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La foi chrétienne est-elle thérapeutique ?

Le problème des guérisons aujourd’hui

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2002-3 Mai 2002

| P. 161-177 |

C’est une question à tout le moins « ouverte ». Dans la mouvance d’une culture du « bien-être », de « l’épanouissement du moi », des dérives dans la croyance et la pratique pastorale chrétiennes sont possibles et spécialement dans le domaine de la prière de demande et de la liturgie qui la soutient. Un récent document romain nous le rappelle. Cette réflexion un peu fondamentale permettra de situer les enjeux en ce domaine sensible et fortement émotionnel, fournira quelques éléments de réflexion et soutiendra la prudence requise en ce domaine.

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Selon Vita consecrata, « ceux qui suivent les conseils évangéliques proposent, pour ainsi dire, une ‘thérapie spirituelle’ à l’humanité » (VC 87). Comment comprendre cette affirmation tranquille, en un temps aussi marqué que le nôtre par un éthos, une culture, des blessures et de la guérison ?

Faut-il d’ailleurs vouloir guérir ? L’efflorescence des prodiges, vrais ou supposés, aujourd’hui, peut-elle nous éclairer sur la véritable guérison ? Et qu’en est-il de ceux qui ne guérissent pas, pour ne rien dire de ceux qui ne sont pas malades ? On voudrait réfléchir simplement à ces questions qui touchent bien des spécialités, mais auxquelles la théologie, elle aussi, peut apporter sa contribution. Dans un premier temps, nous tâcherons de définir quelques principes (I). Certaines grandes figures chrétiennes nous en apprendraient beaucoup, par leur exemple et par leur enseignement, sur ces délicates questions. Nous ne pourrons considérer ici que le cas d’Ignace de Loyola, mais Thérèse d’Avila, Bernadette Soubirous, Thérèse de Lisieux devraient aussi être évoquées (II). Nous regarderons ensuite de plus près le dossier authentique des miracles rassemblés pour les canonisations : peut-être nous diront-ils plus et moins que nous n’espérons (III). Enfin, nous affronterons la question des « guérisons » aujourd’hui : quel désir, quelle espérance s’y font-ils jour (IV) ?

I. Maladie, Guérison, Miracle, Foi Chrétienne

Qu’en est-il, pour l’Écriture et pour la religion chrétienne, de la guérison, donc, de la maladie ? La « psychologie religieuse », naguère initiée en Europe par le Chanoine A. Vergote peut-elle nous éclairer ?

Etre malade, guérir

Un fait qui peut surprendre, quand on tâche de se souvenir de l’Ancien Testament, c’est que le Dieu personnel de la révélation judéo-chrétienne se fait connaître aussi bien à travers la maladie qu’à travers la guérison. Certes, les psaumes, par exemple, nous ont habitués à considérer la maladie comme un mal, dont le sens doit être recherché, et qui a sûrement un lien avec le péché [1]. Les prophètes annonceront sa suppression dans le monde à venir, quand le juste souffrant aura pris sur nous nos infirmités, et que nous serons guéris par ses blessures. Mais au concret, on voit aussi, déjà chez Job et Tobit, que la maladie peut être une épreuve providentielle, et même, qu’elle permet au prophète de faire son office. Ainsi de Jérémie, déprimé et plaintif parce que sa parole ne s’accomplit pas, et cela nous vaut ces chants d’amour éperdu qui sont un joyau du corpus prophétique ; ainsi d’Ezéchiel, rendu muet durant le plus grand nombre des chapitres de son livre, ce qui nous apprend que la prophétie est aussi une affaire de signes, ainsi surtout de Daniel, que ses visions rendent malades au point qu’il doit garder ces choses en son cœur, etc.

Même dans les évangiles, où Jésus guérit beaucoup, tout en chassant les démons, il faut aller jusqu’au bout de la lecture : chez saint Marc, s’il guérit un lépreux, il ne peut plus entrer dans les villes ; s’il guérit à Capharnaüm, il ne peut le faire à Nazareth ; s’il est venu comme médecin des pécheurs, c’est pour prendre sur lui nos maux jusqu’à en mourir, comme un pécheur ; les apôtres, qu’il a associés à son pouvoir de guérison, mourront aussi. Ainsi donc, Jésus s’est identifié au médecin, mais aussi au malade (« J’étais malade et vous m’avez visité », dit saint Matthieu), ce malade qui devient, comme l’homme roué de coups au bord de la route, signe de sa présence. Qu’on se souvienne de l’aveugle-né en saint Jean : ni lui, ni ses parents, n’ont péché, décrète Jésus, mais il fallait que se manifeste la gloire de Dieu. La guérison des guérisons, ce sera sa résurrection de la mort, dont personne n’a été le témoin (au contraire des réanimations évangéliques), et c’est là aussi le sommet de ces « miracles » proposés à notre foi [2].

D’ailleurs, les « signes » que Jésus opère, pour parler comme saint Jean, ne sont pas seulement ceux d’un thaumaturge –il a aussi multiplié les pains, calmé la tempête, rendu stérile le figuier, etc. C’est la puissance divine qui se montre à l’œuvre en lui, pour la guérison du paralytique aussi bien que pour le pardon de ses péchés. En fait, Jésus fait signe pour son peuple, en un véritable nouvel Exode, afin qu’il entende l’appel de l’Esprit. Le Christ refusera les exploits gratuits suggérés par le Tentateur, et cela, jusqu’à son dernier souffle, puisqu’il meurt pour tous en refusant de se sauver lui-même par un prodige. Plus fort que Satan dans ses exorcismes, Jésus entend l’apparente victoire de l’Adversaire comme la condamnation du Prince de ce monde (« en moi, il n’a rien ») et l’imminence de la venue de l’Esprit dans le cœur des croyants. Finalement, il n’y aura pas d’autre signe que celui de Jonas, obscur et fragile s’il en est.

La religion chrétienne n’est donc pas d’abord une religion de guérison [3]. Avec Antoine Vergote, il faut faire remarquer que le Notre Père ne comporte pas de demande de guérison, mais une demande de pardon [4]. Et de poursuivre :

« N’étant pas l’agent des maladies, Dieu ne l’est pas non plus des guérisons, si ce n’est éventuellement par une action gracieuse qui intervient de manière particulière dans l’ordre des réalités terrestres. Mobiliser les personnes pour que, par et dans la religion chrétienne, elles obtiennent la guérison serait donc contraire à l’intention même de cette religion. Dévier la religion chrétienne vers la pratique d’une religion de guérison en ferait un simulacre de la foi... La guérison ne peut toujours advenir que par surcroît. »

Plus loin, il indiquera comment « le symptôme en psychopathologie est le produit d’une cause psychique » (on parle à présent de souffrances physiques pour lesquelles aucune cause organique ne peut être détectée, mais qui relèvent, par leur côté symptomatique, du monde du langage). « Faire appel, dans notre civilisation, aux textes religieux pour favoriser la guérison est donc à tous égards, religieux et psychologique, pousser à une mésalliance entre la religion et la psychologie ». Que Jésus ait été guérisseur et exorciste à la fois montre sa mystérieuse et charismatique puissance divine. « Cela n’autorise pas ceux qui peuvent disposer des connaissances actuelles de la psychopathologie de répéter les croyances et les pratiques du temps de Jésus. »

Notons-le, « de l’observation que la causalité psychologique détermine la véritable pathologie mentale, s’ensuit que la religion chrétienne ne peut pas causer celle-ci. Cela signifie également que la religion chrétienne ne peut pas non plus la guérir... Le thérapeute n’a pas à utiliser la religion en vue de guérir, sous peine d’induire chez son patient un esprit de calcul qui ne guérit en tout cas pas la véritable pathologie, mais qui fausse la foi religieuse ». On perdrait donc sur les deux tableaux. « Le chrétien ne cède donc pas aux confusions et aux détournements de sa religion lorsqu’il adresse à l’Esprit de Dieu la prière de la Pentecôte... L’Esprit ne se substitue pas à notre esprit, il se joint à lui » [5].

A la fin de cet article, notre auteur écrit encore :

« La véritable santé mentale se maintient dans la tension acceptée de l’amour de la vie et du consentement à la finitude et à la mort. C’est sur cette tension que se greffe l’annonce chrétienne de la vie divine au-delà de la mort... La religion chrétienne ne sert la santé mentale que lorsqu’elle parle en vérité de la condition humaine et qu’en vérité elle annonce la vie, nouvelle selon sa foi, que Dieu vient greffer sur l’humain. »

Pour récapituler ce premier parcours, disons que nous avons voulu mieux situer, au point de vue chrétien, la maladie et la guérison, la religion et la foi, et qu’il faudrait aussi distinguer l’esprit humain et l’Esprit Saint. Cette introduction répond sans doute à son but, de nous poser de nouvelles interrogations. Considérons à présent un cas précis, pour tâcher de voir comment se vit, au concret, la question de la guérison.

II. Un parmi d’autres : Ignace de Loyola (1492 - 1556), blessé de guerre, malade chronique

On aimerait mettre en vis-à-vis le cas d’Ignace de Loyola, dont la mystique est plutôt filiale, et celui de Thérèse de Jésus, fulgurante étoile dans le ciel de la mystique dite sponsale. Ces deux orientations peuvent en effet récapituler l’histoire de la spiritualité chrétienne, trinitaire et christologique tout ensemble. Le mieux sera pour l’instant de lire l’un ou l’autre texte d’Ignace, afin de mieux comprendre ce qu’ils nous disent d’une éventuelle guérison.

Dans l’intéressant dossier que la revue Christus a consacré à notre thème [6], on trouve comme en annexe une petite étude de Claire-Anne Baudin, sur « La maladie dans le Récit du Pèlerin » [7]. La santé d’Ignace a fait l’objet d’approches diverses, notamment d’ordre médical [8] ou psychologique [9] ou spirituel [10], mais tenons-nous en à ce premier moment descriptif.

Dès le début du Récit du Pèlerin [11]. Ignace se trouve blessé par une bombarde française, à Pampelune, en 1521. Jusqu’à sa mort en 1556, il restera un homme malade, cherchant parfois le repos, parfois attentif à ses médecins, mais le plus souvent, imprudent par rapport à la souffrance physique qui ne le quittera pas. On sait comment, avec une jambe brisée et l’autre blessée, il subit une première opération, et se condamnera lui-même à une seconde « boucherie », plutôt que de souffrir la laideur d’un genou proéminent. Nous n’en sommes pas encore ici à « l’indifférence » que demandent les Exercices (ES 23) ! La longue convalescence à Loyola (huit mois), durant laquelle Ignace faillit mourir, est le commencement d’une guérison plus intérieure, celle des images charnelles qui s’étaient insinuées dans son âme, et qu’une vision nocturne de la Vierge à l’Enfant purifiera de manière définitive.

Plusieurs textes dans le Récit ont trait à la maladie ou à la proximité de la mort. Très notable est le passage où trois maladies et une tempête nous sont rapportées en un seul bloc :

« Le premier récit est noir et plein d’angoisse d’une mort qui le présenterait comme juste (Récit, 32). Le deuxième épisode, celui de la tempête, est assombri par la récapitulation d’une vie jugée trop tiède, mais sans peur (Récit, 33). Le troisième décrit une allégresse irrépressible de devoir mourir (Récit, 33). Le quatrième est un peu différent. Il renvoie au mode de vie que doit observer un malade quand le climat est rude, à la sollicitude de son entourage et au rôle de sa position sociale dans la présence affectueuse de notoriétés à son chevet » (Récit, 34).

En route vers Jérusalem, le pèlerin se trouve malade, alors que sévit la peste, ce qui ne facilite pas son entrée dans les villes, mais lui permet de comprendre sa ressemblance au Christ méprisé et moqué. Derrière cette consolation, la maladie a disparu (Récit, 41).

Un peu plus loin (Récit, 43), la guérison sur le navire qui le mène à Chypre est présentée de même, sous la forme d’un dénouement inattendu d’une situation inextricable. « La pudeur d’Ignace le garde de voir l’action de Dieu à son égard ailleurs que dans la façon dont il lui permet de travailler à sa gloire. » En fait, Ignace a la certitude que Dieu ne peut que lui donner le moyen d’aller à Jérusalem. « Lorsqu’il s’agit de sa propre vie, le fait de guérir n’est pas attribué à l’action divine, comme si c’était un but en soi ; mais il en sera autrement lorsqu’il s’agira de la vie d’autrui » :

« Ignace n’a aucune idée d’une maladie qui puisse être profitable au malade. Sa compassion est inquiète, immédiate et efficace (Récit 62, 79, 83, 95).. . Dans le Récit, dans les Constitutions, les Lettres, les Exercices, il n’y a aucun écart entre la maladie d’autrui et le mouvement de compassion d’Ignace. Il n’existe pas d’indifférence quant à la santé ou la maladie (des autres)... Il n’est pas possible de souhaiter la purification de l’autre par la maladie mais seulement la guérison ».

Force est de constater aussi que, pour ce qui le regarde, sa recherche spirituelle prime sur sa santé. De plus, « si le Récit présente bien des moments où sa maladie fut favorable à sa croissance spirituelle, Ignace n’en donne cette lecture que longtemps après... Car [la maladie] pourrait tout aussi bien promouvoir que détruire un projet » (au contraire de la pénitence, toujours ordonnée à la croissance spirituelle et qui disparaît quand elle l’entrave).

Ignace a également décrit sa tentation du suicide, à Manrèse, en termes d’envahissement des scrupules (Récit22-25 ). Mais s’il peut être patient quand il est malade, le Pèlerin place, en cas de crise spirituelle, toute son énergie dans le fait « d’agir contre » ; ainsi, en décidant de ne plus manger, il préfère transformer la crise en maladie et c’est là un appel, adressé au confesseur et à Dieu vers lequel il crie (quoique sans larmes, quand il s’agit de lui-même). Comme le note l’auteur, « la blessure de Pampelune ne le fait pas crier, mais son salut ».

Depuis Manrèse, Ignace sera poursuivi par des douleurs d’estomac. A Paris, elles prendront une telle intensité que l’air natal paraîtra le dernier recours (Récit, 85). « L’échec de cette ultime solution laisse donc un homme chroniquement malade, mais qui sait qu’il est possible que cette faiblesse prenne un sens. »

A partir de ce cas – mais il faudrait en examiner tant d’autres –, on comprendra mieux que la thérapeutique des maladies spirituelles est vieille comme le christianisme [12]. Les phénomènes physiques du mysticisme [13] ne disent jamais la qualité spirituelle des personnes (les procès ecclésiastiques ne les considèrent d’ailleurs pas comme des preuves de sainteté), ils donnent tout au plus des indications sur le degré particulier de certaines sensibilités. En d’autres termes, la prière et la croissance spirituelle reposent sur une croissance psychologique, laquelle cependant ne les mesure pas. Et la croissance spirituelle peut aller de pair avec de grands déséquilibres humains (des « maladies psychiques »), qu’elle peut aussi « redimensionner ».

III. Ces miracles qui font les Saints

Nous allons à présent parcourir un document d’histoire, dont les éléments pourraient beaucoup éclairer notre discernement. Il s’agit de l’étude de P. Delooz, Les miracles. Un défi pour la science ? parue chez Duculot en 1997. Comme l’auteur, nous progresserons en trois temps, pour finir par nous interroger à neuf sur notre sujet.

Les guérisons miraculeuses

Les vies de saints, surtout au Moyen Age, créditent leurs héros d’une grande variété de miracles, soit durant leur vie, soit après leur mort. Le présent recueil examine les procédures de béatification et de canonisation en cours depuis quatre siècles, et l’ensemble des miracles approuvés depuis l’instauration, en 1588, de la Congrégation des Rites (la liste de 1091 guérisons miraculeuses est d’ailleurs donnée, par ordre chronologique, en annexe 1, et la liste des 65 guérisons miraculeuses de Lourdes, en annexe 2). Or, plus de neuf miracles sur dix, dans ce dossier sans pareil, sont des guérisons.

D’une manière générale, la guérison est précédée d’une invocation (de la personne en cause ou d’autres), soit au cours d’une apparition du personnage vénéré, soit par l’apposition d’images ou de reliques, soit par un contact avec le tombeau du bienfaiteur présumé, soit par les neuvaines de supplication.

Les guérisons principales surviennent soit après un accident, ou encore au cours d’une maladie. Dans le premier cas, on trouve la guérison de fractures, blessures, brûlures, empoisonnements, hernies, accouchements difficiles, traumatismes à la naissance, cécités accidentelles. Dans le cas de maladies, les plus fréquemment guéries sont les paralysies, les cancers, les tuberculoses (même si l’identification ancienne de ces maladies pose un problème de diagnostic). Sous le nom de paralysie, on trouve aussi bien le rachitisme que l’hémiplégie et les arthrites. Les cancers guéris ne suivent pas la courbe des cancers aujourd’hui les plus fréquents (c’est-à-dire, poumon, sein, prostate, côlon, estomac, pancréas) mais la séquence est la suivante : sein, appareil digestif, cerveau, sarcomes ou cancers des tissus osseux et musculaires, leucémie (un seul cas pour le poumon, aucun pour la prostate). La tuberculose est fréquemment guérie, mais aussi les méningites, les péritonites, les « fièvres », les hépatites, les mastoïdites, les ulcères, les cécités, les gangrènes, les abcès, les fistules, les occlusions intestinales, les thrombophlébites, les anévrismes et quelques maladies du passé (hydropisie, dysenterie, épilepsie, scorbut, lèpre). Certaines maladies ne semblent guéries qu’au XXe siècle (entérocolites, cholécystites, ostéo-périostites). On guérit rarement des affections cardio-vasculaires, du diabète, de la peste bubonique, du lupus érythémateux, de la sclérose en plaques. Des maladies rares sont pourtant parfois guéries (myasthénie, etc.), et, si la stérilité est une maladie, le cas d’une guérison n’a été reconnu qu’une seule fois (en 1992).

On remarque aussi que les femmes sont plus souvent guéries que les hommes (à Lourdes également), et que les saints guérisseurs sont plus nombreux que les saintes ; les religieuses se taillent un belle place dans le tableau des miraculés, mais les enfants représentent à eux seul plus de la moitié de l’effectif. La guérison miraculeuse est un phénomène à prédominance italienne et en tout cas latine (trois quarts du total), alors que l’Irlande, aussi catholique que le Sud, ne suit pas du tout la tendance.

Les miracles en-dehors des guérisons

Dans cette catégorie, qu’il faut mentionner brièvement, on place les résurrections (réanimations), les incorruptions, les multiplications de choses, les préservations d’un malheur, les cas insolites (jaillissement d’une source, clairvoyance, disparition soudaine de la peste ou extinction subite d’une incendie), les miracles spirituels (délivrance de tentations charnelles, conversions foudroyantes) [14].

Résultats de l’enquête

Pour la médecine, la guérison miraculeuse est un cas particulier de guérisons considérées comme exceptionnelles (encore inexplicables). La parapsychologie ne s’y intéresse guère, parce que les phénomènes paranormaux ne sont jamais approuvés comme miraculeux : transmissions de pensée, lévitations, apparitions, prophéties, stigmates, bilocations. Le théologien est invité à se souvenir, avec saint Augustin (Cité de Dieu, 21, 8, 2) que « le miracle ne contredit pas la nature, il contredit la connaissance que nous en avons ». L’essentiel du miracle ne tient pas dans le prodige, mais dans l’interprétation qui est faite d’un événement inattendu, surtout s’il survient comme réponse à un appel. Le miracle est un don offert par un Donateur qui tente de se faire comprendre, de se faire accueillir, de se faire aimer. Le miracle n’est pas un défi de la foi à la science, comme s’il existait un mode de rivalité entre les lois dites naturelles et l’action thaumaturgique attribuée à Dieu. Il peut être un défi que la science se donne à elle-même, puisque des guérisons analogues se produisent dans des contextes non croyants. Ces guérisons exceptionnelles appartiennent au patrimoine encore obscur de l’humanité, ils sont donc des énigmes pour la science et, dans l’ordre théologique, renvoient aux relations interpersonnelles réciproques entre la créature et son Créateur.

En termes sociologiques enfin, on dira qu’en Occident, une partie de la population ne croit plus au miracle (la cohabitation de la foi et de la critique scientifique ne laisserait à la pure action divine que le domaine du non encore élucidé), et une autre s’intéresse à toutes sortes de phénomènes mystérieux qui rendent le miracle acceptable en principe. Même ainsi, il n’est plus porteur des ambitions de l’apologétique, dans la mesure où il risque d’être confondu avec les mirages du paranormal.

Les guérisons évoquées, ne fût-ce que par leur rapidité inhabituelle, supposent en tout cas – tente d’expliquer l’auteur – un apport énergétique exceptionnel, qui doit bien venir de quelque part. Nous connaissons des guérisons spontanées du cancer qui ne se sont pas produites dans un contexte religieux [15] et qui supposent une mobilisation des ressources énergétiques du sujet sur un mode encore obscur ; mais est-il acceptable, pour un croyant, de faire jouer à Dieu le rôle de pourvoyeur d’énergie en fonction de nos ignorances (op. cit., 50) ?

Bref, l’exploration de la guérison par les neurosciences (120) met en lumière plusieurs boucles de communication qui vont du psychisme au cerveau, du cerveau au corps, de la cellule corporelle au gène et en sens inverse. Tous les systèmes (nerveux, endocrinien, immunitaire, neuropeptidique) communiquant entre eux, la traduction corporelle de l’imagination et des émotions retentit sur le cerveau via des molécules messagères et influence ainsi le système immunitaire qui débloquera ou renforcera ses fonctions curatives via d’autres molécules messagères. Mais comment se déclenchent l’imagination et les émotions qui ébranlent la chaîne des interactions curatives, et pourquoi cela réussit-il chez les uns, pas chez les autres ? Le domaine psychologique, ou psychanalytique, met lui aussi en cause le lien qui unit le traumatisme psycho-affectif et la somatisation ; c’est ainsi qu’une réorganisation de l’attitude des parents peut être observée à l’origine d’une guérison chez l’enfant – il se peut d’ailleurs que leur angoisse soit pour quelque chose dans l’apparition de la maladie. Pour l’auteur, les miracles ne sont ni impossibles, ni inconnaissables (176), ils ne sont pas un signe contraignant. « Le miracle est toujours un signe pour quelqu’un. La signification qui lui sera accordée est une confiance faite librement à un Autre » (177).

Une conclusion provisoire

La guérison semble ainsi devenue, dans l’histoire chrétienne, la forme même du miracle. Si l’on en revient à l’Écriture [16], on se souvient que pour elle, sens propre et sens figuré, mal physique et mal moral, sont aussi enchevêtrés que les registres de la maladie et du péché. D’ailleurs, l’Ancien Testament ne semble pas faire grand cas de la médecine, tandis que, dans le Nouveau, nous le dirons encore, la guérison s’opère le plus souvent au cours d’un échange verbal. De même en effet que le peuple a été guéri au désert en regardant le serpent d’airain, ainsi, la guérison se conçoit comme un rapport singulier au corps de Jésus, elle passe par la vision du Seigneur élevé et se comprend comme une greffe sur le corps vivant de l’Église. « Le corps apparaît comme la manifestation de l’insaisissable et problématique rencontre entre la parole et la chair, suggérant ainsi le travail à faire et les risques à surmonter quand il s’agit de prendre soin de ce qui est et demeure en souffrance dans chaque homme » [17]. C’est bien là toute la question.

IV. Signes et Prodiges aujourd’hui

Nous avons pris notre départ dans l’Écriture (I), puis nous avons considéré une trajectoire spirituelle (II), avant de nous intéresser au dossier des miracles reconnus dans l’Église catholique dans le cas très vérifié des saints et bienheureux (III). Peut-être notre perplexité s’est-elle accrue. Je voudrais affronter maintenant la question des guérisons qui semblent fleurir dans certains groupes aujourd’hui : est-ce là le signe du Royaume qui vient ?

« Savez-vous ce que vous demandez »

C’est la question de Jésus à ceux qui lui demandent de siéger auprès de lui dans sa gloire (Mc 10, 37-40). L’aveugle qui l’appelle à grands cris était aussi questionné : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » (Mc 10, 46-52) – comme si ce n’était pas évident ! Le démoniaque errant dans les tombeaux a été de même pris à partie : Jésus lui demande son nom (Mc 5, 9) et n’accepte pas que, guéri, il le suive. Entre la formulation des requêtes humaines et l’attente profonde du cœur, un déplacement doit nécessairement s’opérer. Mais parfois Jésus ne peut rien, à cause du manque de foi (Mc 6, 5-6).

Il est vrai que notre existence s’inscrit sur fond de manque (c’est pourquoi nous respirons et mangeons), et qu’elle est structurée, la psychologie l’a montré, sur le double axe de la dette et du désir [18]. Nous cherchons sans fin à nous défaire du devoir que nous avons contracté en venant à la vie, et sans fin le désir nous porte à chercher plus, mieux, ailleurs, ce qui nous manquera toujours. La maturité humaine consiste sans doute à accepter cette dette impayable, et ce désir inassouvi, comme les chiffres d’une attente, comme l’inscription en creux d’une promesse qui s’accomplira. Vouloir la guérison fait partie d’un réflexe vital, quand la personne se trouve altérée dans son intégrité par les déterminismes physiques qui d’habitude la soutiennent. Renoncer à guérir n’est pas un signe de bonne santé mentale, à moins que tout n’ait été tenté de ce qui était disponible et possible. Mais le problème est que, par définition, la guérison n’est pas seulement une affaire de volonté, s’il est vrai que notre corps n’est pas sans reste à la disposition de notre liberté.

Demander à guérir, c’est faire acte de sagesse, et nous inscrire à neuf dans le monde des relations à autrui : les médecins et la foule des soignants, l’entourage, tout ce réseau du travail et des engagements qui se trouve, par la maladie, abandonné et recomposé. C’est donc en appeler à plus ingénieux, ou plus disponible, ou moins atteint, que soi. Mais c’est aussi, surtout si la tentative échoue, en appeler à plus grand encore. Comment la vie qui nous a été donnée va-t-elle se trouver rendue et restaurée ? Se peut-il que le fil en soit tranché ? Qui en décide, si tout en moi veut survivre à ce qui ne me paraît encore qu’épreuve provisoire ?

Mais si je guéris, que ferai-je de mes jours ? Jusqu’à quand, d’ailleurs, me sont-ils rendus ? Puisque mon temps est compté, vaut-il la peine de guérir ? Comment cette maladie, une fois surmontée, va-t-elle me laisser ? Pourrai-je, mieux qu’avant, affronter le cours de l’existence, ou vais-je diminuer, de maladie en maladie, jusqu’à l’inéluctable fin de ma résistance ? Faut-il donc résister ?

Et si la maladie qui m’atteint n’est pas d’origine organique, si elle procède de mon psychisme plus encore que de mes fonctions, qu’y puis-je ? Qu’y pourront les autres, mêmes guérisseurs, si mon âme est obscure pour moi-même ? Qui pourrait guérir des blessures que personne n’a vues, sinon sous le signe toujours masqué de mes dysfonctionnements ? Quel médecin connaît ce que son malade ne reconnaît pas ?

Quand Jésus montre à Thomas son côté et la marque des clous, ses blessures sont glorieuses, elles guérissent l’incrédulité. On ne dit jamais, dans l’Évangile, que Jésus soit malade ; mais on montre ici qu’il guérit par le mal qu’il a enduré. Peut-être faut-il réfléchir encore à cette manière, pour le Christ, de se livrer en nous guérissant.

La guérison, chemin de maladie ?

La maladie est diverse, mais, si elle est sérieuse et durable, elle provoque souvent la régression, le déni, la révolte, le marchandage avec Dieu et l’entourage. Elle peut aussi instaurer un nouveau rapport au temps, et une autre façon d’assumer la parole.

Or, le Christ nous guérit en portant sur lui nos maladies, comme l’avait annoncé la vision du Serviteur souffrant d’Isaïe. Il est clair, dans les évangiles, que les guérisons de Jésus sont pour quelque chose dans sa condamnation à mort. C’est évident dès le premier chapitre de saint Marc, c’est certain chez saint Jean avec la réanimation de Lazare et la guérison de l’aveugle-né. Le Christ ressemble plus, à cet égard, à un guérisseur africain [19], qui paie le prix de la maladie qu’il enlève, qu’à un médecin occidental, qui vit de la souffrance d’autrui.

Quand il apparaît, à la résurrection, Jésus ne guérit plus personne. Mais il institue, comme Ignace de Loyola l’a bien vu dans l’organisation de la quatrième semaine des Exercices, les sacrements de la foi et de l’amour, le pardon et l’Eucharistie. Désormais, la vie nous vient de cette parole de paix et de ce pain du partage. Il n’est pas, dans l’Église, d’autres lieux où trouver les sources de la guérison, en corps et en âme. C’est ainsi que commence notre apprentissage à l’éternelle vie.

La résurrection de la chair

Le livre de l’Apocalypse, qui nous révèle les temps de la fin, c’est-à-dire les temps présents, voit la Jérusalem céleste avec les yeux d’Ezéchiel, pour qui tous les arbres plantés au bord du torrent de vie porteront des feuilles riches de remèdes. Mais d’abord, le cœur de la Cité sainte, dès aujourd’hui, c’est l’Agneau, ou plutôt le jeune bélier, debout et immolé. « Par ses souffrances, nous sommes guéris », dit, à la suite d’Isaïe, l’hymne pascale. Et ici : « Ils n’auront plus faim, ils n’auront plus soif, la lumière du soleil ne leur manquera plus, car leur lumière, c’est l’Agneau. » Dès l’ouverture, les Lettres aux Églises montrent assez qu’un nom nouveau, un aliment d’éternité, une alliance définitive sont données à qui ouvre la porte au Seigneur des vivants. Nous savons peu de choses sur la condition des sauvés, sinon qu’ils vivent à jamais auprès de Dieu et de l’Agneau, en vêtement blanc, pour une liturgie (donc avec une certaine corporéité) qui ne finit pas.

Saint Thomas d’Aquin pouvait se demander doctement, et beaucoup plus tard [20], si nous ressusciterons avec nos ongles et nos cheveux, et si tous les corps qui ont péri seront restitués (à quoi il répondait positivement), le Nouveau Testament nous en dit assez sur le corps spirituel (en 1 CO 15, par exemple) pour que nous sachions nous conduire aujourd’hui en vue de cette résurrection qui déjà germe dans nos corps mortels.

Guérir, être sauvé

Les guérisons que l’on demande et obtient dans les milieux du Renouveau ne sont-elles pas un signe ? Le déplacement des guérisons physiques vers les guérisons spirituelles ne tend-il pas à montrer la plénitude de la conversion chrétienne ? Les miracles de Lourdes ont-ils une signification pour notre vie de foi ? Certes oui, mais... Mais ces prodiges ne sont pas les seuls à nous parler. De même en effet que Thérèse d’Avila, pour prendre l’exemple d’un autre « cas » célèbre, devenait, au fur et à mesure de son ascension spirituelle, de plus en plus dépouillée de toute manifestation extraordinaire, de même, les mouvements présents aujourd’hui dans l’Église semblent-ils avoir eu besoin, en leurs débuts, de ces signes exceptionnels. Ressusciter pour le coup la doctrine des charismes a donné un langage à ces manifestations. Il peut être passé au crible de la réflexion, comme les faits qu’il désigne [21].

Le salut chrétien n’est pas d’abord une affaire de guérison, mais de grâce. Nous sommes justifiés par le sang du Christ, qui s’est livré pour nous, alors que nous étions encore pécheurs, dit Paul. Nous sommes sauvés, en corps et en âme, du péché des origines, donc de la souffrance, du mal et de la mort. Mais les traces en demeurent, les vestiges, les stigmates, qu’il nous faut porter avec courage jusqu’au jour où Dieu effacera toute larme de nos yeux. Nous souffrons encore, nous péchons toujours, nous mourrons bientôt, quelle que soit notre santé présente. Le miracle est que nous ne désespérions pas de notre vie éternelle, parce que Dieu, le premier, a porté jusque dans l’abaissement de la chair, de la souffrance et de la mort, l’espérance en notre éternelle guérison.

Sœur du Saint-Cœur de Marie, de La Hulpe (Belgique), professeur de théologie à la Faculté jésuite de Bruxelles. Supérieure générale. A participé comme expert au Synode de 1994 sur la vie consacrée et a été choisie comme auditrice au dernier Synode sur l’Europe.

[1On peut consulter les entrées Guérison-maladies ou Miracles dans le Vocabulaire de Théologie biblique de X. Léon-Dufour.

[2On sait comment, à Lourdes, les médecins du Sanctuaire sont attachés à distinguer la guérison (rétablissement inattendu, inespéré et indiscutable d’un patient sévèrement atteint, etc.) et le miracle (décision par un mandement de l’évêque que c’est bien là un signe de Dieu) ; voir pour ce point dans M. Hébrard, La foi qui guérit. Quinze témoins racontent, DDB, 1996, 210 ; voir aussi plus loin, dans notre texte.

[3Dans ce domaine, on pourrait lire R. Dericquebourg, Croire et guérir. Quatre religions de guérison, Paris, Dervy, 2001.

[4Cf. A. Vergote, « Religion, pathologie, guérison », in Revue théologique de Louvain 26 (1995), 3-30 (ici : 17).

[5Cf. A. Vergote, « Religion, pathologie, guérison », in Revue théologique de Louvain26 (1995), 3-30 (ici : 17).

[6Guérir, une conquête ou un don ? n° 159,1993.

[7p. 348-356.

[8L’autopsie rapide d’Ignace a montré qu’il s’est soigné toute sa vie pour une maladie d’estomac qu’il n’avait pas, mais non pour ce qu’elle masquait (sans doute l’altération du cholédoque par d’importants calculs).

[9A. Vergote a tâché d’approcher le profil psychologique d’Ignace dans Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique, Seuil, 1978 (« La structure hystérique d’Ignace de Loyola nous paraît indéniable », 234).

[10J’ai moi-même considéré de près le Journal spirituel sous cet angle ; cf. N. Hausman, « Ignace de Loyola et la mission du Saint-Esprit », in En partageant l’expérience d’Ignace, Rome, CIS, 1990, 38-57.

[11Ou Autobiographie de saint Ignace de Loyola, (Museum Lessianum), DDB, Bruges, 1956.

[12Cf. Larchet, J. Cl., Thérapeutique des maladies spirituelles. Une introduction à la tradition ascétique de l’Église orthodoxe, 3. édition revue et corrigée, Paris, Cerf (« Théologies »), 1997, 848 p.

[13Cf. H. Thurston, Les phénomènes physiques du mysticisme, Monaco, Ed. du Rocher, 1986 (1ère édition anglaise en 1951).

[14Voir aussi p. 178 et suiv. de l’ouvrage en question.

[15La liste des guérisons spontanées du cancer ayant fait l’objet de publications dépassent les cent titres par an.

[16Cf. C. Turiot, article Guérison, in Dictionnaire critique de théologie, 1998, 516-517.

[17Idem, in fine.

[18Cf. A. Vergote, Dette et désir, op. cit.

[19Cf. B. Adoukounou, « Religion et santé en Afrique », ibidem, 359-369.

[20Dans la Somme Théologique, Troisième partie.

[21C’est peut-être la pointe du document récent de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Instruction sur les prières de guérison, 14 septembre 2000.

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