Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Mais Dieu est fidèle

Dominique Nothomb, m.afr.

N°2002-4 Juillet 2002

| P. 260-267 |

C’est avec l’accord de l’auteur que nous publions, enfin, en forme de « Courrier des lecteurs », ce texte (déjà ancien de deux ans) du Père Nothomb, m.a. Ses premières phrases le disent clairement, c’est en écho à l’article du P. Clodovis Boff (V.C. 1999, p. 377-395) que ces lignes ont été écrites. Il ne s’agit pas d’une polémique, mais d’un « je voudrais y ajouter quelque chose » et c’est à propos de « l’après », à propos de ce qui se vit suite à la sortie de la vie religieuse. On se souviendra en effet (et on le relira peut-être) que l’article « source » s’intitulait : « Considérations indignées » et proposait, en quelque sorte, un examen de conscience au vu de certains « abandons » surprenants et vécus douloureusement par le Père Cl. Boff. C’est aussi une réflexion personnelle et au titre d’une expérience exprimée en « je » que le P. Nothomb nous invite, qui ne le ferait, à redire que « Dieu est fidèle ».
Avec la permission de l’auteur, nous donnons cette note pour prévenir une interprétation « laxiste » de ce « Courrier des lecteurs » qu’en aucun cas l’auteur ne cautionnerait. Dans ces quelques pages, il ne s’agit pas de déterminer le degré de responsabilité ni la culpabilité de la personne dont l’exemple relate une faute objectivement grave par laquelle – avant de quitter l’état religieux – le vœu de chasteté avait été lésé et la charité théologale blessée. La décision de sortir de l’Institut, elle-même, n’est pas l’objet de la réflexion qui suit (certaines Constitutions d’ailleurs font une obligation de quitter à celui qui s’est mis dans la situation évoquée). On ne cherchera donc pas à évaluer ce qui, dans la situation nouvelle où se trouve la personne, et qu’elle a assumée avec courage, est « plus humble » ou même « plus évangélique ». Sans doute, la fidélité ou l’infidélité ne se mesure pas – et qui le peut d’ailleurs ? – en séparant l’engagement baptismal (tendre vers la sainteté) des engagements des vœux (qui ne seraient que de l’ordre des moyens), ce qui a été parfois la doctrine enseignée, mais qui ne tenait pas assez compte de l’unité spirituelle de toute histoire personnelle. On pourra donc souligner, plus que ne le fait l’article, le lien entre le théologal et le moral dans la personne singulière qui répond librement à une vocation en choisissant tel état de vie et la pratique qui en découle du plus intime au plus « externe ». Il reste que l’on se laissera toujours inviter, par la croix du Christ, à la miséricorde qui fait vivre sans occulter la faute qui, reconnue et pardonnée, sera le lieu d’un « plus grand bien », dans une vie encore et toujours aimée et appelée à la sainteté, (ndlr).

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Rappel

C’est avec enthousiasme que j’ai lu et relu les Considérations indignées de Clodovis Boff (V.C. 1999/6, 377-395). Je ne puis que l’en remercier et l’en féliciter. J’applaudis des deux mains à tout ce qu’il y a écrit.

Mais je voudrais y ajouter quelque chose. Tout ce qu’il affirme concerne le temps « avant ». J’aimerais dire un mot sur le temps « après » : ce qui arrive après l’abandon de la vie religieuse. Du moins dans certains cas, qui pourraient être plus nombreux que ce que l’on pense.

Un exemple (parmi plusieurs autres)

J’ai connu un religieux qui, arrivé à un âge déjà avancé, s’est trouvé devant un dilemme terrible. Une femme était enceinte. Un enfant allait naître dans quelques mois. Cet enfant était le sien. Cas de conscience affreux. Ou bien, rompre des vœux prononcés en toute lucidité et avec amour, des voeux perpétuels aussi irrévocables à ses yeux que ceux d’un mariage, afin de donner à cet enfant un père, son vrai père, un père qui pourrait l’éduquer normalement, et à cette femme un époux. On prévoyait que la dispense des voeux serait difficile à obtenir car ce religieux avait, à l’époque, de grandes responsabilités dans son Institut. On pouvait craindre aussi que ce « départ » provoquerait des troubles graves et des crises de vocation chez des confrères plus jeunes qui s’appuyaient avec grande confiance sur ce frère aîné, considéré comme incarnant d’une manière exemplaire le charisme propre de cet Institut.

Ou bien rester fidèle aux engagements sacrés pris avec le plus grand sérieux, mais cacher l’affaire de l’enfant, s’en aller au loin, accorder à la mère une pension alimentaire honorable... Mais quelle hypocrisie, quel double jeu, quelle comédie insupportable... Et le jour où l’enfant découvrira son vrai père, que va-t-il se passer ? Quel drame de conscience !

Après prière et réflexion, le religieux en question décida d’abandonner la vie religieuse. Je me souviens qu’à l’époque, apprenant cette décision, j’en fus bouleversé et j’écrivis à mon ami une lettre douloureuse exprimant non seulement ma tristesse mais aussi mon désaccord, Il en fut peiné. Je m’interdisais, bien sûr, tout jugement sur sa conscience, dont Dieu seul est le Juge. Mais je me souviens de lui avoir écrit qu’à une situation en soi mauvaise, il n’existe pas de solution bonne, mais seulement de plus ou moins mauvaise. Et que la solution choisie était, à mes yeux, la plus mauvaise : Comment bâtir une fidélité sur la ruine d’une fidélité reniée ? Comme je le craignais pendant plusieurs années l’induit de sécularisation fut refusé. L’impossibilité d’un mariage sacramentel rendait la situation encore plus douloureuse.

Mais les années passèrent. J’ignore tous les méandres du cheminement spirituel de cet ami. Mais ce que je constate aujourd’hui avec émerveillement, c’est qu’une vingtaine d’années après la rupture des voeux religieux, cet ancien religieux semble avoir acquis une maturité et une sérénité chrétiennes qui suscitent l’admiration. Non seulement, lui et son épouse (qui ont pu finalement contracter un mariage sacramentel) sont des chrétiens pratiquants, mais des chrétiens exemplaires. Dans leur paroisse, ils s’engagent dans des activités apostoliques rayonnantes. Et ce rayonnement va bien au-delà du cercle paroissial. J’ai appris par ailleurs que cet ancien religieux avait gardé des liens d’amitié avec des membres de la Congrégation qu’il a extérieurement quittée, mais dont il a gardé l’esprit, les orientations spirituelles fondamentales, vécues désormais dans la condition du laïcat, et peut-être sur un mode plus humble – oserais-je dire : plus évangélique – que lorsque, au titre de ses fonctions dans l’Institut, il jouissait d’une certaine notoriété publique.

Réflexions sur cet exemple

Tout cela fait réfléchir. Supposons qu’au départ, il y eut une faute morale quelque part. Mais personne, sauf Dieu, a compétence pour le savoir. Dans ce cas, valent trois grands principes bibliques : « Dieu peut tirer le bien du mal » et « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » ; et cet autre : « Si nous sommes infidèles, Dieu reste fidèle ».

J’ignore, disais-je plus haut, l’itinéraire spirituel de mon ami depuis le moment où il a quitté la vie religieuse. Je n’ai reçu de lui aucune confidence à ce sujet, et je me suis bien gardé de les solliciter. Mais ce que je puis, me semble-t-il, inférer de sa situation actuelle, c’est que ce chrétien a vraiment cru qu’aucune situation, même malheureuse, n’est sans issue heureuse à condition qu’à la lumière des trois principes susdits on fasse entière confiance en Dieu. Un échec, même grave, dans un premier temps, n’est jamais un échec définitif.

On connaît la fin du Manuscrit C de l’autobiographie de Thérèse de Lisieux :

« Je le sens, écrit-elle, quand même j’aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j’irais, le coeur brisé de repentir (on peut ajouter : et de confiance) me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien il chérit l’enfant prodigue qui revient à Lui. »

J’avoue qu’en lisant cela sous la plume de Thérèse, je me suis dit parfois que, pour elle, c’était plus de la littérature pieuse qu’un aveu sincère. Mais l’évolution supposée de mon ami répond à cette profession d’humilité et de confiance. Et, personnellement, je trouve cela admirable. Placé dans la même situation, en aurais-je été capable ?

Applications diverses

Que conclure de tout cela ? Ma première réaction est l’étonnement au sujet de moi-même. Au cours de ma déjà longue vie religieuse, je n’ai jamais été affronté personnellement à un cas de conscience aussi dramatique. Pourquoi ? Comme Thérèse, je ne le dois qu’à « une prévenante miséricorde ». Je le dois aussi aux circonstances concrètes de ma vie religieuse : la formation reçue où l’on m’a inculqué des convictions très fortes sur la fidélité à la prière (selon la manière proposée par Clodovis Boff), et l’encadrement communautaire dont j’ai toujours bénéficié. Mais il m’est arrivé (comme à quiconque sans doute) qu’à tel moment, il eut suffi d’une chiquenaude pour que je lâche... Si la « chichiquenaude » n’est pas arrivée, à qui le dois-je, sinon à cette « prévenante miséricorde » ? Je ne puis qu’en rendre grâce à Dieu.

La seconde réaction qui me vient à l’esprit est de m’interdire tout jugement non seulement sur la conscience de quelqu’un (ce qui va de soi), mais aussi sur son avenir. Tout peut tourner autrement que ce qui est, normalement, prévisible.

Une autre réflexion (la plus importante) concerne la fidélité aux engagements pris. Si mon ami a été infidèle (au for externe) à ses voeux de religion, il est certainement resté fidèle à l’engagement de son baptême. Et celui-ci l’emporte, de loin, sur ceux-là. L’engagement du baptême porte sur la fin, les voeux de religion portent sur les moyens. Choisir, par option fondamentale, de tendre vers la sainteté chrétienne (c’est l’engagement baptismal) donc d’aimer Dieu par dessus tout et son prochain ainsi que soi-même comme Jésus nous a aimés, est de loin plus important, plus grave, et donc devrait être plus irréversible, que de choisir, dans ce but, en réponse à un appel, soit la vie conjugale, soit la consécration religieuse, soit le ministère apostolique. Ce qui peut avoir des conséquences pratiques sur la formation à la vie religieuse (je vais y revenir).

Enfin, dernière réflexion, comme dans beaucoup d’autres cas, l’attitude pastorale des responsables est profondément différente « avant » et « après ». Dans la période « avant » toute possibilité de rupture, les responsables doivent proposer la fidélité aux voeux de religion avec la clarté, la fermeté et presque l’intransigeance des considérations indignées de Clodovis Boff. Mais dans la période « après », c’est autre chose. Un temps de patience, d’essai de compréhension, de réserve s’impose d’abord ; surtout pas à ce moment, l’indignation ou le reproche. L’accueil, oui, l’écoute, la tristesse aussi d’ailleurs, mais cette tristesse qui est compassion, partage de la tristesse de l’autre. Enfin, quand ce sera possible, l’encouragement à la confiance, à la certitude qu’un nouveau départ, qu’une nouvelle fidélité (sur la base du baptême, même si on n’en parle pas) est possible, même sur la ruine d’une autre fidélité qui portait sur les moyens et non sur la fin.

Le temps de la formation

Revenons au temps de la formation. S’il faut, pendant cette période, avec conviction et enthousiasme, faire goûter la beauté et la richesse spirituelle de la vie religieuse, ou du ministère sacerdotal, il est encore plus fondamental de faire comprendre que le but de la vie, de toute vie humaine et chrétienne, est à un autre niveau : celui de l’accomplissement de la volonté de Dieu et celui de la sainteté. Ce but est le même dans tous les états de vie.

Ceux qui « prennent une autre orientation », comme on dit, gardent le cap vers le même but et ne renoncent nullement à un choix fondamental que le temps qu’ils ont vécu dans l’Institut a dû les amener à faire.

Quand j’étais jeune religieux, nos supérieurs nous conseillaient de ne pas entretenir des relations trop suivies avec ceux qui nous avaient « quittés ». Quand, d’aventure, ils venaient nous rendre visite, ce n’était pas bien perçu. Aujourd’hui, je pense que nous apprécions les choses autrement. Sans doute, parmi ceux qui abandonnent la vie religieuse, il y en a qui veulent couper complètement tout contact avec les membres de leur ancien Institut. Il faut respecter ce refus. Mais quand nos anciens confrères souhaitent conserver des liens d’amitié avec nous, nous en sommes très heureux et nous encourageons ce désir. Ces relations sont souvent bienfaisantes de part et d’autre. Dans tel Institut que je connais, il y a même une Province qui officialise et programme ces contacts (visites, invitations, envois d’informations, rencontres...). A mon avis, c’est un progrès.

L’expérience des maisons de formation m’a appris que pour certains candidats à la vie consacrée, l’éventualité d’être écarté de cet idéal, soit par le directeur spirituel conseillant une autre orientation, soit par l’autorité au for externe, était ressentie comme une catastrophe, voire une injustice. On avait peut-être trop insisté sur les valeurs propres de l’Institut ou de son charisme, et pas assez sur les valeurs plus fondamentales, celles de la vie chrétienne « tout court ».

« L’homme est créé pour louer, vénérer et servir Dieu, et ainsi sauver son âme », c’est-à-dire « réussir sa vie ». C’est cela l’essentiel, le but final, plus que d’être marié, religieux ou prêtre. Il faudrait que le jour où l’on propose à un candidat (non encore engagé par des voeux perpétuels) de quitter l’Institut ou le Grand Séminaire, il comprenne que c’est pour l’aider à prendre le chemin qui correspond mieux pour lui à la volonté de Dieu et donc celui où il trouvera son équilibre et son bonheur. Ce n’est évidemment pas le « chasser » comme certains le disent alors.

Comme me le confiait un maître de novices : « Mon objectif n’est pas que chacun de ces novices devienne membre de notre Institut. Mais que chacun ait pu, au cours du noviciat, faire une expérience spirituelle forte de la rencontre avec Jésus Vivant, et qu’il se donne à Lui avec tout l’élan de sa foi et de son amour. Si cela a pu avoir lieu, ce qui suivra sera toujours bon, quelle que soit l’orientation que chacun choisira de prendre. »

Mais après des voeux perpétuels

Finalement, n’en est-il pas de même, au fond, après des voeux perpétuels, comme dans la cas extrême d’où je suis parti dans ces réflexions ? Peut-être, mais alors non sans beaucoup de nuances. Car des engagements religieux définitifs devraient être spirituellement (à défaut que ce soit juridiquement) aussi indissolubles que ceux d’un mariage consommé. En principe, une rupture de ces liens spirituels avec Dieu ne devraient jamais être envisagée. Et pourtant dans des cas extrêmes, la fidélité aux engagements du baptême peut, me semble-t-il, comme dans le cas signalé au début, justifier un abandon de la vie religieuse, donc la rupture de la promesse du célibat consacré. Même si cette solution n’est pas bonne en soit, elle me semble moins mauvaise (contrairement à ce que j’avais pensé d’abord) qu’une autre. Ce qui est certain, c’est que l’infidélité éventuelle de l’homme n’annule jamais la fidélité de Dieu. Grâce à elle, un chemin nouveau vers la sainteté, but de toute vie chrétienne, peut être envisagé, et suivi jusqu’à son sommet.

C’est ce qui devrait être aussi enseigné pendant des années de formation ou d’engagements temporaires. L’essentiel de toute vie chrétienne, c’est l’union à Dieu dans l’amour, c’est l’accomplissement de la volonté de Dieu dans le moment présent, c’est l’amour filial envers Dieu et fraternel envers tout prochain, c’est l’abandon confiant entre les mains du Père, de ce Dieu qui nous aime et dont la Providence pourvoit aux besoins réels de chacun de ses enfants, c’est donc, comme le disait Clodovis Boff, l’enracinement théologal, le primat de la « spiritualité », la priorité accordée à la prière... : et cela dans tout état de vie. Si un accident de parcours se produit au niveau des vertus morales, il ne détruit pas l’enracinement de la liberté dans la foi, l’espérance et la charité. Dans ce cas, même s’il faut abandonner la vie religieuse, reste la fidélité au baptême. Et par la fidélité de Dieu, tout peut se reconstruire d’une manière peutêtre même plus belle qu’avant...

C’est en effet une des choses les plus belles de notre vie chrétienne que, par l’action du Saint-Esprit « qui fait toutes choses nouvelles », quelle que soit la situation dans laquelle les circonstances de la vie nous mettent, tout peut recommencer « comme à zéro » (je mets entre guillemets, car ce n’est jamais tout à fait vrai : on ne supprime pas le passé qui a été ce qu’il a été) et, ce qui est plus important, la recherche de la sainteté et son « acquisition » (par le don de Dieu) sont toujours possibles. Car « si nous sommes infidèles à Dieu, Lui demeure fidèle » (2 Tm 2,13).

Or c’est cela le seul but – indépassable – de toute vie chrétienne.

Dominique Nothomb, Belge, prêtre dans la société des Missionnaires d’Afrique depuis 1948, missionnaire au Rwanda de 1956 à 1977, au Tchad depuis 1978 jusqu’à ce jour. Auteur de nombreux articles et de quelques livres dont Un humanisme africain, Oui, Père. Comme un trésor caché (sur la pauvreté évangélique), L’enseignement de Charles Lavigerie, Un oui total à Dieu (sur la vie religieuse en Afrique), et récemment Car tu es mon Père : Paroles de bonheur.

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