Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Communauté et autorité

Une tension pour la vie ?

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2003-3-4 Mai 2003

| P. 359-271 |

« Une des questions les plus difficiles, dans les formes dites instituées de la vie consacrée [...] », commence d’emblée la réflexion proposée dans ces pages. Il faudra donc faire appel à la psychologie des groupes et de leur leadership, à la sociologie des « NMR » (Nouveaux Mouvements Religieux), à la symbolique de la « paternité/maternité » mise en œuvre dans l’exercice de l’autorité (monastique, entre autres) pour enfin proposer une lecture théologique (encore nourrie de réflexions fournies par les sciences humaines) de ce qui est en jeu dans ce rapport, souvent conflictuel, quel que soit le mode de gouvernement pratiqué, entre la tête et le corps de cette persona mystica que focalise l’apostolicité de la mission et son inscription dans l’universalité de l’Église. Très synthétique, ce texte exigeant demande des développements que Ton peut espérer encore à venir mais, déjà, beaucoup de notations apportent matière à réflexion en ce qui concerne le discernement communautaire, par exemple.

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Une des questions les plus difficiles, dans les formes dites instituées de la vie consacrée, demeure de trouver l’équilibre entre la vie communautaire plus ou moins intensément codifiée et le principe d’autorité qui s’y apparie toujours, quelle que soit la spiritualité propre. Une écoute même sommaire des sciences humaines pourrait, à cet égard, enrichir notre réflexion.

Du point de vue de la psychologie moderne, la communauté religieuse se présente en effet comme un groupe parmi d’autres, même si certains aspects le caractérisent (1). Or, dans le tableau des « nouveaux mouvement religieux » domine aujourd’hui le fait de « croire sans appartenir » (2). Peut-être faut-il entendre un psychologue de la religion contemporain nous parler du monachisme ancien, pour voir émerger un modèle où l’expérience de la communauté et celle de l’autorité peuvent s’articuler (3). Après la psychologie, la sociologie, l’histoire, que peut finalement affirmer la théologie au sujet du dynamisme d’un groupe qui ne peut se réduire à la somme des forces individuelles (4) ?

Les groupes et leur leadership, les sectes et la communauté

On peut parler avec certains auteurs, surtout anglo-saxons, d’un inconscient du groupe, de paramètres classiques dans les groupes à tâches (leurs structures, leurs frontières, leurs modes d’évaluation, leurs types d’autorité), et des processus régressifs qui s’y jouent, en interaction avec leur leadership. Quand on analyse le phénomène sectaire, on met forcément en évidence la nature avant tout sociale de l’individu humain. Avec O. Kernberg, par exemple, on repérera les méandres des régressions institutionnelles et personnelles qu’on peut observer dans des situations de crise et qu’il faut apprendre à différencier. Le discernement communautaire ignatien, lui, n’analyse pas forcément un temps de crise, mais offre un mode de procéder en vue de l’action, pour un groupe dont la nature est déjà communautaire. Qu’est-ce à dire ?

La nature d’un groupe varie en fonction de sa taille : de huit à douze personnes, c’est un petit groupe ; jusque quarante ou même cent vingt, un grand groupe ; au-delà, une foule. La qualité de l’information est inversement proportionnelle au nombre de personnes (Loi de Mac Luhan). Dans le groupe à tâches fonctionne un système de croyances que chacun projette sur les autres ou déduit d’indices minimes. Un groupe mûrit à travers des processus régressifs, qui se déroulent parfois très rapidement. C’est le « groupe dépendance », où le leader omnipotent est idéalisé ; s’il défaille, le groupe défaille avec lui, dans le déni ou l’exagération des carences. Il peut donc devenir un « groupe fight-flight », quand l’attaque et la fuite caractérisent les réactions des membres, dans un même sursaut agressif ; défi et combat des chefs sont à l’horizon. Ou bien, le groupe vire au « couplage », car deux membres s’allient pour reprendre le leadership, en réponse au désir de salut de l’ensemble. Ce processus en « tuilage » rappelle évidemment le moment œdipien, puisqu’on passe de l’avidité initiale, via l’agressivité, à une forme de confiance partagée. Nous savons aussi que le leader et le groupe sont dans un rapport réciproque, au point qu’un bon leader peut faire un bon groupe (et un mauvais leader, un mauvais groupe), mais, de manière plus inaperçue, un bon groupe peut amender un mauvais leader, et un mauvais groupe, altérer les capacités d’un leader, même bon. Ce leader est, idéalement, intelligent et honnête, il vit dans une distance affective exacte (ses relations sont objectales en profondeur), il est doué d’un sain narcissisme et d’une capacité paranoïde de type anticipatif [1]. Bref, les groupes suivent des lois que l’on connaît, ils ont une vie propre, naissent, grandissent, sont en crise, etc., sur un mode qui peut échapper à leurs membres, mais s’observe aisément de l’extérieur.

Les dysfonctionnements institutionnels et la régression des leaders peuvent être examinés au regard de la santé (« le moral ») du groupe, dans les cas particuliers de groupes en difficulté. On parcourt ainsi toutes les pressions régressives que subit le leader (agressivité, sexualité, dépendance) et les traits de sa personnalité qui peuvent induire sa propre régression : s’il est schizoïde, sa présence est trop faible ; s’il est obsessionnel, il infantilise ; s’il est paranoïde, le groupe se ferme à l’extérieur ; s’il est narcissique, le groupe s’épuise à le soutenir ; mais le consultant formé psychanalytiquement peut discerner le nœud du conflit, dans l’institution (c’est plus fréquent qu’on ne le pense) ou dans le leadership, et amener une alliance de tous autour des objectifs, « bel exemple de combat collectif en termes de tâche commune ». Ainsi donc, le groupe et son leader sont si unis qu’ils souffrent l’un par l’autre ; mais ils demeurent si distincts qu’un tiers peut analyser leur dysharmonie.

La paranoïa s’installe dans les organisations sociales elles-mêmes quand l’autorité fonctionnelle se transforme en pouvoir autoritaire, c’est-à-dire lorsque le leader projette son monde interne sur l’environnement organisationnel : le leader qui ne sait pas dire non, celui qui doit être admiré et aimé, celui qui doit tout contrôler, le leader absent, celui qui est affectivement indisponible ou instable, le leader corrompu, sont les figures diverses d’un dysfonctionnement où le leader fait porter par l’organisation ses conflits inconscients irrésolus. Cependant, il faut garder à l’esprit que les problèmes de personnalité du leader sont souvent le premier symptôme de dysfonctionnement organisationnel, dont la cause gît ailleurs. La dernière phrase de O. Kernberg dans l’étude citée mérite l’attention : « La capacité des individus et des groupes à faire confiance à leur leader, lorsqu’ils sont ouverts et responsables, est aussi grande que leur capacité de régression paranoïde sévère, sous condition d’incertitude organisationnelle et de manque de communication ouverte à propos des problèmes irrésolus [2]. »

Quand on s’interroge sur les groupes sectaires, on se trouve toujours devant la difficulté de penser le groupe : plus fort et moins réel que les individus qui le composent, il a des propriétés qui transcendent celles de ses membres, bien que seuls des individus puissent donner vie au groupe (d’après Asch). Pour le psychosociologue, la personnalité se trouve comme en retrait dans le groupement. Ce qui fait le groupe, ce sont d’abord les croyances (normes, valeurs, objectifs, idéologie), convictions que les membres partagent (quelle qu’en soit la valeur) pour affirmer leur identité. L’association apparaît donc comme une sorte de fin, dont les croyances sont la porte d’entrée. Ainsi, le groupe est toujours de quelque manière totémisé (E. Durkheim), posé comme le symbole d’une appartenance qui transcende les individus (par la référence à Dieu, à la société, etc.). L’homme est un animal social, l’instinct grégaire est dans sa nature. Comment, pourquoi ?

Au niveau du discernement spirituel, il faut parler de ces « communautés religieuses » qui sont certes des groupes, mais d’un genre particulier. Leur structuration, leurs tâches, leurs modes de fonctionnement, l’autorité qu’ils reconnaissent, relèvent moins de la recherche d’une dynamique sociale efficace, que des visées (valeurs, croyances) spirituelles qui les régissent, à partir finalement du modèle évangélique, lequel n’est pas tombé du ciel. La communauté apostolique réunie par Jésus (qui n’est pas celle des Actes) a son archétype chez les douze fils de Jacob, pères des douze tribus. Un modèle ancestral, lié à l’organisation clanique, et centré sur l’unité d’origine, où la bénédiction divine fut acquise par subversion du principe hiérarchique de la primogéniture. Si le terme « groupe » signifie plutôt l’agrégat des individus, celui de « communauté » évoque l’unité et l’égalité fraternelles des personnes, autour de valeurs ou de tâches sans doute, mais également, autour d’un principe d’unification dont le leader (responsable, chef, berger, supérieur) signale l’origine paternelle ; nous y reviendrons.

Les « nouvelles religions », croyances sans appartenance ?

Il faut peut-être apprendre à distinguer deux sens du mot « secte ». Du point de vue sociologique, la secte est un groupe religieux dont les idées sont différentes de celles qui sont partagées par la majorité des personnes liées par un intérêt commun. Mais au sens criminologique, la secte est un groupe religieux (ou prétendu tel) dangereux, dont on peut dire avec un certain degré de probabilité qu’il commettra des délits ou des crimes plus ou moins graves. C’est pourquoi les spécialistes (et avec eux le Magistère) préfèrent aujourd’hui parler de « nouveaux mouvements religieux » (réalités petites, ou d’origine récente) ou de « nouvelles religions » (groupes plus importants, qui se sont consolidés). Suivant la typologie établie par le Rapport général du Cardinal F. Arinze au Consistoire de 1991 [3], quatre grandes familles peuvent être distinguées : les nouveaux mouvements religieux à symbolique chrétienne (Témoins de Jéhovah, Mormons, Enfants de Dieu, Moon...) ; les nouveaux mouvements religieux d’origine orientale (Société théosophique, Hare Krishna...) ; les nouveaux mouvements religieux nés en Occident par innovation (Église de scientologie, Nouvel Age...) ; et les nouveaux mouvements magiques (relevant du spiritisme, de la magie, de l’occultisme, du satanisme). Cette explosion des « nouvelles religions » nous instruit sur des exigences diffuses bien au-delà de leurs frontières :

Ainsi, les nouveaux mouvements religieux à symbolique chrétienne renvoient à l’intérêt pour l’eschatologie, les prophéties apocalyptiques et la fin du monde. Les nouveaux mouvements religieux d’origine orientale sont un indice du grand intérêt que suscitent les théories de la réincarnation. Les mouvements de potentiel humain et d’autres nés en Occident par innovation - comme aussi le Nouvel Agerenvoient à un thème aujourd’hui très répandu... celui de la « sacralisation du Soi », de la « spiritualité du Soi » qui risque... de devenir simplement une « spiritualité du Moi ». Enfin, les nouveaux mouvements magiques témoignent et soulignent la croissanceou le retourde croyances diffuses en la magie, le recours à des pratiques magiques, la consultation des « professionnels de l’occulte  ».

Mais on ne dit pas assez que, dans aucun pays d’Occident, quelle que soit la définition que l’on adopte, les nouveaux mouvements religieux (donc les sectes) ne dépassent pas les deux pour cent de la population. La plus grande des « nouvelles religions » est, paradoxalement, celle des personnes engagées dans une « croyance sans appartenance », qu’ils soient catholiques d’origine ou non. Dans le Far West de la religion vers lequel regardent les religions historiques et les Églises majoritaires habitent majoritairement ceux qui croient (encore) mais sans (plus) appartenir. Aurions-nous alors dépassé le temps des sectes (où le groupe est une fin) pour celui des opinions, éphémères et hypothétiques, qui seraient comme le portail d’une convivialité qu’il faut bien qualifier de virtuelle ?

Quelle autorité ?

Tâchons de dire un mot du pôle que représente, dans tout groupe humain, la fonction de l’autorité. Un ouvrage important porte sur la fonction paternelle dans la vie d’un groupe [4]. Tenant compte des positions de A. Vergote « sur le caractère œdipien de l’expérience religieuse et sur l’importance du Non-du-Père pour sortir l’homme croyant du repli sur soi-même [5] » l’auteur vérifie empiriquement cette affirmation théorique dans le champ du monachisme ancien, et cela sur base, non de la paternité divine, mais de la place du père spirituel dans la communauté monastique [6]. Considérant l’expérience ecclésiale de la communauté monastique comme expérience tangible du règne maternel, l’auteur pense que la fonction du père symbolique, « dont l’agent s’avère dans ce contexte être le père spirituel (permet) d’inscrire le moine dans la structure signifiante du discours monastique, de l’intersubjectivité et du langage propre à la vie ascétique ; ceci, dans la mesure où le père nomme son fils spirituel en le faisant sortir du monde maternel indifférencié... En outre... parce qu’incertain dans sa fonction qui ne se vérifie que dans et par son exercice, le père spirituel introduit le doute et ainsi, à travers la déduction opérée par le « discernement », il permet le progrès culturel, qui dans ce cas-ci se traduit en termes de progrès spirituel...

Tout tiers peut faire argument à la fonction, bien que le supérieur ait un statut privilégié pour assumer cette fonction, et que la façon dont tel père spirituel l’incarne ne soit pas sans effet... [7]

Si l’on comprend bien, un sujet se structure psychiquement en fonction de son expérience de la paternité, non pas réelle (le père que j’ai) ou imaginaire (le père que je voudrais avoir), mais symbolique (le père que je reconnais) : dès lors que et dans la mesure où il reconnaît un principe de réalité, une personne (homme ou femme), une parole, qui le situe comme sujet singulier dans un groupe supposé par principe maternel ou nourricier. La question est alors de savoir si le père de réalité (ici, le père spirituel) est capable de s’effacer devant ce dont il est le représentant. Est-il garant de la Loi symbolique ou fait-il loi de sa jouissance ? Les failles du père banal de réalité relativisent-elles le père imaginaire ou ce dernier devient-il tout-puissant [8] ?

Que la dimension maternelle et la fonction paternelle s’appellent dans la structuration de l’expérience religieuse n’est pas pour nous surprendre. Le plus intéressant est de remarquer, au passage, que « la mère spirituelle est l’agent de la fonction paternelle en tant que tiers intrus entre les enfants spirituels et la “naturalité” au la “matérialité” des données sensibles de la communauté et de la vie monastique, au même titre que le père spirituel assume la fonction paternelle » – c’est ce que l’auteur nomme une paternité spirituelle assurée par des « mères culturelles [9] ».

Pour résumer ce point, l’expérience religieuse se structure dans un milieu nourricier (maternel), grâce à une présence (paternelle) qui dit l’altérité. Ces deux fonctions sont nécessaires dans leurs différences, même s’il ne faut pas identifier paternité et maternité avec masculin et féminin. Un groupe religieux, une communauté chrétienne, connaissent toujours, d’une manière ou d’une autre, et ce pôle communautaire (tous sont frères) et ce pôle structurant de l’autorité (quelqu’un est désigné pour signifier l’origine qui échappe à tous). Un groupe serait-il donc autre chose qu’une collection d’individus ?

Una persona mystica

C’est sur la base d’une homologie entre le domaine de la religion et celui de la psychanalyse que nous venons de parler de la paternité-maternité spirituelle [10]. De même, quand nous avons parlé du discernement communautaire, nous avons supposé une homologie de structure entre l’expérience personnelle de l’élection ignatienne (avec ses trois temps) et l’expérience d’un groupe qui doit faire un choix, dans les domaines qui lui sont impartis, sans préjudice de ce que l’autorité avalisera. Et certes, on peut épiloguer sur ce passage du « je » au « nous » qui fait de plusieurs acteurs un être corporatif nouveau [11].

De même en effet qu’il y a trois facultés humaines, certains dans un groupe se mettent à expliquer ce qui se passe, servant d’intelligence pour l’action. D’autres vont rappeler l’histoire commune et chercher à resituer l’actualité dans la mémoire de tous. D’autres enfin, par leur silence, le poids de leur prière, la bonté dont ils témoignent, formeront comme le cœur du groupe, le climat où s’unifient les volontés. De plus, s’il y a un Ange pour chaque Église de l’Apocalypse (Ap 2-3), il peut aussi exister un bon et un mauvais esprit pour ce groupe d’hommes. Ils ne sont pas la conjonction des bons et mauvais esprits de chacun, mais ils induisent des motions, des consolations et des désolations, qui sont celles du groupe entier, quoi qu’il en soit de chacun à l’état « séparé ». Il se peut aussi que le groupe connaisse trois temps spirituels distincts où il s’agit de choisir. Il éprouve peut-être la transparence du premier temps, ou encore, l’agitation du second, ou bien la tranquillité du troisième ; en ce dernier cas, il accomplira un véritable travail soit de réflexion soit d’évaluation de ses préférences pour opérer son discernement (Exercices spirituels, 169-188).

Quant à l’autorité religieuse [12], elle est témoin, dit-on aisément, de l’apostolicité de la mission et de l’universalité de l’Église pour ce groupe. Mais elle est aussi le signe de ce qu’un corps ecclésial n’est pas lui-même sans une tête. L’excellent sociologue de la vie religieuse qu’était Léo Moulin a montré à suffisance, en particulier dans ses études des constitutions religieuses [13] comment les techniques électorales et délibératives démocratiques des Etats modernes trouvent leur origine non pas à Rome, ou à Athènes, ou dans les Communes médiévales, mais dans les pratiques de l’Église et des ordres religieux [14].

Quand il s’interroge, en finale, sur les leçons de l’histoire, Léo Moulin passe en revue ce que l’étude de la pathologie des communautés religieuses pourrait enseigner aux sociétés civiles : les facteurs de crise, dans la vie religieuse, peuvent être externes (guerres, persécutions, famines...) ou tenir au nationalisme ambiant ; mais les facteurs internes viennent d’un excès de centralisme (quand le Chapitre général s’encommissionne) et surtout, des crises d’autorité, « dues aux scrupules, aux hésitations, aux faiblesses des supérieurs devant les exigences du gouvernement [15] » – l’excès de conformisme qui réduit la participation active des membres s’y ajoutant, plus récemment.

Léo Moulin fait aussi remarquer que quatre types de régime absolutistes n’ont jamais été essayés, dans la vie religieuse en Occident, ou n’ont pas résisté à l’expérience :

  • la solution de l’individualisme absolu, ou érémitisme, qui implique une absence complète de vie communautaire et partant, de gouvernement ;
  • la solution anarchique, qui comporte une vie cénobitique, mais sans règle et sans hiérarchie (sans doute le premier idéal de saint François) ;
  • la solution démocratique absolue, au sens d’un gouvernement et d’un contrôle permanent exercé par une assemblée majoritaire ;
  • la solution totalitaire, qui se définit par le principe du chef charismatique et plébiscité, la négation de tout régime de droit et l’anéantissement de la conscience individuelle au profit du groupe.

Ces leçons de l’histoire nous disent que le rapport de la communauté avec une autorité est inhérent à tout groupe chrétien. Elles nous indiquent aussi comment les instituts religieux ont bâti un régime de gouvernement « mixte à exécutif prépondérant », le législatif étant régulièrement convoqué – car « le pouvoir seul limite le pouvoir ». Enfin, l’expérience de la vie religieuse, depuis quatorze siècles, nous montre qu’il n’est pas de groupement durable sans hiérarchie ; mais ici, les rapports gouvernants-gouvernés sont des rapports de droit plus que d’admiration mystique, l’égalité est réelle (les charges ont une fin), la conception de l’homme (fondée sur le péché originel), d’un optimisme nuancé, sans rien de machiavélique.

Est-ce à dire que ces existences (religieuses) soient sans conflits ? Au contraire, pourrait-on risquer. La gestion des conflits est l’un des domaines les plus fascinants de la psychologie sociale. Avec G. Nyssen [16], on pointera la distinction entre des groupes plus orientés vers la « diakonie » (la mission) et ceux que mobilisent davantage la « koinonie » (la fraternité). L’auteur note qu’un groupe se développe dans la mesure où il parvient à dépasser les obstacles à la communication entre les membres, obstacles qui se trouvent principalement dans le rapport à l’autorité et dans les rapports interpersonnels.

Ici encore, des phases de développement, analogues à celles de la maturité personnelle, peuvent être mises en évidence : dépendance, contre-dépendance, indépendance ; enchantement, désenchantement, consensus. Ou encore, interdépendance complexe entre l’inconscient personnel et l’inconscient collectif, qui présente plusieurs configurations : compulsive (je suis ce que les autres pensent, le meilleur), dépressive (les autres me perçoivent pire que je ne suis), narcissique (j’attends des autres une aide pour me changer), paranoïde (je suis tout à fait bien, mais les autres ne me comprennent pas), intégrée (je me sens en harmonie intérieure et avec les autres). Les tensions inhérentes à la vie d’un groupe se nourrissent aussi des tensions intérieures aux membres et de leur combinaison.

Il semble pourtant que tous ces schémas plus ou moins évolutifs pourraient être confrontés, derechef, au modèle évangélique. L’assemblée de Matthieu n’est pas le groupe itinérant de Marc ou de Luc, ni le groupe des disciples johannique, mais pourtant, les étapes du développement ont été partout identiques : c’est l’appel de Jésus qui fait la communauté des siens, c’est son enseignement qui établit les croyances, c’est sa présence qui mesure les divers engagements, c’est aussi son autorité qui trace le chemin à suivre. Après quelque temps, la dynamique se trouve pourtant gangrenée, en raison des hostilités extérieures, d’une part, des trahisons internes, d’autre part. Dans tous les cas, c’est Jésus qui fait problème ; si l’on traçait autour de lui le réseau que le père A. Ravier a établi autour des compagnons de saint Ignace [17] on verrait (l’évangile de Jean le montre à loisir, depuis les chapitres 7 et 8) les conflits interpersonnels se cristalliser à partir de lui.

Il ne faut donc pas trop facilement croire en la résolution rationnelle des difficultés d’un groupe. Nous savons assez que le leader peut devenir bouc émissaire, et qu’il l’est, fondamentalement, dans un groupe religieux. Si donc le leader accepte sa solitude, son destin, son effacement, le groupe vivra. Autrement, c’est le groupe entier qui périra (comme l’avait vu Caïphe, qui a énoncé la loi fondamentale : « il vaut mieux qu’un seul meure pour le salut de tous »). Pourquoi faut-il que l’apaisement du conflit nécessite la violence ? Les politologues et autres sociologues du sacré, comme R. Girard, donnent leurs réponses, toujours défaitistes. Il me semble que la communauté chrétienne peut offrir un modèle plus irénique, quand elle montre que le conflit n’est pas le véritable enjeu de la vie du groupe, mais qu’il s’agit de vouloir traverser la violence que chacun exerce sur les autres par plus d’abandon.

La communauté supporte le principe d’autorité qui la sauve de ses tentations meurtrières. Réciproquement, le principe d’autorité est sauvé de ses dérives quand la communauté demeure elle-même, établie dans une paix qui ne vient pas de ses dynamismes actuels. La communauté et l’autorité sont deux faces d’une même histoire, celle du salut qui s’opère pour chacun et pour tous quand quelques-uns acceptent de s’unir dans l’effacement.

Sœur du Saint-Cœur de Marie, de La Hulpe (Belgique), professeur de théologie à la Faculté jésuite de Bruxelles. Supérieure générale. A participé comme expert au Synode de 1994 sur la vie consacrée et a été choisie comme auditrice au dernier Synode sur l’Europe.

[1Voir O. Kernberg, « Styles de leadership et genèse de la paranoïa au sein des organisations » (1994), 2.

[2O. Kernberg, op. cit., 20.

[3Voir La documentation catholique, 2028 (1991), 485-491.

[4Vassilis Saroglou, Structuration psychique de l’expérience religieuse. La fonction paternelle, Etude de cas dans le monachisme ancien, Paris, L’Harmattan, coll. « Religions et sciences humaines », 1997. L’auteur dédie son ouvrage à la mémoire du père André de Halleux. Ses références sont L’Echelle et la Lettre au Pasteur de Jean Climaque, sans parler de Basile de Césarée et des Apophtegmes.

[5Ibid., 7.

[6Ibid., 8.

[7Ibid., 184-185 ; 188.

[8Ibid., 191.

[9Ibid., 174-175.

[10Saraglou, op. cit., 14.

[11Voir N. Hausman, « Pour discerner spirituellement », in VC1979,167-174.

[12On trouvera des réflexions utiles en ce domaine dans les ouvrages d’auteurs aussi différents que J. Vanier, La communauté, lieu du pardon et de la fête, Paris, Fleurus, 1979 et B. Delizy, Appelé(s), rassemblés, envoyés, Paris, Médiaspaul, 1991.

[13Cf. Léo Moulin, Le monde vivant des religieux, Paris, Calmann-lévy, 1964. On verra ainsi les chapitres « Une cathédrale de droit constitutionnel : l’organisation dominicaine » ; « Un système présidentiel équilibré : le gouvernement des jésuites » ; « L’Ordre de saint Benoît et les problèmes du fédéralisme ». A quoi il faut ajouter : « Notes sur les particularités de l’ordre cartusien », in Historia et Spiritualitas Cartusiensis Colloquii Quarti Internationalis Acta, 16-19. 9. 82, Destelbergen, De Grauwe, 1983, 283-288.

[14Op. cit., 178.

[15Op. cit., 253. « Pour un abus de pouvoir... combien de crises passagères ou durables sont dues aux seules hésitations de l’autorité légitime à exercer pleinement ses droits ! »

[16Voir « Conclusion : communauté et autorité », Séminaire Psychologie religieuse 1996-1997, séance 40, 12 p., polycopié, Institut d’Etudes Théologiques (Bruxelles).

[17A. Ravier, Les Chroniques de saint Ignace de Loyola, Paris, Nouvelle librairie de France, 1973, 332.

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