Droit canonique, abus sexuels et délits réservés
Alphonse Borras
N°2003-2 • Mars 2003
| P. 75-99 |
Les scandales des abus sexuels qui ont secoué ces derniers temps de nombreux diocèses des Églises aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis d’Amérique ainsi qu’au Canada ont attiré les médias avec les effets pervers que l’on sait. Ces drames, surtout, ont ébranlé la confiance des fidèles vis-à-vis des religieux (principalement, mais il faut signaler aussi le succès du film, par ailleurs de grande qualité, de Peter MullanThe Magdalena Sisters , Lion d’Or à Venise en 2002, mettant en cause les pensionnats pour jeunes filles « ayant fauté »). Il nous a paru nécessaire de proposer dans nos pages une information rigoureuse, certes technique et demandant une lecture attentive, concernant les mesures édictées par le motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela. Ce texte a d’abord été l’objet d’un exposé lors d’une session au Centre Spirituel Notre-Dame de la Justice (Rhode-Saint-Genèse, Belgique). Nous remercions l’abbé Borras de l’avoir retravaillé pour en permettre la publication ici.
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Ces dernières années, on remarque une recrudescence de procès relatifs à des abus sexuels concernant des ecclésiastiques ou des religieux. Ces procès impliquent de ce fait des institutions ecclésiales comme les diocèses, des instituts religieux ou, à., leurs œuvres d’apostolat. L’Église se présente, aux yeux de nos contemporains, comme une institution justiciable. Ce fait relativement nouveau ne peut manquer de nous interpeller. Dans le respect de la légitime autonomie de la justice séculière, des Églises locales ont déjà réagi en instaurant des instances habilitées à instruire ces dossiers aux fins de poursuivre les auteurs de ces délits ou, du moins, d’établir la matérialité des faits en voie d’examen ou déjà sanctionnés par la justice séculière afin que l’autorité ecclésiale compétente entame une procédure canonique appropriée. En Belgique, par exemple, les évêques ont érigé une « commission pour le traitement des plaintes pour abus sexuels commis dans l’exercice de relations pastorales ».
Dans le cadre d’une session sur la vie consacrée « entre le droit civil et le droit canonique », cette question des abus sexuel commis par des ecclésiastiques, en l’occurrence des religieux, trouve tout naturellement sa place. Elle mérite d’être étudiée pour cerner l’originalité de l’approche canonique et attirer l’attention des Supérieurs majeurs sur les obligations qui s’imposent à eux en la matière. Le sujet est vaste. Il sera abordé en référence avec les documents récents de la Congrégation de la Doctrine de la foi, avec une attention particulière à la figure nouvelle de « délits contre les mœurs » ainsi qu’à la notion de « délits réservés » qui y est également contenue [1].
Mon exposé ne sera donc pas exhaustif. Il se contentera de reprendre des éléments essentiels du droit pénal canonique sans entrer formellement dans les questions de procédure. C’est pourquoi, après avoir rappelé quelques caractéristiques du droit canonique, nous traiterons de questions comme la responsabilité, l’imputabilité, le délit au sens canonique, les sanctions pénales de l’Église et leur visée pénitentielle. Sur cette base, nous présenterons les délits en matière sexuelle prévus par le Code et la notion de « délits contre les mœurs ». Nous tâcherons ensuite de comprendre la portée de la notion de « délits réservés ».
Le droit canonique comme droit ecclésial
Il y a du « droit » dans l’Église comme d’ailleurs dans l’histoire et dans la tradition du peuple de la Bible. Dès les origines du christianisme, un dispositif juridique règle la vie des communautés. Certes, ce dispositif hérité, à bien des égards, du judaïsme et très vite déterminé par les impératifs de l’annonce de l’Évangile, est original à l’instar de la singularité de la foi en Jésus Christ et de la nouveauté de l’Église à laquelle elle donne corps. La singularité du christianisme et la nouveauté de l’Église ont donné au phénomène juridique un cachet original qui tient au caractère sui generis du peuple de la Nouvelle Alliance. Ce caractère sui generis de l’Église détermine pour le moins le caractère sui generis de son droit autant que la place, le rôle et le sens de celui-ci dans la vie ecclésiale [2].
Aux origines, les communautés ecclésiales semblent avoir spontanément marqué la différence avec le droit de la société séculière en qualifiant les dispositions en rigueur en leur sein non de lois (gr. nomos, plur. nomoi), mais de « canons » (gr. kanôn, plur. kanônes) [3]. Cette appellation désignait, objectivement parlant, les règles relatives à la vie ecclésiale et aux conduites des chrétiens avec la conviction sous-jacente qu’il n’est pas de vérité de foi ou de décision dogmatique qui ne soit sans conséquences juridiques au moins sur le plan disciplinaire, c’est-à-dire celui de la disciplina, la conduite commune des disciples. Nous pourrions dès lors dire que les canons représentaient le dispositif juridique régissant la vie de l’Église, – le droit « objectif » [4] en vigueur dans les communautés ecclésiales. Au Moyen Age, on parlera des sacri canones pour désigner les dispositions de la discipline de l’Église. Il est intéressant de remarquer que l’expression « droit canonique », ius canonicum, n’apparaît qu’au fil du temps, sans doute à la faveur de la renaissance du droit romain au XIIe siècle, et qu’elle servira à distinguer le dispositif ecclésiastique du droit séculier, ius civile.
Le droit « canonique » est dès lors le droit propre à l’Église, en l’occurrence l’Église catholique, aussi bien de rite latin que d’après la diversité des rites orientaux. Même si la coutume demeure en principe une source formelle du droit de l’Église, c’est la législation qui est devenue, au fil du temps, la source principale du droit canonique. Les textes législatifs majeurs de l’Église catholique se présentent aujourd’hui sous la forme de deux codifications : le Code de Droit canonique de 1983 pour l’Église latine et le Code des canons des Églises orientales de 1990 pour les Églises orientales. Outre les dispositions contenues dans ces deux codes, d’autres normes pontificales constituent l’essentiel de ce qu’il est convenu d’appeler le droit universel. C’est le cas par exemple du motu proprio récent Sacramentorum sanctitatis tutela sur la protection de la sainteté des sacrements et des normes de la Congrégation de la Doctrine de la foi [5]. Mais il y a aussi les dispositions canoniques des droits particuliers, à savoir les lois promulguées par les législateurs particuliers comme par exemple les procédures locales relatives aux abus sexuels, sans oublier le droit propre promulgué pour certaines collectivités, comme les instituts de vie consacrée.
Parler de droit canonique, c’est aussi parler d’un droit à fondement religieux. En raison même de son ancrage ecclésial, le droit canonique se réfère de près ou de loin à un donné révélé puisque la réalité ecclésiale elle-même se comprend à partir de la révélation historique de Dieu en Jésus Christ. Celle-ci consiste en la reconnaissance de la communication de Dieu dans l’événement de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth confessé comme Christ et se traduit en une expérience de foi à laquelle donnent lieu, chez les croyants, sa Pâque et le don de l’Esprit. Raconter ce que Dieu a opéré en faveur de Jésus de Nazareth et y adhérer en le reconnaissant comme Sauveur, cela donne lieu à un collectif convoqué à l’alliance et rassemblé par Dieu pour prendre corps par l’écoute de la Parole (la Parole annoncée), les gestes de sa grâce (la Parole célébrée) et une pratique évangélique (la Parole vécue). Des hommes et des femmes donnent corps à l’Église, en un lieu, ensemble sous l’action de l’Esprit Saint, parce qu’ils écoutent sa Parole (corps d’Écriture), entrent dans son action de grâce (corps eucharistique) et s’inscrivent dans une dynamique d’alliance (corps social ou ecclésial).
La foi n’existe donc pas sans un corps qui la raconte, en célèbre le mystère et, plus profondément, s’y reconnaît. La foi est essentiellement ecclésiale. La grâce elle-même de l’alliance nous atteint en effet chacun personnellement, mais pas à titre individuel : Dieu a fait de nous un peuple, son peuple (cf. 1 P 2, 9-10). L’Église, en ce sens, fait les croyants. Sans institution ecclésiale de la grâce, il n’y aurait jamais la reconnaissance de la foi. L’Église est pour ainsi dire une institution instituante. Mais il est tout aussi vrai que les croyants font l’Église. L’Église est une institution instituée.
Sans l’événement de la foi comme réponse libre et joyeuse à la grâce, il n’y aurait pas de mise en œuvre de l’institution ecclésiale où se déploie la merveille du salut.
Le droit ecclésial se comprend donc à partir du contenu de la révélation – offre de grâce et liberté de la foi. Son dispositif renvoie et correspond à la fois à la libre adhésion croyante que la révélation suscite et appelle. Le droit canonique est au service de ce à quoi la Parole de Dieu donne lieu : le peuple de l’alliance qu’est l’Église en tant qu’il est rassemblé dans l’Esprit Saint, par la Parole et les sacrements, grâce au ministère apostolique des évêques et de leurs collaborateurs. L’Église prend en effet corps par l’annonce de cette parole et son accueil dans la foi de telle sorte que les croyants aient part à la vie divine et prennent part à la communion ecclésiale. Le droit canonique est au service de ce processus de grâce. Le droit canonique se distingue par conséquent du droit séculier de l’Etat, par exemple : ce dernier relève de l’autorité civile et concerne le bien commun de la société tandis que le droit ecclésial poursuit la finalité spirituelle du peuple de Dieu en marche dans l’histoire [6].
Le droit canonique s’avère donc être un droit interne à l’institution ecclésiale catholique : en raison de la séparation des Églises et de l’Etat, le droit canonique n’a comme tel aucune incidence dans le droit étatique ni dans la société civile que celui-ci régit, sans préjuger néanmoins des effets canoniques de dispositions ecclésiales en matière profane que le droit séculier estime devoir reconnaître en vertu même de la liberté des cultes et des manifestations légitimes du culte catholique. Le droit canonique ne se confond pas avec ce que l’on appelle le droit civil ecclésiastique qui a également pour objet la régulation juridique de l’Église, mais du point de vue séculier de l’autorité civile de l’Etat. En vertu de la Constitution, celui-ci est compétent pour la garantie des libertés civiles, notamment la liberté des cultes, et la protection de son exercice dans le respect de l’ordre public et des bonnes mœurs.
En tant que droit ecclésial, le droit canonique est au service de l’Église pour qu’elle devienne ce qu’elle est appelée à être – sacrement du salut –, et réalise sa mission d’annoncer l’Évangile de la grâce. Dans l’Église comme ailleurs, « le droit n’est fait ni pour les héros, ni pour les saints, mais pour les hommes médiocres que nous sommes » [7] ! Le droit canonique consiste en un dispositif de protection du caractère propre de la vie de l’Église et de sa mission, c’est-à-dire aussi bien de la communion ecclésiale établie par la grâce que de l’attestation de la grâce de l’alliance au cœur de l’histoire des hommes. Le droit canonique n’est pas la base de l’existence chrétienne ni a fortiori l’essentiel de la vie ecclésiale. Il les présuppose comme expérience personnelle et collective de grâce donnant un statut au sein de l’Église et au service de sa mission. Le droit canonique ne produit donc pas la grâce [8]. Il ne la remplace pas non plus. Plus modeste, il se limite à protéger l’adhésion des croyants, l’annonce de l’Évangile qu’elle présuppose et l’incorporation ecclésiale qu’elle implique.
Le droit de l’Église se situe principalement sur le plan de ce qu’il est convenu d’appeler le for externe. C’est le plan des faits visibles et des actes externes, celui des conduites ecclésiales dans leur extériorité. Les actes impliquent certes la liberté des baptisés par les choix qu’ils font ou les engagements qu’ils prennent ; les faits en appellent aussi à leur liberté. Mais ni les uns ni les autres ne concernent autre chose que ce qui est visible et observable, leurs conduites sociales, leur comportement ecclésial. On se souviendra ici du vieil adage : de internis non iudicat Ecclesia. Pourtant quelques fois, de manière exceptionnelle, le droit de l’Église concernera le for interne, en particulier le for interne sacramentel, vu le lien intime entre les actes posés et leur imputabilité dans le chef de leur auteur : la moralité de l’acte est parfois prise en considération jusque dans ce domaine intérieur de la conscience, mais cela se fait pour en tirer des conséquences sur le plan du for externe. C’est ainsi par exemple qu’une sanction pénale dont la rémission s’opère normalement au for externe peut être levée dans le cadre de la confession sacramentelle moyennant certaines conditions (c. 1357).
Le droit canonique concerne les relations entre les individus et avec les institutions, leurs conduites sociales, bref leur comportement ecclésial sub ratione iusti certes, mais en vue de protéger la communion ecclésiale. Il vise la promotion d’un bel ordre ecclésial, celui des charismes dans leur diversité et leur complémentarité pour l’édification de l’Église et la réalisation de sa mission [9]. Parlant du Code de 1983 au moment de sa promulgation il y a vingt ans, Jean-Paul II le considérait comme extrêmement nécessaire à l’Église, principalement pour quatre raisons : la visibilité à assurer à « sa structure hiérarchique et organique » ; l’organisation convenable de « l’exercice des fonctions confiées par Dieu à l’Église, en particulier celles du pouvoir divin et de l’administration des sacrements » ; la régulation des relations entre fidèles « selon une justice fondée sur la charité, les droits des individus étant garantis et bien définis » ; et enfin le soutien, la protection et la promotion des « initiatives communes visant à une vie chrétienne de plus en plus parfaite » [10].
Le droit canonique contribue à « objectiver » les rapports instaurés par la communion de grâce en termes d’obligations et de droits. En posant des limites, notamment à la violence et aux abus de pouvoir, il garantit l’objet et les finalités des institutions dans l’Église et prévoit les moyens à la poursuite de sa mission. Il protège ainsi tous les acteurs de la vie ecclésiale : les baptisés d’abord, c’est-à-dire les personnes physiques selon la diversité de leur condition particulière de laïcs, de ministres ordonnés ou de consacrés par la profession des trois conseils ; ensuite les institutions ou communautés érigées par l’autorité pastorale compétente et enfin les personnes juridiques constituées à l’initiative des fidèles. En protégeant la communion ecclésiale, le droit canonique éduque chaque fidèle à surmonter la tentation de l’individualisme et contraint les Églises particulières à triompher de celle, parallèle, du particularisme [11].
Responsabilité personnelle, imputabilité pénale et acte délictueux
Sous le bénéfice de ces considérations sur l’originalité du droit canonique et sa mission dans la vie ecclésiale, nous pouvons aller plus avant dans notre réflexion en abordant le thème de la responsabilité personnelle de l’auteur d’un délit. C’est en effet sous cet angle qu’un délit, en l’occurrence en matière sexuelle, est traité par la justice séculière qui s’attache plus précisément à dégager la responsabilité civile et pénale dans le chef de l’ecclésiastique prévenu d’un tel acte. Après avoir vu la notion que le droit ecclésial préfère à celle de responsabilité, nous exposerons la notion canonique de délit.
Le substantif « responsabilité » et l’adjectif « responsable » sont pour ainsi dire absents du langage canonique du Code. Ces termes ne font pas partie du jargon canonique. L’adjectif signifie, dans le langage courant, la qualité d’un sujet tenu de répondre de ses actes et, dès lors, d’en accepter et d’en subir les conséquences. Le droit de l’Église n’ignore pas ce que peut désigner le concept de responsabilité civile ou pénale, car il prévoit aussi bien la réparation des dommages que la sanction pénale des prévenus. Mais il n’utilise pas ce mot qui, à vrai dire, est relativement récent dans les sens que nous lui connaissons. Le substantif apparaît d’abord en anglais au xviiie siècle dans le domaine du droit constitutionnel pour désigner le fait que l’exécutif répond de ses actes devant le parlement. Les ministres doivent rendre compte de leur gouvernement devant la nation par la médiation du parlement. La responsabilité politique, c’est « l’obligation pour les ministres de quitter le pouvoir lorsque le corps législatif leur retire sa confiance » (Petit Robert).
Le concept vient donc du droit constitutionnel et, au xixe siècle, il va passer dans le droit des obligations pour désigner l’obligation de réparer les dommages causés à la suite d’une faute, dans certains cas déterminés par la loi. Il s’agit ici de la responsabilité civile. De là, il glissera en quelque sorte dans le droit pénal pour désigner l’obligation de supporter la peine prévue par la loi. On parlera alors de responsabilité pénale. La notion de responsabilité s’étendra même pour désigner la responsabilité morale, philosophiquement parlant : l’être humain est responsable de ses actes, de ce qu’il est du fait qu’il en est l’auteur averti et consentant, la cause consciente et volontaire.
Plus largement encore, surtout de nos jours, l’adjectif connote la prise de décision ou du moins la prise en charge : le substantif désignera alors un dirigeant, un chef. Il est un fait que ce sens est largement généralisé dans l’Église, notamment dans le jargon ecclésiastique ou pastoral, pour désigner des chargés d’office. Dans ce sens, une « responsabilité » correspond tout simplement à une charge : tel paroissien est « responsable » de la catéchèse, tel autre du temporel du culte ou de la visite des malades. Cela signifie que ces personnes exercent une charge ou accomplissent une tâche au bénéfice ou au service de la communauté. Il a fallu, ces dernières années, quelques procès devant la justice séculière impliquant des pasteurs pour découvrir qu’au sens civil et pénal, c’est le curé qui est « responsable » de la paroisse vu l’autonomie statutaire de sa fonction qui n’en fait pas le préposé d’un commettant qui serait l’évêque.
Pour le propos qui est le nôtre, en matière de délits et de peines, de delictis et poenis, le langage canonique utilise la notion d’imputabilité qui n’est pas tant une qualité du sujet – il faudrait alors plutôt parler de responsabilité –, qu’une qualité de l’acte. Si la notion de responsabilité connote le rapport de l’auteur d’un acte à autrui – qui en répond face à lui, en répare les dommages et, le cas échéant, encourt la peine prévue –, la notion d’imputabilité désigne plutôt le rapport de l’être humain à son acte. L’imputabilité suppose un acte humain qui implique l’intelligence et la volonté de l’auteur. L’acte humain – et non pas simplement de l’homme – est « imputé » à son auteur qui agit en pleine advertance et entier consentement. Dans la doctrine morale de l’Église, l’acte imputé à son auteur est connoté moralement : il est moralement bon ou mauvais. L’acte est dit imputable à son auteur si celui-ci a l’usage de l’intelligence et de la volonté. Si ces deux facultés ne sont pas données ou opérantes, l’imputabilité n’existe pas, car l’acte n’est pas à proprement parler un acte humain.
Cette doctrine est sous-jacente à la signification canonique de l’imputabilité : le canon 1321 § 1 prévoit que le délit doit être « gravement imputable ». C’est l’élément subjectif du délit. L’acte délictueux s’enracine et à la fois s’articule dans cette réalité particulière qu’est un acte moralement mauvais. La moralité de l’acte est donc toujours engagée. Théologalement parlant, le délit en tant qu’acte moralement mauvais doit être considéré comme un péché [12]. En droit canonique, l’imputabilité morale est le préalable nécessaire à toute imputabilité légale, en l’occurrence pénale. Si l’imputabilité morale fait, l’imputabilité pénale ne peut exister. C’est ainsi, par exemple, que le canon 1322 établit clairement que ceux qui ne jouissent pas de l’usage habituel de la raison sont incapables d’un délit, même s’ils paraissaient sains d’esprit quand ils violèrent la loi ou le précepte. En revanche, si l’intelligence ou la volonté sont affaiblies ou chancelantes, la moralité de l’acte n’est pas pleine. Dans ce cas, l’imputabilité existe mais atténuée (cf. c. 1324).
L’imputabilité pénale résulte de la malice (lat. dolus), c’est-à-dire de la volonté délibérée d’enfreindre la loi ou le précepte (cf. c. 1321 § 2), ou encore de la faute (lat. culpa), à savoir de l’omission de la diligence requise (cf. c. 1321 § 2). Alors que la malice et la faute interviennent dans la qualification d’un acte extérieur en tant que délit et le rendent imputable à son auteur, seule la malice intervient pour sanctionner ce délit par une peine (ibid.). Le Code prévoit des circonstances qui excluent, atténuent ou aggravent l’imputabilité de l’infraction commise (cf. c. 1322-1326).
L’acte délictueux est donc un acte humain gravement imputable qui consiste en une violation externe d’une loi ou d’un précepte (cf. c. 1321 § 1). L’extériorité de l’infraction constitue l’élément objectif (ou matériel) du délit. Cela signifie que l’acte du sujet se produit dans le monde extérieur, physique et, comme tel, perceptible et connaissable par quelqu’un d’autre que son auteur [13]. Une pensée purement interne du sujet et jamais exprimée ne peut constituer un délit. Il ne faut pas confondre l’extériorité du délit et son caractère public. La publicité du délit ou, au contraire, son caractère occulte reposent sur le critère de la divulgation dans une collectivité. Un délit est public s’il est déjà divulgué ou si l’on peut prudemment estimer qu’il le sera ; il est occulte s’il n’est pas divulgué ou s’il n’y a aucun risque qu’il le soit (cf. CIC 1917 c. 2197, 1° et 4°). L’extériorité du délit ne se confond pas non plus avec son caractère notoire [14].
Outre les éléments subjectif – l’imputabilité – et objectif – l’extériorité – du délit, cette notion comprend un élément légal, à savoir la prévision d’une sanction pénale par la loi ou le précepte. Le canon 1321 § 2 y fait allusion quand il parle de la peine fixée par la loi ou le précepte. En droit canonique, l’élément légal est habituellement requis dans la notion de délit, mais sans l’être de manière absolue. Le principe de légalité n’est pas appliqué dans toute sa rigueur (cf. c. 1399) [15]. Retenons cependant qu’en principe « pas de peine, sans délit ». Celui-ci doit normalement comprendre la prévision d’une peine. Autrement dit, il ne peut y avoir de peine ou, pour mieux dire, de sanction pénale sans délit préalable (c. 1321 § 1, « nul ne sera puni à moins que... » ; cf. c. 1399).
Il y a comme une relation de cause à effet entre le délit et la peine. Le délit cause la peine. On parlera à ce propos de « causalité juridique ». Celle-ci repose sur l’imputabilité de l’acte délictueux à son auteur en vertu de la malice. Le délit implique nécessairement un acte moralement mauvais, un péché grave. Dans une perspective de justice commutative, la sanction pénale répond à l’acte moralement mauvais d’une volonté libre. Par voie de conséquence ou corrélativement, elle visera en principe ou prétendra transformer en dernière instance la volonté libre de l’auteur de l’acte imputable. En droit ecclésial, la sanction pénale est une réponse ou mieux encore une riposte destinée à transformer la volonté libre de l’auteur du délit. Cette riposte se traduira par une contrainte destinée à faire prendre conscience à l’auteur de la nécessité de s’amender ou, théologalement parlant, de se convertir. Elle n’oblige pas à la conversion, mais elle incite à prendre au sérieux la nécessité de celle-ci. Pour la doctrine canonique, la finalité des peines est double : médicinale (ou corrective) et expiatoire (ou réparatoire). Cette distinction recoupe les deux espèces de peines énoncées au canon 1312 § 1, à savoir les peines médicinales ou censures (1°) et les peines expiatoires (2°). Cela ne signifie pas pour autant que les premières soient exclusivement correctives et les secondes exclusivement réparatoires. Toutes les sanctions pénales visent à la fois la correction de l’auteur du délit et la punition de l’acte délictueux, mais les unes privilégient la correction de l’auteur du délit, les autres la réparation du délit. N’est-ce pas la poursuite conjointe de ces deux finalités qui permettra de résorber les conséquences que le péché inhérent au délit avait eues dans la vie théologale, ecclésiale et sociale de son auteur ?
Un mot sur les modalités d’application des sanctions pénales. Le canon 1314 prescrit que la peine est ordinairement infligée ferendæ sententiæ, c’est-à-dire au moyen d’une sentence judiciaire ou d’un décret administratif. Une peine peut cependant être encourue latæ sententiæ, à savoir par le fait même de la commission du délit. Il s’agit dans ce cas d’une particularité de la législation canonique qui s’enracine historiquement dans la discipline pénitentielle antique, en l’occurrence dans la sanction ecclésiale des délits occultes. Dans le dispositif actuel, le législateur entend prévoir des peines latæ sententiæ à l’encontre de délits particulièrement malicieux, face à l’éventualité d’un grave scandale ou encore vu l’impossibilité de punir autrement de manière efficace (cf. c. 1318). En principe, ces peines doivent être réservées à très peu de délits et aux plus graves [16].
En vertu de ce que prévoit le canon 1341, la sanction pénale est la mesure ultime ou l’extrême recours quand tous les autres moyens pastoraux – correction fraternelle, réprimande, etc. – ont été épuisés. Elle est dès lors un moyen « pastoral » qui intervient après l’échec d’autres moyens pour obtenir l’amendement du coupable et la réparation du délit. Corrélativement, cela signifie que ces deux finalités peuvent être atteintes sans ce moyen extrême qu’est la sanction pénale. Cela implique une confiance dans la capacité de conversion du coupable et dans la sollicitude pastorale de ceux qui président aux communautés ecclésiales et à qui il revient d’être « des pasteurs et non des bourreaux », pastores sed non percussores (Concile de Trente, Sess. XIII, c. 1, De ref). On mesure aisément la visée originale du droit ecclésial en même temps que l’on apprécie sa portée pénitentielle. Le droit pénal canonique n’entend pas être répressif ni exemplatif : il ne sanctionne pas purement et simplement « pour punir », ni « pour l’exemple ». Il sanctionne pour mettre l’intéressé face à sa responsabilité de changer de comportement et d’honorer au mieux sa vocation baptismale à la sainteté.
Délits en matière sexuelle du Code aux dernières dispositions romaines
La Constitution apostolique Pastor bonus (PB), promulguée le 28 juin 1988, statuait que la Congrégation pour la Doctrine de la foi « juge les délits contre la foi et les délits les plus graves, commis soit contre les mœurs soit dans la célébration des sacrements qui lui sont signalés et, en l’occurrence, elle déclare ou inflige les sanctions canoniques prévues soit par le droit commun soit par le droit propre » (n° 52) [17]. La procédure en matière de délits contre la foi a été définie en 1997 [18]. Plus récemment, la lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi datée du 18 mai 2001 a traité des délits les plus graves en matière de sacrement et contre les mœurs en statuant qu’elle se les réserve. Comme le récent motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela en date du 30 avril 2001, cette lettre parle également de « délits contre les moeurs » (lat. delicta contra mores, cf. PB n° 52) [19]. Il importe dès lors de cerner cette notion nouvelle par rapport au Code de 1983 et de clarifier ce qu’il faut entendre ici par « délits réservés ». A cet effet, il convient de rappeler ce que le Code de 1983 dispose en la matière pour mesurer la nouveauté des récentes dispositions romaines.
Le Code aborde les délits relatifs à la sexualité par le biais de figures diverses prévues, d’une part, par les canons 1378 § 1 et 1387 et, d’autre part, par le canon 1395, ainsi que par les canons 695, 729 et 746. Ces délits ont en commun d’être des délits contre le sixième commandement commis par des clercs en général ou des prêtres en particulier (respectivement c. 1395, 1378 § 1 et 1387) ou par des membres d’instituts de vie consacrée (c. 695 et 729) ou de sociétés de vie apostolique (c. 746).
En rigueur de termes, les canons 1378 § 1 et 1387 traitent plutôt de délits relatifs au sacrement de pénitence. Certes, ils concernent la sexualité : respectivement l’absolution d’un complice et la sollicitation du pénitent, dans les deux cas pour un péché contre le sixième commandement. Le canon 1378 § 1 prévoit la sanction pénale à l’encontre du prêtre qui a commis le délit envisagé par le canon 977 qui prévoit l’invalidité de l’absolution d’un complice dans un péché contra sextum, sauf si ce dernier est en danger de mort. Le prêtre qui absout son complice en pareil cas encourt une excommunication latæ sententiæ réservée au Siège apostolique [20]. Le canon 1387 prévoit différentes peines possibles en fonction de la gravité du péché auquel aura conduit la sollicitation du prêtre à pécher contra sextum soit avec lui, soit avec quelqu’un d’autre. Ce délit de sollicitation se sera opéré « dans l’acte ou à l’occasion ou sous le prétexte de la confession » par des paroles, des signes ou des gestes adressés au pénitent quel qu’il soit, homme ou femme, laïc ou clerc. La tentative de délit suffit sans que la sollicitation ait été efficace [21].
Outre ces deux délits sexuels liés à des abus en matière de sacrement de pénitence, le canon 1395 envisage trois autres délits impliquant des clercs directement contra sextum. On notera d’emblée qu’il ne s’agit plus ici de délits contre la sainteté d’un sacrement, en l’occurrence de pénitence, même si par la personne du ministre ordonné il porte atteinte à la dignité du ministère conféré par le sacrement de l’ordre. C’est tout d’abord le concubinage qui est envisagé dans le premier paragraphe du canon 1395. Par concubinage, il faut entendre une relation sexuelle stable en dehors du mariage, entre personnes de sexe différent (CIC 1917, c. 2359 § 1). La stabilité de la relation détermine cette figure de délit. A. de stabilité, cette relation doit être qualifiée de fornication. Celle-ci n’est pas un délit au sens susdit. Le Code ne précise pas si le délit doit être public, à savoir divulgué dans une collectivité (CIC 1917, c. 2197,1°). Autrement dit, il suffit d’un concubinage occulte au sens canonique du terme, c’est-à-dire qui est connu par un cercle restreint d’individus ou qui ne court pas le risque d’être divulgué (c. 2197,4°).
Les auteurs de ce délit ici visés sont d’abord les clercs qui seront punis de suspense ferendæ sententiæ, c’est-à-dire moyennant une procédure judiciaire ou administrative, et, dans le cas de persistance dans le délit malgré une monition, d’autres peines facultatives et graduelles pouvant aller jusqu’au renvoi de l’état clérical (C/C 1983, c. 1395 § 1) [22]. Le canon 1395 § 1 concerne aussi les membres d’un institut de vie consacrée (c. 695 et 729) ou d’une société de vie apostolique (c. 746). On notera que pour ces deux catégories le législateur prévoit le renvoi de l’institut ou de la société, auquel viennent s’ajouter les autres peines du canon 1395 § 1 si le membre est ordonné.
Le deuxième délit également envisagé dans le canon 1395 § 1 comprend toute autre faute extérieure contre le sixième commandement, dans laquelle persiste avec scandale le clerc ou le membre d’un institut de vie consacrée ou d’une société de vie apostolique (cf. CIC 1917, c. 2359 § 3). La notion de scandale renvoie certes à un fait objectif censé heurter autrui et l’inciter au péché. Mais il n’y a scandale qu’en fonction de l’appréciation subjective [23]. Ce qui est ici considéré, c’est la permanence scandaleuse dans la faute. Dans les faits, ce délit peut comprendre un ensemble de situations relativement diverses, toutes susceptibles de faire scandale : cela peut être une relation homosexuelle scandaleuse avec cohabitation ou le scandale d’une attitude légère, frivole ou indécente de relations multiples et successives avec une personne de l’autre sexe. Les clercs et les membres d’un institut de vie consacrée ou d’une société de vie apostolique sont susceptibles d’encourir les mêmes peines que celles prévues pour le concubinage (CIC 1983, c. 1395 § 1, cf. c. 695, 729 et 746). On notera en effet que, dans le cas de persistance des clercs malgré la monition, on pourra aller jusqu’au renvoi de l’état clérical.
Un troisième délit est envisagé par le canon 1395 § 2 (cf. CIC 1917, c. 2359 § 2). Le contenu de ce délit – traditionnellement qualifié de crimen pessimum [24] – est vaste : il s’agit en effet de toute faute contre le sixième commandement qui ne réunit pas les caractéristiques des deux délits précédents (cf. c. 1395 § 1). Le pénaliste ne manquera pas d’être étonné par le caractère extensif du canon 1395 § 2 qui couvre un large éventail d’actes susceptibles d’être qualifiés de délits. En matière pénale, en effet, l’interprétation stricte est de rigueur (c. 18) [25]. Compte tenu de ce large éventail, le délit visé par le canon 1395 § 2 pourra par exemple n’être, à la limite, qu’un délit qui n’entraîne pas de scandale ou qui ne comporte pas a fortiori de persistance dans le scandale. C’est donc le manque de scandale qui caractérise ce délit. Celui-ci doit cependant avoir une des quatre caractéristiques suivantes : avoir été commis avec violence ou avec menaces ou bien publiquement ou encore à l’égard d’un mineur de moins de seize ans. C’est ici qu’entre en ligne de compte l’abus sexuel sur un mineur, non divulgué et dès lors ne causant pas (encore) de scandale [26]. Le canon 1395 § 2 prévoit une peine ferendæ sententiæ, préceptive et indéterminée. On notera la formulation au pluriel (lat. iustis poenis) qui marque la possibilité de plusieurs peines. On pourrait même en arriver, le cas échéant, au renvoi de l’état clérical. Les membres d’un institut de vie consacrée ou d’une société de vie apostolique sont susceptibles d’être renvoyés de leur institut ou société « à moins que le supérieur n’estime que le renvoi n’est pas absolument nécessaire et qu’il y a moyen de pourvoir autrement ou suffisamment à l’amendement du membre ainsi qu’au rétablissement de la justice et à la réparation du scandale » (c. 695 § 3).
La figure du « délit contre les mœurs »
La récente lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi datée du 18 mai 2001 traite des délits les plus graves en matière de sacrement et contre les mœurs. Elle considère en l’occurrence les délits « contre la sainteté du sacrement de la pénitence », à savoir, outre celui de la violation directe du sceau sacramentel (par le confesseur lui-même, c. 1388 § 1), les délits évoqués plus haut d’absolution d’un complice (c. 1378 § 1, cf. c. 977) et de sollicitation à pécher contra sextum (c. 1387). Le lecteur attentif remarquera d’emblée que ladite lettre ne considère le délit de sollicitation que dans l’hypothèse où le confesseur incite le pénitent à pécher avec lui alors que le canon 1387 ne donne pas cette précision et implique dès lors la sollicitation du confesseur à pécher avec lui ou avec quelqu’un d’autre [27]. Cette restriction doit être relevée dans la mesure où seule cette sollicitation à pécher avec le confesseur implique la reservatio du délit.
La lettre du 18 mai 2001 énonce ensuite ce que la Congrégation pour la Doctrine de la foi entend par délits les plus graves « contre les mœurs ». Il s’agit en ce cas d’un délit ainsi qualifié (lat. delictum contra mores) que ladite congrégation décrit en ces termes : « Un délit contre le sixième commandement du décalogue commis par un clerc avec un mineur de dix-huit ans » [28]. Une telle dénomination du délit n’inclut pas nécessairement les deux délits envisagés par le premier paragraphe du canon 1395 et elle n’est susceptible de recouper le délit du deuxième paragraphe que si le clerc a commis ce délit avec un mineur de dix-huit ans et non de seize ans comme le prévoit ce canon du Code de 1983. En d’autres termes, le délit désormais dit « contre les mœurs » suppose que la victime soit âgée de moins de dix-huit ans – et non plus seize ans comme auparavant – et, en rigueur, n’implique comme auteur qu’un clerc, et non pas un membre d’un institut de vie consacrée ou d’une société de vie apostolique. En comparaison avec le Code de 1983, ladite lettre est quant à l’âge de la victime, plus restrictive et exigeante pour ce « délit contre les mœurs » que le canon 1395 § 2. Du coup, ce canon qui envisage d’autres circonstances pour le délit d’un clerc contra sextum, à savoir la violence, les menaces et la publicité, ne poursuit pas de délit qualifié à proprement parler de « délit contre les mœurs », cette appellation étant désormais propre au délit décrit dans le récent document romain. A plus forte raison, les deux délits du canon 1395 § 1 ne peuvent pas non plus être qualifiés à proprement parler de « délits contre les mœurs ». Le lecteur comprend mieux à présent pourquoi j’ai d’emblée présenté les délits des canons 1378 § 1,1387 et 1395 sous le titre de « délits en matière sexuelle ».
Le sens actuel de la réserve des délits
Le pénaliste ne peut manquer de souligner qu’une autre différence entre les délits énoncés par la lettre de la Congrégation pour la doctrine de la foi et les délits prévus par le Code (C. 1378 § 1, 1387 et 1395) réside précisément dans le fait qu’ils sont « réservés » et que cette reservatio semble désormais avoir un sens plus large que précédemment [29].
A la différence du Code de 1917, le Code latin actuel ne contient plus de définition de la « réserve » (lat. reservatio). Pour la doctrine canonique, celle-ci peut être définie d’une façon générale comme étant l’acte par lequel une instance supérieure retient pour elle-même un pouvoir ou une faculté qui correspond ou pourrait correspondre à une instance subalterne [30]. Dans le Code de 1983 et en matière pénale, le législateur a fortement simplifié le dispositif antérieur sans pour autant l’abroger totalement comme certains l’auraient souhaité durant la révision du Code 1917. En matière pénale, le législateur considère principalement, sinon exclusivement, la réserve relative à la rémission des peines. En rigueur de termes, on ne doit pas parler de « délits réservés », mais de « délits dont la rémission est réservée ». Le Code ne détermine plus la réserve des péchés (cf. CIC 1917, c. 893). Abrogée depuis 1983, celle-ci est devenue de ce fait totalement obsolète.
Le canon 1354 § 3 prévoit que « si le Siège apostolique s’est réservé à lui-même ou a réservé à d’autres la rémission de la peine, cette réserve est d’interprétation stricte ». Concrètement, le Code ne prescrit la réserve que pour des censures à l’encontre de délits particulièrement graves – plus précisément dans cinq cas d’excommunication latæ sententiæ (c. 1367, 1371, § 1, 1378 § 1, 1382 et 1388 § 1). La réserve n’a pas comme but d’aggraver la peine, mais de garantir une meilleure réparation des dommages et du scandale (cf. CIC 1917, c. 2246 § 1) [31].
Par rapport au dispositif du Code de 1983, les récents documents romains, le motu proprio du 30 avril 2001 et la lettre du 18 mai introduisent des changements quant à la reservatio en matière pénale. D’une part, ils s’inscrivent plutôt en stricte continuité avec la Constitution apostolique Pastor bonus du 28 juin 1988, car il s’agit désormais d’une réserve de la cause judiciaire et non plus simplement d’une réserve de la rémission de la peine dès lors que la Congrégation pour la Doctrine de la foi « juge les délits contre la foi et les délits les plus graves, commis soit contre les mœurs soit dans la célébration des sacrements [...] elle déclare ou inflige les sanctions canoniques prévues soit par le droit commun soit par le droit propre » (n° 52).
Curieusement, pourtant, la lettre du 18 mai 2001 ne prévoit cependant pas une reservatio des causes pour les délits susmentionnés : la réserve est en effet relative, conditionnée et limitée [32]. Elle est relative à l’enquête préalable de l’Ordinaire (cf. c. 1717-1718) en fonction de laquelle le tribunal de la Congrégation pour la Doctrine de la foi lui donnera des normes opportunes pour procéder ultérieurement dans le traitement judiciaire de la cause. La réserve est ainsi conditionnée par l’appréciation que ladite Congrégation aura, sur base de l’enquête préalable, de l’acte délictueux commis en l’occurrence par un clerc (cf. c. 1378 § 1, 1387 et 1395). La réserve s’avère donc limitée : le Siège apostolique ne se réserve pas toute la cause. Il se réserve l’appréciation de la phase préliminaire qu’est l’enquête préalable visant à vérifier les faits. Il y a dès lors des raisons de penser que ce n’est que dans de rares cas liés à des « circonstances particulières » qu’elle se saisira d’une cause en première instance. On notera cependant que le tribunal de la Congrégation pour la Doctrine de la foi se réserve la recevabilité de l’appel contre la sentence en première instance.
D’autre part, alors que jusqu’ici seule était réservée la rémission de l’excommunication latæ sententiæ à l’encontre du confesseur ayant absous son complice (c. 1378 § 1), désormais le tribunal de la Congrégation pour la Doctrine de la foi est susceptible de se réserver d’autres peines, à savoir la suspense, des interdictions ou des privations, toute autre juste peine, jusqu’y compris le renvoi de l’état clérical (c. 1387 et 1395). Par rapport au Code, on ne se limite donc plus à la réserve des censures.
Une dernière remarque plus générale sur le récent dispositif : l’action criminelle contre les délits réservés à ladite Congrégation est éteinte par prescription au bout de dix ans. La lettre du 18 mai précise ainsi le canon 1362 § 1, 1°. Elle augmente le délai de prescription pour les délits du canon 1395 pour lesquels le Code prévoyait cinq ans (cf. c. 1362 §1, 2°). Elle stipule enfin que pour un délit commis par un clerc contre un mineur, la prescription commence à courir à partir du jour où le mineur a atteint l’âge de dix-huit ans [33]. Autrement dit, ce dernier peut saisir le tribunal ecclésiastique jusqu’à la veille de ses vingt-neuf ans.
En guise de conclusion
Pour saisir la portée des récentes dispositions romaines en matière de poursuites des abus sexuels commis par des clercs, il fallait rappeler à la fois l’originalité du droit ecclésial et quelques éléments majeurs de droit pénal canonique, en particulier sa visée pénitentielle et dès lors son attention à la personne du coupable toujours considéré comme étant susceptible de se convertir. Il fallait aussi rappeler les délits en matière sexuelle pour lesquels le Code de 1983 prévoit des sanctions pénales. Le sujet est ardu pour des personnes peu habituées à ces questions canoniques. Ces clarifications notionnelles sont cependant indispensables pour se faire une opinion sur la position du Siège apostolique de Rome face aux abus sexuels commis par des ecclésiastiques.
Une chose est nette : les récents documents précisent des dispositions anciennes, notamment celles du Code de 1983, en les appliquant aux clercs. Ils négligent cependant de considérer ces délits dans le chef de membres non ordonnés d’un institut de vie consacrée ou d’une société de vie apostolique. On peut le regretter. A plus forte raison s’étonnera-t-on que les récentes dispositions romaines n’aient pas non plus pris en compte la possibilité d’abus sexuels commis par des laïques ayant reçu un ministère. L’oubli de ces ministres laïcs surprend alors que des épiscopats ont pris les devants en élaborant des procédures à l’encontre des auteurs, clercs ou laïcs, d’abus sexuels dans le cadre d’une relation pastorale.
Les supérieurs d’instituts religieux et de société de vie apostolique et les modérateurs d’instituts séculiers se voient donc renvoyés au droit commun du Code pour poursuivre leurs membres ayant commis des délits en matière sexuelle. Heureusement, dans bien des pays, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, le droit particulier supplée bien souvent au retard accusé par le droit du Code en ce domaine [34]. Nul doute qu’il sera de quelque utilité pour rendre justice aux victimes de ces délits, poursuivre les auteurs avec le souci de la réparation des dommages autant que de leur conversion et enfin sauvegarder la crédibilité de la communauté ecclésiale. Nous confessons la sainteté de celle-ci qui ne vient pas de nos mérites, mais de la grâce de Dieu. La crédibilité à promouvoir n’est cependant pas une simple exigence imposée par nos contemporains. Elle découle de la grâce qui nous est faite. Or, celle-ci nous instaure à la fois dans une filiation divine rétablie dans sa dignité et dans une fraternité réconciliée par la croix. A aucun moment dès lors, ni la victime, ni le prévenu ne cesseront d’être vus comme un frère ou une sœur. Ce sera là une raison d’espérer un avenir possible pour la victime profondément humiliée dans sa dignité d’enfant de Dieu et un pardon possible pour le coupable que la fraternité ecclésiale aura placé devant l’exigence de conversion.
Alphonse Borras, né à Liège en 1951 et ordonné prêtre en 1976, est vicaire général du diocèse de Liège. Il assure encore un cours de questions spéciales en droit canonique à l’Université Catholique de Louvain et est chargé de cours à la Faculté de droit canonique de l’Institut catholique de Paris. Spécialiste de droit pénal canonique, il a notamment publié un traité sur l’excommunication et un commentaire du Livre vi . Il s’intéresse cependant aux questions relatives à l’Église particulière, la synodalité, les Conseils pastoraux, les ministères, en particulier le diaconat et les ministères confiés à des laïcs. Ces derniers temps, il a beaucoup travaillé la question du remodelage paroissial, tant sur le plan canonique que sur celui de la théologie pratique. Parmi ses nombreuses publications, nous notons son ouvrage récent codirigé avec G. Routhier. Paroisses et ministère. Métamorphoses du paysage paroissial et avenir de la mission, Montréal/Paris, Médiaspaul, 2001.
[1] Jean-Paul ii, « Motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela sur la protection de la sainteté des sacrements », DC 99 (2002), 363 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, « Lettre sur les délits les plus graves réservés à la Congrégation pour la Doctrine de la foi », DC 99 (2002), 364-365.
[2] La question est en effet de savoir si le droit canonique se comprend par référence à un concept prétendument normatif de droit, celui du droit séculier, qui serait la mesure de la juridicité ecclésiale, ou bien s’il doit se comprendre par analogie avec le droit séculier, c’est-à-dire semblable à ce dernier et à la fois radicalement différent, ou bien encore si le « droit » de l’Église ne supporte absolument aucun rapprochement avec le droit séculier. Cf. A. Jacobs, « Théologie et droit canon – Théologie du droit canon. Quelques ouvrages récents », RTL 25 (1994), 204-226.
[3] Cf. M. Lalmant, art. « Canon », DDC3, col. 1283-1287 ; J. Gaudemet, Les Sources du droit de l’Église en Occident du iie au viie siècle, Paris, Cerf/Ed. du cnrs, coll. « Initiations au christianisme ancien », 1985, 11-12 n° 1.
[4] Le sens absolu du droit comme ce qui est ajusté à la vertu de justice et inspiré par elle conduit au sens objectif évoqué à l’instant : le droit, c’est la règle, la norme qui traduit, transmet et réglemente tout à la fois l’objet de la vertu de justice. C’est la loi, ce qui a été disposé (lat. jussum, « ce qui a été décidé »). Ce sens objectif du droit s’entend d’une règle générale et abstraite de conduite sociale. Autrement dit, elle vise des généralités d’individus abstraitement définies. Elle s’adresse à des personnes douées de liberté ; elle s’impose à elles comme un agir prévisible, ut in pluribus accidere solet, dont l’effectuation dépendra de leur liberté.
[5] Voir plus haut la note 1.
[6] Cette référence à un donné révélé permet que l’on parle d’une part de droit « divin » dans le droit de l’Église dès lors que l’expérience de la révélation divine donne de reconnaître, dans la foi, des dispositions imputables à la volonté de Dieu attestée en Jésus Christ. Sur cette question délicate du statut autant que du contenu du « droit divin », cf. Y. Congar, « Ius divinurn », Revue de Droit canonique 28 (1978), 108-122 ; G. Lo Castro, « Il mistero del diritto divino », Ius Ecclesice 8 (1996), 427-463 ; H. Pree, « The divine and the human of the ius divinum », dans R. Torfs, In diversitate unitas. Monsignor W. Onclin Chair 1997, Leuven, Peeters, 1997, 23-40 ; J.P. Schouppe, « Convergences et différences entre le droit divin des canonistes et le droit naturel des juristes », Ius Ecclesice 12 (2000), 29-67, en particulier 30-35.
[7] Ce sont les propos mêmes de J. Carbonnier à l’égard du droit séculier, en l’occurrence dans la conception de l’obligation où l’éminent juriste avertit le lecteur « d’éviter les tentations du sublime » (J. Carbonnier, Droit civil. Les obligations, Paris, PUF, 1992, 16 » éd., 22).
[8] De même que la force pédagogique du dogme, comme énoncé autorisé de la foi, ne produit pas le salut, la force impérative des normes canoniques ne produit pas le salut. Mais il y renvoie comme un don à accueillir et les exigences de conversion qu’il implique sur le plan des rapports humains. Cf. G. Söhngen, Grundfragen einer Rechtstheologie, Munich, 1962, 28 cité par L. Gerosa, Le droit de l’Église, Luxembourg, Ed. Saint-Paul/Cerf, coll. « Amateca – Manuels de théologie catholique » vol. 12,1998, 31.
[9] Dans la Constitution apostolique Sacræ disciplinæ leges, à l’occasion de la promulgation du Code de 1983 pour l’Église latine, Jean-Paul ii qualifiait ladite codification « d’instrument indispensable pour assurer l’ordre aussi bien dans la vie individuelle et sociale que dans l’activité de l’Église elle-même ». Cf. Jean-Paul ii, Constitution apostolique Sacroe disciplinoe leges (SDL), dans Codex Iuris Canonici, Roma, Libreria Editrice Vaticana, 1983, XIII.
[10] Jean-Paul ii, SDL, XIV-XV.
[11] L. Gerosa, Le droit de l’Église, 24.
[12] Le délit implique toujours un péché. En ce sens, tout délit est un péché vu l’imputabilité de l’infraction. Mais tout péché n’est pas nécessairement un délit. Pour être délictueux, l’acte doit être défini comme tel par le droit en conformité avec le c. 1321 § 1. Cf. A. Borras, Les sanctions dans l’Église. Commentaire des canons 1311-1399, Paris, Tardy, coll. « Le Nouveau droit ecclésial », 1990, 16-18.
[13] Cf. A. Borras, Les sanctions dans l’Église. Commentaire des canons 1311-1399, 15-16.
[14] L’extériorité du délit ne se confond pas non plus avec son caractère notoire. Celui-ci peut être de droit ou de fait. La notoriété de droit concerne la publicité de l’imputabilité, c’est-à-dire celle qui découle d’une sentence du juge compétent qui est passée à l’état de chose jugée ou de l’aveu du prévenu devant le juge (cf. CIC 1917 c. 2197, 2°). La notoriété de fait découle de l’impossibilité de le cacher – en tant que fait, matériellement parlant –, ou même de l’excuser aux yeux du droit – dans son imputabilité, formellement parlant (c. 2197,3°).
[15] Ibid., 23-25.
[16] Préface du Code de 1983, dans Codex Iuris Canonici, Roma, Libreria Editrice Vaticana, 1983, XXII.
[17] Jean-Paul ii, « Constitution apostolique Pastor bonus sur la curie romaine en date du 28 juin 1988 », DC 85 (1988), 908.
[18] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, « Procédure pour l’examen des doctrines », DC 94 (1997), 819-821.
[19] Pour un commentaire de ces deux documents, on consultera volontiers V. De Paolis, « Norme De gravioribus delictis riservati alla Congregazione per la Dottrina della fede », Periodica 91 (2002), 273-312.
[20] Pour une exégèse approfondie du c. 1378 § 1, je renvoie à mon ouvrage : A. Borras, L’excommunication dans le nouveau code de droit canonique. Essai de définition, Paris, Desclée, 56-59.
[21] Cf. A. Borras, Les sanctions dans l’Église. Commentaire des canons 1311-1399, 186.
[22] Cf. Communicationes 9 (1977), 316.
[23] Cf. L. Babbini, art. « Scandalo », dans L. Rossi et A. Valsecchi (dir.), Dizionario enciclopedico di teologia morale, Roma, Ed. Paoline, 1976/4, 942-946.
[24] La doctrine classique y incluait entre autres la zoophilie, la pédophilie et l’homosexualité.
[25] L’interprétation stricte ne comprend dans les termes de la loi que les personnes et les cas qui y sont manifestement contenus. Autrement dit, elle prend les termes dans leur sens le plus restreint. Dans le domaine pénal, l’interprétation stricte est bien souvent tout le contraire d’une interprétation sévère. C’est une illustration du principe : in poenis benignior est interpretatio facienda (Reg. 49, R.J. in VI° » ; cf. aussi cette autre règle de droit encore plus générale : Odia restringi, favores convertit ampliari, Reg. 15, R.J. in vi°). Un des corollaires de ce principe de l’interprétation la plus bénigne en matière pénale est l’interdiction du recours à l’analogie en fait de peines (c. 19).
[26] Cf. J. Passicos, « Le clerc pédophile en droit canonique », L’Année canonique 41 (1999, 291 - 293.
[27] Cf. V. de Paolis, « Norme De gravioribus delictis riservati alla Congregazione per la Dottrina della fede », 308-309.
[28] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, « Lettre sur les délits les plus graves réservés à la Congrégation pour la Doctrine de la foi », DC 99 (2002), 365.
[29] Le crimen pessimum (cf. c. 1395 § 2) était cependant traditionnellement réservé à ce qui est devenu la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Mais la réforme de celle-ci avait laissé planer quelque incertitude à ce propos. Les nouvelles normes dissipent désormais tout doute en la matière. Cf. V. de Paolis, « Norme De gravioribus delictis riservati alla Congregazione per la Dottrina della fede », 308-309.
[30] Je reprends cette définition en la retouchant légèrement à F. Aznar, Code de droit canonique annoté, traduction et adaptation françaises des commentaires de l’Université pontificale de Salamanque publiés sous la direction du Prof. L. de Echeverría, Paris, Cerf/Tardy, 1989, 755. Cette définition peut s’appliquer à différents actes susceptibles de faire l’objet d’une réserve : actes administratifs, actes du pouvoir de gouvernement en général, actes liturgiques, causes judiciaires, dispenses, etc.
[31] Sur le sens et la finalité de la réserve des peines, je me permets de renvoyer à mon commentaire du Livre VI, A. Borras, Les sanctions dans l’Église. Commentaire des canons 1311-1399, 128-130.
[32] Voici la traduction française de ce passage de la lettre : « Seuls les délits indiqués ci-dessus, avec leur définition, sont réservés au Tribunal apostolique de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Chaque fois que l’Ordinaire ou le Hiérarque reçoit une information, au moins vraisemblable, qu’un délit réservé a été commis, il la portera, après avoir mené l’enquête préalable, à la connaissance de la Congrégation pour la Doctrine de la foi qui, à moins qu’elle appelle la cause à elle étant donné des circonstances particulières, donnera par son Tribunal des normes opportunes à l’Ordinaire ou au Hiérarque pour procéder ultérieurement » (Congrégation pour la Doctrine de la Foi, « Lettre sur les délits les plus graves réservés à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi », DC 99 (2002), 365).
[33] Cf V de Paolis, « Norme Degravioribus delictis riservati alla Congregazione per la Dottrina della fede », 309.
[34] Notons cependant que dans les pays latins, France y compris, on semble s’être contenté jusqu’à il y a peu de solutions « pastorales » ou trop facilement qualifiées telles, c’est-à-dire empiriques et peu formalisées, sans doute parce qu’à première vue elles paraissaient moins lourdes ou onéreuses pour les Ordinaires. Cf. J. Passicos, « Le clerc pédophile en droit canonique », 293.