exclusivement vers Dieu. Le retraitant ne doit pas nier la situation dans laquelle il vit. Vouloir être avec Dieu ne signifie pas qu’il faille éviter de méditer sur les événements de la vie. Au contraire, il est bon de penser à des situations et à des personnes concrètes et de veiller à ce que la réalité de la vie reste liée à la prière. Mais en répondant à la première question, le retraitant vérifie si cette réalité est vécue avec ou en dehors de Dieu. Il peut déterminer si l’âme était trouble, tiède ou triste en pensant à certaines réalités (cf. ES, 317). La réflexion peut révéler des soucis, des angoisses et des passions où Dieu n’a pas de place. A long terme, en parcourant les réflexions, il est plus facile de retracer le fil rouge des distractions et d’interpréter les désolations. On voit plus clairement quel choix éloigne de Dieu et quel état d’esprit est incompatible avec lui. La première question de la réflexion montre au retraitant dans quelle mesure sa vie n’est pas intégrée en Dieu.
Saint Ignace demande aussi d’analyser où la méditation a été fructueuse. Ceci peut se faire à l’aide de la deuxième question proposée par Penning de Vries. Le retraitant se demande où il était avec Dieu, où la rencontre de la prière a vraiment eu lieu. La réponse peut avoir un rapport avec le sujet du mystère évangélique, mais aussi avec une situation vécue, avec une résolution ou un choix de vie. Il peut s’agir de personnes ou de situations qui se sont d’abord présentées sous forme de distraction, mais qui ont été intégrées dans la rencontre avec Dieu, qui sont entrées en scène durant la contemplation de l’évangile. Les consolations confirment ainsi que notre vie est intégrée en lui et que nous Le rencontrons dans ces personnes et ces situations. Si Dieu me console pendant que je médite sur un choix à prendre, c’est un signe de ce que ce choix est conforme à la sainteté qu’il me demande à moi. En comparant les différentes réflexions, le retraitant constate parfois que des situations et des personnes, auxquelles il a pensé en dehors de Dieu, se sont positionnées en rapport avec lui... » C’est parce qu’il est devenu plus « indifférent », qu’il a changé son choix de vie, qu’il a pardonné ou qu’il a abandonné un projet. Grâce aux méditations, le retraitant est en mesure d’orienter sa vie de plus en plus selon le plan de Dieu. Les réflexions l’aident à mieux cerner la direction dans laquelle Dieu veut le conduire. Grâce à ces réflexions, le retraitant peut trouver de la matière pour la direction spirituelle. L’accompagnement touche ainsi aux événements de la vie qui jouent un rôle spirituel, qui sont apparus durant la méditation. Celui qui se laisse diriger est sûr qu’il aborde, durant l’entretien avec son père spirituel, les enjeux de la vie comme ils sont vécus en rapport avec Dieu.
La réflexion ressemble à un regard dans un miroir. Ce regard risque de décourager le retraitant, surtout par rapport à la première question. Dans la deuxième question, le retraitant trouve parfois une réponse à son découragement : un passage de l’évangile l’a touché, il a avancé dans le dialogue avec Dieu ou il ressent une consolation spirituelle après une résolution. Dans la méditation, le retraitant trouve une solution à son problème et la réponse à la deuxième question de Penning de Vries lui permet de l’observer clairement. Par la réflexion, le retraitant progresse dans la connaissance de soi et de l’œuvre de Dieu en lui. La méditation et la réflexion l’aident à découvrir par lui-même la réponse à l’une ou l’autre difficulté. Elles lui permettent de se rendre compte que la solution vient de Dieu même plutôt que de l’accompagnateur.
Souvent, les consolations aident le retraitant à poursuivre la retraite dans la confiance, malgré un passage difficile. La consolation peut orienter le choix et réconforter le retraitant. Elle peut être ressentie comme une confirmation ou comme un encouragement pour la prochaine méditation (cf. ES, 7). Penning de Vries vise ces consolations dans la troisième question. Celle-ci est inspirée par les règles du discernement qui aident le retraitant à faire un choix. Certains choix sont difficiles. La méditation elle-même peut être aride. Pourtant, un temps de prière pénible, qui semble durer une éternité, peut être vécu comme une douleur tournée vers Dieu, comme un sacrifice de fidélité envers lui. Une telle méditation peut aboutir à un changement de vie. Après une méditation douloureuse et sans consolation, Dieu peut montrer sa présence par une consolation inattendue, sans qu’il y ait apparemment de raison liée au retraitant lui-même. C’est cette consolation que le retraitant note dans sa réponse à la troisième question de la réflexion.
A ce propos, il convient d’aborder l’expérience des consolations propre à saint Ignace afin de montrer pourquoi le temps de la réflexion est particulièrement propice pour recevoir la consolation « inattendue » que les Exercices disent être « sans cause ». A partir d’un élément précis de la vie de saint Ignace nous voulons expliquer la méthode de Penning de Vries plus clairement. Citons pour cela l’expérience suivante qu’Ignace relate dans son autobiographie. Durant sa convalescence, il était parfois absorbé par une pensée vaine. Il était comme « plongé dans cette pensée pendant deux, trois, quatre heures sans s’en apercevoir ». « Quand il pensait à cette chose du monde, il s’y délectait ; mais quand ensuite, fatigué, il la laissait, il se trouvait sec et mécontent [14]. » Mais sur son lit de convalescence, d’autres pensées occupaient aussi son esprit. En réfléchissant, il se rendit compte que certaines pensées le laissaient tout triste, tandis que d’autres le rendaient joyeux. Il découvrit ainsi la diversité des esprits et durant une prière, pleine de lumière, il décida de changer sa vie et « les saints désirs qu’il avait [...] lui furent confirmés par une visitation [...]. Il reçut une très excessive consolation et il demeura avec un [grand] dégoût de toute sa vie passée et spécialement des choses de la chair [15] ». Saint Ignace n’a donc pas compris d’emblée le caractère des différentes consolations. Il se voyait d’abord tiraillé de deux côtés, mais les choses du monde le laissaient tristes. Penning de Vries vise cette réalité dans sa première question. D’autres pensées, par contre, rendaient saint Ignace plutôt joyeux. La deuxième question de Penning de Vries se réfère à cette expérience. Dans son autobiographie, Ignace raconte qu’il reçut aussi une consolation claire. Il dit même qu’elle était « excessive ». C’est cette forme de consolation – pour le retraitant, elle ne doit pas nécessairement être excessive – que Penning de Vries vise dans sa troisième question. Cette consolation est une visitation spirituelle, elle confirme un choix et ôte le doute, elle arrive dans un deuxième temps sous forme de confirmation inattendue de la part de Dieu.
Saint Ignace développa cette sensibilité pour l’œuvre de l’Esprit en lui au cours de sa vie. Dans ses décisions, il chercha de plus en plus des réponses de la part de Dieu sous la forme de consolations directes. Dans le Journal spirituel [16], il est souvent question de telles consolations qui viennent confirmer des choix [17]. A la fin de sa vie, Ignace éprouvait une grande facilité à trouver Dieu. Il avait, à de nombreuses reprises, des consolations importantes et mêmes des visions. « Et cela lui arrivait souvent quand il était en train de parler de choses importantes ; et cela le faisait venire in confirmatione [18]. » La grâce reçue était vécue en rapport avec une décision à prendre et elle fonctionnait comme une sorte de caution [19].
Il est clair que la consolation comme « confirmation » d’un choix se base chez saint Ignace sur l’expérience. Pour cette raison, la valeur de la méthode de Penning de Vries se manifeste surtout dans le cadre d’une retraite, terrain d’expérience par excellence pour le discernement. C’est peut-être la raison pour laquelle Penning de Vries ne parlait guère de sa méthode de réflexion dans ses écrits, mais la présentait plutôt durant ses retraites. A la fin de la réflexion, cette méthode demande au retraitant de porter son regard, non tant vers la méditation ou vers ses choix de vie, que simplement vers Dieu, et de se demander ce que sont, à l’instant même, ses sentiments à l’égard de Dieu. La pratique montre qu’il s’agit en l’occurrence de sentiments spirituels reçus, « dépourvus de cause ». Ils ne peuvent venir que de Dieu et ils peuvent « confirmer » le choix du retraitant. Il s’agit d’une expérience durable que la prière imprime dans le cœur du retraitant. Durant la prière, ce dernier peut éventuellement jouer sur ses propres sentiments, mais la réponse à la troisième question n’est pas une chose que l’on suscite soi-même. Il ne s’agit pas de s’orienter selon ses goûts ou de mesurer son état psychologique. Il s’agit des sentiments spirituels, reçus de l’Esprit Saint, à l’image de quelqu’un en qui la paix subsiste au sein de la tourmente [20]. Saint Ignace dit que ces consolations sans cause précédente sont une motion qui vient du Créateur « sans qu’il y ait de sentiment préalable ou de connaissance de quelque objet par lequel pourrait venir cette consolation par le moyen de ses actes de l’intelligence et de la volonté » (ES, 330).
C’est à Dieu de choisir le moment d’entrer dans l’âme, mais la fin de la réflexion est un temps idéal pour accueillir la motion de Dieu. Il s’agit d’une expérience de Dieu donnée à un moment où le retraitant est moins actif. Elle risque donc moins de provenir de lui-même, de ses propres actions, et en ce sens, elle est plus fiable. C’est dans la distance prise par rapport à l’oraison que les choses se décantent. C’est souvent à ce moment-là que remonte à la surface l’impression générale et durable qui se dégage de l’heure écoulée. Ce n’est pas sur le coup, mais dans la distance que crée le temps qui passe, que se dégage la portée réelle de l’heure qui précède [21].
Quand un retraitant est tiraillé entre deux choix, il est très profitable de comparer ses différentes réflexions. Si quelqu’un s’investit dans une méditation en essayant d’y intégrer un choix de vie et que dans la méditation suivante, il présente à Dieu le choix opposé, en cernant bien les alternatives, il progressera dans le discernement, il verra ce qui est plus conforme à la volonté divine et il se peut qu’il trouve une confirmation dans la consolation directe, dont il a été dit qu’elle ne pouvait pas être mise en cause. Si l’âme « s’enflamme dans l’amour pour son Créateur et Seigneur », non pas pour les choses en elles-mêmes, mais « seulement dans le Créateur de toutes ces choses » (ES, 316), elle a trouvé une source pour orienter sa vie vers Dieu. Le choix que le retraitant fera, il ne le ressentira pas comme imposé de l’extérieur, même s’il provient d’un accompagnateur avisé, mais comme un choix intérieur, de Dieu en lui.
Conclusion
Dans cet article, nous avons essayé de montrer que l’accompagnateur des Exercices doit « se rendre transparent et inutile », il doit « être le médiateur qui favorise la relation immédiate entre Dieu et l’âme [22] ». Il revient au retraitant d’approfondir la relation directe avec Dieu et, grâce à la réflexion, de progresser dans l’apprentissage du discernement. Ainsi l’accompagnateur peut se permettre de s’effacer davantage, il peut s’appuyer sur l’expérience réfléchie de l’autre. La méthode présentée confère donc un rôle diaconal au père spirituel. Le père spirituel renvoie au contact direct avec Dieu. Il aide à devenir plus indépendant de la direction spirituelle. Si l’accompagnateur renvoie le retraitant à ses propres observations, ce n’est pas pour rejeter la personne qu’il accompagne mais plutôt pour se mettre à son service. Il reconnaît à l’autre une plus grande dignité en le mettant directement face à l’expérience de Dieu.
La réflexion contribue beaucoup à ce que la prière et l’accompagnement spirituel soient vrais, c’est-à-dire : ancrés dans le concret de la vie et au service d’un plus grand discernement de la volonté de Dieu. Il ne suffit pas de prier. Il se peut que l’on crie « Seigneur, Seigneur », mais qu’on ne fasse pas ce qu’il dit (Lc 6, 46). Les Exercices de saint Ignace contribuent beaucoup à ce que la prière soit sincère : la méditation ignatienne se fonde dans la Parole de Dieu, elle reste liée à la vie pour que celle-ci s’intègre dans la prière, elle offre une connaissance intérieure du Christ, elle aide à grandir dans l’indifférence face à ses propres projets, elle rend le retraitant plus sensible à la volonté de Dieu et elle contribue au discernement. Pour aider dans ce discernement, les Exercices et la réflexion sur les méditations tiennent compte des consolations spirituelles. Celles-ci ne sont pas recherchées pour elles-mêmes. Elles sont un don de Dieu, un élan vers Dieu et une confirmation de la part de Dieu. Dans les consolations, Dieu inspire à celui qui prie le désir de conformer toute sa vie à Sa Volonté. Dieu devient ainsi le Guide personnel du retraitant.
Stefaan Lecleir, né en 1960, a commencé sa formation sacerdotale au séminaire de Roermond (NL) et a été ordonné prêtre en 1988 au diocèse d’Anvers. Il est docteur en Théologie (Friedrich-Wilhem Universitat, Bonn) et actuellement formateur et professeur de théologie spirituelle au séminaire de Namur depuis 1999. Il est en même temps curé de la paroisse de Marche-les-Dames. Il est spécialisé dans l’histoire de l’évangélisation en Asie surtout pour la Chine et la Corée. Il a publié sur ce sujet le livre Siméon-François Berneux (1814-1866), Missionbischofund Martyrer in Korea, Köln, 2000.
[1] Cf. Piet Penning de Vries, dans Johannes Bots, (Red.), Een weggegeven leven, vriendenboek ter Nagedachtenis van pater Piet Penning de Vries, s.j. Tegelen 1995, 36.
[2] Cf. Piet Penning de Vries, « Friendship in spiritual direction » dans Recherches Ignatiennes / cis, Vol. 4,1977, n° 6, 1).
[3] Pour une bibliographie complète, voir ibid., p. 211-228.
[4] Piet Penning de Vries, Discernement des esprits, Ignace de Loyola, Paris, 1979. Version néerlandaise : Ignatius en het onderscheiden van de geesten, Tielt-Amsterdam, 1979/2.
[5] Il s’agit de trois publications : Piet Penning de Vries, Johannes Bots, Van dag tot dag aan de tafel van Gods woord. Voor elke dag een preek. Deel I : Van advent tot pinksteren Deel II : Van pinksteren tot advent, Tegelen, 1996 ; P. Penning de Vries, J. Bots, Van Hart tot hart, 217zondagspreken, Tegelen, 1995.
[6] Saint Ignace emploie seulement l’adjectif (ES, 23, 157, 170 et 179), cf. Ignace de Loyola, Edouard Gueydan (trad.), Exercices spirituels, Paris, 1986/4, p. 238.
[7] Cf. ES, 77.
[8] Cf. ES, 6 et ES, 73-90 : dans les additions, saint Ignace demande au retraitant de s’interroger sur le sérieux de sa démarche. Le retraitant vérifie s’il n’est pas négligeant dans sa façon de faire les Exercices et s’il accompagne ses méditations de la juste mesure de pénitence. Les additions ont aussi pour but de veiller à ce que l’engagement pris – ordonner toute sa vie selon la volonté de Dieu – se concrétise dans la façon de faire retraite. Les additions sont adaptées chaque semaine (ES, 130-130-131 ; 210-217 ; 229). Les modifications dans la façon de faire retraite – plus ou moins de pénitence – aident aussi à trouver la mesure personnelle du retraitant : « Dieu donne souvent à chacun de sentir dans de tels changements ce qui lui convient » (ES, 89).
[9] P. Penning de Vries, Discernement, p. 78.
[10] Cf. E Penning de Vries, « Friendship », p. 4.
[11] Cf. ES, 170, 177, 229, 351, 353 et 365.
[12] On ne trouve que quelques notices dans Piet Penning de Vries, Ik hef mijn hart tot U, Brugge, 1982, p. 111-112. Nous nous appuyons surtout sur Johannes Bots, « Bidden ‘in tweeën’, bidden naar besluitvorming toe », dans Spiritueel leven in de wereld van vandaag... in het voetspoor van Ignatius van Loyola, Tegelen, 1999, p. 235-250 ; sur Bots, J. Peter-Hans Kolvenbach (aanbeveling), Mij geschiede naar uw woord, meditaties bij de zondagsevangelies, Tegelen, 1988/2 et J. (red.), Op het kompas van hetgeweten, p. 373-384.
[13] Cf. Albert Chapelle, Préface, dans P. Penning De Vries, Discernement.
[14] Ignace de Loyola, Antoine Lauras (trad.), Récit, Paris, 1988, n° 6-8.
[15] Ibid., n° 10.
[16] Penning de Vries fit paraître la traduction des Exercices et du Journal spirituel dans la même édition et les lia ainsi l’un à l’autre (Ignatius van Loyola, Geestelijke Oefeningen (inleiding en vertaling) en Geestelijk dagboek (inleiding, vertaling en begeleidend commentaar door Piet Penning de Vries), Tielt-Amsterdam, 1980.
[17] Cf. Penning de Vries, P., Discernement, p. 93.
[18] Ignace de Loyola, Récit, n° 99.
[19] Cf. Alain Guillermou, Ignace de Loyola, Autobiographie, Paris 1982, p. 180 note 54.
[20] Cf. Johannes Bots, Bidden ‘in tweeën’, p. 247.
[21] Cf. Pierre Gervais, Les additions, p. 138.
[22] Hans Urs von Balthasar, Jacques Servais (choix de textes), Une théologie des Exercices spirituels, Paris, 1996, p. 53.