Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

À propos des laïcs associés

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2002-1 Janvier 2002

| P. 9-20 |

Premier texte reçu à la suite du Conseil élargi 2001 de la Revue, voici une prise de position « cadre ». D’aucuns la trouveront trop « rigide », voire même manquer de confiance à l’Esprit ou tout au moins ne pas être attentive aux « signes des temps ». Il est vrai que le propos est ici de situer le « débat », si débat il y a, dans une ecclésiologie de communion claire aux repères canoniques établis dans l’état récent du magistère. Il n’en reste pas moins que l’auteure, tout en ponctuant son parcours de points d’interrogation prudentiels ne manque pas d’en appeler à une collaboration meilleure. Nous ne pouvons que souhaiter à ce texte une suite, promise de la part de nos intervenants lors du Conseil, mais encore de la part de celles et ceux qui œuvrent au rayonnement des charismes et des missions qui en découlent au service de notre monde.

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En rendant en quelque sorte à tous les chrétiens la pratique des « multiples conseils que le Seigneur a proposés à l’observation de ses disciples dans l’Évangile » (LG 42), le chapitre V de Lumen gentium rappelait un enseignement que le Catéchisme de l’Église catholique déclare aussi ancien que François de Sales ou Thomas d’Aquin (CEC 1974) et déjà les Synoptiques, si l’on comprend bien l’appel de Jésus adressé à l’homme riche (CEC 2053 [1]).

Les trois conseils qui ont fini par décrire globalement la vie consacrée [2] forment comme une interprétation spirituelle de l’Écriture très proche de son sens littéral et fermement soutenue par la tradition de l’Église, celle des saints aussi bien que celle des docteurs. La critique exégétique récente, qui avait d’abord paru les discréditer, a en réalité rendu aux conseils évangéliques leur vertu native, qui réside dans une imitation du Christ mesurée par son Esprit.

De plus, la trilogie des vœux de religion, si apte à condenser tous les aspects de la vie humaine, mais aussi du combat spirituel [3], ne s’impose qu’au XIIe siècle [4] et n’est pas à entendre de façon absolue : le vœu d’obéissance, par exemple n’apparaît pas, comme tel, avant le XIIe siècle [5] ; les bénédictins, entre autres, ne prononcent pas « les trois vœux » (mais ceux d’obéissance, de stabilité et de conversion des mœurs, ce qui semble désigner la vie commune) ; bien des instituts ont eu et ont encore un quatrième vœu (Compagnie de Jésus), et davantage.

De même, « vie consacrée » semble attribuer à quelques-uns cette proximité du divin qui est sans aucun doute l’apanage de tout homme sauvé dans le Christ. La problématique se complexifie, dans notre cas, parce que ce n’est pas seulement le monde réputé archaïque des religions qui se profile en arrière-plan, mais la nature sacramentelle de l’Église, où Dieu ne se montre pas seulement en figure, comme dans les religions, mais en personne.

Un des enjeux auxquels se trouve certainement attaché l’avenir de la vie consacrée réside cependant dans le lien qu’elle pourra nouer, ou renouer, avec le laïcat chrétien dont elle est naturellement issue. Depuis une dizaine d’années, le sujet préoccupe particulièrement les Instituts religieux, dans l’ère culturelle européenne au moins [6].

Tâchons de circonscrire ce concept de « laïcs associés » (1), puis de voir comment il est entendu dans le magistère récent (2), en particulier dans Vita consecrata (3), puis chez les théologiens (4). Nous pourrons alors donner notre point de vue, en conclusion.

1. Les « laïcs associés »

Mais d’abord, qu’entend-on par « laïcs » [7] ? Le Concile Vatican II nomme « laïcs » des chrétiens baptisés, qui participent à la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ. Ces chrétiens se sanctifient ainsi par les célébrations liturgiques et sacramentelles où ils peuvent exercer certains ministères, notamment dans l’Eucharistie, le baptême et surtout le mariage. Ils participent à la mission doctrinale de l’Église, par le ministère de la Parole, la catéchèse, l’enseignement des sciences sacrées, etc. Enfin, ils coopèrent au gouvernement de l’Église, en prenant part aux conciles particuliers, synodes diocésains, conseils pastoraux et paroissiaux (voire à la cura animarum), aux tribunaux ecclésiastiques, conseils des affaires économiques, etc., conformément au droit [8]. N’appelons donc pas « laïcs », indifféremment, tous ceux qui n’appartiennent pas à l’état religieux ni sacerdotal, qu’ils soient croyants, malcroyants, voire incroyants, mais qui se trouvent, d’une manière ou d’une autre, associés aux consacrés dans la vie professionnelle.

Dans ce cas « théologique » du laïc chrétien baptisé, eucharistié, marié sacramentellement, etc., certains auteurs pensent qu’un vrai partage de la spiritualité se cherche [9], souvent demandé par des personnes laïques proches des instituts, parfois tenté par les instituts eux-mêmes, ou grâce à l’initiative conjointe de laïcs et de membres d’un institut. Cette quête n’est pas neuve, si l’on se rappelle ce qu’il en fut des confréries, florissantes du Moyen Age au XVIIe siècle, ou des Tiers-Ordres séculiers et autres formes voisines, depuis la même époque jusqu’à nos jours. Religieux et laïcs peuvent ainsi se trouver « associés » pour une même mission, qui est le plus souvent une œuvre propre de l’Institut.

L’expression « laïcs associés » recouvre de fait des réalités variées (groupes de vie évangélique, affiliations, vie selon l’esprit de l’institut, avec ou sans lien institutionnel) qu’il ne faut pas confondre avec les associations de fidèles, mêmes si ces groupes peuvent le devenir. Le Père Dortel-Claudot fait remarquer encore que le partage de la même spiritualité entre religieux et laïcs, chacun la vivant selon sa vocation (cas des groupes évangéliques), ou encore la coopération sans partage de la spiritualité (cas des écoles catholiques) ont été fréquentes autrefois. D’autres situations semblent assez nouvelles : même spiritualité et même mission précise, même spiritualité amenant à une activité commune, activité commune induisant au partage de la spiritualité.

Du point de vue canonique, si le partage de la vie communautaire par les laïcs associés est parfois admis pour un temps, la vie sous le même toit et le partage intégral des mêmes obligations communautaires par des personnes, religieuses et laïques, qui ne sont pas liées par les mêmes devoirs, ne sont pas admis par le Saint-Siège, hormis les cas individuels analogues à ceux des « donnés » (encore acceptés dans l’ordre cartusien), et encore, sous certaines conditions (sauvegarder leur caractère séculier, le salaire, la prévoyance sociale, ne pas les considérer comme membres à part entière, dans leur intérêt et celui de la communauté) [10].

Sur ce point des communications dans la vie communautaire, on fera, avec le Père M. Vidal, d’autres observations. Les recherches d’association entre religieux et laïcs doivent, elles aussi, être resituées « à l’intérieur du mouvement communautaire chrétien post-conciliaire, qui est lui-même à situer dans le mouvement communautaire contemporain, conditionné entre autres par la perte et la nostalgie du village introuvable (Kolakowski)... C’est toute l’Église, en tout cas le plus grand nombre possible de chrétiens, qui ont à entendre aujourd’hui l’appel, à saisir la chance, à organiser la réalisation d’une fraternité chrétienne. Deux erreurs sont donc à éviter. Il ne faut pas répéter celle des Réformateurs du XVIe siècle, reconnue par un Moltmann, qui ont rejeté la communauté religieuse pour favoriser la communauté de tous les chrétiens, mais ont perdu la première sans pour autant trouver la seconde. Il ne faut pas non plus recommencer, par résignation, à organiser une Église à deux étages, rassemblant à part les vrais chrétiens et les autres. L’Église a reconnu définitivement au IIIe siècle [11] sa vocation authentiquement évangélique à être l’Église des uns et des autres, les uns soutenant les autres, et pas toujours, comme on n’est que trop porté à l’imaginer, dans le même sens... La diversité catholique des charges ainsi que des conditions et de l’organisation de la vie (LG 13) permet à l’Église de répondre à son unique vocation sans se laisser enfermer dans l’alternative de la fuite au désert et de la cité chrétienne [12]. »

L’avertissement est de taille, quoi qu’il en soit des figures prises aujourd’hui par la collaboration des laïcs avec les religieux dans le travail pastoral : volontariat (social, caritatif, hospitalier, missionnaire, voire spirituel), agrégations ou associations à l’institut, qui ouvrent à la cogestion des œuvres [13]. Le mouvement semble se faire réciproque, puisque les religieux peuvent offrir leur contribution aux laïcs dans leurs secteurs d’apostolat spécifique : la famille, la paroisse et le diocèse, le domaine socio-culturel, le secteur socio-politique, et même les mouvements laïques de spiritualité (cas de San’Egidio) [14].

2. Magistère récent (avant Vita consecrata)

Déjà le document Congregavit nos in unum Christi amor [15] avait consacré sa réflexion finale à ce « nouveau rapport avec les laïcs » qui peut fortifier les énergies apostoliques pour l’évangélisation du monde (70). Il admettait « un fécond échange de dons entre les fidèles laïcs et les communautés religieuses », « plus intense quand des groupes de laïcs, au sein d’une même famille spirituelle, participent par vocation et à leur manière propre au charisme et à la mission de l’institut », mais il déclarait « impensables certaines formes de collaboration comportant la cohabitation et la vie menée en commun par des religieux et des laïcs ; ceux-ci ont d’ailleurs aussi des exigences propres qu’il faut respecter ».

L’Instrumentum laboris du Synode sur la vie consacrée [16] comportait, dans sa troisième partie consacrée à la communion ecclésiale, un numéro 79 intitulé « En communion avec le clergé diocésain » et un numéro 80, intitulé « En communion avec le laïcat ». Ce dernier numéro, dominé par la notion de « collaboration » [17], s’ouvre à la « participation » des laïcs à la spiritualité et à la mission, mais ne va pas jusqu’au « partage » que l’on verra utiliser ensuite.

Venons-en au Synode de 1994 [18], où furent souvent rappelés l’origine et le statut essentiellement laïcs de la vie consacrée. Mais la brève « Proposition 32 », attribuée à la communion entre consacrés et laïcs, en reste au témoignage de fidélité qu’il faut se rendre mutuellement. La « Proposition 33 », elle, porte sur les « laïcs associés et volontaires », pour indiquer qu’ils peuvent participer spirituellement, selon leur condition ecclésiale, à la mission des instituts [19] et aussi, à la vie communautaire, dans certaines conditions et pour un temps limité. La « Proposition 34 » enfin encourage les relations mutuelles. Le Message final, sauf erreur, est muet dans le domaine.

3. Vita consecrata

Assez curieusement, Vita consecrata ne consacre que trois numéros à la question, dans sa IIe partie (Signum Fraternitatis), qui porte, on s’en souvient, sur la « communion » ecclésiale. Il faut lire ces textes de près pour en deviner les nuances. En substance, on y affirme qu’une collaboration existe (54), qu’elle peut être encore améliorée.

(54) Il s’agit (aussi) de collaborer davantage avec les laïcs, spirituellement, dans les instituts monastiques et contemplatifs, pastoralement, chez les autres consacrés. Dans le sillage des divers ordres séculiers ou tiers-ordres, beaucoup d’instituts sont même « parvenus à la conviction » que leur charisme peut être partagé avec les laïcs qui sont par conséquent invités à participer de façon plus intense à leur spiritualité et à leur mission.
(55) Ces nouvelles expériences de communion et de collaboration méritent d’être encouragées pour divers motifs : nouveau rayonnement de la spiritualité, nouvelles forces pour assurer la continuité des actions caractéristiques, introduction des laïcs à l’expérience de l’esprit des conseils évangéliques et même, approfondissement inattendu et fécond de certains aspects du charisme. Ici encore, les personnes consacrées sont entendues comme guides compétents de vie spirituelle, tandis que les laïcs offrent la contribution de leur caractère séculier et de leur service spécifique.
(56) Dans certains cas, la participation des laïcs aux richesses de la vie consacrée prend la forme d’une adhésion à l’institut [voici les « laïcs associés »], ou d’un partage temporaire de la vie communautaire, de la contemplation ou de l’apostolat, (a) La grande estime que l’on peut avoir pour ces associés et ce volontariat demande pourtant une certaine vigilance, par exemple au sujet des motivations spirituelles de l’intention, du sens communautaire de l’exécution et de la responsabilité assumée par l’institut quand des laïcs dirigent ses œuvre. (b) Réciproquement, la collaboration de consacrés à des initiatives laïques doit répondre à certaines conditions (organisation d’aide, forte identité chrétienne, respect de la vie consacrée) afin que de cette collaboration rayonne la lumière de l’Évangile dans les situations les plus obscures de l’existence humaine. (c) Un problème particulier peut être posé par l’entrée de personnes consacrées dans les mouvements ecclésiaux, expérience qui ne peut entrer en conflit avec les exigences de la vie communautaire et de la spiritualité de l’institut.

Je reste pour ma part frappée par la réserve du Synode sur un thème que l’on voit traité avec beaucoup plus d’enthousiasme, récemment, par les théologiens religieux eux-mêmes. Ce genre de fervorino ne semble pas, sauf erreur, très représenté du côté des laïcs eux-mêmes.

4. Théologiens récents

Ainsi, en novembre 1998, l’Union des Supérieurs Généraux a voulu aborder ce thème pour sa réunion semestrielle. La Documentation catholique a publié trois des interventions majeures de cette assemblée [20]. La première est du Père B. Secondin, des grands carmes, « Partager les charismes et la spiritualité. Nouvel itinéraire de communion et de rayonnement apostolique ». A sa manière assez radicale, l’auteur pense qu’on se trouve ici devant une révolution copernicienne qui touche à la lecture du charisme des instituts et à son caractère séculier : les laïcs se sentant coresponsables de son actualisation par une impulsion de l’Esprit qui ne suppose ni délégation, ni affiliation, ni permission, « l’institut ne serait en conséquence qu’une des formes possibles de la réalisation et de la fécondité du charisme ». Et si la vie consacrée exerce bien, comme l’a voulu le Synode, un rôle « symbolique, critique et transformateur de la société », pourquoi ne pas accepter la proposition d’une vie consacrée ad tempus, d’une participation temporaire qui habilite aux grandes valeurs du charisme, comme une « mystagogie ministérielle, une école d’ecclésiologie » ? Nous revoici chez Luther, avec sa concession d’une vie religieuse provisoire, qui pourrait au moins servir d’apprentissage de la liberté pour les jeunes [21].

La troisième étude, publiée plus tard, est du Père Cl. Maréchal, assomptioniste, et plaide « pour un partenariat effectif entre religieux et laïcs dans l’actualisation du charisme et la responsabilité de la mission ». Pour qu’une « version séculière » du charisme naisse, il faut une longue maturation, mais aussi, une coresponsabilité institutionnelle qui suppose de nouveaux modèles : peut-on donner les mêmes droits à des membres qui n’ont pas les mêmes devoirs, le même degré d’appartenance et d’engagement, la même forme d’initiation ? Il existe déjà, pour les institutions que n’ont pu garder les religieux, des structures paritaires de concertation (mi-laïcs, mi-religieux), jouissant parfois d’un pouvoir délibératif, où l’institut conserve un droit de veto ; ce modèle pourrait servir pour réguler les relations religieux-associés, tous ayant droit de vote. Mais cela induit, comme l’entend la finale du texte, que les laïcs participent à la définition des finalités apostoliques, et que les religieux s’engagent dans la gestion d’entreprise : ce croisement des vocations est-il un gain ?

La seconde étude, du Père R.J. Schreter, porte plus concrètement sur les « formes d’association des laïcs avec les Instituts religieux, surtout aux Etats-Unis. Laissant de côté les groupes de volontaires et les associations de missionnaires, on parlera des laïcs associés eux-mêmes, qui sont plus âgés, plus cultivés, majoritairement féminins, et désirent avant tout un enrichissement spirituel. Le charisme religieux représente ainsi, en plus d’une réalisation du besoin d’appartenance, une alternative spirituelle face à des courants plus centrés sur la dévotion. Mais ces personnes, qui s’associent souvent pour une durée déterminée, ne veulent pas devenir des religieux (le phénomène croissant des « sœurs-mamans » ou « grands-mamans » y suffit). D’autre part, les religieux qui désirent collaborer de plus près avec ces laïcs ne les voient pas bien participer aux décisions vitales pour le futur de l’institut, ou même avoir accès aux ressources financières. On est loin de l’hypothèse selon laquelle ces associations de laïcs se métamorphoseraient en nouvelles formes de vie religieuse, ou deviendront la vie religieuse du futur. La vie religieuse doit sans doute choisir, pense l’auteur, entre la prophétie (dans le désaccord fréquent avec la société) et l’inclusion (de nouvelles catégories de membres).

Conclusion

Pour donner brièvement mon point de vue, je dirai que la collaboration avec les chrétiens laïcs, ancienne dans beaucoup d’instituts, ne peut porter ses fruits si l’on demande seulement aux laïcs de prendre les charges que les religieux ne peuvent ou ne veulent plus porter. Le modèle d’engagement des laïcs est par nature différent de celui des religieux – à compétence et à disponibilité égale, s’entend. Les valeurs que l’institut a incarnées dans son histoire seront certes partagées et reprises avec grand profit, sur le mode propre aux laïcs proches de la spiritualité qui les a vu naître. Mais un institut religieux n’a pas encore achevé sa tâche lorsqu’il l’a transmise à d’autres. Il peut y demeurer, de manière plus simple ou plus enfouie, il peut aussi assumer la pérennité de son orientation par des dispositions juridiques, il peut enfin reprendre courageusement la route ; vers des lieux plus abandonnés. Car la nécessité d’une sécurité sociale ne peut évidemment devenir la seule règle des engagements propres aux religieux.

Réciproquement, les religieux se laisseraient utilement enseigner par les « laïcs » qu’ils fréquentent, et même par ceux qu’ils n’approchent guère, en écoutant par exemple le jugement implicite de bien des chrétiens sur leur évolution récente. Sommes-nous vraiment « aux avant-postes » de la mission, comme le voulait Paul VI, dans Evangelica testificatio, où n’avons-nous pas glissé, presque à notre insu, vers les arrières de ce combat ? Le « cocooning » communautaire, le désengagement du travail (« il faut en laisser pour les chômeurs »), la crise spirituelle aussi (l’acédie, peut-être), de bien des religieux sont quelquefois mieux perçus par le peuple chrétien que par ses responsables. Il y aurait à cet égard à réorienter les pratiques des religieux, et pas seulement pour que s’améliore dans le public une image décidément mauvaise depuis deux siècles dans les pays d’ancienne chrétienté [22], mais parce que nos courages se sont trop souvent engoncés dans la routine de positions sans risques.

Pour finir, réfléchissons donc aux leçons de l’histoire. Les « donnés » au Moyen Age ont pu attester pour un temps l’opinion, partagée par les semi-religieux (pénitents, béguines, tertiaires) qu’une vie religieuse est possible en conservant un état laïc [23]. Ils ont ainsi accrédité l’idée qu’on pouvait être religieux au sens large, manifestant une ecclésiologie nouvelle, opposée à celle des « ordines » immobiles, celle des « formes sociales » en mouvement. Seulement, ils relèvent aussi de l’utopie médiévale de la conversion totale de la chrétienté à la vie religieuse, dont le principal effet eût été de rendre obsolètes les moines et chanoines. Il faut faire remarquer que les « donnés » étaient absents des ordres mendiants, dont on connaît pourtant le profond engagement dans la pastorale des laïcs. Ne se trouve-t-on pas aujourd’hui devant l’utopie inverse (tous laïcs, plus de religieux), manifestant une ecclésiologie indifférenciée ou totalitaire ?

Que beaucoup de laïcs, même mariés, désirent aujourd’hui relever de la vie consacrée (utopie médiévale), alors même que bien des consacrés, surtout les religieux, tiennent la consécration pour une manière révolue de présenter leur existence (utopie inverse), cela peut encore nous inspirer quelques réflexions : pourquoi le mariage (et, dans le monde des prêtres diocésains, la seule ordination sacerdotale) ne suffit-il pas à offrir une spiritualité vivifiante, pourquoi les personnes consacrées sont-elles si rétives à voir dans le rapport immédiat à Dieu la seule source d’une existence que rien ne les obligeait, sinon la pente du cœur, à embrasser pour faire leur salut ?

Est-il vraiment inintelligible, en régime chrétien, d’avoir à répondre à une élection particulière de Dieu, de choisir une vie dont les exigences ne s’imposent nullement, mais sont proposées pour la joie de la personne qui y reconnaît sa route ? Ne pouvons-nous plus défendre, aux yeux de nos contemporains, une existence qui trouve son seul appui dans la relation sponsale et spirituelle de l’Église avec le Christ ? Est-elle donc inconcevable à nos propres yeux cette anticipation du Royaume, où l’on est mis par Dieu en présence de ses frères, et où le salut des autres importe plus que tous les dons déjà reçus ?

Le Concile Vatican II déjà, et Vita consecrata de manière exemplaire, ont mis en évidence une ecclésiologie de communion des vocations chrétiennes « paradigmatiques », celles des laïcs, des ministres ordonnés, des consacrés [24]. Quoi qu’il en soit de l’effondrement de la vie consacrée en Occident, l’heure ne me paraît pas à la confusion des « paradigmes », mais à leur distinction toujours plus ferme, en vue de leur meilleure collaboration.

Sœur du Saint-Cœur de Marie, de la Hulpe (Belgique), professeur de théologie à la Faculté jésuite de Bruxelles. Supérieure générale. A participé comme expert au Synode de 1994 sur la vie consacrée et a été choisie comme auditrice au Synode sur l’Europe.

[1« Dans les trois évangiles synoptiques, l’appel de Jésus adressé au jeune homme riche, de le suivre dans l’obéissance du disciple et dans l’observance des préceptes, est rapproché de l’appel à la pauvreté et à la chasteté. Les conseils évangéliques sont indissociables des commandements ». Depuis le début de son pontificat, et particulièrement dans Redemptionis donum (1984), Jean-Paul II ne cesse de revenir à la figure de l’homme riche, dont il a fait par ailleurs le fil rouge de Veritatis splendor (1993) : une rencontre signifiante.

[2C’est là une cristallisation traditionnelle, qui doit toujours être relativisée, malgré sa convenance anthropologique. Ludolphe le Chartreux par exemple, comptait, dans sa Vita Christi, douze conseils.

[3Cf. P. Evdokimov, « Les trois tentations, les trois réponses du Seigneur et les trois vœux monastiques », in Les âges de la vie spirituelle, DDB, 1964,127-133.

[4Pour la première fois dans la Règle des Trinitaires (1198) ; cf. M.J. Sierra, art. « Voti religiosi », in A. Aparicio Rodriguez et J.M. Canals-Casas, in Dizionario della vita consacrata, Milano, Ancora, 1994, 1930.

[5C. Capelle, Le vœu d’obéissance, des origines au XIIe siècle. Etude juridique, Paris, 1959.

[6Voir M. Dortel-Claudot, « Religieux et laïcs associés pour l’Évangile. Points de repère historico-canoniques », in VC 59 (1987), 225-243 ; M. Vidal, « Les laïcs séculiers et la vie religieuse dans l’Église », in VC 59 (1987), 259-268 ; J. Aubry, « Mutuae relationes entre les religieuses apostoliques et les laïcs », in Bulletin de l’U.I.S.G., 81 (1989), 3-24 ; B. Secondin, « La participation des laïcs au charisme des instituts relireligieux », in Documentation catholique 89 (1992), 422-428 ; Conférence des Supérieurs majeurs de France et Conférence Française des Supérieures majeures, Dossier « Laïcs associés », mai 1994 ; etc.

[7L’article récent de L. Laloux, « L’apostolat des laïcs en France », in NRT122 (2000), 211-237 vaut absolument le détour.

[8Cf. G. Thils, Les laïcs dans le nouveau Code de droit canonique et au IIe Concile du Vatican, Cahiers de la Revue théologique de Louvain 10, LLN, 1983, 30-35.

[9Cf. M. Dortel-Claudot, op. cit., 228. On tirera aussi profit de la brochure du même auteur, qui vient de paraître chez Médiasèvres, Les laïcs associés. Participation de laïcs au charisme d’un institut religieux, Paris, 2001.

[10Une situation bien différente de celle d’autrefois : voir l’ouvrage de Ch. Miramon, Les « donnés » au Moyen Age. Une forme de vie religieuse laïque v. 1180-v. 1500, Paris, Cerf, 1999.

[11Allusion à la réintégration des lapsi par Cyprien de Carthage, après la persécution de Dèce (250-251).

[12Op. cit., 266-268. Dans le même sens, B. Secondin : « Il faut faire attention à deux extrêmes : celui de ’laïciser’ la vie des religieux en lui faisant perdre sa spécificité par une communion mal comprise, et celui, plus subtil, de transformer les laïcs en semi-religieux, en utilisant leur générosité et leur disponibilité. Chacune de ces routes conduirait à la faillite de ces aspirations nouvelles », op. cit., 428.

[13Cf. J. Aubry, op. cit., 8-13.

[14Id., 17-21. « La présence des religieuses peut aider, en certains cas, ces Mouvements à mieux s’insérer dans la pastorale d’ensemble et à se mettre plus franchement au service de l’Église locale. En d’autres cas, elle aiderait à corriger une tendance au fondamentalisme qui ne prend pas au sérieux la culture, la réalité, la quotidienneté de la vie fraternelle... » ; ibid., 21.

[15Publié par la CIVCSVA, le 2 février 1994.

[16Imprimé le 25 mai 1994.

[17Le terme n’apparaît pas au Concile, pour décrire les rapports entre laïcs et religieux, même s’il peut être inclus dans la notion, conciliaire celle-là, de « communion ».

[18Le regretté Père E. Vigano, alors Recteur majeur des Salésiens de Don Bosco, qui aurait pris une part importante à la rédaction de Mutuae relationes, a vigoureusement mis en évidence, dans son intervention du 4 octobre, l’ecclésiologie « d’échange des dons » que représente la collaboration des religieux avec les laïcs impegnati.

[19Avec un renvoi à l’IL 80.

[20Cf. DC 2218 (2000), 68-79 ; 79-84 et DC 2220 (2000), 183-187.

[21Voir son « Jugement sur les vœux monastiques », en 1521.

[22Voir J. Ponton, La religieuse dans la littérature française, Laval, Québec, Les Presses de l’Université, 1969. Certaines bandes dessinées contemporaines montrent à quel point notre culture a déjà imaginairement éliminé un type d’engagement désormais livré à la dérision. Voir aussi l’excellent I. Potel, « Portes ouvertes chez les religieuses », Paris, L’Harmattan, 1999.

[23Cf. Ch. de Miramon, op. cit., 411 s.

[24Cette doctrine apparaît le plus hautement, après Christifideles laïci (1988) et Pastores dabo vobis (1992), dans Vita consecrata (31, etc.).

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