Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La définition la plus courte de la religion : interruption

Lieven Boeve

N°2003-1 Janvier 2003

| P. 10-36 |

Ce n’est pas un exposé de tout repos que nous vous proposons pour commencer ce numéro faisant écho à notre rencontre du Conseil de la Revue (2002) ! Mais il est éminemment suggestif et l’interprétation théologique qu’il développe (à la suite de J.B. Metz) apporte des clés de compréhension de la situation ecclésiale actuelle et, en conséquence, de la situation également « de crise » de la vie consacrée (du moins dans l’Occident riche de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord). Le concept « d’interruption » n’est donc pas du tout négatif. Au contraire, permet-il d’évaluer les ouvertures que la Présence de Dieu dans notre histoire ménage à neuf dans les situations qu’à première vue (en manquant de foi) nous jugerions comme des impasses. Si « interruption » il y a, c’est pour une irruption de l’Esprit qui n’est pas de conformité au monde mais de « jugement » (au sens apocalyptique), de « crise » (krisis) ouvrant l’espace à la Promesse toujours actuelle et renouvelée de Dieu.

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En Occident, la tradition chrétienne a perdu son évidence. D’un point de vue culturel, la tradition est interrompue ; elle n’est plus transmise sans difficultés de génération en génération. La Belgique catholique d’antan n’existe plus ; les chrétiens, et certainement, parmi eux, ceux qui sont engagés dans l’Église, forment une minorité dans une société qui se « détraditionalise » de plus en plus. Dans cette contribution, je veux défendre la thèse que « l’interruption culturelle » de la tradition chrétienne ne doit pas faire se retourner les chrétiens avec nostalgie vers la « riche vie catholique » perdue. Au contraire, comme pour chaque contexte historique, notre contexte « postmoderne » leur offre aussi l’opportunité de reconsidérer et de reformuler l’identité, la crédibilité et l’importance de leur foi chrétienne. Mon propos est d’argumenter que, dans le dialogue avec ce contexte, il peut devenir clair que, même théologiquement parlant, la catégorie « d’interruption » se situe dans le cœur de la foi chrétienne [1].

Je veux présenter ce développement en cinq points.

  • D’abord observer, à partir de la culture contemporaine, la situation de la foi chrétienne et de la communauté religieuse. Ce premier développement nous offre une sorte de perspective extérieure, le point de vue de l’observateur.
  • Ensuite, esquisser le grand défi de notre culture « postmoderne » pour la foi catholique et indiquer comment les chrétiens peuvent répondre à ce défi en partant de leur tradition. Je vais surtout accentuer la conscience accrue, dans notre culture, de la pluralité et de la différence.
  • Comme transition à la perspective intérieure : poser la question de la légitimation théologique de cette réponse.
  • Aboutir à une perspective intérieure : comment puis-je, en tant que participant à la tradition chrétienne, transmettre cette critique constructive ?
  • -Finalement, donner un exemple : comment une théologie actuelle de l’interruption implique simultanément une herméneutique de la contingence et de la suspicion et donc recherche activement la limite où d’autres sont sacrifiés en fonction de leur identité propre. A cet effet, j’intégrerai de nouveau une intuition théologique de J.B. Metz.

Commençons donc à partir des nombreuses questions que les chrétiens et les non-chrétiens se posent, aujourd’hui en Flandre, sur la signification de l’identité d’être catholique et de l’appartenance à l’Église catholique.

L’interruption culturelle de l’identité chrétienne : une perspective extérieure

Aujourd’hui, notre société flamande vit un processus de sécularisation accélérée, peut-être que le nom de détraditionalisation est plus approprié. Dieu a de moins en moins de place dans la vie quotidienne. Les milieux de la politique, du travail, de la justice, de l’éducation, de la médecine ont tous leurs propres institutions et leurs spécialistes, leur propre logique, leur propre langage, leur propre schéma de comportement dicté par leur rôle social et leur importance sociale. L’apport religieux ou chrétien dans ces secteurs d’activité est de moins en moins important, que cela soit voulu ou non. Les crucifix doivent disparaître des palais de justice. La fête de la dynastie doit (aussi) se limiter à une cérémonie civile. L’association du mariage civil au mariage religieux est l’objet de discussions, tout comme la rémunération des ministres du culte.

En outre, le bloc traditionnel chrétien a des difficultés avec son identité et son passé chrétiens. Dans certaines de ses organisations, le C disparaît de l’appellation. Par exemple, le NCMV, l’Organisation chrétienne des classes moyennes en Flandre, a été nommée Unizo, UNIe van Zelfstandige Ondernemers (« Union des entrepreneurs indépendants ») ; en Wallonie, il y a eu le changement du nom du PSC en CDH, nom dans lequel le C ne signifie plus « chrétien » mais « centre ». D’autres organisations et institutions du large terrain chrétien suivront probablement cet exemple. Que cela soit possible, et que peu en perdent le sommeil, doit être imputé à la sécularisation interne – déchristianisation – de ces organisations, aussi bien de leurs membres que de leurs cadres. On n’est plus chrétien parce qu’on appartient à ces organisations. Inversement, ces organisations ont des problèmes avec leur propre identité précisément parce que les chrétiens ne sont plus les seuls à avoir du poids [2].

Les chiffres nous l’apprennent aussi : dans la plupart des cas, ces organisations peuvent voir leurs membres appartenir à une partie majoritaire de la population, tandis que, du point de vue social, les croyants chrétiens deviennent peu à peu une minorité. Lorsqu’on leur demande de se définir, 47,4 % des Belges se considèrent catholiques, 1,2 % se compte parmi les protestants et 15,3 % se disent chrétiens sans spécifier protestants ou catholiques [3]. D’où la difficulté de la pastorale dans ces organisations. Non seulement il n’y a presque plus de pasteurs, mais peu de membres désirent un « petit mot du curé » ou la traditionnelle Eucharistie de nouvelle année.

Mais les chiffres les plus significatifs concernent naturellement la participation fortement raréfiée aux célébrations de l’Eucharistie : en 1967, 52 % des Flamands (pour la Belgique 42,9 %) assistaient hebdomadairement au culte. En 1998, ce n’était plus que 12,7 % (Belgique 11,2 %) [4]. Lorsqu’on ne regarde que la dernière génération, ce chiffre baisse encore jusqu’à 4 % [5]. Nous assistons aussi, dans une mesure de plus en plus importante, à une baisse du nombre de baptêmes et de mariages religieux, deux rites de transition qui « marchaient » toujours bien. En 1967, 96,1 % des nouveau-nés en Flandre ont été baptisés, en 1998, 73 %. Les chiffres belges pour 1998 sont encore 8 % plus bas (64,7 %). Les chiffres pour la portion de la population qui se marie religieusement : pour la Flandre, 91,8 % en 1967, 51,2 % en 1998 ; pour la Belgique 86,1 % en 1967 ; 49,2 % en 1998 [6]. D’ailleurs, tous les participants aux rites de l’Église catholique ne sont pas réellement concernés par l’Église. Un nombre de non-religieux assistent au baptême, à la première communion, au mariage et aux obsèques, parce que pour l’instant, en dehors de l’Église, il y a peu d’alternatives pour célébrer les moments de transition importants de la vie. Les rites catholiques servent donc à célébrer une religiosité non-ecclésiastique. « On les considère comme un moyen publiquement disponible, duquel on peut se servir sans qu’il y ait de conditions spéciales préalables. De cette façon, leur nature spécifiquement confessionnelle est neutralisée [7]. » Une autre donnée significative est l’adhésion à l’Église : chez les Belges nés après 1970, seulement 9 % sont plus ou moins engagés dans la communauté religieuse (2,1 % forment le noyau et 6,9 % forment la moyenne). De la même tranche d’âge, 35,7 % peuvent être décrits comme marginaux, 29,2 % comme non pratiquants de la première génération et 26,1 % non pratiquants de la deuxième [8]. De plus, une recherche montre que « très peu de personnes qui sont d’origine non pratiquantes deviennent religieux plus tard ; beaucoup de religieux, en revanche, sont pratiquants à l’origine mais deviennent par après des croyants marginaux et finalement même non pratiquants [9] ».

En même temps, notre société, d’un point de vue interne, devient pluralisée. Il y a de nombreuses façons de vivre et de vivre ensemble, et, au fond, aucune ne semble pouvoir exiger légitimement et sans partage la primauté pour ainsi devenir la mesure des autres. Concrètement, nous sommes par exemple – du point de vue social et abstraction faite de nos propres choix en la matière – confrontés à de nombreux types de relations entre partenaires d’éducation et d’enseignement, de loisirs, de choix d’études, d’expérience des valeurs et de conception de vie. En ce qui concerne ce dernier exemple, il y a non seulement – proportionnellement – moins de chrétiens qu’auparavant, mais on assiste surtout à une pluralité philosophique dans notre entourage : il y a les chrétiens (partagés en dénominations différentes), les athées, les agnostiques, les musulmans, les juifs, les bouddhistes, les post-chrétiens [10], les indifférents, les individualistes, les personnes appartenant aux nouveaux groupements religieux (comme le New Age). Cette pluralité devient de plus en plus visible et pose aux croyants des défis nouveaux et différents, en plus de ceux de la déchristianisation de la société.

Les deux, sécularisation et pluralisation, questionnent de cette façon l’identité des chrétiens contemporains. Quelle est la signification de l’identité d’être chrétien ? Qu’est-ce que cela signifie former Église ? Et, encore, comment préserver cette identité ?

Les chrétiens doivent-ils s’adapter à la culture actuelle parce que les non-chrétiens ne les comprennent plus ? Doivent-ils chercher une langue qui plaît aux gens et spécialement à la jeunesse ? Et ceci avec le risque qu’une adaptation excessive mènerait à la peur de la singularité chrétienne ? Un bon exemple d’une telle adaptation est la discussion de savoir si Jésus peut avoir une place spécifique par rapport à Moïse, Mahomet et Bouddha : ne sont-ils pas tous du même ordre ? Le prix d’une telle assimilation est la perte de l’élément central de la foi chrétienne, c’est-à-dire que Dieu s’est révélé en Jésus Christ d’une manière incomparable dans l’histoire.

Dans la recherche d’une identité propre, les chrétiens peuvent aussi choisir une autre option et se démarquer de la culture actuelle parce que celle-ci n’est plus chrétienne. L’identité chrétienne est alors liée à un attachement résolu et entier à (la lettre) de la propre tradition et à (l’intimité de) sa communauté religieuse. D’autres traditions religieuses, de type traditionaliste ou fondamentaliste, réagissent aussi de la même façon contre la culture (post-)moderne de laquelle elles n’attendent rien de bon [11]. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001, qui ont détruit entièrement les deux tours du WTC, en sont l’expression de l’excès extrême. En tout cas, nous pouvons nous demander si, ici aussi, l’identité chrétienne est en voie de perdition : la foi a toujours affaire avec un engagement envers la culture et la société. La tradition n’est pas quelque chose qui a été transmis de façon inaltérée à travers les siècles. Continuellement, avec un succès variable, des croyants, des responsables d’Église et des théologiens ont tenu compte des signes du temps et, à travers le dialogue entre culture et foi chrétienne, ils ont formé leur vie et leur doctrine spirituelle.

Plus techniquement, la foi chrétienne ne survit que par la recontextualisation. En effet, sa crédibilité est toujours simultanément une crédibilité contextuelle. Par principe, chaque forme de tradition de la foi chrétienne est indissociablement insérée dans un contexte historique spécifique qui a substantiellement contribué à l’apparence de cette forme. La foi chrétienne n’existe pas détachée du contexte ou de la culture dans laquelle vivent les chrétiens, mais elle y est imbriquée. D’où, si le contexte ou la culture change, la foi chrétienne, elle aussi, doit s’y adapter. La recontextualisation est donc une mission permanente, toujours inachevée. En effet, les chrétiens participent, tout comme leurs contemporains, au contexte prévalant, et partagent, de la même manière, les sensibilités, les attitudes, les démarches de pensée et leurs ambiguïtés. La théologie est plongée dans cet ensemble. C’est sa tâche de réfléchir sur la compréhensibilité interne et la crédibilité externe de la foi catholique.

Aussi, et surtout, sur le plan individuel les chrétiens se voient-ils confrontés à une déchristianisation et à une pluralité religieuse. Il s’agit principalement de confrontations avec les post-chrétiens. Pensons par exemple aux grands-parents qui constatent que les générations suivantes s’éloignent de la foi et de l’Église au contact de collègues au travail ou d’autres parents rencontrés à la porte de l’école. Parce que l’abandon de l’Église se fait souvent en silence, il se passe du temps avant que cela ne se fasse remarquer, mais il n’en est pas moins réel. Simultanément, les chrétiens ont plus de contacts avec des « autrement croyants », non seulement dans les médias, mais aussi dans la réalité quotidienne, dans les classes des enfants, dans la rue, dans le milieu de travail... Ceci devient surtout visible lors de la rencontre avec des musulmans dans la période du ramadan ou lors de la grande fête du sacrifice.

Aujourd’hui, toutes ces rencontres amènent à plusieurs reprises les chrétiens – et certainement les plus jeunes parmi eux – à se poser la question : « Pourquoi être encore chrétien ? » L’être devient presque anormal ou, en tout cas, bien particulier. Cela comporte aussi des problèmes dans des situations d’éducation, et aussi en ce qui concerne les pratiques religieuses comme les récits religieux. Est-ce que les teenagers peuvent informer sans risques leurs entraîneurs sportifs et leurs amis qu’ils ne peuvent participer au match de foot le samedi suivant parce qu’ils sont enfants de chœur dans la célébration du samedi midi ? Est-il évident que l’amoureux d’une jeune fille l’accompagne à l’église le dimanche ? En tant que parent, n’est-il pas naïf de montrer aux enfants des attitudes d’engagement désintéressé et de pardon comme pratiques d’imitation de Jésus Christ ? Comment les chrétiens peuvent-ils expliquer aux enfants, comme aux adultes, la foi dans la résurrection dans un contexte où, culturellement parlant, fort peu de points de repère sont donnés ? [12] Et, surtout, qu’est-ce que cela signifie pour un chrétien de croire en Dieu dans un temps où de nombreuses personnes parlent d’une « éclipse de Dieu » ?

Cette perspective externe nous apprend déjà que la tradition chrétienne, l’identité des chrétiens, est culturellement interrompue. La foi chrétienne ne se transmet plus sans entraves, sans être questionnée. Déjà, depuis deux générations, les chrétiens ne parviennent plus à transmettre la tradition chrétienne.

Bien évidemment, ceci aboutit à beaucoup de tragique, mais aussi à de l’incompréhension. De nombreux prêtres – qui eux-mêmes baissent fortement en nombre – voient d’un mauvais œil leurs églises se vider d’année en année et leurs paroisses devenir invivables ; les générations plus âgées ne sont plus remplacées suffisamment par de jeunes familles. Ceci est, par exemple, très frappant dans les semaines qui suivent la première communion ; seulement une fraction des enfants qui, lors de cette occasion, sont allés communier pour la première fois, participe encore aux célébrations du week-end. La situation actuelle bute à beaucoup d’incompréhension, par exemple en ce qui concerne l’échec du projet d’éducation catholique et aussi l’enseignement religieux lui-même (dans le secteur de l’enseignement de la Communauté aussi bien que dans le secteur catholique). Les écoles ne forment plus des intellectuels catholiques bien initiés et qualifiés. Dans leurs classes, les enseignants de religion trouvent peu de jeunes en contact avec le récit religieux chrétien – et nous ne parlons pas d’une initiation à celui-ci. L’enseignement catholique et les cours de religion, tous deux, ont dès lors vraiment besoin d’une réflexion sur leur propre fonctionnement dans le contexte actuel [13].

Mais, à côté de son caractère profondément tragique, cette situation offre probablement aussi des opportunités pour la foi chrétienne et la communauté religieuse chrétienne. A ce sujet, il ne peut cependant pas y avoir de malentendu. Les chrétiens ne doivent pas aspirer à ne former qu’une minorité dans la société, comme s’ils n’étaient qu’une sorte de « reste sacré » qui préserve le flambeau de la foi lors d’une mauvaise passe. L’idée qu’une Église minoritaire serait automatiquement une meilleure Église, parce qu’elle n’est plus insérée dans la société et la culture, n’est pas évidente et est même improductive. Aucune garantie n’est donnée qu’une société religieuse plus petite serait plus chrétienne. La chance de formation de ghettos n’en devient que plus grande. En plus, rien ne garantit la survie de la foi chrétienne dans l’Occident. Quand le dernier chrétien mourra – ou décrochera – il en sera fini de la foi chrétienne et des sociétés religieuses dans l’Europe occidentale.

Il est vrai, par ailleurs, que nous pouvons faire de nécessité vertu, et que la nouvelle situation doit être examinée en termes de possibilités d’approfondir et de renouveler la foi chrétienne et la communauté religieuse afin de préparer le futur, comme nous l’avons déjà dit, sans garantie de la propre survie. Chaque contexte nouveau et changé demande une recontextualisation. Et, comme nous l’avons mentionné auparavant, c’est la tâche de la théologie de clarifier et d’accomplir un tel processus de recontextualisation au niveau réflexif.

Pluralité, identité et l’interruption de la rencontre de l’autre

Toutes les grandes idéologies qui déterminaient, jusqu’il y a quelques années, le débat social semblent partager aujourd’hui le sort du récit chrétien et éprouvent des difficultés à transmettre ce qu’elles représentent. Dans un cadre de pensée dit postmodeme, on fait parfois mention dans ce contexte de la fin des « grands récits ».

Ces « grands récits » représentent les tentatives des hommes – depuis le siècle des Lumières – de placer totalement la nature et la société sous leur contrôle et de les former à leur goût. Selon Jean-François Lyotard, nous pouvons distinguer deux genres de récits. D’une part, il y a ceux du savoir qui veulent, par l’intermédiaire de la raison et de la technologie, comprendre le monde, le maîtriser et l’adapter aux besoins humains. D’autre part, il y a les grands récits de l’émancipation qui visent la réforme de la société – par exemple le libéralisme, le socialisme, le communisme, etc. [14]. Les idées de base sont, à chaque fois, (1) une confiance énorme dans les possibilités humaines – surtout la raison humaine –, complémentaire à une grande conscience de la responsabilité, et (2) une confiance en la réalité – nature et société – qui est modifiable, et peut donc, par intervention humaine, être définie sur la mesure de l’homme.

La confiance dans le progrès qui en résultait en a pris un fameux coup dans le dernier siècle – et surtout dans ses dernières décennies. Les grands récits ne pouvaient plus réaliser leurs promesses et retombaient souvent dans leur contraire. Des exemples sont éloquents tels le projet social du marxisme qui s’est avéré non réalisable ou encore les conséquences écologiques désastreuses de la volonté immodérée à vouloir maîtriser le monde par la science et la technologie. Dans les deux cas, la volonté de domination a provoqué, pour ainsi dire, l’indomptable. Le désir absolu, universel et infatué de l’omnipotence qui se manifeste dans les grands récits s’est avéré contre-productif et a causé de nombreuses victimes. La crédibilité de leurs prétentions et de leurs promesses a disparu. C’est le paradoxe de notre époque postmoderne, précisément dans un contexte où le savoir et les capacités explosent : les limites en sont devenues trop évidentes.

Des penseurs postmodernes ont attiré l’attention sur le fait que ces grands récits n’avaient considéré ni ces limites ni l’indomptable qui échappe à toutes les tentatives de maîtrise. Autrement dit, et plus techniquement, ils nous indiquent – et ceci est la clé de la conscience critique postmoderne – que « l’autre » forme toujours la limite du « propre ». On peut aller plus loin : seul le « propre » qui se rend compte de « l’autre » à la limite, et qui, d’une manière ou d’une autre, sait se rapporter à celui-ci, et qui se laisse même défier par celui-ci, peut échapper aux fosses des grands récits. Ces derniers semblent surtout être des récits « clos », sans ouverture ou sensibilité pour l’autre. La relation impossible entre les deux jeunes gens dans le film Daens, la fille est catholique, le garçon socialiste, est un exemple qui en dit long.

Tous les grands récits développaient des stratégies pour ne pas avoir à prendre l’autre en compte, d’une part, en l’incluant (le réduisant à « plus de la même chose »), et d’autre part, en l’excluant. Pour le marxisme, en tant que grand récit, l’autre a été inclus comme prolétaire et donc révolutionnaire, ou immédiatement exclu comme étant bourgeois et donc contre-révolutionnaire. « L’autre », les « autres », sont donc devenus victimes de la dictature du prolétariat, avec comme excès « l’archipel du goulag » du stalinisme. Un autre exemple est le positivisme qui fait de la science la norme absolue : « l’autre » n’est alors légitime que s’il obéit aux lois scientifiques ou – dans la mesure où il le peut – devient l’objet d’études scientifiques. Dans tous les autres cas, il est, par définition, irrationnel, douteux, non-sens, daté, superstition.

Comme postmodernes, nous avons donc appris que nous ne sommes pas maîtres de la réalité, de notre cohabitation, ni même de notre propre identité. Nos récits sont, à chaque fois, confrontés à l’autre que nous-mêmes. Ils ne sont, en fait, pas plus que des tentatives spécifiques pour interpréter la vie, la société et la réalité et ne peuvent jamais s’absolutiser comme « Le récit ». Ils ont grandi historiquement, sont imbriqués culturellement et le fruit d’un grand nombre de coïncidences. D’où, aujourd’hui, nous sommes devenus beaucoup plus sensibles à la pluralité des récits. J’ai déjà attiré l’attention sur la conscience accrue de la pluralité philosophique dans mon premier point, et ce sur quoi la confrontation aboutit pour l’identité des chrétiens – mais, tout aussi bien, pour toute autre identité.

Et c’est sur ce point que je veux poursuivre ma réflexion, exactement dans la pluralité même : l’autre, différent du propre et donc limite de celui-ci, devient aujourd’hui visible. Parce qu’il y a aussi d’autres formes, par exemple, d’enseignement et d’éducation, les propres choix – le récit propre – sont mis en perspective et sont questionnés : ce récit, propre en principe, aurait pu être différent et personne à ce sujet ne peut rendre le verdict définitif. Cette conscience de pluralité et de différence va inversement également de pair avec une reconnaissance renforcée du spécifique au propre– en d’autres mots : la particularité du récit propre. Nous sommes ce que nous sommes, exactement à cause de notre individualité, qui nous distingue d’autres récits. Posés de cette façon, la reconnaissance de la pluralité et son caractère insurmontable ne mènent pas nécessairement au relativisme. Nous sommes tous des participants sur le terrain philosophique ; aucune position ne peut s’élever au-dessus de l’agitation de la pluralité comme si elle n’y était pas impliquée immédiatement. En effet, nous ne pouvons jamais faire abstraction de notre propre position : celle-ci reste différente de l’autre, parce qu’elle reste la nôtre. Nous ne pouvons pas simultanément prendre d’autres positions (une mixture de positions devient une nouvelle position). Le relativisme est une option parmi d’autres, et non pas une perspective globale.

Quelles sont alors les conséquences pour l’identité des chrétiens ? En résumé le revers de la perte de crédibilité des « grands récits » est une sensibilité renouvelée et accrue pour la pluralité et la différence. Notre culture a apparemment appris qu’un respect élémentaire pour ceux qui sont d’une opinion différente ne doit pas être en contradiction avec la conception propre. C’est, par exemple, la raison pour laquelle les catholiques ne qualifieront plus gratuitement les protestants et les croyants d’autres religions d’hérétiques et de païens. Néanmoins, cette sensibilité n’a pas été acquise telle quelle dans notre société – c’est ce que nous démontrent déjà les situations inquiétantes dans les centres d’asile et la progression de l’extrême droite. Mais, cependant, ce qui est différent ne suscite plus toujours une réaction purement défensive mais peut aussi provoquer, voire même fasciner.

Cette sensibilité pour la pluralité et la différence a, inversement aussi, pour conséquence que les chrétiens sont beaucoup plus qu’auparavant conscients de leur propre position comme chrétiens. Non seulement ils voient maintenant beaucoup plus clairement que les autres religions et conceptions de vie peuvent, elles aussi, contenir des manières de vivre authentiques et dignes, mais, en plus, ils ont appris que leur façon de vivre n’en est qu’une parmi de nombreuses autres. Ils sont, eux aussi, tout aussi bien des participants sur le terrain des nombreuses religions et conceptions de vie, avec leurs propres récits, leurs habitudes, leurs traditions et leurs communautés. Marcher sur les pas de Jésus Christ est une façon spécifique de donner un sens à leur vie et de l’organiser. Ils savent aussi que, s’ils étaient nés autre part, ils appartiendraient probablement à une autre religion.

Ceci ne signifie pas que les religions soient mutuellement interchangeables, comme si cela n’importait plus que l’on soit chrétien, bouddhiste ou athée. La différence entre la foi chrétienne et le bouddhisme ou l’athéisme est précisément que la foi chrétienne est celle des chrétiens, et que cela sera toujours un point de départ pour regarder la réalité, et, dans ce cas, la pluralité des religions. La position propre ne peut pas être placée entre parenthèses tout simplement. Pas plus que les adhérents d’autres conceptions de vie, les chrétiens ne peuvent se replier sur une position de spectateur non engagé. Tous sont déjà participants ; les chrétiens se savent placés depuis leur propre conception de vie au milieu de la pluralité et c’est parce qu’ils sont déjà chrétiens que les autres religions et philosophies leur paraissent différentes.

Des personnes appartenant à des philosophies ou religions différentes peuvent très bien se découvrir des éléments en commun, mais ce sont souvent et justement ces éléments qui font la différence entre eux : le carême chrétien n’est pas simplement une variante du ramadan ; la contemplation bouddhiste mystique du vide n’est pas la même chose que la mystique chrétienne de l’amour. L’Ancien Testament des chrétiens n’est pas la bible des juifs, même s’ils partagent cette tradition. La rencontre avec d’autres religions et philosophies apprend aux chrétiens, en premier lieu, quelque chose sur eux-mêmes, sur leur position sur le plan religieux, sur leur façon d’être présents dans le monde et de le regarder [15].

La différence contient cependant aussi un questionnement, une confrontation, éventuellement même un conflit, et elle invite déjà les chrétiens à promouvoir une largeur d’esprit au sein de leur engagement pour la foi chrétienne. Ils devront donc, dans une mesure croissante, apprendre à maintenir la valeur et la vérité de leur propre attitude religieuse et aussi apprendre à créer un espace pour une ouverture indispensable à la rencontre de l’autre.

En bref, ceci est l’opportunité que notre culture actuelle de pluralité philosophique issue de la sécularisation offre à la foi chrétienne. Malgré le fait que la tradition chrétienne et l’identité chrétienne soient interrompues, un pessimisme culturel n’est pas légitime. Dans une époque où la foi n’est plus évidente et où elle suppose un choix spécifique du croyant, les chrétiens prennent de plus en plus conscience de leur identité spécifique propre : en tant que communauté religieuse, ils suivent les pas de Jésus de Nazareth qu’ils professent comme le Christ. De surcroît, il leur incombe la tâche de considérer leur propre chemin de vie dans la perspective d’une pluralité et d’une différence philosophique. Il leur incombe une double tâche : (a) de prendre leur propre récit au sérieux (pas de relativisme) et (b) de respecter les autres positions religieuses (pas de fondamentalisme). Car la rencontre avec la pluralité et la différence interrompt constamment notre propre récit religieux, à coup sûr si celui-ci a tendance à se fermer et à faire des victimes de cette façon – la première victime est le Dieu dans lequel ils professent leur foi. Mais, sur ce dernier point, « l’interruption » devient une catégorie théologique [16].

Transition

Le dialogue avec la culture actuelle de pluralité contient donc des opportunités. Ceci se révèle être aussi une leçon pour la pratique, à preuve une interview du jeudi 14 janvier 1999 du magazine matinal de Radio 1 « Voor de dag ». Une femme rend compte d’une rencontre de la veille. La femme était active dans « Kerkwerk multicultureel samenleven » et était invitée par une communauté marocaine à Molenbeek (Bruxelles) pour fêter la « rupture du jeûne ». En effet cette communauté tenait à organiser une fête ouverte chaque soir du ramadan. La femme a rapporté que rapidement le caractère des conversations était devenu profond. Certainement lorsque des thématiques religieuses comme l’importance du « jeûne » et la relation entre musulmans et chrétiens ont été abordées ; ce qui a frappé cette femme a été que, lors de ces conversations, par exemple sur le jeûne, on a constaté les différences précisément dans les similitudes entre l’islam et le christianisme. L’aboutissement de l’événement n’a certainement pas été « en fait, tout cela revient au même », mais une reconnaissance respectueuse de la différence et de la dignité. Plus encore, la femme a témoigné que les chrétiens commençaient à se poser des questions sur le sérieux de leur propre expérience religieuse : en fait, vivaient-ils leur propre jeûne de manière suffisamment authentique ? Assurément, une expérience inattendue et profonde, a conclu la femme [17]. » Le respect pour l’identité propre et irréductible du récit chrétien et pour la différence des autres religions et philosophies peuvent donc aller de pair – plus encore, cette rencontre a incité la femme à réfléchir plus profondément sur sa propre identité et son sérieux, exactement en relation avec l’autre religion.

Mais est-ce que le récit chrétien peut donner suite à ces opportunités ? Le récit chrétien peut-il se laisser interrompre par la différence, concrètement par d’autres religions, philosophies, d’autres gens et communautés ? Le récit chrétien peut-il être un récit ouvert, un récit qui a appris à s’ouvrir à la différence et à se laisser défier par elle ? Après tout, Jésus est confessé comme « la voie, la vérité et la vie » ! Les chrétiens sont finalement quand même convaincus d’avoir raison à partir d’un appel de Dieu. Ne doivent-ils pas, par avance, réprimander les hétérodoxes ? S’ils ont la vérité, les autres ne peuvent tout de même pas l’avoir ! Et dire que tout le monde possède la vérité équivaut à dire qu’il n’y a pas de vérité.

Dieu interrompt nos récits – perspective intérieure

Nous retenons de l’expérience de la femme lors de son interview radio qu’elle a fait l’expérience d’une interruption fertile et productive du propre récit chrétien par le récit de l’autre. Pour les chrétiens, une voie s’ouvre ici pour établir un profil nouveau à leur croyance en un Dieu qui se révèle au cours du récit et qui se soucie de celui-ci. En tant que théologien, je formule ci-dessous cette voie d’une perspective intérieure (c’est-à-dire la perspective d’un chrétien qui réfléchit sur la foi chrétienne à partir de sa propre tradition en dialogue avec le contexte actuel).

De telles rencontres ne sont-elles pas, pour nous les chrétiens, la façon par laquelle Dieu nous interpelle aujourd’hui ? A travers la rencontre de l’autre ? Dieu n’a-t-il pas toujours été l’Autre dans nos récits, surtout quand ceux-ci menaçaient de s’enfermer ? Vu dans cette perspective, c’est là l’esprit de l’Ancien Testament. Quand Israël est tenu prisonnier en Égypte, Dieu force ce récit d’esclavage et d’aliénation par l’intervention de Moïse. Quand le peuple juif s’isole de Dieu, qu’il commence à servir d’autres dieux, qu’il cause du tort aux pauvres et aux étrangers et que les rois deviennent corrompus, Dieu envoie des prophètes afin d’ouvrir ces récits fermés. Le Nouveau Testament, lui aussi, est le récit de l’ouverture de récits fermés. Au nom de Dieu, Jésus pardonne à ceux qui sont empêtrés dans le péché, critique celui qui réduit la véritable religion à une simple observation de la loi, à un consentement scrupuleux de sacrifices ou à un usage trop facile de la religion à des fins politiques ! Jésus nous demande de devenir comme les enfants, comme les pauvres, les exclus et les persécutés (parce qu’ils sont heureux), comme la veuve qui ne sacrifie qu’un sou. Il nous invite à marcher sur les traces du père qui prend dans ses bras son fils cadet (et nous invite à ne pas partager l’incompréhension du fils aîné). Il nous apprend à voir Dieu lui-même dans le prisonnier, le pauvre, le dépossédé, l’assoiffé, en bref, dans l’autre vulnérable et blessé.

Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer ?  » Et le Roi leur fera cette réponse : « En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 37-40).

Toute la métaphorique et toute la dynamique du récit chrétien semblent être imprégnées de l’interruption de son propre récit, de son identité propre, de la confrontation avec l’Autre, avec Dieu. Ceci est aussi illustré, par exemple, avec des motifs importants comme vocation, exode, montagne, désert, croix, résurrection, conversion, pèlerin... Le récit chrétien ne peut simplement pas devenir un récit fermé. Parce que précisément, à ce moment-là, Dieu fait irruption à nouveau. L’interruption devient ici une catégorie théologique. Finalement, elle prend forme dans la résurrection de Jésus qui est mort sur la croix. Précisément, à ce moment-là, Dieu nous fait comprendre que le récit de celui qui vit comme Jésus de Nazareth, confessé par ses disciples comme le Christ, ne peut pas être enfermé dans la mort, mais qu’il a un futur au-delà de la mort. Dans ses actes tout comme dans ses paroles, mais surtout dans sa vie, Jésus Christ est le paradigme du « récit ouvert ». Suivre Jésus implique de relever le défi de l’autre qui interrompt notre récit.

Selon le témoignage des évangiles de Matthieu et de Marc, même ce Jésus de Nazareth a dû apprendre cela (Mt 15, 21-28 ; Mc 7, 24-30). Ces évangélistes nous racontent en effet l’événement suivant. Quand Jésus s’en va vers la région de Tyr et de Sidon, il rencontre sur sa route une femme cananéenne ou syrophénicienne, donc une non-juive, qui lui demande de guérir sa fille car celle-ci est malmenée par un démon. Jésus réagit d’abord de façon négative, arguant qu’il a été envoyé au peuple juif (« les brebis perdues de la maison d’Israël »), qu’il n’est même pas bon de s’occuper des autres (« Il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens... »). Là-dessus, la femme le contredit : « ... parce que les petits chiens mangent en effet les miettes qui tombent des tables de leurs maîtres ». A ce moment, le récit de Jésus est interrompu et il apprend à ouvrir son récit plus avant de sorte que les autres y reçoivent une place eux aussi. Face à la foi de cette femme, Dieu devient public en dehors des limites d’Israël.

L’interruption culturelle du récit chrétien, à cause de la détraditionalisation ambiante, offre l’opportunité aux chrétiens de refaçonner leur récit en un récit ouvert (mais ne donne pas la garantie que ce récit soit effectivement ouvert). Un récit ouvert – interrompu – chrétien peut alors être non seulement crédible mais aussi théologiquement légitime. Les chrétiens vivent alors le récit chrétien par la grâce de l’interruption créée par la rencontre avec l’autre. En d’autres termes, ils confessent que Jésus a révélé Dieu comme celui qui force leurs récits, afin qu’eux aussi ouvrent des récits. Le dialogue avec la culture actuelle, confrontation avec une pluralité philosophique et religieuse, leur offre aujourd’hui une clé pour interpréter authentiquement la singularité de leur récit chrétien. L’actuelle interruption culturelle du récit chrétien devient ainsi une chance pour voir que l’interruption est propre à leur récit, et, plus encore, pour voir que, précisément là, Dieu œuvre pour rendre possible la critique de la fermeture des récits et pour indiquer les voies qui aboutissent à une croyance contemporaine approfondie.

Le titre du présent article est une intuition de J.B. Metz [18]. Il voulait nous faire comprendre par cette thèse que la croyance chrétienne, parfaitement imbriquée dans la culture et la société en exercice, ne peut jamais glisser impunément vers une sorte de religion civile. Une telle religion recherche en effet trop facilement la réconciliation et oublie ainsi le tragique et la souffrance qui atteignent l’existence humaine. Pour J.B. Metz, il n’y a pas de foi chrétienne sans tension ou agitation, sans danger ou menace. Parce que les chrétiens sont les porteurs du souvenir subversif et dangereux de la souffrance, de la mort et de la résurrection de Jésus Christ. C’est pourquoi, ils recherchent activement la frontière de la vie et de la communauté, atteints par les réalités de la souffrance humaine qui les forcent à faire un choix partial en faveur des pauvres, des souffrants et des opprimés. Par sa propre nature, la foi chrétienne perturbe les relations des gagnants et des perdants et elle interrompt les idéologies des puissants et l’impuissance des victimes [19].

J’ai essayé de démontrer que l’intuition de J.B. Metz est aussi une inspiration pour une réflexion théologique actuelle. J’ai même utilisé la catégorie « d’interruption » d’une double (et même triple) manière et, plus exactement, sous la forme d’un paradoxe. J’ai commencé avec « l’interruption culturelle » de la tradition chrétienne dans notre société contemporaine. Depuis quelques dizaines d’années, la transmission de cette tradition ne fonctionne plus et même de nombreuses initiatives pour y parvenir malgré tout s’avèrent contre-productives. Malgré (presque) quinze années d’enseignement religieux et de catéchèse, les adolescents ne sont initiés que partiellement et fragmentairement. Les canaux et les voies traditionnelles de la transmission de la tradition ne semblent plus efficaces. L’initiation, qui a toujours été relativement peu problématique, est interrompue. La tradition chrétienne et la communauté religieuse vivent une crise profonde qui met en jeu leur survie, du moins dans l’Europe occidentale. Mais les crises offrent peut-être également des opportunités. C’est sur ce point que j’ai à nouveau avancé l’expression « interruption » cette fois-ci non seulement comme catégorie culturelle mais aussi théologique – comme J.B. Metz l’a fait. J’ai suggéré que le fait que la foi chrétienne et la communauté religieuse chrétienne n’aient plus le quasi-monopole de la construction de sens dans la société et la culture ouvre des voies pour une redécouverte de l’agitation dangereuse de l’interruption. Croire en Jésus Christ signifie alors exactement la perturbation d’une existence facile. Ainsi, le récit chrétien s’approche étonnamment fort de ce qui vit dans la conscience critique postmoderne : tous les grands récits qui fondent une identité (les chrétiennes aussi) se concilient trop vite et manient des mécanismes d’inclusion et d’exclusion en présence de l’autre (si l’on veut : une troisième forme « d’interruption »). Étant donné qu’elles partagent une souillure aveugle pour le tragique et les victimes qu’alors elles engendrent, elles doivent être interrompues. Pour les chrétiens, cependant, ceci se fait au nom du Dieu qui, au cours de l’histoire, s’est placé à la limite du temps. Le paradoxe que je voulais donc développer dans cette contribution est que « l’interruption culturelle » de la tradition chrétienne peut aider à redécouvrir l’interruption théologique, qui constitue le noyau de la foi chrétienne, et ceci en dialogue avec la conscience critique postmoderne.

Pour J.B. Metz, c’est surtout la confrontation avec la souffrance qui forme le ressort de sa quête d’une théologie « dangereuse » de l’interruption. Cette confrontation l’oblige – associé à ses interlocuteurs modernes (néomarxistes) comme Adorno, Benjamin et Horkheimer – à développer une herméneutique de la suspicion qui se tourne contre les récits qui se concilient et oublient trop facilement. Aujourd’hui s’annonce – postmodernement – une seconde opportunité. En effet, avec l’interruption culturelle de la tradition chrétienne, les chrétiens sont confrontés simultanément avec une pluralité et une différence (religieuses). Les deux, à l’intérieur de leur rapport, questionnent la croyance chrétienne de la façon la plus profonde [20]. Une théologie de l’interruption développe ici plutôt une herméneutique de la contingence qui tente de maintenir le caractère radicalement historique, spécifique et particulier de la tradition chrétienne. Je suis néanmoins convaincu qu’une telle herméneutique de la contingence, quand elle est bien comprise, inclut l’herméneutique de la suspicion. J’éclaire ceci brièvement. L’attention pour le souffrant et l’opprimé a, en effet, surtout dans la théologie moderne de la seconde moitié du xxe siècle, dicté l’agenda théologique. Les théologies politiques ont alors été accompagnées des théologies de la libération, des théologies féministes, des théologies noires, etc. Chacune pour soi, elles sont le résultat d’un dialogue critique et productif avec des formes d’une conscience moderne. Celui qui s’engage dans le dialogue actuel avec le contexte postmoderne ne peut pas oublier cette leçon théologique du passé récent. La redécouverte de l’identité propre et de ses limites dans la confrontation avec l’autre devient alors, probablement trop facilement, une nouvelle fermeture du récit propre. L’autre devient alors rapidement l’oublié, celui qui est exclu ou celui qui est inclus trop rapidement dans nos récits. Pour cette raison, une herméneutique de la contingence critiquera les récits chrétiens tout comme les autres idéologies, quand les aspirations totalitaires ne laisseront pas d’espace pour la différence et la sacrifieront.

Mais comment la catégorie de l’interruption peut-elle fonctionner théologiquement ? Dans la dernière partie de cette contribution, je tenterai de l’illustrer brièvement [21].

La plausibilité théologique regagnée de l’apocalyptique : Dieu interrompt le temps

Pour ceci, je fais de nouveau appel à une intuition de J.B. Metz. Celle-ci plaide pour redonner à la figure intellectuelle apocalyptique la place qu’elle mérite dans la théologie. L’apocalyptique est un terme regroupant les conceptions qui attendent la fin des temps par une intervention d’un Dieu tout proche [22].

Prenons un autre paradoxe remarquable qui se manifeste aujourd’hui. D’une part la pensée apocalyptique est aujourd’hui, pour diverses raisons, presque effacée de la tradition chrétienne – souvent à partir du dialogue entre croyance chrétienne et modernité. L’apocalyptique s’est avérée trop mythologique, trop dangereux, trop littéral, trop spéculatif, trop évasif. D’autre part, les images apocalyptiques resurgissent précisément dans un environnement culturel « post-chrétien ». Il s’agit ici plutôt d’une « sensation apocalyptique de la vie » qui se manifeste, entre autres, par l’angoisse de la fin du monde physique, de la décadence morale de la race humaine et du non-sens, au bout du compte, de tout effort et de tout acte humain. Des anciennes images bibliques deviennent des métaphores pour les sensibilités culturelles contemporaines.

Le terreau nourricier de la sensation apocalyptique actuelle est, et a été de tout temps, tremblements de terre, catastrophes écologiques, chaos et guerres. Aujourd’hui, nous pouvons, à côté du réchauffement inquiétant du climat, ajouter à la liste la confiance profondément perturbée en matière de sécurité alimentaire et les risques pour la santé publique, le terrorisme mondial, etc. A chaque fois, il s’agit de développements incontrôlés et incontrôlables qui soudainement menacent l’homme et la société. En plus, par les nouveaux médias technologiques, l’instantanéité des informations a changé notre perception du temps. Le flot de messages désastreux persiste continuellement et semble s’étendre exponentiellement. Le résultat provoque un malaise grandissant qui se manifeste par l’insécurité et le manque de perspective. Chez les critiques de la culture, chez les progressistes tout comme chez les conservateurs, un message identique est transmis, il est vrai, en des termes distincts : notre culture est une culture de la mort, de la drogue et de la sexualité. Nous vivons une sorte d’apocalypse spirituelle dont le fléau du sida représente l’expression et l’incarnation. Notre culture s’est transformée en un chaos engloutissant le sens. Ceci la mènera à sa propre ruine.

Quand nous entrons un peu plus dans les détails de ces phénomènes culturels et sociaux, il apparaît que la sensation apocalyptique de la vie inclut un jugement sur le délire de la puissance de l’homme qui a mené au génocide, à des apocalypses économiques et écologiques. Dans la plupart des cas, la formation d’images apocalyptiques exprime la conscience du fait que nous ne contrôlons plus le cours des choses, que nous avons mis en place des processus que nous ne pouvons plus maîtriser. L’humanité s’est sérieusement surestimée et au niveau du planning de la société parfaite (avec les violations des droits humains à grande échelle comme conséquence contraire) et sur ses visées technologiques et fonctionnelles du monde : le saccage de la nature et de l’environnement qui pourvoient à nos besoins en est la preuve. L’apocalypse est devenue une métaphore pour ce que les penseurs postmodernes ont appelé la fin des grands récits.

Plus généralement, et intimement lié avec ce que nous venons de dire, le réveil apocalyptique indique un sentiment croissant d’impuissance et une dégringolade de la confiance. Il témoigne d’un sentiment indéfinissable d’incertitude et d’insécurité – précisément après la disparition des grands récits qui offraient une certitude et une stabilité inébranlables. L’absence de modèles directeurs formateurs d’identité, non remis en question, implique, pour l’individu et la société, la tâche structurelle de la construction d’identité, et provoque, comme revers, l’instabilité de chaque identité construite ou trouvée. Des questions du genre : « Est-ce que le sort des dinosaures peut également être le nôtre ? », « Est-ce que l’impact d’une météorite peut encore détruire la vie sur terre ? », trahissent également, à côté d’une spéculation, une incertitude croissante faisant suite à une époque de pensée rassurante surfaite. La plupart des songes sont en effet des mensonges. Le « tout économique » accru de la construction d’identité – c’est-à-dire la direction de celle-ci par les processus du marché de l’offre et de la demande, du producteur et du consommateur, de la disponibilité et du pouvoir d’achat – ne recouvre que superficiellement cette incertitude croissante. Des questions récurrentes n’y reçoivent pas de réponse satisfaisante.

La montée des groupements d’extrême-droite indique la même voie. Chez eux, il s’agit souvent d’obtenir de la sûreté au milieu de l’incertitude croissante : d’une part, l’autre menace ma sûreté, mon récit, ma stabilité et, d’autre part, cette pensée de l’autre en tant qu’ennemi m’aide, à travers le mécanisme du bouc émissaire, à stabiliser, à forger et à renforcer mon identité. Ici, l’apocalyptique est une forme radicale de critique culturelle et de pessimisme culturel. Les variantes fondamentalistes des religions et les sectes s’associent à cela. Elles offrent une solution quasi mythologique pour le problème de la vanité, du vice, du mal et de la souffrance. Dans leur perspective, ces problèmes sont suscités par notre culture en une forme plus aiguë qu’elles évaluent en termes d’esthétisme, d’immoralité, de relativisation de la vérité, de superficialité, d’arbitraire et d’individualisme. Seule une pensée, en contradiction flagrante avec cette réalité à rejeter, peut encore offrir une sûreté.

Le paradoxe, à savoir qu’à l’instant où l’apocalyptique n’est théologiquement plus un sujet, il l’est culturellement, fait surgir aujourd’hui pour les théologiens la question de savoir si la pensée apocalyptique, transmise dans la tradition, est encore d’une quelconque importance pour la foi chrétienne. Peut-elle apprendre quelque chose sur cette foi chrétienne, et sur la place des chrétiens dans un monde où règne une sensation de vie dite apocalyptique ?

La grande différence avec l’apocalyptique classique est le caractère négatif et purement immanent de la conscience apocalyptique actuelle : à part le « tout est bien qui finit bien » du film commercial populaire (Judge Dredd, Independence Day), il n’y a pas d’achèvement ou de réconciliation mais (la menace d’)une destruction totale, une ruine, un jugement.

Ce qui intrigue surtout dans la conscience critique culturelle apocalyptique contemporaine, c’est le questionnement profond des concepts modernes de temps, répandus dans notre culture, qui y résonne. D’une part, il s’agit ici de l’image du monde moderne et évolutif divulguée par la science, la technique et l’idéologie sociale et, de là, résulte une vision du temps impliquée par cette image (en termes de progrès continu). D’autre part, ceci indique l’adhésion de ladite absence de perspective postmoderne à une sorte de vision du temps cyclique (« tout revient ») et dans laquelle, en fait, rien ne se passe.

Sur ce point, le lien peut de nouveau être fait entre apocalyptique culturelle et théologie. Dans l’apocalyptique – nous suivons à nouveau J.B. Metz – le lien intrinsèque entre Dieu et le temps est en effet revendiqué avec force : Dieu interrompt le temps. D’où il résulte que la conception du temps apocalyptico-chrétienne est en contradiction flagrante avec les visions du temps moderne-évolutionniste et postmoderne-cyclique. La première vision du temps (moderne) passe trop vite sur le déroulement concret de ce qui se passe dans le temps et dans l’espace (le mal, la souffrance, la destruction...) ou elle concilie cela en fonction du but final à atteindre. La deuxième vision (postmoderne) est la conséquence d’une sorte d’amnésie générale [23]. J.B. Metz décrit une culture de l’oubli dans laquelle la souffrance et son souvenir, le temps et donc le récit, Dieu et donc l’homme disparaissent sans traces du champ de vision. Le temps y est une éternité vide sans surprise, où rien ne se passe plus. Nous cultivons le désir d’évasion, comme une sorte d’ athéisme accueillant la religion, dans lequel la religion devient un mythe de loisir compensatoire, sans dieu, avec Nietzsche comme grand prophète. Dans ce contexte, la redécouverte de l’apocalyptique peut rappeler à la foi chrétienne que l’apocalyptique n’est pas une spéculation sur le futur que l’on peut démythologiser aisément, mais plutôt un cri d’effroi et une espérance confiante en Dieu. Ceci exige la transformation d’une pensée catastrophique en une pensée de crise. Parce que l’apocalypse n’est pas seulement une affaire de ruine, de catastrophe et de chaos, mais aussi de perspective, de révélation (ce qui se rapporte directement à la signification originale du mot grec « apocalypse »).

En bref, la figure de pensée apocalyptique perçoit le temps comme délimité par Dieu, un temps dans lequel la crise (persécution, destruction, dépérissement, souffrance et mal) devient précisément l’endroit où Dieu se révèle comme limite du temps, comme interruption du temps, comme jugement du temps. La révélation, comme interruption, comprend simultanément une réclamation et contraint à l’engagement. Ici, la position neutre et l’indifférence envers ce qui se passe ne conviennent plus : une praxis critique de l’espérance devient impérative. En effet, « crise » signifie étymologiquement aussi « jugement ». Une vision du temps chrétienne comprend, à chaque fois, le même élément : se placer sous le jugement et la promesse de Dieu pour l’homme et pour le monde, comme cette promesse a été révélée en Jésus Christ.

En qualité de communauté du récit du « Dieu interrupteur », il est de la tâche de la communauté religieuse de rappeler à la société (post-)moderne (mais aussi à soi-même) que l’histoire est également une histoire d’exclusion, de souffrance, d’injustice et de non-réconciliation – donc simultanément une histoire d’angoisse et de cri pour la justice. Précisément, cette conscience domine la conscience apocalyptique du jugement imminent dans lequel le temps est interrompu.

Lieven Boeve (né à Veurne en 1966) est professeur en théologie fondamentale et dogmatique à la Faculté de Théologie, K. U. Leuven, et, en tant que professeur associé, il est également lié à la faculté théologique de l’U.C.L. Il est également coordinateur du groupe de recherche « Theologie in een postmoderne context » dans lequel il guide des projets de recherche financés par le Conseil de Recherche (K.U.L.) et le FWO-Vlaanderenlnformation ().

[1Traduit du néerlandais par L. Werbrouck et la rédaction (Cl. Massart).

[2Voir sous ce rapport par exemple ma réflexion sur l’identité d’une université « catholique » dans une Flandre détraditionalisée : « Katholieke Universiteit : vier denkpistes », dans Ethische perspectieven, t. 10 (2001), n° 4, p. 250-258.

[3Voir Karel Dobbelaere et Liliane Voyé, « Religie en kerkbetrokkenheid : ambivalentie en vervreemding », dans K. Dobbelaere e.a., Verloren zekerheid. De Belgen en hun waarden, overtuigingen en houdingen, Tielt, Lannoo, 2000, p. 117-152, p. 119.

[4Cf. ibid., p. 112-123. Ceci correspond à environ un cinquième des personnes se décrivant comme catholiques.

[5Ibid., p. 135.

[6Ibid., p. 123.

[7Ibid., p. 124.

[8Ibid. p. 131.

[9Ibid., p. 128. Les auteurs Dobbelaere et Voyé se demandent si ce glissement doit être imputé à l’irréligion accrue, ou au malaise vis-à-vis de l’institution ecclésiale. Le dépeuplement de l’Église a certainement affaire à cette dernière possibilité. Mais les chercheurs constatent en même temps que la religiosité « non pratiquante » survit avec difficulté au passage d’une génération à l’autre : les générations suivantes sont déjà moins religieuses que la première génération. Ils concluent donc : « En d’autres mots, la religiosité doit être soutenue par des structures de plausibilité et, en Belgique, il n’y a qu’une telle structure qui soit clairement visible. Si l’on entre en conflit avec l’Église catholique, se détourner d’elle est la seule alternative. A plus long terme, et certainement par-dessus les générations, ceci produit clairement une irréligiosité » (p. 129-130).

[10Provenant d’un lit de sécularisation chrétienne profonde, les post-chrétiens n’ont qu’un engagement très fragmentaire envers la foi et la communauté religieuse, ce qui se manifeste surtout dans une participation occasionnelle (et diminutive) aux rites de transition et une connaissance défectueuse et non intégrée de la tradition chrétienne – malgré des années d’enseignement religieux et, éventuellement, de catéchèse.

[11Souvent, ce sont les tendances émancipatrices de la modernité et non pas ses acquis scientifiques et technologiques qui sont repoussés. Plus encore, de nombreux groupes soi-disant traditionalistes et fondamentalistes se montrent très actifs en ce qui concerne ces acquis et utilisent à volonté les techniques modernes, entre autres dans les médias et dans le monde des finances.

[12En outre, des recherches indiquent qu’un grand nombre de ceux qui se nomment chrétiens préfèrent la réincarnation à la résurrection pour parler d’une vie après la mort. En marge de ceci, on peut remarquer que la résurrection, en tant que catégorie théologique, implique beaucoup plus que seulement la « vie après la mort ».

[13Pour l’éducation religieuse, cette réflexion a été entreprise lors de l’élaboration des nouveaux programmes d’enseignement dans les années 1998-2000. Pour une reproduction du nouveau profil du cours je renvoie à mes considérations sur le sujet dans « Godsdienstonderricht op school als oefenplaats. Achtergronden bij het nieuwe leerplan S.O. », dans Collationes, t. 29 (1999), p. 287-311 ; cf. également « Vrijplaats voor communicatie over levensbeschouwing en geloof. Nieuwe doelstellingen voor het godsdienstonderricht in Vlaanderen », dans H. Lombaerts, e.a. (réd.), Godsdienst in de branding : naar een communicatief godsdienstonderricht, coll. « Cahiers voor didactiek », Louvain, Wolters Plantyn, 2000, p. 33-46.

[14Cf. J.F. Lyotard, La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Vrin, 1979. Ici « récit » signifie également complexe ou système philosophique, la manière par laquelle les personnes et les communautés perçoivent la société, le monde, elles-mêmes et comment elles leur donnent un sens.

[15Un autre exemple. Précisément, ce qui forme le lien entre les trois religions dites prophétiques, aussi nommées les religions du Livre ou religions de révélation, les distingue profondément. L’islam, le christianisme et le judaïsme différent profondément (a) par la façon selon laquelle ils perçoivent leur prophète, respectivement Mahomet, Jésus ou Moïse, (b) par la façon selon laquelle leurs écrits saints (respectivement le Coran, la Bible et la Torah) accomplissent leur rôle à l’intérieur de la religion et (c) par la façon selon laquelle la révélation de Dieu est comprise dans l’histoire.

[16Pour une élaboration philosophique, cf. L. Boeve, « La conscience critique dans la condition postmoderne. De nouvelles possibilités pour la théologie ? » in Nouvelle Revue Théologique, t. 122 (2000), p. 68-86.

[17Cité de L. Boeve, « Geloof op zoek naar inzicht », dans L. Boeve (réd), De kerk in Vlaanderen : avond of dageraad ? Leuven, Davidsfonds, 1999, p. 13-28, p. 13. Pour l’ensemble de cette contribution, voir également The Interruption of Tradition, coll. « Louvain Theological and Pastoral Monographs », Leuven, Peeters, 2003.

[18Jean-Baptiste Metz est l’un des plus célèbres et plus influents théologiens de la seconde moitié du xxe siècle. Pour la théologie de J.B. Metz, voir aussi le recueil d’extraits et d’articles de cet auteur qui expriment l’évolution de ses idées : Zum Begriff der neuen Politschen Theologie, Mainz, 1997.

[19Pour une esquisse circonstanciée et une critique constructive de cette position théologique, voir entre autres mon article « Postmoderne politieke ideologie ? Johann Baptist Metz in gesprek met het actuele kritische bewustzijn », in Tijdschrift voor Theologie, t. 39 (1999), p. 244-264.

[20J.B. Metz indique cette piste aussi dans ses articles ultérieurs, après 1985, mais il ne la développe pas vraiment. Voir par exemple « De ideologie in de context van de eindfase van de moderne tijd » dans Concilium, t. 20 (1984), n° 1, p. 22-27 ; « Unter-wegswegs zu einer nachidealistischen Theologie », dans J. Bauer (ed.), Entwürfe der Theologie, Graz/Vienne/Cologne, 1985, p. 203-233 ; « In Aulbruch zu einer kulturell polyzentrischen Weltkirche », dans F.X. Kaufmann et J.B. Metz, Zukunftsfahigkeit. Suchbewegungen im Christentum, Fribourg/Bâle/Vienne, 1987, p. 93-123 ; « Die eine Welt als Herausforderung an das westliche Christentum », dans Una Sancta, t. 44 (1989), p. 314-322 ; « Eenheid en veelheid : problemen en perspectieven van de inculturatie », dans Concilium, t. 24 (1989), n° 4, p. 63-70 ; « Met de ogen van een Europees theoloog », dans Concilium, t. 26 (1990), n° 6, p. 93-97 et deux contributions de Zum Begriff der neuen Politischen Theologie, p. 135-141 et p. 197-206.

[21Pour une version plus élaborée de cet exemple, voir mon article « God Interrupts History : Apocalyptism as an Indispensable Theological Conceptual Strategy », in Louvain Studies, t. 26 (2001), p. 195-216.

[22La création chrétienne d’images apocalyptiques est le résultat de la combinaison de deux espoirs juifs : la venue d’un Messie terrestre qui fonde un royaume de paix et de justice et l’exécution du jugement final par Dieu à la fin de l’histoire. Ces pensées ont été largement répandues au cours des deux millénaires passés, dans le sens religieux tout comme dans le sens séculier. Le temps apocalyptique était un temps vers lequel on était tendu : il nous promettait de devenir un temps de bonheur pour les élus, de purification et de destruction du mal, et tout ceci dans l’attente de l’achèvement définitif du temps, et partant, de sa suppression.

[23Pour des références à des publications de J.B. Metz après 1985 sur Dieu et le temps, voir L. Boeve, Postmoderne politieke theologie ? p. 250, note 21 et, entre autres encore, J.B. Metz, « Gott. Wider den Mythos von der Ewigkeit de Zeit », dans T.R. Peters et C. Urban, Ende der Zeit ? Die provokation der Rede von Gott, Mainz, 1999, p. 32-49.

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