Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La chute du Temple : un appel à la formation

Joan Chittister, o.s.b.

N°2002-6 Novembre 2002

| P. 364-379 |

L’auteure ne nous est pas inconnue. Son livre Le feu sous la cendre a fait l’objet d’une longue recension dans V.C., 1999, 52-57. Mais ici, l’accent est mis ; comme le titre l’indique, sur quelques réquisits pour une formation « en prise » avec les défis de notre temps. Si l’accentuation est nord-américaine, bien des remarques peuvent être entendues de ce côté de l’Atlantique. Sûrement quelques propositions susciteront réflexions ou même contestation. Quelques formules et formulations ne sont pas sans exagération, mais on ne peut leur refuser de nous déplacer quelque peu pour un regard autre et stimulant. Ce texte a été publié dans le Bulletin de l’UISG, 118, 2002, 30-42. Nous remercions chaleureusement la direction de l’Union Internationale des Supérieures Générales de nous avoir permis d’en publier ici une version française. Au risque d’un français rugueux, nous avons voulu une traduction qui colle à la rhétorique, parfois véhémente, de l’original.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Depuis longtemps déjà la vie religieuse est à un carrefour [1]. On peut même dire que, pour beaucoup d’entre nous aujourd’hui, il en a été ainsi pour une bonne part de nos jours de vie consacrée... une époque de hauts et de bas, un temps de formation incertaine et de défis implacables. Temps d’enthousiasme, certes, mais qu’on ne peut pas dire avoir été facile à vivre.

Pourtant, on peut le suggérer, ces sentiments de tension et d’incertitude ne résultent pas de ce que cette période était d’ajustement, somme toute étape normale de la vie.

L’incertitude qui rode aujourd’hui dans la plupart des congrégations et communautés de partout, vient plutôt d’une forte mésentente à propos de ce qui doit être réellement ajusté.

Certaines [2] désirent que les choses demeurent telles et aussi « bonnes » qu’elles les percevaient avant le bouleversement issu de Vatican II. Elles souhaitent donc des œuvres florissantes et stables, une totale reconnaissance publique, une approbation de la part de l’Église et des privilèges de la part de l’État.

D’autres, par contre, voudraient une vie religieuse toute différente de ce qu’elle était. Elles aspirent à la liberté, à l’indépendance, à l’autonomie, et à un ministère professionnel sans trop d’engagements ni de pressions.

Le conflit entre ces deux tendances [3] caractérise les vingt-cinq dernières années de la vie religieuse. Certains groupes ont cherché, en vain, de maintenir ou de faire renaître la vie religieuse telle qu’on l’avait connue avant Vatican n, en essayant encore de la parfaire. Quelques groupes de ce genre existe et sont effectifs mais le modèle n’a pas fait école dans le monde.

D’autres ont consenti un travail colossal de rénovation. Tout ce qui reflétait la vie d’avant 1962 a été dépoussiéré, verni, et remis sur le marché comme neuf... nouveaux programmes, nouveaux styles de vie, nouveaux apostolats pourtant encore sous le couvert des schémas anciens.

Les vieux ministères, les vieilles formes de prière, les vieilles structures communautaires ont subi un rafraîchissement : une guitare ici, une commission là, une nouvelle collection de vêtements, une programmation de nouveaux emplois... Peut-être, mais sous tout cela peu de chose, ou rien n’avait réellement changé. Si ce n’est que les personnes qui avaient cessé de voir (considérer) ces moyens comme efficaces avant les changements, ne peuvent même plus les voir actuellement !

Le problème est que ni le lieu ni cette restructuration du passé, ni le redorer ne sont des réponses appropriées à la situation.

En fait, nous avons un modèle pour nous avertir des conséquences de l’une et l’autre attitudes.

En 563 avant Jésus Christ, après la destruction du Temple de Jérusalem, Israël voulut le reconstruire sur son premier modèle. Le résultat fut une terne nostalgie des jours d’ancienne gloire, une pauvre imitation d’une période fameuse, une tentative superficielle de résoudre un problème fondamental. Et cela n’a pas duré.

Ce second temple, d’ailleurs, malgré son développement sous Hérode, croula aussi facilement que le premier, succomba aussi sous les pressions : il n’avait quoi que ce soit de nouveau qui puisse renforcer la nation juive face aux nouveaux défis de l’étranger.

Bien après, seulement bien après, eut lieu, enfin, le changement radical. Alors, quand le passé fut clairement le passé, le peuple du Lieu devint le peuple du Livre. Alors, lorsque le nouvel essai de restauration du système sacrificiel se montra aussi déficient que par le passé, le peuple du Sacrifice devint le peuple de la Parole. Les Juifs du désert devinrent les Juifs de la diaspora et la religion nationale devint un courant international perçu dans le monde entier.

Ce n’est qu’après la destruction des deux Temples, que le témoignage rendu à Yahvé en Israël soit devenu un témoignage à Yahvé à travers le monde. Chassé d’où il était, Israël est devenu, dans la diaspora, un peuple de témoins.

Pour que la vie religieuse soit capable d’être elle même à nouveau, il est impératif de comprendre que son premier temple s’est écroulé et que le second est secoué jusqu’en son centre.

Il lui faut absolument comprendre qu’elle est appelée à un engagement renouvelé, plus profond même que le précédent ; que toutes nous devons sortir hors de nos refuges vers la plénitude de la maison de Dieu ; hors de ce qui ne serait que pratiques de piété, poursuite de perfection personnelle vers la prière profonde ; à sortir hors du cléricalisme vers l’engagement chrétien ; hors de la chambre haute, de retour au pied de la croix. Et nous ne serons vigoureuses à nouveau que lorsque nous aurons été jusque là nous-mêmes.

En vérité, nous ne pouvons pas prétendre être expertes en formation si nous ne formons pas pour les nouvelles orientations.

Il est déjà trop tard pour reconstruire dans le cadre des vieilles structures [4]. A nouveau, le moment est arrivé pour être un peuple neuf. Le moment est arrivé de prendre conscience que pour la formation des communautés de renouveau et pour la formation des candidates qui y entrent, il n’est pas question d’instituer une pléthore de changements insignifiants, aussi utiles semblent ils être, mais bien de devenir une présence incarnée dans le monde.

Non, la véritable formation demande de préparer à vivre la vie et demande de porter le charisme dans des ambiances impossibles, avec des moyens totalement nouveaux.

Les données existent et sont claires. L’étude réalisée par Nygren-Ukeraites confirme ce que les psychologues sociaux savent depuis une génération au moins : le manque de clarté dans le rôle conduit à l’anomie. « Pourquoi est-ce que je suis venue » ? se demande la personne en anomie... et cela conduit à la désillusion. « Pourquoi est-ce que je reste » ? se lamente-t-elle... et cela porte à la médiocrité, à la mort du sens et à l’obscurcissement du cœur. Cela provoque en outre un malaise spirituel qui empoisonne l’ambiance et affaiblit l’esprit, fait tomber le niveau des rires et corrode le ciment de l’amour, conduit à se contenter d’une vie commode et me tente de retourner en arrière à une vie ennuyeuse.

William Durant [5]] a écrit :

Pour que notre vie ait un sens, il faut avoir un objectif qui nous dépasse.

La fait est que, les vieilles réponses aux vieilles questions, les vieilles raisons en vue d’une œuvre nouvelle, honnêtement, ne stimulent pas les cœurs dans ce « nouveau monde » et ne servent pas à poser les bases d’une nouvelle génération de religieuses. Quand, autour de nous, le monde est affamé et meurt devant nous mangé à cause des dépenses militaires et du paiement de la dette par le Tiers Monde, ce n’est pas le moment de parler d’une pauvreté symbolique mais sécurisante, ni d’une chasteté qui isole, ni d’une obéissance qui rend conforme.

C’est justement notre sécurité qui nous tue et notre isolement qui nous insularise loin de l’Évangile ; c’est notre obéissance qui souvent nous rend laquais inutiles de systèmes oppressifs et injustes. Nous avons prononcé des vœux sensés nous rendre libres et nous les avons parfois pervertis en minuties institutionnalisées qui nous rendent esclaves de standards économiques, de strate sociale antiseptique et de systèmes patriarcaux que nous disons nous rendre contre-culturels !

Parler de formation et ne pas parler d’un vivre « insensé » c’est mettre plus de matériel dans la reconstruction du temple qu’à vivre à fond la Torah.

Il y a donc pour nous, comme pour le peuple « choisi », de grandes questions – six en particulier –, propres à ce temps de transition du Temple à la Torah, auxquelles il faut faire face sans quoi le futur de la vie religieuse est déjà mort !

Premièrement, nous devons considérer la question de la viabilité.

Beaucoup trop de communautés ont changé pour survivre et puis, quand le coût social du changement est devenu palpable, se sont figées pour cette même raison. Ces communautés sont arrivées jusqu’à un certain point et n’ont pas été plus loin. Elles ont quitté les vieux habits, mais elles n’ont pas été capables de se défaire des vieux apostolats ni des vieilles mentalités.

Trop souvent les écoles, les hôpitaux, les universités n’ont pas été fermés. Ils sont simplement morts sur le terrain, petit à petit, au fur et à mesure que les personnes vieillissaient et n’étaient plus en mesure de consacrer leurs énergies à de nouveaux engagements.

La nouvelle génération, qui cherchait à s’engager dans de nouveaux contextes, a vu de braves personnes occupées à maintenir leurs anciennes activités plutôt que des personnes prêtes à se risquer dans de nouveaux apostolats. Il en ressort, maintenant, qu’il ne s’agit donc pas de voir si l’ancienne forme d’apostolat est destinée à mourir ; elle est morte depuis des décennies déjà. L’unique question, aujourd’hui, est de savoir dans quelles activités nous voulons que la mort nous surprenne : dans celles, déclinantes, du siècle dernier, ou bien dans celles, naissantes, du prochain.

Ce n’est plus une question d’imagination, bien qu’elle soit nécessaire – comme cela l’a été dans les années 1960 – de redéfinir le rôle des religieux et des religieuses dans un nouveau type de société. Les besoins sont tous suffisamment évidents : les sans-abri, les expériences écologiques, la faim, la paix, le sida, la globalisation, le nouvel ordre mondial, les programmes alternatifs d’éducation, l’accueil, le féminisme, le besoin de programmes spirituels pour faire face à la mort de l’esprit – jusque dans les Églises.

Aujourd’hui, quels programmes de formation forment pour ces besoins ? Celui qui ne requiert pas un service gratuit pour les pauvres, une présence qui s’intéresse aux questions actuelles, un intérêt à la théologie de la libération et au féminisme, ne forme pas en vue de la viabilité.

La vie religieuse ne sera viable, valant la peine, authentique que si elle fait quelque chose pour porter le Règne de Dieu là où la volonté de Dieu s’accomplit le moins en ce moment. L’histoire est claire : quand la vie religieuse s’érige en monument à sa propre gloire, elle n’est pas viable, même si elle se survit.

Deuxièmement : nous devons examiner le thème de la valeur de la vie religieuse en elle-même.

Pourquoi être dans la vie religieuse ? Et, pourquoi ne pas y être ? En fait, pour quelques-uns, la vie religieuse est la voie qui les attire davantage vers leur moi le meilleur et « le plus rempli de l’esprit ». Ce n’est pas une meilleure voie ni la plus haute, mais l’unique dont disposent ces personnes particulières pour entrer pleinement en vie dans le Règne de Dieu.

La vie religieuse est une vie toute imprégnée de l’Écriture, lancée contre les programmations insensibles et cruelles du monde comme une comète dans le ciel.

La vie religieuse est un groupe d’explorateurs, vivant au milieu de l’abondance qui engendre pauvreté, et du pouvoir qui engendre faiblesse, et criant ensemble, d’une seule voix : « Assez ! finissez-en ! Assez ! »

La vie religieuse est un regroupement de personnes décidées à affronter les riches, aveuglés par leurs richesses et les pauvres qui, pauvres d’une manière inhumaine et désespérée, hurlent ensemble à l’unisson : « Davantage ! »

La vie religieuse est à contre-courant dans le temps. Sa fonction est de créer des groupes assez authentiques pour encourager ceux qui cherchent eux aussi, mais seuls, à vivre la vie évangélique, pour leur procurer un refuge dans les moments difficiles de la vie, et être d’une manière telle que la qualité de la vie ne puisse jamais être oubliée. Tant que l’âme humaine ira en quête de la vérité de l’intangible, et tant que les religieuses et religieux resteront enracinés au côté spirituel de la vie, la vie religieuse continuera à exister.

Le programme de formation à la vie religieuse qui ne prépare pas les personnes à l’histoire de la spiritualité et au rôle et statut social de serviteur, sous quelque forme que ce soit, continuera, au mieux, à reproduire une hiérarchie stérile de pseudo-shamans, si elle reproduit encore quelque chose.

Troisièmement : nous devons affronter le thème de l’Église institutionnelle.

Il est important de se rappeler que la tension avec l’Église constitue un aspect historique du développement des congrégations religieuses. Il est vrai que, quand la vie religieuse fait ce qu’elle doit faire dans l’Église et dans la société – se lancer dans de nouveaux apostolats, soulever des questions nouvelles, remplir de nouvelles missions – la tension est presque inévitable.

L’Église institutionnelle ne voulait pas que les religieuses aillent dans les rues et sur les chemins, pas même pour donner à manger aux affamés. Elle ne voulait pas que les femmes soient infirmières, même quand les hommes mouraient sur les champs de bataille. Elle ne voulait pas que les femmes enseignent aux garçons, pas même aux préadolescents. Demandez-le à sœur Benedicta Riep et aux bénédictines. Il n’y a pas encore trente-cinq ans, elle ne voulait pas que les femmes fréquentent les instituts de théologie réservés aux hommes. Demandez-le à sœur Madeleva et aux Sœurs de la Sainte Croix qui ont créé des programmes de théologie de premier degré pour les femmes. Mais les femmes ont fait tout cela, malgré les résistances. Élargir l’institution est clairement un devoir de la vie religieuse. Les documents appellent cela « dimension prophétique ». Souvent les bureaucrates ecclésiastiques l’appellent « désobéissance ».

La majeure partie des apostolats dont il est question maintenant avec orgueil comme programme diocésain dans les Directoires Catholiques officiels (tables gratuites pour les pauvres, centres de « paix et justice », foyers d’accueil, centres pour les femmes maltraitées, hospices pour les malades du sida, centres pour des réfugiés, centres de spiritualité...), ont été initiés non par les diocèses eux-mêmes, mais par des sœurs durant ces vingt-cinq dernières années qui, disait-on, devaient marquer la fin de notre existence. Ces apostolats ont été entrepris alors qu’on nous chapitrait de n’être pas restées dans les écoles et de ne pas mettre l’habit. La tension continuera certainement si la vie religieuse continue à faire ce qu’elle doit faire. C’est justement à bien vivre cette tension que nous devons former.

Les programmes de formation qui n’enseigne pas l’histoire des conflits entre charisme et institution ne développeront jamais, dans la génération future, le courage nécessaire de préserver le charisme dans une période d’institutionalisation.

De fait, il peut arriver que ce soit justement quand nous devenons de « bons enfants » de notre Mère l’Église que nous courons le risque de devenir aussi ses enfants sous-développés, aimants et aimables peut-être, mais dépendants et, en même temps, privés de fantaisie à un point décourageant. Aujourd’hui, où le temps des « affaires-comme-d’habitude » est passé depuis belle lurette, il nous faut enseigner à nouveau que la vie religieuse est appelée à crier le « levez-vous » de l’Église.

Quatrièmement : nous devons affronter le thème de la femme et son incidence sur la vie religieuse.

Le féminisme n’est pas une idéologie politique, basée sur le chauvinisme féminin. Le féminisme est une autre manière de regarder la vie, tant de la part des hommes que de celle des femmes. C’est une vision du monde totalement différente. Elle honore les valeurs féminines et les considère aussi utiles que les priorités masculines pour les initiatives humaines et pour les prises de décision. Le féminisme rejette la domination ; se méfie d’un Dieu masculin et désincarné ; se rebelle devant la destruction de la terre, la violation des esprits, la profanation de l’âme et du corps, même au nom du mariage et de l’obéissance, et aussi par égard pour la « tradition ».

Tout cela a son incidence sur le ministère, sur la théologie, sur la spiritualité de tous, homme ou femme, et touche leur conscience. Il ne faudra pas longtemps pour que hommes et femmes refusent une vie religieuse qui ne se serve pas de son extraordinaire influence, de son éducation et de sa force corporative pour s’opposer partout à la dégradation de la femme, tant dans l’Église que dans l’État. Il faut former les hommes aussi bien que les femmes au problème du féminisme. Tous les noviciats doivent faire connaître la condition de la femme dans le monde, les inconsistances théologiques qu’engendre le chauvinisme ecclésiastique et le danger pour le monde d’un machisme institutionnalisé.

De toutes les questions que la vie religieuse affronte, le féminisme est certainement la plus voilée et la plus dangereuse, parce que c’est celle qui est le plus en conflit avec le courant de l’histoire.

Fermez les yeux, enfoncez-vous dans vos aubes, devenez, si vous le voulez, la partie féminine d’un système oppresseur, mais si vous le faites, la vie religieuse ne tardera pas à mourir de sa propre maladie de discrimination sexiste.

Cinquièmement : il nous faut affronter le thème de l’apostolat. Si nous sommes convaincues de notre appel, nous devons vivre à la disposition des gens pour lesquels Jésus vivait : les lépreux, les marginaux, les femmes, les pécheurs, les morts vivants de l’histoire, les sans-abri, les vagabonds, les pauvres, les personnes insignifiantes, les édentés, les personnes sales, grossières, rustres, désespérées. Naturellement, nous pouvons fréquenter les riches et les puissants – mais seulement si nous leur parlons en faveur des pauvres et de ceux qui vivent dans des taudis – comme l’a fait Jésus dans la maison de l’homme riche.

Ce n’est pas chose facile à faire.

Si les communautés religieuses doivent continuer à exister dans le troisième millénaire comme elles l’ont fait dans le siècle passé, elles devront s’engager de manière claire et communautaire à rencontrer les besoins des pauvres. Alors surtout, la vie religieuse devra se demander pourquoi elle existe comme congrégations et qui connaît leur existence.

Quand nous nous consacrions à l’enseignement, aux services de santé, aux soins des enfants pauvres, tout le monde le savait. Les congrégations religieuses étaient comme des places fortes contre l’ignorance, l’analphabétisme, la maladie, l’abandon et le sécularisme. Nous engagions toutes nos énergies dans ces directions.

Maintenant nous disposons de groupes de personnes les mieux éduquées au monde, et chacune d’entre elles avec un prestige professionnel de haut niveau, tandis que, au même moment, notre congrégation est devenue presque totalement invisible. A moins que et jusqu’à ce que nous n’orientions toutes nos énergies communautaires vers les besoins spécifiques et les questions sociales actuelles, de façon à éveiller les personnes à leur importance, provoquant le changement, et formulant de nouvelles réponses, la question de savoir pourquoi nous restons ensemble sera une question aussi valable et que nécessaire.

Le fait est que, une congrégation sans engagement corporatif n’a rien à quoi ni pour quoi former la personne.

Pourquoi devrait-on accepter la vie de quelqu’un sans raison valable ? Seules les maisons de santé le font !

Les congrégations religieuses doivent, partout dans la société et à tous les niveaux, à travers chaque membre individuel quels qu’ils soient et aussi différentes que soient leurs tâches, rayonner la blanche chaleur de leur charisme propre sur les difficiles et froides questions de l’âge en un ample esprit de corps et un cœur commun aisément visible.

Ce n’est plus le moment de convertir les vieux édifices pour de nouveaux types d’activités. C’est le moment de savoir à quelle part du Règne de Dieu nous sommes en train de coopérer, avec ou sans bâtiments, et alors que chacune de nous s’y emploie là où nous sommes.

Nous devons former à l’engagement communautaire.

La sixième et la plus importante question d’aujourd’hui, dans la vie religieuse, est celle de la spiritualité.

Il est sûr que les anciennes spiritualités de type ascétique négatif, aux schémas rigides, ainsi que le renoncement total et la docilité infantile dans une organisation mesquine, ne sont pas en mesure de former les personnes spirituelles adultes capables de créer les nouvelles façons d’être présentes là où sont les besoins : dans les quartiers, les rues, les maisons d’accueil pour femmes, les tribunaux, les comités civiques, les congrès, avec les personnes seules, aux frontières militarisées, avec les réfugiés, les pauvres de la ville, dans les studios de presse et de télévision... où nous sommes habilitées à dire bien haut notre « non » à l’oppression et notre « oui » au Règne de Dieu.

Non, une spiritualité privatisée ne peut le faire. Il faut, au contraire, une grande spiritualité ; une vie de prière profonde et constante et, peut-être plus que par le passé, le soutien d’une communauté qui cultive la vie spirituelle.

Le programme de formation qui confondrait travail et prière, bonnes intentions et vie spirituelle, profession et engagement, hâtera seulement l’écroulement d’une bonne structure cédant sous le poids de l’échec.

Qui sait combien de facteurs d’oppression ou de méchanceté changeront avec les heures de travail que nous faisons ? Mais ce n’est pas cela l’important. Ce qui compte c’est que, stimulées par l’Évangile, nourries de la Parole de Dieu, animées du zèle pour la justice et soutenues par la prière, nous continuions à aller de l’avant.

Les lectures bibliques du dimanche des Rameaux conviennent fort bien et sont claires : Jésus, sur un âne, traverse la foule et contemple sa récolte, comme le faisait tous les agriculteurs qui, obéissant à Mitzvot agitaient le lulov, la branche de palme, en reconnaissance pour la bénédiction de Dieu durant la saison de Sukkôt, la fête de la récolte hébraïque.

Et, les Écritures soulignent assez nettement que Jésus réalisait que la récolte avait été maigre.

Tout le travail, apparemment, n’a rien donné. La foule ne proclame pas les Béatitudes. Au contraire, elle réclame un roi. Elle semble n’avoir rien compris. Luc nous dit que, dans la Synagogue, Jésus, après avoir pleuré sur Jérusalem et chassé les vendeurs du Temple, se leva et commença de nouveau à prêcher.

Évidemment, cela s’enracine dans l’esprit que de tomber et de ne pas se dérober [6]. Autrement la route dure et fatigante sera trop longue à parcourir et nous risquons de confondre succès avec engagement.

Bien sûr, il nous faut sérieusement former à la prière.

Sainte Thérèse d’Avila répétait souvent :

Le but de la prière, mes filles, ce sont les bonnes œuvres, les bonnes œuvres, les bonnes œuvres.

Viabilité, valeur de la vie religieuse en elle-même, Église, féminisme, apostolat et prière sont les points d’acupuncture de la formation à notre époque.

Alors que près d’un milliard de personnes dans le monde sont analphabètes et que deux tiers des analphabètes sont des femmes, comment pouvons-nous dire que nous formons les religieuses quand nous ne les préparons pas à cela ?

Alors que le capitalisme devient chaque jour de moins en moins humain dans le pays [7], comment pouvons-nous dire, que nous formons des religieuses si nous ne les formons pas à cela ? Alors que nous polluons la planète jusqu’à l’extinction et que les religieux eux-mêmes ne recyclent pas, n’épargnent pas l’énergie, n’étudient pas le problème écologique, comment pouvons-nous dire que nous formons les religieux si nous ne les formons pas pour affronter ces questions ?

Alors que les exportations les plus importantes d’un pays sont des armes et non des vivres, nous nous proclamons gardien de la liberté ; alors que nous refusons d’appartenir à un état de bien-être (welfare State), mais que nous créons nous-mêmes un état de guerre (warfare state) et que nous n’en rougissons même pas, comment pouvons-nous dire appartenir à la vie religieuse si nous ne formons pas les personnes à cela ?

Il nous faut des programmes qui forment pour le service, l’éducation des pauvres, qui permettent aux pauvres de défendre les pauvres et de créer des rapports qui démasquent la vie déplorable des pauvres. Ce sont là des éléments de base de la formation religieuse, de la formation à la vie religieuse. Et aucun de ceux-ci peut se réduire à un livre de textes et à l’étude des constitutions de la congrégation. Tous ces éléments doivent être en vie dans la vie de la congrégation elle-même. Alors la vie religieuse sera la vie de Jésus dont le Temple, détruit, se leva de nouveau ressuscité et glorifié.

Nous, vous et moi, devons former les personnes pour une vie religieuse qui sache user des institutions sans doute, mais qui ne soit pas définie par elles.

Nous devons former des personnes qui suivent Jésus. Il allait de la Galilée à Jérusalem, touchait ceux qui étaient immondes, fréquentait les pécheurs, conversait avec les sages, donnait aux affamés le pain que Lui n’avait pas, il parlait aux riches au nom des pauvres. Il priait, priait, priait sur la montagne, dans les synagogues et en places désertes... Se rendant au temple, non pour faire du commerce avec des banalités dans le but de maintenir à tout prix les choses superficielles et vides, mais pour le purifier.

Pour former à la vie religieuse aujourd’hui, pour créer une vie religieuse prophétique, nous devons former à un esprit fort, sachant ce qu’il veut, non à un pieux perfectionnisme. Nous devons former à un dévouement sans limites et non à un individualisme pathologique au nom de l’épanouissement de soi.

Nous devons former au risque, non à l’approbation publique, ni au conformisme communautaire.

Nous devons former à la critique sociale, à la confrontation provocatrice, dure envers tout système qui rend les pauvres, pauvres, et maintient les pauvres, pauvres ; qui parle de justice et pratique l’oppression ; qui parle de la volonté de Dieu et fait, de ses propres idées, la volonté de Dieu.

Nous devons former pour des communautés étranges, pour l’amour d’une communauté d’étrangers dans un monde global.

Nous devons former à ce qui est suffisant, non pour une pauvreté sécurisante basée sur les « permissions », mais ne connaît jamais ce que c’est que d’être dans le besoin.

Nous devons former pour les « sauterelles et le miel » dans un monde plein d’hommes d’affaires en complet-veston.

Nous devons former à la marginalisation volontaire ; à nous dissocier du système plutôt qu’à y trouver privilège.

Nous devons former pour le prophétisme plus que pour l’alignement sur le cléricalement correct.

Nous devons former pour la Torah plus que pour le Temple désormais démoli et anéanti.

En réalité, ce n’est pas une crise de vocations que nous connaissons : Dieu ne manque jamais de « réconforter son peuple ». Non, nous ne traversons pas une crise des vocations. Nous traversons une crise de spiritualité et de sens. Aucun programme de formation au monde ne peut se substituer à cela. Et pouvons nous le faire ? Oh, il n’y a aucun doute à cela, si nos cœurs sont pleins de zèle, aucun effort ne sera jamais de trop.

Un sage soufi raconte l’histoire d’une vieille, vieille femme qui durant la haute saison de la mousson voulait se rendre en pèlerinage au sanctuaire situé sur la cime d’une montagne.

  • Tu ne seras jamais capable de gravir cette montagne par un temps pareil, lui disait l’aubergiste lors d’une nuit sombre et pluvieuse.
  • Oh, mon ami, lui répondit la vieille femme, ce n’est pas là un problème. Mon cœur a toujours été là-haut. Maintenant il s’agit simplement d’y porter aussi mon corps.

Dans l’histoire de la vie religieuse le moment est arrivé de former au pèlerinage, d’ignorer les tempêtes tourbillonnant autour de nous et de presser, de presser le pas vers le lieu où, aujourd’hui même, nos cœurs attendent nos corps.

Sœur Joan Chittister est membre des Sœurs Bénédictines d’Erie, (Pennsylvanie, USA). Sœur Joan donne des conférences au niveau international sur la psychologie sociale et a écrit plus de vingt ouvrages. Elle a un doctorat de l’Université de l’État de Pennsylvanie sur la théorie de la communication orale et est renommée mondialement pour ses actions pour la promotion de la justice, de la paix et de l’égalité des femmes dans l’Église et la société. Sœur Joan a été présidente de la Conférence des Prieures Bénédictines américaines et de la Conférence des religieuses des États-Unis. Elle a enseigné à tous les niveaux de formation. Sa perception de la spiritualité de la vie religieuse contemporaine est largement appréciée.

ERRATA Les lecteurs attentifs de la Chronique d’Écriture Sainte (A.T) du n° 2002/5 auront remarqué que trois notices n’avaient pas leur note de bas de page donnant les renseignements bibliographiques nécessaires. Les voici : • à la page 338 : A. Wénin , Le livre des louanges. Entrer dans les Psaumes. Coll. « Écriture » 6, Bruxelles, Lumen Vitae, 2001,164 p., 16,00 €.• à la page 341 : A. Borras , X. Dijon , D. Marguerat , E. Montero , Fr. Ost , J.L. SKA, Bible et droit. L’esprit des lois. Coll. « Connaître et croire », 7. Namur/Bruxelles, PUN/Lessius, 2001, 176 p, 18,00€. • à la page 349 : M. Remaud , Chrétiens et juifs entre le passé et l’avenir. Coll. « L’Autre et les autres » 1, Bruxelles, Lessius, 2000, 164 p., 18,15 €. Nous prions nos lecteurs, les auteurs et les maisons d’édition de bien vouloir excuser cette négligence de relecture des épreuves.

[1Ce texte a été publié dans le Bulletin de l’UISG (118, 2002, 30-42). Nous remercions chaleureusement la direction de l’Union Internationale des Supérieures Générales de nous avoir permis de publier ici une version française du texte de sœur Joan Chittister, o.s.b. Notre traduction a été établie à partir de l’édition originale et de sa traduction française du Bulletin revue par nos soins grâce au travail des sœurs Anne et Marie-Edmonde, r.d.c. Au risque d’un français rugueux nous avons voulu un traduction qui colle à la rhétorique, parfois incantatoire, de l’original. Son livre Le feu sous la cendre a fait l’objet d’une longue recension dans V.C. 1999/1, 52-57.

[2Nous garderons le féminin pour éviter les « ils/elles » alourdissant la traduction. La conférence est d’une femme s’adressant à des femmes.

[3Peut-être plus marqué en Amérique du Nord que sur le vieux continent ? [ndlr].

[4« In the shell of the old » peut se traduire aussi : « Sous la protection (coquille) de l’ancien » [ndlr].

[5William Durant (1885-1981), historien et auteur d’une Histoire de la civilisation ou... William Durant (1861-1947), fondateur de la General Motors Company ? [ndlr

[6« Clearly, it takes grounding in the spirit to fall but not to quit. »

[7Cette longue exhortation finale laisse apparaître en arrière-fond la situation des États-Unis, mais se transpose aisément à tout le Premier Monde.

Mots-clés

Dans le même numéro