Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

« À la manière de... » : pour une théologie narrative du charisme fondateur

Philippe Lécrivain, s.j.

N°2002-6 Novembre 2002

| P. 380-402 |

C’est un fait qu’il y a eu une inflation de l’usage du vocabulaire du « charisme », et spécifiquement de celui de « charisme fondateur », en théologie de la vie religieuse. Le danger de réification, comme s’il s’agissait d’un trésor de famille à protéger, n’a pas toujours été évité. On comprend alors la tentative proposée ici. Trois parties balisent le chemin : trois « intuitions spontanées » traversent le langage concernant la vie religieuse et semblent orienter vers une remise en question des « images » qui la décrivent ; ne faut-il pas aussi questionner la théologie de la vie religieuse comme « signe » ? Sur quels chemins non tracés s’avancer ? Cette troisième partie propose une articulation entre le récit évangélique de la réponse à la question de Jésus : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » et le récit « fondateur » d’une invention toujours à reprendre où l’acte de « faire et recevoir une profession, c’est fonder l’institut ». La proposition offerte, demande une lecture attentive et critique, mais elle a le mérite de renouveler la réflexion. Elle appelle commentaires, réactions, débat peut-être. Nous serions heureux de pouvoir y contribuer.
Ce texte a fait l’objet d’un exposé aux délégués diocésains à la vie consacrée lors de la session nationale du 29 janvier au 1er février 2001 à Chevilly-Larue. Il a été publié sous la responsabilité de la Commission épiscopale française de l’État Religieux, de la Conférence Française des Supérieures Majeures et de la Conférence des Supérieurs Majeurs de France dans une brochure par ailleurs fort intéressante : Transformations et visages nouveaux de la Vie Consacrée hier et aujourd’hui que nous a aimablement transmise le secrétariat de la CFSM. Nous remercions le père Philippe Lécrivain de nous permettre de le publier ici, sous un titre de notre rédaction, dans son intégralité et lui gardant son caractère oral. Une version abrégée a fait l’objet d’une publication sous son titre orioriginal : « Penser théologiquement la vie religieuse » in Études, avril 2002, n° 3964, 495-507.

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Avant-lire

C’est à un double titre que j’écris ce papier, comme théologien et comme religieux. Comme beaucoup, après avoir vécu l’enthousiasme conciliaire et traversé la longue crise qui l’a suivi, je participe, depuis une dizaine d’années, au fragile renouveau de la vie religieuse. C’est dans cette « éclaircie » que je voudrais situer mes réflexions. Sans être un optimiste béat, je pense qu’il est du devoir du théologien d’aider ses compagnons de route à penser aujourd’hui leur avenir. Il y a sans doute de la prétention dans ces propos mais il y a aussi une conviction : Notre avenir est dans nos mains. C’est du moins ce que je voudrais montrer en considérant avec bienveillance les discours les plus communs tenus sur la vie religieuse.

Des intuitions qui disent plus qu’il n’y paraît

Après avoir choisi, depuis longtemps déjà, de vivre autrement entre eux et avec les autres, les religieux sont en quête de nouveaux discours. Les publications ne manquent pas mais elles ne suscitent pas souvent un intérêt durable. Il y a bien des raisons à cela mais il se pourrait que la plus importante soit à chercher dans l’écart qui existe entre leurs propos et quelques intuitions plus spontanées.

Des tensions significatives

Trois grandes intuitions traversent aujourd’hui le discours des religieux. Pour beaucoup, ce sont même des évidences qu’il est banal de rappeler. Faisons-le cependant : L’appel à la sainteté est adressé à tous ! La suite inconditionnelle du Christ est un choix proposé à chacun ! La voie évangélique ne saurait être réservée à quelques-uns !

La sainteté est pour tous... Quand un religieux affirme cela, il entend tout simplement dire que, contrairement à ce que l’on a pu penser dans le passé, sa vie n’est pas plus « exemplaire » qu’une autre. Comme aimait à le rappeler Ignace de Loyola, cette vie-là [1] n’est qu’un chemin parmi d’autres. Pour souligner cette intuition, on a plaisir désormais à citer Lumen Gentium. Malheureusement, on le fait le plus souvent sans aller lire le texte et c’est dommage car on se rendrait compte alors qu’il y a un écart entre celui-ci et l’intuition d’aujourd’hui. Si la constitution conciliaire dit bien que tout homme est appelé à la sainteté, c’est pour ajouter aussitôt que les meilleures façons d’y accéder sont la pauvreté et la chasteté.

La suite inconditionnelle du Christ, un choix pour chacun... Cette affirmation est vraiment un truisme et pourtant, il a fallu bien du temps pour reconnaître que la sequela Christi n’est pas le bien propre des religieux mais celui de tout chrétien. « Si tu veux être parfait, viens et suis-moi. » Ce choix est proposé à tous et chacun est libre de le faire ou de ne point le faire. Comme c’est à tous qu’il est rappelé qu’au cas où l’on ferait ce choix, ce doit être sans condition : « Vends tout ce que tu as... » Suivre le Christ, comme le firent les apôtres et ceux qui les accompagnaient, dans l’itinérance et la communion, en se faisant proche des hommes et en se laissant saisir par Dieu toujours davantage, est le propos de toute vie chrétienne.

La voie évangélique n’est pas réservée à quelques-uns... Peu de religieux oseraient s’inscrire là contre. Et pourtant, ne dit-on pas en même temps que seuls les religieux vivent selon les « conseils évangéliques » ? Et quand on dit cela, on sous-entend plus ou moins consciemment que, pour accéder au salut, cette voie n’est pas celle du commun. N’y a-t-il pas là une contradiction ? Comment affirmer que l’évangile est pour tous et, en même temps, en le réduisant aux trois conseils de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, tenir qu’il n’est le fait que de quelques-uns ?

En réalité, les trois intuitions proposées sont des dénégations qui disent le désir des religieux de ne plus être considérés comme l’élite des chrétiens. Dans leur nouvelle manière de se présenter, ceux-ci, en effet, souhaitent souligner non ce qui les distingue des autres mais ce qui les en rapproche.

Un renversement où transparaît un nouvel imaginaire

Les religieux aiment donc dire, aujourd’hui, qu’ils sont, avant tout, des chrétiens comme les autres. Il ne faudrait pas croire cependant que, ce faisant, ils cherchent à dissimuler, voire à évacuer, ce qui, dans leur existence, est singulier. Ils n’ont d’autre souhait que de trouver un discours qui exprime le choix qu’ils ont fait de pratiquer l’évangile d’une certaine manière, avec d’autres et pour toujours, et qui les a conduits à prononcer des vœux et à vivre en certains lieux. Si ceci n’est point une révolution, c’est tout de même un renversement plus important qu’il n’y paraît, dans la mesure où il implique des mutations plus profondes.

Certains aiment à dire que nous sommes en présence d’un changement de paradigme et que nous vivons des transformations analogues à celles qui se sont accomplies, au xvie siècle quand se mettait en place un nouvel imaginaire.

Alors, la chrétienté latine occidentale s’est progressivement pensée selon un dispositif à deux termes avec, en son centre, les chrétiens qui connaissaient la Vérité et détenaient les moyens du Salut, et, aux périphéries, des hommes et des femmes ignorant tout et ne pouvant rien. C’est selon cette représentation de l’univers que se sont développées les « missions » modernes pour aller porter l’évangile dans les confins européens comme aux extrémités du monde. Au commencement, ce souci fut partagé par tous mais, bientôt, une nouvelle figure de religieux se détacha qui devint comme le fer de lance du dynamisme nouveau.

Aujourd’hui, nous savons qu’une telle représentation n’a plus la même pertinence. Notre univers n’est plus bipolaire, mais multipolaire. Le monde est devenu un vaste réseau de relations complexes qui s’entrecroisent en de nombreux centres. Même si certains discours sur la mondialisation nous font oublier trop souvent son envers qui est la fragmentation, nous respirons aujourd’hui, pour reprendre une expression de Stanislas Breton [2], comme un « air-inter » et c’est dans cette perspective que, d’une manière plus ou moins consciente, nous nous essayons de penser « l’avenir du christianisme ».

Les intuitions que nous évoquions précédemment prennent place ici. Comme les autres chrétiens – et peut-être davantage encore – les religieux découvrent qu’ils ne sont que quelques-uns parmi beaucoup d’autres et que ce qu’ils ont à viser désormais n’est plus d’être partout, mais en des carrefours bien choisis. Une telle proposition, loin d’être un abandon de la portée universelle de ce qui les meut, est au contraire un essai pour exprimer celle-ci dans une manière renouvelée d’entrer en relation et dans une capacité toujours plus grande à communiquer. Pour le dire autrement, dans la société contemporaine, il importe moins de « porter » l’évangile à ceux qui l’ignorent que de le « vivre » sans crainte au sein de relations multiples et questionnantes.

Dans une telle mutation, c’est toute une compréhension que l’Église avait de sa mission qui s’estompe. Les débats en cours, au sein de l’épiscopat, sur la nécessité de maintenir ou non un quadrillage chrétien du territoire, sont là pour l’attester. Mais les religieux ont suffisamment réfléchi que, avec ce changement de paradigme, c’est aussi leur manière de vivre et de penser qui est interrogée ? Pour beaucoup, aujourd’hui encore, il importe de mettre en avant leur exposition sur toutes les « frontières » et de souligner qu’un engagement serait impossible sans la liberté que donnent la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Dans la figure du monde qui se dessine aujourd’hui, sans renoncer à mener une vie libre et exposée, les religieux savent que, comme et avec les autres chrétiens, leur avenir se joue dans leur capacité à être présents au cœur des réseaux nouveaux. Plus ils s’engagent dans la nouvelle société, plus ils découvrent qu’ils ne peuvent pas vivre sans les autres.

Au terme de ce premier moment de notre réflexion, il apparaît peut-être plus clairement que le flou du discours des religieux est dû aux tensions qu’ils vivent dans ce « passage » d’un imaginaire à un autre. Mais, avant de proposer quelques éléments de réflexion plus neufs, considérons d’où nous venons et le chemin déjà accompli.

Retraverser des discours anciens et plus récents

Mon but ici est de mettre en perspective mes propos et ceux tenus par d’autres avant moi, non pour opposer un moment à un autre au bénéfice ou au détriment de l’un des deux termes, mais pour mieux rebondir plus librement vers l’avenir. Nous allons faire mémoire de la logique selon laquelle les religieux du passé ont vécu, considérer comment alors elle fut productrice de sens puis comment elle cessa de l’être. C’est donc à un examen, placé sous le double signe de la « promesse » et de la « dette », que je vous invite.

La théologie de la vie religieuse, comme bien d’autres théologies, s’est élaborée, pour une large part, au cours du xviie siècle selon les principes d’une pensée baroque. Au siècle suivant, sous l’influence de la philosophie des Lumières, l’éthique l’emporta sur la mystique et l’anthropologique sur le théologique. Il était en effet plus facile de « codifier » des comportements moraux que leur fondement spirituel. On eut alors, pendant un temps, deux discours : celui des conférences de noviciat aimant à souligner les harmoniques humains de l’engagement religieux et celui d’une « théologie » cherchant à replacer ce même engagement dans le mystère de Dieu pour le monde.

Au cours du xxe siècle, le second discours disparut tandis que le premier, revêtu des atours séduisants des sciences humaines, prit toujours plus d’importance. Cette inflation accentua encore la dérive qui avait conduit à faire des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, le fondement de la vie religieuse. Je n’analyserai pas ici ces discours – ils sont bien connus de nous tous –, préférant prendre le problème autrement. Partant de l’idée que la théologie baroque fut la réponse adaptée à l’univers bipolaire que j’ai évoqué, je la présenterai après en avoir montré les sources et avant d’expliquer comment, dans les décennies récentes, on a cherché à la dépasser.

Des discours toujours prégnants

Au temps des renouveaux des années 1930-1950, sans remettre en cause la place accordée aux trois vœux dans les discours sur la vie religieuse, les théologiens s’engagèrent dans deux directions : certains proposèrent une lecture renouvelée des sources scolastiques, tandis que d’autres s’attachèrent à un dialogue plus soutenu avec la pensée contemporaine. Mais, puisque, dans les textes du magistère, on préfère la première voie, attachons-nous donc à celle-là.

Quand Thomas d’Aquin et Bonaventure écrivent sur la vie religieuse, d’autres instituts que les leurs sont aussi approuvés, ainsi, par exemple, les Pauvres Catholiques où sont reçus des célibataires et des gens mariés. Il s’agit donc de montrer, avec clarté, ce qui rapproche ou distingue ces divers religieux. Mais, au même moment, les frères mendiants ont aussi à défendre leur compréhension de la vie apostolique et à s’affirmer face aux évêques qui ne voient pas d’un très bon œil que d’autres qu’eux puissent prêcher l’évangile au peuple.

Ne pouvant entrer ici dans les majestueuses constructions des deux grands médiévaux, retenons-en seulement quelques points. Tout d’abord remarquons la place que Thomas d’Aquin accorde dans son anthropologie à la religion [3], véritable « charnière » entre les vertus théologales et les vertus morales. Elle modèle l’homme tout entier en l’atteignant à partir de ce qu’il a de plus profond : sa volonté et sa raison. En elle se produit la convergence de la sainteté biblique et de l’éthique grecque. En elle, émerge finalement l’inspiration évangélique d’un culte rendu à Dieu, « en esprit et en vérité ». Le théologien précise ensuite ce que sont les actes de religion et c’est là qu’il situe sa réflexion sur « le vœu », par lequel on promet quelque chose à Dieu.

Ayant traité de ces sujets, en disant qu’ils sont applicables à tous, Thomas d’Aquin poursuit son exposition pour faire droit à la diversité. On trouve chez les hommes, dit-il, une triple différence : celle des charismes, celle des formes de vie, celle des fonctions et des états. C’est à propos de ce dernier point qu’il évoque l’état de perfection. La perfection, qui est la charité, écrit-il, se trouve incluse comme fin dans le précepte qui est fait d’aimer Dieu et son prochain. Cependant, pour parvenir à cette perfection de la charité, qui requiert une grande libération spirituelle, tout un chacun est invité à pratiquer les préceptes seconds et à le faire en suivant les conseils donnés par le Seigneur. Dans cette perspective, les « conseils » ne s’opposent donc pas aux « préceptes », bien au contraire.

Remarquons que, sur ce point, la pensée de Bonaventure diffère légèrement. Si, selon lui aussi, la perfection ne se détermine qu’en fonction de la charité, elle comporte cependant trois degrés : la pratique des commandements, l’accomplissement des conseils et la contemplation du Bien suprême qui ne trouve son achèvement qu’au ciel. Une certaine hiérarchisation s’esquisse donc. En effet, si « le commandement ne fait pas la perfection », on ne peut parler à ce niveau que d’une perfectio necessitatis et, en conséquence, il n’y a de perfection réelle sur cette terre que dans l’observation des conseils animés par la charité qui pousse à des actes plus élevés.

Ces propos, lus dans une autre logique, contribueront à infléchir les discours et bientôt les positions. Mais avant d’y venir, rappelons qu’il y a, chez Bonaventure, aux prises avec les « spirituels » de son Ordre, un désir très clair d’affirmer une hiérarchie dans la perfection. Thomas est plus modéré sur ce point, comme lorsqu’il répond à la question cruciale de son époque : Qui, des évêques et des prêcheurs, sont les plus saints ? En se fondant sur les hiérarchies dionysiennes, Thomas d’Aquin répond par une distinction : la perfection des prélats leur est acquise par la fonction, tandis que celle des religieux est à acquérir chaque jour. Nous sommes là au cœur des difficiles mutuae relationes ou, paradoxalement, à la source de certaines théologies contemporaines qui soutiennent que certains instituts religieux sont nés, non pas « dans » mais d’une Église locale [4]. Mais laissons ces discussions pour en venir à la théologie baroque.

La pensée de François Suarez est moins connue aujourd’hui que celle de Thomas d’Aquin mais son influence concrète a été plus importante. Comme celle de ces prédécesseurs, son œuvre est polémique. Il s’agit de répondre aux critiques adressées aux jésuites sur leur manière de vivre. En ignatien, Suarez montre tout d’abord qu’il ne peut y avoir d’apostolat sans contemplation, puis, c’est en thomiste qu’il présente la voie de la perfection suivie dans la Compagnie sans se rendre compte que, à la manière des théologiens de Salamanque, il donne plus d’importance qu’il n’y faudrait à la catégorie d’obligation. « L’état religieux, écrit-il, est institué pour l’exercice de la vertu de religion et il consiste dans les actes de cette même vertu », en l’occurrence les vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Cette théologie s’imposa mais, bientôt, on n’en garda plus qu’une ossature rigide.

Bien des congrégations, masculines et féminines, la reprirent, dans les siècles suivants pour transposer, au cœur de leur existence, la tension vécue dans l’Église entre un centre et une périphérie. Désormais, comme l’a très bien montré M. de Certeau, les religieux de plein vent, se présentèrent comme vivant en réguliers à l’intérieur de leurs maisons et en missionnaires à l’extérieur. Si, dans la mouvance de la devotio moderna qui proposait de trouver le Christ dans l’eucharistie et dans les pauvres, un bon équilibre fut maintenu entre les deux pôles, bientôt ce fut l’extérieur qui l’emporta poussant à aller toujours plus près des plus pauvres et des plus lointains. Au xviiie et, plus encore, au xixe siècle, un renversement se produisit. D’un christianisme de proximité, on en vint à un christianisme de référence. Plutôt que de sortir à la rencontre des autres, on préféra les recevoir chez soi.

L’extérieur rejoignait ainsi l’intérieur, mais un intérieur où « l’invasion mystique » avait fait place depuis longtemps au tout éthique.

Des essais pour sortir de l’impasse

Bien avant l’aggiornamento du concile Vatican II, les religieux ont cherché à se dégager du carcan où ils s’étaient enfermés pour s’insérer autrement dans la société, voire sur ses frontières.

Il ne s’agit pas ici d’opposer les moines et les moniales aux autres religieux. Depuis longtemps, en effet, les premiers se sont ouverts aussi à de nouvelles procédures économiques et ont renouvelé leurs offices liturgiques par une compréhension plus moderne de leurs sources. Sans que l’on s’en rende compte vraiment, ce qui s’accomplissait alors dans les monastères, au nom d’un renouveau, était surtout de l’ordre du « faire ». Au même moment, mais d’une autre manière, les religieux de plein vent cherchaient, eux aussi, une autre inscription dans la société. De grands débats avaient lieu alors sur la nécessité de garder des institutions propres, de négocier des contrats avec l’État ou de se fondre dans la masse des travailleurs. Des choix politiques furent faits, des options préférentielles furent décidées. Mais là encore, on n’en était qu’au strict plan du « faire ».

Dans tous les efforts accomplis alors – chez les religieux enclos comme chez ceux de plein vent – il s’agissait au nom d’une ouverture sur le monde de retrouver, dans toute sa force, le schéma fondamental du centre et de la périphérie. Ces déplacements affectèrent en profondeur, comme en un choc en retour, les discours et les pratiques de la vie « régulière » intérieure trop souvent présentés comme des devoirs à accomplir. Des crises s’ensuivirent qui provoquèrent de nombreux départs. Mais ces ouvertures invitèrent aussi à entrer dans une autre représentation de Dieu : non plus celle d’un Dieu qui, de l’extérieur, se contenterait d’ordonner le monde, mais celle d’un Dieu qui s’abaisse et se fait solidaire des hommes. Selon cette théologie renouvelée, certains religieux cherchèrent à exprimer non plus seulement leur manière de « faire », mais encore leur manière d’« être ». On se mit alors à parler de la vie religieuse comme d’une consécration, « consécration de Dieu, consécration pour Dieu ».

Dans les années 1970 et 1980, pour sortir de l’étroitesse moralisante, du discours de l’école, les théologiens présentèrent donc la vie religieuse en développant un point de vue ou anthropocentrique ou théocentrique. Mais leur souhait n’était pas de remettre en cause la définition suarézienne, mais de lui donner une meilleure assise politique ou mystique. Sentant l’impasse et pour cesser de faire des religieux des super-militants ou des super-baptisés, les théologiens ont voulu mettre en relation « l’être » et le « faire ». Certains écrivirent à la manière de J. Maritain : « L’action est une épiphanie de l’être. Si la grâce nous prend et nous refait par le fond de l’être, c’est pour que notre action tout entière s’en ressente et en soit illuminée. » D’autres, à l’inverse, suivant Guardini, suggérèrent qu’une manière de faire peut aider à découvrir quelque chose de plus, un « supplément d’âme ».

Devant les difficultés de ces discours, plusieurs théologiens choisissent de faire un autre pas, mais sans changer de direction. En effet, partant de la pratique des trois vœux qu’ils présentent toujours comme le fondement d’une manière de faire ou d’une manière d’être, ils tentent d’expliquer que la vie religieuse est signe dans l’Église et pour le monde.

Pour saisir la portée de cette tentative, faisons un détour par la théologie sacramentaire dont l’enjeu est de tenir ensemble, dans un signe, la densité d’une démarche humaine et l’absolue gratuité divine. L.M. Chauvet, s’inspirant de K. Rahner, privilégie le chemin qui de l’humain conduit au divin, tout en précisant que le second dépasse infiniment le premier. En revanche, P. Gisel dans la ligne de K. Barth, insiste moins sur l’enracinement naturel et culturel des sacrements que sur leur dimension christique et eschatologique. Aller du symbolique humain au symbole divin ou suivre le chemin inverse, ces deux sensibilités de la sacramentaire diffèrent en ce qu’elles mettent en avant, l’une l’anthropologique et l’autre le théologique. Ne sommes-nous pas ici très proches de ce que nous disions à l’instant ? Je le pense et, même plus, je crois que ce que je viens d’expliquer peut éclairer les propos des théologiens de la vie religieuse.

Les uns, s’interrogeant sur l’engagement explicite pris par le religieux de vivre selon les conseils évangéliques, expliquent que cette offrande, faite à Dieu par un croyant et vécue dans le concret d’une histoire, contribue à l’édification de l’Église. Selon eux, vivre la pauvreté, la chasteté et l’obéissance, pour louer Dieu et servir le prochain davantage, est une parcelle du kérygme qui doit être annoncé. La vie religieuse est une « attestation » du Christ ressuscité mais attendu encore, et c’est à ce titre qu’elle est signe. D’autres théologiens, jugeant trop subjective la manière précédente de parler, préfèrent mettre en avant que « l’âme des trois vœux, comme de tout acte de religion, est la dévotion », prise au sens fort d’un don total et immédiat. Cette consécration, précisent-ils, est de l’ordre de l’être avant d’être de celui de l’agir ; elle relève d’une mystique de l’essence et non d’une proposition éthique. Il s’agit donc moins, à propos des vœux, de souligner la générosité de celui ou de celle qui les prononce, que de reconnaître là l’action du Christ ressuscité et la force de l’Esprit. La pauvreté, la chasteté et l’obéissance sont constitutifs de l’amour que Dieu propose aux hommes de vivre. Il est donné aux « consacrés » de répondre radicalement à cette proposition. En eux, l’Église se reconnaît et c’est à ce titre qu’elle les dit « signes ».

Dans ces deux manières de penser, contraires mais non contradictoires, il y a le même désir de tenter une réconciliation des faits, ici les trois vœux, et des valeurs éthiques, dans le premier discours, ou un sens métaphysique, dans le second. Ces efforts sont louables et il n’est pas impertinent de dire que les religieux sont appelés à être signes. Cependant les théologies que je viens de présenter sont fragiles parce que, finalement, elles se fondent, non sur ce qui est au cœur de la vie religieuse, comme de toute vie chrétienne, l’expérience de Dieu, mais sur les conséquences de celles-ci : les trois vœux qui en disent l’enracinement existentiel et les frontières qui marquent où l’on entend s’exposer. Pas plus les vœux que leurs lieux n’épuisent la vie religieuse et, pareillement, pas plus l’être, que le faire. Nous sommes donc invités à reprendre à frais nouveaux notre réflexion.

S’engager sur des chemins non tracés

D’entrée de jeu, rappelons que le défi à relever est de penser théologiquement dans un univers multipolaire, multiculturel et multireligieux où tout groupe ne peut percevoir sa singularité qu’en étant en relation avec d’autres groupes. Ceci est vrai, dans la société, pour le groupe chrétien ; cela l’est pareillement, à l’intérieur de l’Église, pour cette entité singulière que constituent ensemble les religieux. Dans cette perspective qui s’esquisse, la nouveauté est donc dans la prise de conscience, d’une part, que nul, aujourd’hui, ne peut prétendre être une île et, d’autre part, qu’en conséquence, chacun à apprendre à se présenter, d’une manière renouvelée, à ceux avec qui il est en relation. Les religieux, comme tous leurs contemporains, chrétiens ou non, sont confrontés à cette difficile question.

La fragilité des théologies présentées est de s’établir non sur ce qui est au cœur de la vie religieuse, comme de toute vie chrétienne, l’expérience de Dieu, mais sur les vœux et les lieux qui, pour importants qu’ils soient au quotidien, ne sont, somme toute, que des déterminations secondes. Quand on frappe à la porte d’un institut, il convient certainement d’avoir une pré-compréhension de la manière dont on y vit et des lieux où cela s’accomplit : se retirer à l’intérieur d’une clôture ou se disposer à vivre en plein vent n’est pas du même ordre. Mais l’important n’est pas là, il est de savoir si on est prêt à s’engager pour toujours à la suite du Christ, pour vivre l’évangile avec ceux-ci ou celles-là, à la manière d’’un groupe fondateur [5].

Ainsi, avant de réfléchir à ce que « sont » ou à ce que « font » les religieux, convient-il de s’interroger sur ce qu’ils « vivent », ou encore sur ce que signifie pour eux la belle expression de M. de Certeau que nous avons déjà rencontrée : Pas sans lui (le Christ), pas sans nous (les compagnons), pas sans eux (tous les autres).

Une manière de vivre avec... !

Tel est donc le cœur de la vie religieuse et ce dont nous devons rendre compte. Mais écoutons tout d’abord J. Moingt. Cherchant à dépasser les positions de L.M. Chauvet et de P. Gisel, il écrivait :

Si le propre d’une théologie fondamentale est d’étudier corrélativement le discours sur Dieu et le phénomène humain impliqué dans ce discours, cette démarche peut s’appliquer à l’analyse de ce qui unit symboliquement le croyant et Dieu.

Et, plus loin, il poursuivait :

En christianisme, la relation du croyant à Dieu est toujours référée historiquement et socialement au Christ et, cela, d’une double manière, par l’intermédiaire du récit évangélique. C’est en lisant l’Évangile dans l’Église que l’on rencontre le Christ, comme c’est en le vivant que l’Église en poursuit « l’écriture » dans le monde. Il s’ensuit que mettre au cœur de la vie religieuse la rencontre avec le Christ, c’est montrer la relation de celle-ci au récit évangélique et aux comportements concrets que celui-ci engendre.

Pour justifier mes propos, il faudrait faire ici quelques sondages : les uns plus théologiques, autour des années 1980 ; les autres, plus exégétiques, autour des années 1990. Je ne le ferai pas pour m’en tenir à une seule question : Suivre le Christ, qu’est-ce donc à dire ?

Partons des Actes des Apôtres [6]. Personne ne dit mieux que Luc le rôle fondateur de l’Esprit. Plutôt que de le définir abstraitement, il raconte son œuvre et invite son lecteur à écrire, « sous son impulsion », d’autres pages pour poursuivre le livre laissé ouvert. Mais comment expliquer « l’agir » du texte au-delà de lui-même ? Comment, occupé à déchiffrer le sens du texte, le lecteur s’expose-t-il à cet effet en retour qu’est le travail du texte sur lui ?

Tout d’abord, avec P. Ricœur, soulignons que, dans le rapport au texte, l’altérité demeure une dimension fondamentale. Cet écart, s’il est un handicap pour une actualisation immédiate, rend possible, en réalité, une authentique quête de signification. Mais ce concept de signification » est différent de celui de « sens ». Signification et sens sont les deux faces de l’acte de lire : à la stabilité du sens, on peut opposer la variabilité de la réception du texte, c’est-à-dire la fluctuation dans l’établissement de sa signification. Devant le texte évangélique, le lecteur est invité à jouer (interpréter), c’est-à-dire à passer « du texte à l’action » ou encore, pour le dire autrement, à « inventer le Christ ».

Avec A. Gesché, faisons un pas de plus. Entre l’identité historique de Jésus, telle qu’on peut l’établir par la science historique, et son identité dogmatique, telle que la foi l’a constituée, n’y a-t-il pas place pour une « identité narrative » ? Dans les évangiles, le sujet n’est ni un « je » qui s’annonce à partir de sa seule intériorité, ni un « il » que l’on pourrait saisir de l’extérieur, mais un « soi », c’est-à-dire un sujet réfléchi. En effet, le narrateur, par son récit, opère une « mise en intrigue », plutôt qu’une « mise en débat » et, ce faisant, il permet une « mise au jour », c’est-à-dire une révélation [7] dans laquelle peut entrer, à son tour, le lecteur « intrigué ».

Le Christ, c’est ce Jésus que je vous annonce ! Les évangélistes, en nous présentant un Jésus « cru » plus qu’un Jésus « décrit », nous racontent moins une aventure concrète que les effets de celle-ci en eux. Très exactement, ils répondent, dans leurs textes, à la question : «  Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Mais, dans ce qu’ils racontent, il y a plus : il y a la volonté de dire leur foi et de la faire partager. On ne mesure sans doute pas assez ce qui se « joue » là : Jésus a voulu l’homme pour être pensé et, pour cela, il s’est retiré. « Il est bon pour vous que je m’en aille. » Jésus s’en est allé pour que puisse commencer le temps du récit.

C’est maintenant le moment de « l’invention narrative » de Jésus, entre le « Me voici » de celui qui s’expose et le « Tu es » de celui qui le reçoit. Nous sommes les enfants d’une absence. Le tombeau vide du matin de Pâques est devenu pour nous un livre ouvert. L’absence d’un « je » immédiat laisse place à une présence qui repose dans « l’arche de la narration », dans des Actes à écrire. Lecteurs ou auditeurs du récit évangélique, nous sommes appelés à répondre, nous aussi, à la question : « Que dites-vous que je suis ? »

Pour comprendre le passage dont il s’agit ici, prenons tout d’abord un exemple d’invention narrative et son contraire, dans l’évangile de Marc. Le jeune homme riche et le fils de Bartimée sont invités tous deux à entrer dans la familiarité du Seigneur. A la différence du second, le premier ne s’y résout pas. « Qui dites-vous que je suis ? – Rabbouni, maître chéri », a répondu l’un, tandis que l’autre en est resté au « bon maître ». Celui-ci, comme l’explique Paul, n’a pas compris que « la fin de la loi, c’est le Christ ».

La démarche du fils de Bartimée est bien scandée par Marc : une supplique (« Jésus, aie pitié... »), une vocation (« Appelez-le... »), un désir (« Fais que je vois... »), une manière de vivre (« Il chemina à sa suite... »). Mais, si nous ouvrons maintenant les Actes des Apôtres, ne retrouvons-nous pas la même scansion ? Notons immédiatement que nous sommes au lendemain de l’Ascension et que la Pentecôte vient de s’accomplir : le Fils s’en est allé mais l’Esprit a été donné. C’est aux apôtres maintenant de parler : « Ce Jésus que vous avez crucifié... » (vocation), « Que devons-nous faire ? » (désir), « Que chacun de vous se fasse baptiser... au nom du Seigneur... » (manière de vivre). Et le texte continue : « Ils se firent baptiser... » (le désir prend corps) et « Cinq mille s’adjoignirent... » (d’une vocation à une vocation). Comment mieux exprimer ce passage d’une « invention narrative » à un « récit institué » ?

Le récit évangélique se répand comme une rumeur et inscrit sa trace en tous ceux qui lui accordent créance et prennent le risque d’exister sur le fondement et sous l’horizon de l’alliance qu’il relate et promet. En tous ceux qui l’accueillent avec foi, écrit J. Moingt, le récit du Crucifié ressuscité prend corps jusqu’à faire d’eux un corps, une communauté animée de l’Esprit qui l’habitait et agissait par lui. Mais ce qui se passe dans le corps et par le moyen du corps doit se dire corporellement : de là naissent les rites. Si « l’événement, reproduit, devient récit » et si « le récit, répété, devient institution », on peut dire que le baptême et l’eucharistie sont « institués » puisque leur célébration est un récit, vécu en communauté, d’un événement vécu par le Christ.

Précisons davantage. Si, dans le baptême comme dans l’eucharistie, il s’agit d’un geste et d’une parole de Jésus, reconnus par la mémoire ecclésiale, peut-on dire que c’est l’Église seule qui a « inventé » ces pratiques et les a perpétuées ? Non, car c’est l’Esprit qui les lui a fait découvrir en y apposant la signature de Jésus. Par ailleurs, si le baptême et l’eucharistie sont les signes d’un corps ouvert aux autres, ils ne peuvent fonctionner que comme loi d’amour. Encore faut-il bien s’entendre. Il ne s’agit en effet ni de dire que le sacramentel requiert de s’accomplir dans le champ éthique, ni d’établir, entre les deux, un rapport d’intérieur et d’extérieur. Il faut affirmer, au contraire, que le spécifique de la ritualité chrétienne est la relation éthique elle-même, c’est-à-dire l’amour fraternel.

Célébré en esprit et en vérité, le culte nouveau a, pour signe fondamental, la relation humaine telle que le Christ l’a vécue, dans l’acte de se livrer à Dieu pour autrui. N’est-ce pas pour l’avoir oublié que bien des chrétiens en sont venus à se satisfaire d’une éthique coupée de toute référence au récit évangélique ? Pour enrayer cette dérive, on a bien sûr multiplié les ponts entre la vie et les sacrements. Mais les uns ont crié à la profanation du sacré et les autres s’en sont allés ne voyant plus en quoi les concernaient les symbolismes sacramentels.

Si j’évoque ici ce problème crucial de la pastorale, c’est pour mieux souligner l’importance du récit évangélique pour la vie chrétienne. Sans lien avec celui-ci, celle-là ne peut devenir une « expérience vive ». Mais tentons d’appliquer cela à la vie religieuse.

Du récit évangélique au récit de fondation

Au début de tout institut religieux, il y a un homme, une femme ou un groupe qui a décidé de répondre par un « Tu es » singulier à la question posée : « Qui dites-vous que je suis ? » Cette réponse est devenue une histoire et celle-ci un récit de Dieu. Pour entrer dans cette manière de présenter une « fondation », il est trop clair qu’il faut prendre quelque distance avec une certaine théologie du charisme [8], si répandue aujourd’hui et que critiquait, il y a bien longtemps déjà, M. de Certeau. Pour le dire autrement, l’avenir d’un institut n’est pas dans la capacité de ses membres à devenir des refondateurs mais, beaucoup plus radicalement, dans leur aptitude à être tout simplement des fondateurs.

En présence d’un récit de fondation, il est possible de rester comme à l’extérieur du texte, presque comme en aval. Mais on peut aussi – et c’est l’attitude la plus fréquente aujourd’hui – passer du texte à l’auteur et entrer dans le « royaume du comme si », presque dans celui de la « fiction ». On cherche alors à donner au réel un imaginaire, on reconstruit l’histoire. D’événements épars, on fait un récit composé. Le fondateur est « représenté » parmi les « spirituels et les autres ». En les mettant ensemble, on peut suivre une histoire jusqu’en son point ultime, celui de la compréhension. Pour importante qu’ait été cette mise en scène, il faut aller au-delà non plus pour analyser le texte en lui-même ou pour le comprendre dans l’histoire de son auteur, mais pour l’envisager selon les principes de la narration indiqués précédemment, quand la lecture devient action, c’est-à-dire quand s’accomplit dans l’acte de lire le parcours du fondateur.

Tentons donc une autre « lecture », mais avec la conviction que ce qui va être dit n’est pas révolutionnaire. Nous n’avons en effet rien d’autre à faire que de prendre le récit de fondation pour ce qu’il est, à savoir un texte théologique qui « raconte » une expérience singulière de Dieu, à la croisée de l’Église et de la société. Pour ne pas encombrer mes propos par trop d’érudition, je m’abstiendrai de toute référence historique, préférant livrer le résultat auquel je suis parvenu et qui, finalement, est très proche de ce que Luc écrivait sur la fondation de l’Église. La structure des récits de fondation est claire et elle s’exprime aisément dans un schéma.

La démarche fondatrice comprend trois moments principaux : deux se répondent terme à terme et mettent en valeur le troisième. Au départ, il y a une parole. Selon Cassien, celle-ci peut-être de Dieu d’une manière immédiate ou médiate selon qu’elle est dite par un homme ou qu’elle jaillit d’un « événement ». Quoi qu’il en soit, il importe de bien distinguer celui qui parle de celui ou de celle qui écoute et de comprendre. Au sens strict, le premier n’est pas fondateur, il n’est que vocateur. Tous les textes soulignent ensuite le travail de la parole dans le cœur de celui qui non seulement l’a entendue mais l’a écoutée. C’est le temps du désir, mais aussi peut-être celui de l’illusion ou de la tentation. Cette première étape franchie, on entre dans la seconde qui est le cœur du récit.

Celui ou celle qui a été « saisi » choisit une nouvelle « manière de vivre » (conversatio). « Intrigués », des compagnons le rejoignent et demeurent avec lui. On s’entend alors sur une « manière de vivre ensemble » (propositum). Ici intervient la démarche décisive de l’évêque du lieu ou du pape car c’est à eux qu’il revient de dire si ce qui est vécu par ce petit groupe est évangélique et ecclésial. Quand elle est approuvée, cette manière de vivre pour durer, est mise en forme (institutum). Comme on le voit, ce moment essentiel de la fondation est tout à la fois simple et complexe. Le récit cependant n ‘est point fini.

Vient ensuite le temps de l’écriture d’un texte normatif propre qui, selon les époques, peut être soit une règle soit des constitutions. Quoi qu’il en soit, pour reprendre la belle expression de D. Bertrand, il s’agit de donner un corps à un esprit [9] ou, en d’autres termes, d’inscrire l’originalité d’un institutum dans le cadre des déterminations anthropologiques reçues habituellement par les religieux : les vœux et les lieux. Mais, pour importante que soit cette première élaboration normative, elle ne l’est pas en soi mais seulement dans sa relation aux « dits » ou aux « écrits » par lesquels le groupe fondateur a exprimé sa réponse propre à la question du Christ. « Qui dites-vous que je suis ? » ; et sa manière singulière de vivre l’évangile. Ce texte est celui d’un premier commencement. D’autres rédactions suivront qui seront de nouveaux commencements, cherchant à dire autrement la manière de vivre du groupe « originel ». Selon cette logique toujours ouverte, il importe de souligner que les récits de fondation ne sont jamais clos. La dernière séquence montre très librement l’appel et l’accueil des nouveaux compagnons ou des nouvelles compagnes.

Tout le dynamisme fondateur est là : d’une vocation à une vocation et, en conséquence, d’une action à une action...

Pour vivre une fondation – et non une refondation – il importe de sortir de la logique d’une simple « transmission » pour entrer dans une autre bien plus passionnante, celle d’une « invention ». Pour éclairer ces propos que j’emprunte une fois encore à Paul Ricœur, reprenons ce que j’ai écrit plus haut au sujet de « l’identité narrative de Jésus ». Au postulant qui a frappé à la porte du noviciat et qui y est entré, celui qui le reçoit sait bien il a moins à lui transmettre un héritage, le « charisme », dit-on aujourd’hui dans le jargon consacré, que de le faire entrer dans le dynamisme que provoque, l’ouverture d’un testament. Mais, remarquons-le, cette expérience vive affecte tout autant celui qui « écoute » que celui qui « lit » et les introduit, l’un et l’autre, dans une démarche de foi.

Souvent, aujourd’hui, dans les instituts, on s’inquiète de ne pas avoir de novices et l’on a grandement raison. Mais il ne suffit pas de regretter cette absence et de penser que des relais ne seront pas pris. Ce point de vue est certainement respectable mais il ne s’inscrit pas bien dans la logique que j’essaie d’esquisser ici. Accueillir des novices, ce n’est pas tout d’abord s’assurer de forces jeunes – même si c’est cela aussi –, c’est entrer dans une nouvelle manière de croire ensemble. Pas sans lui, pas sans nous, pas sans les autres ! On ne peut être chrétien, et donc religieux, que dans l’ouverture à une différence appelée et acceptée avec gratitude. Cette passion de l’autre n’est pas une nature primitive à retrouver, elle ne s’ajoute pas non plus comme un vêtement nouveau, à nos acquis et à nos compétences ; c’est, au contraire, une fragilité qui nous dépouille de nos solidités et de nos certitudes pour introduire en nous la « faiblesse de croire ».

Apprendre à croire ensemble pour découvrir autrement le sens d’une vie vouée ! Ouverture et blessure à la fois, la vie religieuse, comme expérience de l’indicible et de l’invisible, tire du plus profond de celui qui a été saisi – de celui qui se présente ou de celui qui accueille – une irréductible confession de foi, exigeante et modeste. « Seigneur, je sais que tu m’as aimé le premier, fais que je ne sois jamais séparé de toi. » Il y a dans ce propos bien de la folie, comme chaque fois qu’il s’agit d’amour. Mais la parole est sûre, dit Paul. Celle-ci, accueillie sans réserve, s’accomplit dans un geste et en un lieu. Le geste, c’est de partir et on n’en a jamais fini.

Le lieu, c’est la communauté, le partage actif, et cela aussi est toujours à reprendre, comme je l’ai dit.

Se mettre à la « suite du Christ » en quittant tout pour lui et son évangile, c’est donc exprimer une intention radicale – qui touche à la racine – mais c’est aussi se livrer totalement à l’emprise d’un autre. C’est offrir sa personne et son horizon à la personne et à l’horizon du Christ. Le suivre, ce n’est pas d’abord bien parler, bien faire ou bien être, mais c’est bien vivre. Le suivre, c’est, avec et pour les autres, oser se laisser conduire, par lui, sur des chemins non tracés qu’il veut inventer avec nous. Car c’est lui qui est le chemin, la vérité, la vie...

Pour qu’un institut entre aujourd’hui dans un dynamisme de fondation, il lui faut accepter de vivre, dans la nuit lumineuse de la foi, c’est-à-dire dans la « faiblesse », la rencontre de deux expériences de Dieu, la sienne qu’il vit dans une fidélité inventive et celle, toute neuve, de cet homme ou de cette femme qui frappe à sa porte. Mais ici, la rencontre, c’est aussi la confrontation de deux réponses a une même question : « Qui dites-vous que je suis ? » Et cette confrontation est parfois douloureuse car si elle demande que les deux interlocuteurs restent eux-mêmes, elle ne peut aboutir que si l’un et l’autre acceptent de se déplacer. Ce n’est que lorsque les deux voix se sont fondues en une même harmonie, que l’on peut parler de fondation. Mais il y a un dernier seuil à franchir.

Ce jeune homme, cette jeune femme, soucieux de faire sien d’une façon inventive selon le testament d’un groupe fondateur, doit encore faire un choix. Va-t-il, va-t-elle vivre l’évangile de cette manière en communauté ou autrement ? C’est ici, au sens strict, que se pose la question d’une distinction à faire, dans un même dynamisme fondateur, entre les religieux et les autres. Les uns et les autres peuvent se « vouer » au sens où Thomas d’Aquin employait ce mot mais les premiers le feront dans une « profession » et les seconds dans un « engagement ». Plus qu’un simple « jeu » de mots, il s’agit d’exprimer deux enracinements différents dans les déterminations concrètes, qui affectent tout homme et toute femme : la propriété, la sexualité et l’autorité. Il est trop clair qu’entrer dans une communauté, pour y vivre toujours, a d’autres implications, sur ce triple registre, que de choisir de vivre en couple ou en solitude.

Un bouillonnement de l’esprit affecte aujourd’hui les instituts religieux entrés dans un dynamisme de fondation et les chrétiens associés sont là pour en témoigner. Mais il faut être clair, ce n’est que, lorsqu’une « profession » est faite et reçue, qu’est « actualisé » ce que le groupe fondateur a voulu vivre. Faire profession, en effet, c’est s’engager, publiquement et en présence de témoins autorisés, à devenir pour toujours, acteurs et narrateurs d’un récit de fondation, c’est-à-dire s’engager, dans la force de l’Esprit, à donner corps, en un lieu et une histoire, à un désir mûrement réfléchi, de suivre avec ceux-ci (ou celles-ci) le Christ allant vers son Père, en vivant l’Évangile, à la manière de (...), selon la règle et les constitutions de l’institut qui indiquent, avec précision, non seulement la façon dont la pauvreté, la chasteté et l’obéissance doivent être vécues, mais encore les lieux et les solidarités où elles s’inscriront.

Philippe Lécrivain, s.j., docteur en Théologie, est professeur aux facultés jésuites de Paris (Centre Sèvres) où il a en charge l’histoire du christianisme et de la spiritualité. Il enseigne aussi la théologie de la vie religieuse et l’histoire des instituts religieux. Il donne de nombreuses sessions dans les monastères et aux religieux et religieuses. Il a écrit plusieurs articles sur la vie religieuse, notamment dans la revue Études, en févier 2000 et en mai 2002.

[1« ... cette vie là »... (via qaedam), dans la Compagnie de Jésus, faut-il le préciser ? [ndlr].

[2Prêtre, religieux, philosophe auteur, entre autres nombreux lives de L’avenir du christianisme, Desclée de Brouwer, Paris, 1999 (VC. 2000, 416).

[3A la vertu de religion (latrie) s’entend. Somme Théologique, la Iae, Q 188-189 [ndlr].

[4L’auteur fait ici allusion à l’article de H. Baudry : « Du particulier à l’universel », in Vie consacrée, 1994,302-318 [ndlr].

[5D’où le titre choisi pour cette publication [ndlr].

[6Voir par exemple Bossuyt, Ph. L’Esprit en acte : lire les Actes des Apôtres, coll. « Le Livre et le Rouleau », Lessius, Bruxelles, 1998 [ndlr].

[7A ce propos, on travaillera avec profit le livre de Ch. Théobald, La Révélation... tout simplement. Paris, Ed. de l’Atelier, 2001 [ndlr].

[8Qui le réduirait en le chosifiant à un « dépot » intangible. Conversation avec l’auteur [ndlr].

[9D. Bertrand, Un corps pour l’esprit, coll. « Christus » 38, Paris, Desclée de Brouwer, 1974.

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