Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Valeurs humaines et mondialisation économique

Michel Camdessus

N°2003-3-4 Mai 2003

| P. 160-185 |

De manière plus technique et détaillée, la contribution de M. Camdessus, déjà publiée dans une revue peu répandue dans nos communautés, informée par « treize années de service international au cours desquelles je me suis vu confronté à certaines des manifestations brutales, effrayantes ou éclatantes de ce phénomène », offre surtout de réfléchir sur les valeurs auxquelles il faut faire référence pour proposer une analyse et argumenter une appréciation de la situation actuelle. On ne s’étonnera pas que le président des Semaines Sociales de France insiste sur la responsabilité (« prise en charge du plus fragile », pour Ricœur) et la solidarité comme valeurs cardinales à promouvoir. Il y a des raisons d’espérer et d’agir. Une attention particulière est accordée à l’Afrique, si délaissée par les programmes actuels d’aide, dans la description du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique » ( Nepad ). Humaniser la mondialisation, une utopie ? Mais n’est-elle pas l’invention des possibles ? En tout cas, cette entreprise luttera contre ce dont nos sociétés avancées souffrent le plus : « le déficit de sens ».

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Parler de la mondialisation aujourd’hui prend un sens tout à fait spécial quand on le fait à Toulouse, juste deux mois après ce vendredi de septembre où cette ville a été si durement frappée. Laissez-moi commencer par vous dire combien la tragédie que cette ville a vécue a été présente à mes réflexions alors que je préparais cette leçon inaugurale [1].

Non pas que je me hasarde à établir un lien quelconque entre cette tragédie et la mondialisation, mais je suis frappé par ce prodigieux contraste, dans cet aujourd’hui du monde qu’est la mondialisation, entre sa face de lumière et sa face d’horreur. C’est pourquoi à Toulouse comme à New York, comme à Kaboul, comme à Alger noyée sous son déluge, comme dans ces mouroirs de Lusaka ou d’Abidjan où les trithérapies n’apparaissent que comme une chance réservée aux riches du Nord, là et en tant d’autres endroits, les valeurs humaines de responsabilité et de solidarité, que la mondialisation appelle avec urgence, prennent un relief tout spécial.

Je me souviens d’être venu à Toulouse, en novembre 1997, parler de la mondialisation dans la lumière de la pensée de Teilhard de Chardin qui, en son temps, avait tant reçu de l’Institut catholique de Toulouse. Je ne changerai rien quant au fond à mon propos d’alors, mais voici qu’aujourd’hui nous la regardons à la lumière noire de ces soixante-dix derniers jours... avec l’impérieux besoin de retrouver les voies d’une Espérance. Eh bien ! je laisserai parler un instant ma foi chrétienne pour dire avec Teilhard de Chardin que je crois que le dessein de Dieu sur le monde n’a pas changé et que, pour le citer, « c’est toujours Dieu qui nous appelle et nous attire à travers le processus unificateur de l’Univers ». Je me contenterai donc aujourd’hui d’essayer de montrer que même si les risques que la mondialisation comporte se manifestent autour de nous en catastrophes, les chances qu’elle ouvre pour un monde plus digne de l’homme demeurent intactes, pourvu que nous l’abordions en homme debout : c’est-à-dire responsable et solidaire.

Ajouterai-je que je prononcerai cette leçon avec des références académiques bien modestes en vous apportant seulement la réflexion que m’inspirent ces treize années de service international au cours desquelles je me suis vu confronté à certaines des manifestations brutales, effrayantes ou éclatantes de ce phénomène.

Chances et risques de la mondialisation

Si nous voulons pouvoir prendre le contrôle de la mondialisation pour l’humaniser, nous ne devons pas laisser se brouiller l’image des chances qu’elle nous porte. Rappelons-les donc brièvement avant de nous arrêter à ses quatre principales menaces.

Le jeu combiné de l’élargissement du champ de l’économie de marché, de l’irruption des nouvelles technologies de l’information et de la communication et de l’unification mondiale des marchés de l’argent, crée des conditions favorables au développement de l’économie mondiale. Les entreprises s’organisent en réseaux planétaires. Elles y gagnent en liberté et en efficacité. Avec la libéralisation des contrôles de change, l’existence d’un immense réservoir potentiel de financements privés peut favoriser le développement, en tout cas celui des économies du Sud prêtes à rejoindre le grand courant d’intégration de l’économie mondiale.

Dans un tel contexte, marqué au surplus par l’effondrement du communisme et par l’alliance qui se généralise entre démocratie et économie de marché, on peut comprendre l’enthousiasme du grand écrivain péruvien, Mario Vargas Llosa : « Nous devons nous convaincre que jamais auparavant dans toute l’histoire de l’humanité, nous n’avons eu autant de potentialités intellectuelles, scientifiques et économiques qu’aujourd’hui pour combattre nos maux ataviques : la faim, la guerre, l’exclusion de l’autre et l’oppression. »

Pour l’instant néanmoins, pour beaucoup de nos contemporains, la mondialisation est perçue comme un événement qui se construit sans eux et dont ils connaissent surtout les méfaits ! Une évidence saute aux yeux : l’extraordinaire hétérogénéité d’un phénomène qui s’applique aux biens, aux services, aux capitaux, mais d’une façon très inégale aux hommes. Tout se passe comme si la globalisation était encore inhabitée. Ses dangers – surtout sociaux – font naître une sorte d’angoisse, une nouvelle « grande peur » de début de millénaire. Cette peur est particulièrement forte dans les vieux pays industriels. Même en France qui, en termes macroéconomiques, bénéficie clairement de la mondialisation, un pays qui se flatte de son ouverture universelle, qui est prêt à s’enflammer pour des causes universalistes, le trouble est profond. La mondialisation – perçue négativement – est au cœur des débats nationaux les plus difficiles.

L’économie mondialisée, en effet, a ses laissés pour compte. Robert Reich le montre bien dans son analyse sur l’organisation en réseaux des entreprises mondialisées : « Les forces centrifuges de l’économie globale détruisent les liens de solidarité entre citoyens, en enrichissant toujours davantage les plus qualifiés tout en condamnant les autres au déclin de leur niveau de vie, particulièrement les titulaires d’un emploi de production ou de service de caractère personnel, voués à plus de précarité et à des rémunérations plus faibles. »

Ce qui est vrai des individus s’applique aussi aux Etats. L’hétérogénéité du processus de mondialisation et l’inégalité dans la diffusion de ses bienfaits créent un risque de marginalisation de pays, voire de régions entières, notamment certaines parties de l’Afrique. Ce risque de mise à l’écart des plus pauvres est encore accru par le fait que les pays les plus avancés tendant à concentrer l’aide au développement sur les pays qui manifestent le mieux leur volonté de s’en tirer par eux-mêmes. Le soutien aux autres est de plus en plus limité aux opérations humanitaires. Et ceci nous signale le premier risque de la mondialisation.

Le risque, répétons-le, est celui de la marginalisation. Si certains pays en développement ont compris comment faire fond sur les forces de la mondialisation pour accélérer leur progrès économique et tirer leur épingle du jeu, il n’en va pas de même pour tous. Les pays incapables de participer à l’expansion du commerce mondial ou d’attirer un volume significatif d’investissements privés risquent d’être les oubliés de l’économie mondiale. Et ce sont précisément les pays qui ont le plus besoin des échanges, des investissements et de la croissance que la mondialisation pourrait leur apporter, qui sont le plus exposés à ce risque. Tout se passe comme si les pays les plus pauvres ne figuraient pas – ou plus – sur la mappemonde des investissements mondiaux. Le marché n’a cure des plus pauvres. On peut donc craindre que le fossé se creuse encore entre les deux extrêmes.

Le deuxième risque, très lié au premier, est celui des inégalités entre pays et à l’intérieur des pays, ce qui instaure un écart vertigineux entre les extrêmes, écart exacerbé par ce nouveau voisinage créé par la mondialisation de l’information. Même si la mondialisation, à proprement parler, n’est pas responsable d’un accroissement des inégalités entre pays puisqu’elles sont restées à un niveau comparable à celui de 1975, la montée des inégalités au plan national, même dans les pays industriels, exacerbe les tensions.

Le troisième est le risque d’instabilité financière. Dans un récent passé, plusieurs crises coûteuses ont secoué l’économie mondiale : l’effondrement des prix des actifs, les fortes turbulences des marchés des changes, la crise déclenchée sur les marchés émergents par les événements survenus au Mexique, la faillite de plusieurs grands établissements financiers, autant d’événements qui soulignaient les carences de notre système. Nous savons maintenant qu’une crise financière, née presque n’importe où dans le monde, peut se répandre comme une traînée de poudre et être souvent payée d’une misère accrue des plus vulnérables. La crise asiatique des années quatre-vingt-dix nous l’a bien montré. Nous sommes dorénavant dans une situation d’interdépendance beaucoup plus grande que nous ne l’imaginions. Qu’un seul pays, même de taille modeste comme la Thaïlande, s’effondre et le monde est en crise !

Le quatrième risque, enfin, constitue, à lui seul, une métaphore du xxie siècle : c’est le surgissement continuel de problèmes de dimension mondiale (climat, criminalité – notamment financière –, drogues, piratages informatiques, migration, grandes endémies... et d’autres auront surgi peut-être avant que ce texte ne soit publié), ignorant les frontières de l’Etat-nation, et devant lesquels celui-ci est, quoi qu’il en dise, piteusement désarmé.

Un cinquième risque, non des moindres, menace des pays dans leur identité culturelle. Il est le revers des chances que la mondialisation peut apporter à leur rayonnement. M’en tenant ici à l’économie, je ne développerai pas ce point pourtant essentiel.

Les risques, de toute évidence, sont nombreux ! Mais gardons-nous de ne voir – quelle que soit l’amplification que lui donnent les circonstances – que la part d’ombre du phénomène. Elle est là, les chances aussi. La mondialisation apparaît ainsi dans toute l’ambivalence des réalités humaines avec tous les devenirs possibles : force qui va comme un torrent dévalant les montagnes, torrent de boue ou torrent d’été où l’eau se mêle à la lumière, dérives comme le dit si bien un merveilleux opuscule de Justice et Paix : France, vers Babel ou vers Pentecôte. Eh bien ! tout dépend de l’homme et de sa capacité à conduire, comme le dit Havel, une restructuration universelle, non pas seulement des économies, mais plus encore, des valeurs ; et cela n’est possible, ajoute-t-il, que sur la base d’un puissant renouveau spirituel.

Sur quelles valeurs se fonder ?

Au terme de treize ans de pérégrinations à travers le monde, je n’en vois que deux : responsabilité et solidarité, si nous voulons construire une civilisation fondée sur le respect de la dignité de l’homme. Elles seules nous permettront de contenir les risques et d’amplifier les chances de ce temps, mais au prix d’un formidable sursaut.

Sursaut de responsabilité

Responsabilité : « prise en charge du plus fragile », nous dit Ricœur... Or nous savons tous, depuis le 11 septembre 2001, que le monde, parfois si sûr de lui et arrogant, est fragile partout.

Sursaut donc de tous ceux qui détiennent une parcelle de responsabilité pour un bien commun désormais à dimension universelle. C’est de responsabilité qu’il va donc d’abord s’agir ici. Il faut, nous dit encore Havel, « chercher, en nous et autour de nous, des sources nouvelles de responsabilité dans ce monde ». Nous n’aurons pas à chercher bien loin. Sans trop jouer sur les mots, ce sens nouveau des responsabilités se décline de deux manières : une responsabilité de l’universel, une responsabilité universelle.

1. Responsabilité de l’universel. Ici nous pensons surtout aux gouvernements, mais pas uniquement. En dépit d’une opinion répandue avec complaisance, leur responsabilité – vous allez le voir – ne diminue pas dans un contexte de mondialisation mais, au contraire, grandit. Responsabilité de l’excellence dans la conduite des politiques économiques et sociales nationales, pour commencer. En charge de l’orientation de leurs économies nationales, ils sont en mesure d’exercer une influence positive ou négative sur le reste du monde. Dans un monde instable, leur devoir de vigilance se fait beaucoup plus pressant. Ils doivent doter leurs pays de marges d’action pour les préparer aux retournements de conjoncture. En associant les forces du marché à leur propre rôle de régulateurs, ils peuvent et doivent canaliser la mondialisation vers plus de justice, de solidarité et d’unité dans le monde. Il leur faut donc, de plus en plus, intégrer dans la définition de leurs politiques économiques une évaluation des conséquences sur les autres pays des choix qui, individuellement leur conviennent. Relancer notre économie en exportant notre chômage peut nous offrir un ballon d’oxygène de courte durée. Tôt ou tard, nous serons touchés à notre tour par une récession d’origine extérieure que nous aurons contribué à créer. On pourrait multiplier les exemples. Tous les gouvernements reconnaissent aujourd’hui ces effets d’enchaînements systémiques. Hélas, ils les oublient souvent à l’heure des choix. Encore heureux lorsqu’ils ne tirent pas gloire de cette impudence ! Or ne pas nuire n’est même pas suffisant. Une conscience vive des solidarités internationales, comme celle que l’appartenance à l’Union européenne développe progressivement parmi ses membres, doit conduire à rechercher des enchaînements internationaux positifs.

Ceci exige de la part de tous les Etats, grands et petits, une recherche d’excellence dans leurs politiques économiques. Promouvoir la croissance et le développement humain exige un exercice rigoureux du rôle régulateur de l’Etat sans qu’une action tatillonne n’entrave l’esprit d’entreprise. Cela implique aussi que des questions que l’on avait préféré ignorer depuis plusieurs décennies, soient abordées à frais nouveaux. On pense notamment aux problèmes de distribution des revenus et d’inégalités. En un mot, le devoir d’excellence dans la conduite des politiques économiques nationales est plus pressant que jamais. Il doit s’exercer en vue du bien d’une communauté nationale donnée, mais aussi au nom de ce qu’on peut appeler le bien commun universel.

Cette urgence d’agir pour les Etats s’étend aussi à des problèmes systémiques tels que celui de la redéfinition de l’architecture financière du monde et, plus encore, celui de l’organisation de la gouvernance mondiale. Leur capacité d’y faire face conditionnera leur façon d’aborder le risque systémique majeur : la pauvreté.

Echaudés par la crise asiatique, nos pays ont fait de l’architecture financière mondiale la grande affaire des dernières années. On a avancé dans certains domaines : la transparence, le renforcement de la régulation et de la supervision bancaire et financière, l’adoption de normes et de codes de conduite pour « civiliser » les marchés de l’argent. Mais d’autres dossiers, les plus difficiles, dans un climat de complaisance qui a suivi la sortie rapide de la crise asiatique, ont pris du retard. La définition des termes d’une libéralisation ordonnée des mouvements de capitaux, la discipline à étendre aux centres off-shore et aux fonds spéculatifs, l’association plus large du secteur privé à la prévention et à la solution de crises financières, la réforme des institutions financières internationales qui était d’ailleurs largement avancée mais qui attend encore le consensus des Etats sur quelques points fondamentaux, restent en panne. Il faut y ajouter le rôle du FMI comme prêteur de dernier ressort, l’organisation des rapports entre les trois grandes monnaies, le cheminement vers une monnaie mondiale. Sur tout cela les travaux n’ont guère avancé, d’où l’extrême difficulté aujourd’hui à aborder le problème argentin.

Mais la responsabilité de donner au monde des institutions adaptées au nouvel environnement mondialisé, s’étend bien au-delà de la finance. Car ce qui définit les premières années du xxie siècle, c’est le surgissement continuel de problèmes de dimension mondiale qui outrepassent les frontières de l’Etat-nation.

De quoi disposons-nous pour y faire face ? D’un côté, de l’archipel insuffisamment coordonné de l’Organisation des Nations Unies créée il y a cinquante ans lors des conférences de San Francisco et de Bretton Woods, en fonction des besoins de l’époque, par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale. De l’autre, d’un émiettement des Etats, jaloux d’une souveraineté dont se jouent les nouveaux fléaux aux effets dévastateurs.

Prenons deux des problèmes les plus pressants. Rappelons-nous d’abord, au sujet du sida, que le nombre de ses victimes, mais hélas non les moyens mis en œuvre pour y répondre, correspond déjà à celui d’une guerre mondiale. Gardons en mémoire aussi qu’en matière climatique il semble à peu près clair à beaucoup de scientifiques que le monde ne pourrait survivre à une généralisation du modèle occidental de développement, compte tenu de son impact sur l’atmosphère (trou d’ozone, etc.).

Dans ces deux cas, l’insuffisance de l’organisation internationale contribue à la montée continuelle des menaces. Dire cela ne signifie pas qu’on juge négligeable ce que font à l’heure actuelle, avec les moyens du bord, les institutions bilatérales ou multilatérales. Mais nous sentons bien qu’on pourrait faire beaucoup mieux. Humaniser la mondialisation, c’est donc aussi créer un cadre institutionnel qui nous permettrait de mieux nous protéger des risques collectifs à l’échelle de la planète. Ce cadre nous aiderait d’ailleurs à prendre une vue plus claire de notre destin commun et à en débattre démocratiquement pour parvenir à des décisions d’application universelle, guidées de plus en plus par le souci d’un bien commun universel.

Tout cela appelle des institutions qui facilitent une réflexion en commun, lorsqu’il le faut, au niveau le plus élevé, et qui soient capables, chaque fois que c’est nécessaire, de faire adopter et de suivre des stratégies et des réglementations mondialisées. Un effort d’imagination s’impose pour définir les institutions qui serviraient au mieux le bien commun mondial ou, à tout le moins, pour apporter aux institutions existantes les réformes nécessaires qu’elles réclament d’ailleurs elles-mêmes depuis longtemps.

Nous sentons bien que l’évocation de ces nouveaux champs de responsabilités inquiète une opinion publique qui craint la mise en place subreptice de nouvelles organisations babéliennes aux pouvoirs tentaculaires. Ce risque peut et doit être conjuré. Une nouvelle architecture mondiale doit s’attacher à limiter les nouvelles compétences centrales au strict minimum indispensable et à conjuguer l’exercice de la subsidiarité avec celui d’une citoyenneté plus vivante et responsable à tous les niveaux de l’organisation mondiale : du plus décentralisé (nos villes et villages), jusqu’à la nation, l’organisation régionale (telle que l’Europe) et le niveau mondial. Comment faire ? Je serai bref et renverrai aux propositions contenues dans le rapport récemment publié par la Comece.

En un mot, il nous faut d’abord corriger les lacunes constatées dans l’organisation établie il y a cinquante ans. Trois grands problèmes au moins n’avaient pas été perçus à l’époque : l’environnement, les risques créés par la tendance croissante à la monopolisation transfrontière, celui enfin des migrations. Il est clair que la communauté mondiale doit maintenant se doter des moyens de mieux les traiter. On n’entrera pas ici dans les détails, mais chacun comprendra que nous demandions que le monde se dote d’une institution qui prenne en charge, avec toute la crédibilité nécessaire, le problème de l’environnement. Parmi tous les périls qui nous assaillent, il est celui qui ignore le plus les frontières nationales. Seule une organisation mondiale dotée de moyens humains et financiers nécessaires et jouissant d’une autorité comparable à celle des institutions de Bretton Woods pourrait être à la hauteur de la tâche. Elle serait capable de porter un diagnostic technique aussi incontestable que possible sur le problème en question, puis de proposer et de faire adopter des stratégies mondiales dont elle suivrait la mise en place.

Le premier devoir des gouvernements à l’égard des grandes institutions mondiales est d’abord, bien sûr, de ne pas leur ménager le soutien nécessaire. A fortiori, ils devraient s’abstenir de les utiliser comme boucs émissaires de leurs propres échecs, ainsi qu’ils ont tendance à le faire. Ils devraient également les aider dans leur adaptation continuelle. Dans certains cas, cette adaptation devrait aller très loin. Il s’agit parfois de remettre carrément en cause des modalités de fonctionnement établies après de longues années de tâtonnements, parsemées de tensions et de conflits. Tel est le défi auquel sont confrontés, par exemple, les dirigeants actuels de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Au cours des dernières décennies, sur une base tripartite – représentants des travailleurs, des employeurs et des Etats – l’OIT a élaboré un ensemble de normes sociales minimales (travail des enfants, droit syndical, négociations collectives, etc.). Aujourd’hui, elle doit aller bien au-delà. Le monde doit pouvoir compter sur elle pour s’assurer que ces normes soient de plus en plus sérieusement respectées par tous. C’est là un changement très profond puisqu’il affecte la nature même de l’institution.

Il faut également affronter un problème de coordination des institutions internationales au niveau le plus élevé afin que de vraies stratégies mondiales puissent être mises en place. Nous manquons d’une structure d’arbitrage politique pour des problèmes relevant d’institutions différentes. Parmi ces problèmes, citons par exemple la fameuse « clause sociale » des négociations commerciales, qui relève à la fois de l’OIT et de l’OMC.

Pour cette nécessaire coordination, une suggestion a été faite qui n’est guère éloignée du projet de Conseil de sécurité économique proposé jadis par Jacques Delors. Elle consisterait à compléter le sommet du G 7 par une réunion des chefs d’Etat et de gouvernement des vingt-quatre pays représentés aux conseils d’administration du FMI et de la Banque mondiale, en présence des dirigeants des principales organisations mondiales et du secrétaire général de l’ONU. Cela permettrait d’opérer une coordination des stratégies dont ces organisations ont la charge. On établirait du même coup un lien fort entre ces institutions et les représentants les plus légitimes de la communauté mondiale. Ici aussi, le concept est simple : le G 7 ne peut définir de stratégie mondiale que si le reste du monde participe à la décision. Hélas, pour l’instant, l’idée est encore accueillie avec scepticisme, et elle suscite bien des réticences dans les bureaucraties nationales. Aucune alternative crédible n’a pourtant été proposée. Ce ne serait pourtant qu’un premier pas modeste pour prouver le mouvement en marchant.

Plus on juge indispensable de consolider ou d’investir de nouvelles responsabilités les instances mondiales, plus il est nécessaire de les faire accepter par les opinions publiques. Plus il est nécessaire aussi de réinventer la subsidiarité, dans une coopération mutuellement respectueuse entre centre et périphérie. Plus il est indispensable de faire enfin comprendre par tous qu’un travail ne peut s’opérer avec succès au plan mondial qu’assumé au plan local et soutenu par des initiatives à tous les niveaux de la chaîne institutionnelle. C’est l’authenticité de notre engagement citoyen là où nous vivons qui gage le sérieux de notre engagement mondial, en fait, de notre citoyenneté mondiale. La réciproque est vraie, évidemment. La citoyenneté partout, voilà une autre valeur clé du xxie siècle. C’est la seule manière pour nous de l’aborder avec quelque chance.

2. Responsabilité universelle. Le bien public universel serait-il mieux pris en charge par les Etats, stimulés par la vigilance de leurs citoyens, qu’il nous resterait encore à élargir singulièrement le champ de la responsabilité de tous. Elle doit, en effet, être universelle, mobilisant d’autres agents que les Etats et leurs citoyens.

La mondialisation s’accompagne en effet de la reconnaissance de plus en plus répandue que le secteur public n’a pas l’exclusivité de la promotion du bien commun. De nouvelles formes de responsabilités doivent être assumées, en particulier par les entreprises, les institutions financières... et nous tous, qui constituons la société civile, devenue au cours des dernières décennies un acteur important du débat mondial. Reprenons brièvement tout cela.

Les entreprises ? Elles ont, sans aucun doute, un rôle et des responsabilités qui vont bien au-delà des résultats de leurs comptes d’exploitation ; elles peuvent apporter une contribution essentielle à l’humanisation de la mondialisation. Elles y réussiront d’autant plus et avec d’autant plus de chances d’en bénéficier que l’homme, son progrès et son épanouissement seront au cœur de leurs stratégies ; qu’elles deviendront de plus en plus citoyennes et exemplaires dans leur gestion sociale et environnementale, non seulement dans leurs pays d’origine, mais dans tous les pays du vaste monde sur lequel se déploient de plus en plus leurs réseaux d’influence.

Elles illustreront de mieux en mieux leur rôle positif pour les pays d’accueil par leurs investissements directs, les créations d’emplois convenablement rémunérés, les transferts de know-how, la formation des cadres locaux, l’élargissement des exportations, etc. Les mésaventures, en Afrique du Sud, des grands laboratoires détenteurs des principaux brevets des médicaments antisida devraient, pour le moins, nourrir leurs méditations. Il y a des moments où le devenir même des entreprises passe par leur aptitude à donner priorité à leur contribution au bien commun des pays où elles sont implantées par rapport à leurs résultats financiers immédiats.

Les institutions financières ? Pour que les finances privées soient aussi au service d’une mondialisation plus humaine, elles pourraient privilégier trois orientations :

  • porter plus d’attention et allouer plus de ressources aux services créateurs de « biens communs globaux » (confiance, solidarité intergénérations, microcrédit) ;
  • contribuer activement à la mise en place d’une nouvelle architecture financière adaptée à la mondialisation ;
  • s’appliquer une déontologie plus exigeante, y compris dans leurs relations avec leurs débiteurs souverains que sont les Etats.

Le rôle de la société civile ? Il est essentiel. Cette dernière peut et doit être gardienne et promotrice de valeurs. Elle a démontré qu’elle peut jouer un grand rôle pour faire bouger le monde. Qu’on se rappelle l’extraordinaire rôle humanitaire de la Croix-Rouge tout au long du xxe siècle et celui aujourd’hui de ses cent millions de volontaires à travers le monde, la « marche du sel » de Gandhi – ce geste de désobéissance civile, moteur de l’indépendance de l’Inde –, la campagne pour les droits civiques aux Etats-Unis, la lutte contre l’apartheid, contre les mines antipersonnel, et tant d’autres exemples. C’est dans les rangs de la société civile que peut émerger cette dimension universelle de la citoyenneté dont je viens de souligner l’importance. L’humanisation de la globalisation passe par sa vigilance et son engagement. Les organisations non gouvernementales, sans pouvoir prétendre parler à elles seules au nom de la société civile tout entière – il y a pour cela les parlements –, peuvent être dans bien des circonstances son avant-garde. Elles doivent pour cela être fondamentalement libres à l’égard de tout pouvoir, respectueuses de la légitimité démocratique, intransigeantes quant au respect de la vérité et de la non-violence. Ces traits-là sont à l’origine de leurs plus remarquables conquêtes au cours de ce siècle.

Transparentes, non-violentes, authentiquement non gouvernementales, il importe que les ONG s’attachent – comme chaque fois qu’elles ont « changé le monde » – à définir des projets précis, réalisables et mobilisateurs. Il est nécessaire de partir du refus du « désordre établi », mais il faut proposer quelque chose à lui substituer et le promouvoir dans un esprit de citoyenneté et de solidarité mondiale.

Ce travail difficile sur elles-mêmes est d’autant plus nécessaire que l’on ne pourrait imaginer de venir à bout du problème systémique majeur de notre monde qu’est la pauvreté sans la contribution persévérante d’ONG crédibles aux côtés des Églises, des syndicats etc., bref, de l’ensemble de la société civile universelle.

Sursaut de solidarité

Face à la pauvreté, c’est évidemment la solidarité qui s’impose comme valeur centrale.

1. Une situation explosive. Il en est de la pauvreté comme d’autres maux épouvantables. Elle nous crève les yeux et reste imperceptible dans toute sa vérité. Elle nous aveugle, en somme. Nous avons des chiffres pour la mesurer. Et encore ! Mais guère de mots pour la dire. Les chiffres sont connus :

  • plus d’1,2 milliard d’individus vivent avec moins d’un dollar par jour ;
  • plus d’1,4 milliard n’ont pas accès direct à l’eau potable ;
  • 0,9 milliard sont analphabètes ;
  • 0,8 milliard souffrent de la faim ou de la malnutrition ;
  • 2,3 milliards vivent avec moins de deux dollars par jour...

Faisons rapidement le calcul : peut-on imaginer un avenir sur cette base-là ? Non, il n’y a pas de mots pour dire ce que ces chiffres signifient.

Dans une perspective historique, il y a pourtant plus grave que ces aspects extérieurs de la pauvreté, c’est la fragilité des chances offertes aux pays concernés de s’en sortir. Certes, grâce à l’intégration à l’économie de marché et aux courants mondiaux d’échanges, par leur habileté à prendre part à la révolution des technologies de l’information, nous voyons certains pays émerger, parfois rapidement. Mais, à cet égard, les inégalités entre pays sont criantes selon les niveaux d’éducation, de santé publique et de développement des institutions et des infrastructures. Cela suffirait à laisser certains d’entre eux sans espoir. Cette situation leur est insupportable. Elle l’est aussi pour le monde car leur désespoir peut contribuer à créer le « risque systémique ultime ». J’ai cité cent fois ces trois mots de l’ancien ministre des Finances du Mexique, Angel Gurria. La pauvreté est bien, en effet, le risque systémique ultime, avant même l’ensemble des menaces qui pèsent sur notre environnement. C’est de là que viendront les catastrophes les mieux prévisibles du xxie siècle, si nous ne changeons pas le cours des choses. Ecoutons d’ailleurs le tic-tac de la bombe démographique. Les spécialistes des Nations unies nous le disent : il y aura dans trente ans deux milliards et demi d’êtres humains de plus sur notre planète. Or ils seront nés, pour plus de quatre-vingt-dix pour cent d’entre eux, dans des pays aujourd’hui en développement. Une situation que nous pressentons déjà comme explosive. N’aura-t-elle pas explosé d’ici là ? Qu’en sera-t-il alors ?

Comment les pauvres pourraient-ils accepter avec résignation une situation du monde où vingt pour cent de la population (les habitants de nos pays industriels) se partagent plus de quatre-vingts pour cent du revenu mondial, et où le revenu moyen des vingt pays les plus riches atteint trente-sept fois celui des vingt pays les plus pauvres – écart qui a plus que doublé au cours des quarante dernières années. Il est clair que si de telles proportions de l’humanité sont laissées dans la totale désespérance, c’est le tissu même de nos sociétés et de la société mondiale qui sera exposé à toutes sortes de déchirures, de désordres, de violences et de conflits.

Les gouvernements des pays riches ne peuvent ignorer cela. Le simple devoir de veiller à l’avenir de leurs concitoyens, en dehors même de tout souci philanthropique, voire d’un sens éclairé de la solidarité universelle, les oblige à se saisir du problème et à agir. La mondialisation anéantirait, d’ailleurs, s’il avait jamais pu prendre forme, le rêve d’une prospérité à guichets fermés. Les risques nés de la pauvreté sont aujourd’hui universels. Ils ignorent les frontières. Qu’il s’agisse des pressions migratoires, de la contagion des maladies, filles de la misère (malaria, tuberculose, sida, etc.), – des atteintes irrémédiables à l’environnement mondial qu’elle engendre, voire de toutes les formes de fanatisme ou de terrorisme qu’elle nourrit, les conséquences de la pauvreté sont une menace majeure pour l’ensemble du système mondial. Nous le savons bien : dans un monde en voie d’unité, un foyer de faiblesse, où qu’il apparaisse, est un risque pour tous. Que dire lorsque le « trou noir » de la misère est d’une telle ampleur ? Or il y a de bonnes raisons de penser que la communauté mondiale peut faire face à ce risque systémique. Pour peu qu’elle le veuille.

2. Des raisons d’espérer et d’agir. La première de ces raisons est, évidemment, l’exigence des peuples du monde. Elle peut être maladroitement formulée, difficile à mesurer ou à interpréter, mais elle existe. L’opinion mondiale attend que ce problème soit affronté. Les gouvernements des pays riches ont souvent trouvé des réponses faciles à cette attente, en formulant un chapelet de promesses généreuses, alors que, dans les faits, ils réduisaient leur aide au développement. Il nous faut donc aujourd’hui canaliser la pression des opinions publiques vers la mise en œuvre de véritables solutions. Nos sociétés civiles doivent être mieux informées pour mieux peser en faveur du changement De changements concrets, hic et nunc.

Nous savons d’ailleurs mieux désormais comment aborder cet immense problème, et l’action de la communauté internationale a déjà produit des résultats significatifs. La science de l’économie du développement est encore dans son enfance. Elle balbutie depuis cinquante ans. Naguère, le mot même de « développement » n’avait pas cette signification. Mais, dans nos tâtonnements, notre savoir-faire avance. Elles sont loin les années soixante où l’approche du développement était celle d’un tiers-mondisme dévot, fait, certes, d’indignation devant l’héritage colonial, mais aussi de fascination pour la planification socialiste, la méfiance envers l’investissement privé, le rôle prédominant de l’Etat au Nord et au Sud, pour diriger les économies en développement et leur trouver des financements internationaux, le tout dans un contexte de guerre froide et de partage du monde en nouvelles chasses gardées.

Tout cela s’est chiffré en décennies perdues. Mais pas seulement. Au cours de ces années-là, quelques avancées non négligeables se sont produites. Des pays ont émergé, comme l’on dit maintenant, et, globalement, quelques progrès notables ont été accomplis.

Surtout, nous avons appris. Le monde, depuis 1945, a été constamment en recherche à ce propos. Même si les réponses actuelles sont loin d’être satisfaisantes, on doit se réjouir – même si beaucoup tiennent cela pour quantité négligeable – de l’apparition progressive d’un modèle de développement beaucoup plus prometteur, tout particulièrement à travers les programmes de la Banque mondiale et du FMI dans les pays pauvres. De quel changement s’agit-il ? On constate d’abord une humanisation progressive des grands principes économiques. On admet que le marché peut connaître de graves défaillances, que la croissance, à elle seule, ne suffit pas et qu’elle peut même conduire à la destruction de l’environnement, de biens sociaux ou de valeurs culturelles précieuses. Une croissance de haute qualité est désormais le seul objectif acceptable.

Depuis quelque temps, on prend également mieux conscience que le respect des valeurs éthiques fondamentales et la recherche d’efficience, qu’impose la concurrence sur les marchés, convergent. Il y a désormais un accord général sur quelques points qui étaient encore très discutés il y a simplement dix ou quinze ans. Par exemple :

  • une démocratie participative comme facteur d’une plus grande efficacité dans la conduite des politiques économiques ;
  • le combat sans merci contre toutes les formes de collusion ou de copinage, de corruption et de népotisme, comme partie intégrante des changements que les institutions internationales doivent chercher à promouvoir ;
  • une nouvelle conception de l’Etat, plus modeste et économe certes, mais aussi plus efficace dans les tâches qu’il est seul à pouvoir exercer : justice, sécurité, éducation et santé de base en particulier ;
  • la certitude que le développement passe par l’ouverture des économies, leur intégration aux courants d’échanges de la mondialisation et non la recherche frileuse de modèles d’une prétendue croissance autocentrée ;
  • la reconnaissance d’une relation de circularité positive entre la promotion de la stabilité macroéconomique et l’ajustement structurel d’une part, et la qualité de la croissance et la réduction de la pauvreté et des inégalités d’autre part ;
  • la certitude que, pour que des programmes de développement – qui toujours impliquent des sacrifices douloureux de tous – puissent durablement réussir, deux conditions nécessaires doivent être remplies : d’une part l’association suffisante de la société civile à leur adoption et à leur suivi ; d’autre part un partenariat solide entre les pays pauvres et la communauté internationale.

Evidences que tout cela, dira-t-on ? Non : meilleure perception des lois du développement, grâce à d’innombrables expériences antérieures faites d’erreurs, d’échecs et de succès... Bref, un nouveau modèle de développement mieux axé sur le développement humain se met en place. Ces stratégies nouvelles expliquent que, malgré ses fléaux et tant de conflits ravageurs, l’Afrique a retrouvé durant ces dernières années des taux de croissance positifs par tête d’habitants. Il faut donc affiner ces stratégies, les perfectionner et, surtout, soutenir leur mise en œuvre. C’est essentiel. Aujourd’hui, en effet, ce sont les pays pauvres qui, eux-mêmes, choisissent ce modèle. J’invite donc les chercheurs à analyser cela. La littérature économique dans notre pays en reste trop encore à l’approche simpliste et très marquée d’idéologies des années soixante-dix.

Une occasion : le nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad)

Comme on le voit, lorsqu’on parle de la pauvreté, nous portons spontanément nos yeux sur l’Afrique, pour des raisons évidentes. Notre pays y a des responsabilités particulières. L’Afrique est aussi le continent où la misère est le plus profondément enracinée, le continent dont le monde a tendance à désespérer.

Le brouhaha médiatique autour des violences des manifestants et des brutalités policières de Gênes a malheureusement masqué le seul événement significatif de ce sommet : la présentation par cinq chefs d’Etat africains, à leurs collègues du G 7 - G 8, d’un document résumant la stratégie qu’ils sont résolus à mettre en œuvre et qu’ils proposent comme base pour un partenariat durable avec les pays avancés et les institutions internationales. Arrêtons-nous à ce document adopté unanimement par tous les pays africains. Il part d’une constatation au moins implicite : le monde ne peut abandonner l’Afrique à sa stagnation actuelle. Il définit une stratégie qui reflète, certes sur le papier, les principes du nouveau modèle économique que nous venons d’évoquer. Il reconnaît que l’Afrique ne peut mettre en œuvre seule le programme ambitieux qui lui est indispensable. Les Africains nous disent en somme : « Nous allons faire – comme il se doit – l’essentiel du travail dans cette tâche commune ; mais soyez pour nous les partenaires que, depuis si longtemps, vous prétendez vouloir être. C’est le moment, pour vous aussi, de faire ce qui dépend de vous, dans l’intérêt de l’Afrique mais aussi du monde entier. »

Cette offre de partenariat est une chance pour le monde et d’abord parce que, pour la première fois de l’histoire, le monde est invité à agir en Afrique sur la base de propositions africaines. Voyons donc quelle peut être la contribution de toutes les parties : pays africains, pays industriels et institutions internationales. Gardons-nous, d’abord, de trop lire dans ce texte. C’est autant un manifeste politique, avec les silences requis pour faciliter l’unanimité, qu’un programme économique. Bien des points essentiels du cadrage macroéconomique et financier restent à préciser. Il vaudra surtout par ce que chacun des cinquante Etats africains décideront d’en faire chez eux. L’important, toutefois, est le choix qui est fait de profiter des chances offertes par la mondialisation et d’adopter les stratégies pour la stabilité, l’ajustement, la croissance et la réduction de la pauvreté, dans lesquelles la communauté internationale voit le plus court chemin possible vers le développement humain. Ces stratégies sont celles qui sous-tendent les programmes pour la réduction de la dette et de la pauvreté et pour la croissance, que le FMI et la Banque mondiale aident déjà à mettre en œuvre dans une trentaine de pays africains. Leurs résultats sont encourageants mais leur succès durable dépend de la qualité et de la vigueur du soutien de la communauté internationale. Que nous faut-il donc faire ?

1. TRAITEMENT SPIP A FAIRE IMPORT PARAGRAPHE La paix d’abord. Souvenons-nous que si, comme Paul vi l’avait bien dit à la tribune des Nations Unies : « Le développement est le nouveau nom de la paix. » L’inverse est tout aussi vrai. La paix est indispensable au développement et, comme le répète le professeur Andrea Riccardi, « la guerre est la mère de toutes les pauvretés ». La Nepad le souligne avec justesse. Les pays industriels ont donc une première contribution majeure à apporter au développement de l’Afrique : proscrire toute activité (parfois initiée par leurs propres nationaux) qui soit de nature à attiser les conflits locaux, et mettre tout leur poids, mobiliser tous les moyens nécessaires pour apaiser les conflits interafricains. Ce sont aujourd’hui les obstacles majeurs au développement du continent. Sait-on qu’un tiers des pays africains est actuellement directement ou indirectement affecté par un conflit armé ? Nos pays doivent prendre beaucoup plus au sérieux aussi leurs responsabilités pour un strict contrôle des exportations d’armement.

2. TRAITEMENT SPIP A FAIRE IMPORT PARAGRAPHE Le commerce. Si nous voulons honnêtement que l’Afrique s’en tire d’abord par ses propres moyens, nous devons lui permettre de vendre ce qu’elle produit, même si cela nous oblige à quelques reconversions supplémentaires de notre appareil productif. On ne compensera jamais par de l’aide financière le tort que nous créons par notre protectionnisme. Nous devons donc garantir aux exportateurs africains un accès sans obstacles ni restrictions tarifaires à nos marchés, et cela en particulier pour les produits agricoles, textiles, et la confection – même si ces mesures déclenchent ici plus que des hurlements. Les restrictions non tarifaires, telles que des normes, en fait, protectionnistes, doivent également être éliminées. Dans cet esprit, nous saluons comme un bon début l’initiative lancée par Pascal Lamy, commissaire européen, d’ouvrir intégralement les marchés européens aux produits des pays les moins avancés. Nous pensons, quant à nous, qu’elle devrait être étendue à toute l’Afrique subsaharienne.

3. TRAITEMENT SPIP A FAIRE IMPORT PARAGRAPHE L’encouragement aux investissements privés. L’initiative, ici aussi, doit rester africaine. La Nepad est explicite sur ce point : elle reconnaît que, sur la moyenne période, la plus grande part des investissements et leurs financements sera d’origine privée. Raison de plus pour que les pays africains prennent les mesures susceptibles d’attirer ces financements : cela concerne l’état de droit, la sécurité, le refus de tout interventionnisme administratif. C’est à ce prix que l’on devient terre d’accueil pour les capitaux.

4. TRAITEMENT SPIP A FAIRE IMPORT PARAGRAPHE L’aide financière. Même si toutes ces formes de soutien venaient à être mises en place, un changement très significatif du volume de notre aide à l’Afrique et aux autres pays pauvres serait indispensable. Il devrait être, pour la France, de l’ordre du doublement de son aide puisque nous ne sommes qu’à mi-chemin (0,34 %) de l’engagement pris de consacrer avant l’an 2000 0,7 % de notre pib à l’aide publique au développement. Et cela, avant tout chiffrage technique des besoins, ne serait-ce que pour tenir parole, en respectant les engagements solennels que nous avons souscrits, avec les autres pays industriels, de soutenir les pays pauvres.

5. TRAITEMENT SPIP A FAIRE IMPORT PARAGRAPHE Tenir parole. J’insiste sur cette obligation de tenir parole. Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté, en effet, à un double phénomène paradoxal. D’une part, alors que les pays industriels touchaient allègrement les dividendes de la paix avec la fin de la guerre froide, ils réduisaient continûment leurs efforts d’aide publique au développement, s’écartant de plus en plus de l’objectif de 0,7 % de leur pib consacré à l’aide publique que tous – à l’exception des Etats-Unis – s’étaient assignés pour l’an 2000. Simultanément, ils s’engageaient auprès des pays en développement et en transition, conférence mondiale après conférence mondiale, à promouvoir des objectifs chiffrés et réalisables de développement humain.

Ce fut Copenhague où nous avons promis de réduire de moitié le nombre des habitants de la planète vivant dans l’extrême pauvreté d’ici 2015. Rio, Jomtien, Le Caire, Pékin et Rome suivirent, avec chaque fois de nouveaux engagements longuement négociés visant à atteindre quelques autres objectifs majeurs dans les quinze prochaines années : réduire de moitié le nombre de personnes souffrant de malnutrition, assurer l’instruction primaire universelle, réduire des deux tiers la mortalité à la naissance et infantile, et des trois quarts la mortalité maternelle, assurer l’accès universel aux services d’hygiène reproductive, veiller à inverser la tendance actuelle à la destruction de l’environnement et supprimer, d’ici 2005, l’inégalité entre garçons et filles devant l’enseignement primaire et secondaire. Ces engagements ont été réitérés et complétés solennellement par plus de cent soixante-dix chefs d’Etat, lors du sommet du Millénaire, aux Nations Unies, à l’automne 2000.

Imaginons un instant que ces engagements soient effectivement tenus : quel pas de géant vers un monde meilleur, quel pas de géant pour la promotion des plus défavorisés parmi les pauvres, les femmes et les enfants ! Mais voilà, ces engagements, nous avons eu l’occasion de le vérifier par nous-mêmes, sont vite perdus de vue par bien des dirigeants de la planète. C’est dire combien nos engagements collectifs sont fragiles et ont peu de chance d’être tenus, en dehors d’une mobilisation universelle des opinions publiques, à la manière de ce qui s’est passé pour la dette avec le Jubilé 2000.

Si l’on nous demandait aujourd’hui ce que ceux qui veulent combattre pour la dignité de l’homme, ceux qui veulent donner du sens à nos sociétés peuvent faire ensemble pour promouvoir l’humanisation de ce monde, nous n’hésiterions pas à dire : engageons-nous à faire en sorte, à exiger, que les engagements pris en notre nom soient tenus ; faisons de la première décennie de ce siècle la décennie des engagements tenus. Il y va évidemment de notre solidarité avec ce milliard deux cents millions de personnes dans l’extrême pauvreté ; il y va de quelque chose de fondamental, aussi, dans les relations entre les hommes : le respect de la parole donnée. Si nous laissons le cynisme prévaloir en ce domaine, ne rêvons plus de progrès vers une société mondiale plus fraternelle. Il y a urgence ; nous voyons venir le moment où l’on nous dira qu’avec le temps perdu depuis le moment où ces engagements ont été souscrits les objectifs ne sont plus accessibles. Ce n’est pas encore le cas, mais, oui, il y a urgence. Il nous faut ici un sursaut de responsabilité et de solidarité.

Nous parlons d’un effort important. Il est d’autant plus indispensable qu’au moment où l’Afrique, notamment, cherche à reprendre son destin en main, le monde s’achemine subrepticement vers un point bas de la coopération internationale. L’aide publique des pays industriels, qui était à la fin de la guerre froide à mi-chemin de l’objectif de 0,7 %, a dégringolé à 0,23 %.

Pour cela, il faut commencer par une opération vérité. En France même. Les gouvernements successifs nous ont convaincus que nous faisions notre devoir d’aide au développement. Et mieux que les autres. C’est faux. Le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) a publié au printemps 2000 un intéressant sondage sur la perception par l’opinion publique de l’ampleur de notre aide au développement. Cinquante-huit pour cent des Français voudraient l’augmenter. C’est bien. Mais soixante-douze pour cent pensent qu’elle dépasse déjà 0,5 % alors que nous n’en sommes qu’à 0,34 %, loin des performances des pays nordiques et de la Hollande, qui ont atteint ou dépassé l’objectif de 0,7 %. C’est le discours public qui conduit à cette autosatisfaction. Il est donc urgent de renverser la vapeur. Tous ceux qui croient à l’importance de cette cause doivent avoir un regard plus exigeant sur les rapports officiels. La France peut et doit doubler son aide pour tenir ses engagements. Elle n’a pas besoin pour cela de créer des impôts nouveaux, mais de réduire des dépenses beaucoup moins indispensables. Utopie que tout cela ? A nous d’en faire une réalité. Certes, on n’atteindra pas 0,7 % du jour au lendemain, mais ne peut-on imaginer que les principales organisations non gouvernementales militant dans le domaine du développement négocient avec le gouvernement un calendrier de rattrapage, qui pourrait être vérifié, année après année, tout comme l’évolution de nos contributions aux dix grands engagements souscrits lors du sommet du Millénaire ?

Que faire si l’Amérique refuse de participer à l’effort mondial que requièrent ces financements ? L’Europe devra aller de l’avant. Nos engagements n’ont jamais été subordonnés à une participation américaine à la même hauteur que la nôtre. Lorsque nous avons promis de contribuer à hauteur de 0,7 %, nous savions que les Américains ne souscriraient pas à cet engagement. De plus, aujourd’hui, l’Europe est devenue la première puissance commerciale du monde ; avec l’euro, elle détient une monnaie qui fait jeu égal avec le dollar ; son engagement dans tous les domaines de l’économie mondiale est désormais au moins égal à celui des Etats-Unis. D’autre part, pour diverses raisons, l’Afrique est son problème plus que celui de l’Amérique ; il serait donc indigne que nous attendions qu’elle fît son devoir pour faire le nôtre. L’effort ainsi demandé peut sembler disproportionné. Il s’agit de convaincre l’opinion publique d’aller de l’avant, même si l’Amérique ne suit pas, ou partage mal le fardeau. Sacré test de leadership et de désintéressement pour les hommes politiques ! On a tellement habitué l’opinion à des « il n’y a qu’à... », à tant de formules miracles pour exercer la solidarité en faisant payer les autres. Disons-le clairement, la solidarité commence lorsqu’on y contribue soi-même, et d’abord en tenant parole. Tenir parole est le commencement de la solidarité. Son degré zéro en quelque sorte. Il n’est pas négociable.

5. «  TRAITEMENT SPIP A FAIRE IMPORT PARAGRAPHE Quand tu donnes un festin...  » Deux autres progrès doivent être préparés et mis en œuvre dès maintenant. D’abord celui qui s’applique au droit humain à se déplacer et à s’établir là où l’on peut gagner sa vie et celle de sa famille. S’il doit être organisé pour assurer l’harmonie de la vie de nos sociétés, il ne peut être nié. C’est là un des problèmes les plus difficiles de notre temps, la pierre de touche d’une mondialisation humanisée. Mais il nous faut y faire face et l’élargir progressivement pour le bien du Sud et du Nord vieillissant.

Ensuite, et ce point est fondamental mais curieusement occulté aujourd’hui, nous devons réhabiliter le don dans la vie de nos sociétés et dans les relations internationales. On retrouvera ici notre inspiration chrétienne, et certains ironiseront. Nous pensons, toutefois, qu’il y a une grande sagesse humaine dans la parole :

Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins ; sinon eux aussi t’inviteront en retour, et la politesse te serait rendue. Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; et tu seras heureux parce qu’ils n’ont rien à te rendre... (Lc 14, 12-14).

L’échange trouve sa fin – utile certes – en soi-même. Le don, lui, tisse le lien social et établit une histoire de fraternité entre les hommes. Comme Alain Caillé s’attache à le montrer dans son Paradigme du don :

« Que le lien importe plus que le bien, voilà ce qu’affirme le don... Le don est l’ouvreur des possibles sociaux et historiques. » De proche en proche, le don peut créer cet espace de solidarité généralisée et participative qu’un monde globalisé peut devenir. C’est là une piste qu’il faut rouvrir et transformer en une avenue du monde que nous voulons construire. Nous avons vu dans notre expérience européenne toute la fécondité de ce paradigme.

*

Il faut conclure, simplement. Humaniser la mondialisation, en faire une chance pour les pauvres du monde, c’est possible, mais cela reste un défi pour notre génération et celle de nos enfants qui seront encore actifs en 2015, lorsque les engagements que nous avons souscrits viendront à échéance. C’est une tâche formidable et incertaine. Beaucoup ne croiront guère à nos chances de succès. Ils nous traiteront d’utopistes. Mais nous leur répliquerons ce que Théodore Monod avait répondu à quelqu’un qui lui faisait remarquer que, l’utopie, cela ne marchait pas : « Qu’en savez-vous, vous n’avez jamais essayé ? » Nous leur dirons aussi que, combattre un déficit de solidarité envers le Sud, c’est aussi combattre le déficit dont souffrent sans exception toutes les sociétés avancées : le déficit de sens.

D’autres s’engageront avec nous dans ce combat qui ont compris que ce temps est celui des hommes conscients de leurs responsabilités universelles de citoyens. C’est le temps de la solidarité comme Teilhard l’entendait, le temps où l’on « force ensemble les portes de l’avenir. »

Né le 1 mai 1933 à Bayonne, M. Camdessus et son épouse, Brigitte d’Arcy, ont six enfants. Ancien Gouverneur de la Banque de France, ancien Directeur Général du Fonds Monétaire International, actuellement Président des Semaines Sociales de France.

[1Leçon inaugurale de la rentrée solennelle de l’Institut catholique de Toulouse, le 19 novembre 2001. Nous remercions l’auteur et la direction du Bulletin de Littérature Ecclésiastique (BLE, CIII, juillet-août 2002, 3, p. 227-248) pour la permission de la publier dans nos pages.

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