Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Éditorial

Jean Burton, s.j.

N°2003-1 Janvier 2003

| P. 6-9 |

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« Où sera la vie consacrée demain ? »

Est-il possible de répondre à la question que nous nous étions donnée comme thème de la rencontre annuelle du Conseil élargi de la Revue ?

On peut même se demander si ce n’était pas là une mauvaise question, ambiguë en tout cas. En effet, « Où sera la vie consacrée demain ? » peut être entendu de manières diverses selon les points de vue choisis pour l’entendre et tenter d’ouvrir des espaces où elle peut se révéler féconde.

Il faut d’ailleurs s’empresser d’emblée de circonscrire géographiquement l’horizon sur lequel elle se détache pour nous et qui est celui de notre dit « premier » monde globalement riche, individualiste, imbriqué dans une culture où prime le « souci de soi », technologiquement avancé et démographiquement en déséquilibre (pour n’effleurer que quelques traits souvent évoqués).

Il est évident, ensuite, que les diverses disciplines que l’on regroupe comme « sciences humaines » ont, par rapport à cette question piège, leur mot à dire pour nous aider à repérer l’évolution des mentalités, les dispositions psychologiques, les modifications de la hiérarchie des valeurs [1], bref tout cet ensemble qui structure le substrat humain habituellement supposé être de nature à favoriser une réponse à l’appel d’une vocation à la vie consacrée sous une forme ou sous une autre. Et de ce point de vue nous nous trouvons devant une génération de candidats potentiels qui déroute les meilleurs programmes pastoraux de nos « responsables des vocations ». La disponibilité, l’enthousiasme, la générosité, les idéaux des « jeunes d’aujourd’hui » semblent parfois avoir migré vers d’autres formes d’expériences et d’engagements divers à plus ou moins long terme. Mais ce n’est pas tout.

Il faut encore considérer que notre question résonne dans un espace ecclésial lui-même en symbiose avec une « post-modernité » à bien des égards pour le moins perturbatrice de ce qui reste de « feu la chrétienté ». C’est ici que l’on se trouve en situation « d’interruption » [2] à bien des niveaux de la vie de l’Église : panne dans la transmission de la foi, crise de confiance en l’institution, fragilité du milieu familial chrétien (pourtant humus essentiel où se prépare le terreau propice à recevoir cet appel dont nous parlons), faiblesse de certaines communautés paroissiales, redistribution des ministères, réouverture de la question des « états de vie » dans l’Église [3]. La liste pourrait être encore plus longue ! Et à nouveau, même si cette situation peut être pensée théologiquement, elle relève d’un constat sociologique – d’ailleurs peut-être exagérément alarmiste – qui doit être mis en perspective.

Et voilà que, dans ce contexte humain et ecclésial « en chantier », nous sommes invités à nous tenir éveillés et à reprendre peut-être à nouveaux frais la densité eschatologique de la vie consacrée dans l’Église et pour le monde.

C’est qu’elle est animée, c’est là son âme, d’une « certitude » : elle est en « réserve », comme « gardée », excessive et exagérée, dans l’insondable paternité divine (la contribution de N. Hausman). Elle est donc, et le sera demain, appelée à aller à la rencontre de l’Agneau qui toujours vient vers nous dans une advenue crucifiée et glorifiée.

Certes, il est de théologie classique pour la vie religieuse de se penser non seulement comme mémoire évangélique mais aussi, et en même temps indissociablement, comme témoin actuel de la Fin. La question : « Où sera la vie consacrée demain ? » se reconnaît donc maladroite et se retourne en : « D’où nous viendra-t-elle ? »

D’en avant, de ces lieux et tâches où la Jérusalem céleste donne son Orient à notre pèlerinage de femmes et d’hommes en Église vigilante et confessante dans un monde en gémissement d’enfantement, en travail de filialisation et au plus peineux du cœur de ce monde si cela doit être sérieusement à partir du Cœur de Dieu.

Cela définit-il une mission qui ne soit pas une offre « paternaliste » de services divers que nous viendrions déverser en réponse à des besoins à satisfaire ?

Cela nous invite en tout cas à vivre ce que nous sommes en « résonance d’humanisation » avec notre temps qui aspire – fût-ce même dans la contradiction – à une véritable altérité, à une incarnation où le corps est appelé à ressusciter, à une temporalité où l’assurance de la fin permet et fonde les engagements pour ne citer que ce qui n’est pas sans lien avec nos vœux et notre vie communautaire. La visibilité sociale de ces « œuvres », l’ouverture de nos lieux communautaires où entrer en résonance suscitera un questionnement, un défi ou un rejet peut-être de la part de nos contemporains. N’en a-t-il pas toujours été ainsi ?

Et ne pouvons-nous pas penser le « kairos » où nous sommes en ce début de xxie siècle où se vit douloureusement un déficit de la transmission de la foi comme une chance de renouvellement et d’ouverture, de déplacement, parce que Dieu lui-même est Celui qui toujours nous « interrompt » là où nous risquerions de nous enfermer dans des récits clos et totalisants pour n’en répéter que des histoires déjà terminées ?

Alors, la question de la vie consacrée « en formes classiques » ou « en formes nouvelles » ne doit pas non plus se poser en opposition tranchée. Sans doute peut-on, des deux côtés, repérer des fidélités et des infidélités, des paresses ou des imprudences, des audaces novatrices et de sages réserves en réponse à l’Esprit qui suscite et assiste la croissance de la vie consacrée dans ses formes les plus diverses pour la vie de l’Église. Ici encore, la sociologie (et la psychologie) du « fait » de la vie consacrée peut nous éclairer sur les raisons conjoncturelles de culture, de sensibilité, etc., de cette polarisation actuelle dans la vie consacrée et dans la vie de l’Église en général. Mais ce qu’il nous faut développer, c’est l’aptitude à un discernement ecclésial qui préserve des dérives possibles ici et là.

Nous ne répondrons donc pas à notre question initiale. Nous espérons seulement que de l’examiner nous aidera à entendre les appels et insistances propres à notre temps et que nous chercherons à y répondre.

La revue Vie Consacrée, en son soixante-quinzième anniversaire, voudrait ne pas manquer à sa tâche en cette année 2003.

[1V. Saroglou et D. Hutsebaut (Eds), Religion et développement humain : Questions Psychologiques. L’Harmattan, Paris-Montréal, 2001.

[2On lira l’intervention de Lieven Boeve dans ce numéro.

[3Voir à ce propos le livre de Claude Plettner, Le corps bouleversé. Choisir le célibat, Desclée de Brouwer, 2002.

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