Le Rôle de l’Esprit Saint dans le monde
Léon Renwart, s.j.
N°2001-5 • Septembre 2001
| P. 327-333 |
C’est sûrement dans une attention et une docilité plus grande à l’inspiration de l’Esprit Saint que se donne l’à-venir de Dieu engagé dans notre histoire en vue de l’édification de tous « dans l’unique corps mystique » du Christ. C’est dans cette perspective que l’on situera l’engagement de tous (et de la vie consacré en particulier comme nous y invite Vita Consecrata, nos 100- 103) dans un dialogue où « il est plus facile de repérer de nouvelles questions que de formuler la réponse adéquate au problème qu’elles soulèvent ». Au moins, que l’on écoute l’exhortation de 1 Th 5, 19 : « N’éteignez pas l’Esprit... vérifiez tout, ce qui est bon, gardez-le. » Les quelques lignes de ce bref essai (les questions nouvelles sont en effet immenses) nous y aideront.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
L’ouverture de Vatican II situant l’Église dans le monde de ce temps (Gaudium et spes) et la mondialisation croissante de l’information rendent de plus en plus actuel, pour tous les chrétiens, vie religieuse comprise, le problème du dialogue interreligieux. Un événement récent a montré l’intérêt que celui-ci suscite dans de très larges couches de l’opinion. Il s’agit de la parution de Dominus Iesus, la Déclaration de la Congrégation pour le Doctrine de la Foi sur l’unité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Église [1], et de l’accueil mitigé qui lui a été fait dans divers milieux. Ce qui nous a frappé dans toutes ces interventions, c’est, sauf erreur, le silence pratiquement total sur le rôle de l’Esprit Saint dans le monde [2] et son importance pourtant essentielle pour l’attitude dans le dialogue interreligieux d’une Église qui annonce à la fois un salut universel et sa fonction unique dans ce plan divin.
Dans sa première Constitution dogmatique, Lumen gentium, le Concile a situé le problème en quelques mots d’une importance capitale : « Le Père éternel, par la disposition libre et mystérieuse de sa sagesse et de sa bonté, a créé l’univers ; il a décidé d’élever les hommes à la communion de sa vie divine ; après leur chute en Adam, il ne les a pas abandonnés... » (LG 2). On a fait remarquer à bon droit que cette manière de présenter l’Incarnation donne le pas à la divinisation [3] de la créature sur sa rédemption : c’est parce que le Christ s’incarne pour être « le premier-né de toute la création » [4] (Col 1, 15) qu’il lui faudra aussi devenir rédempteur, la possibilité du péché [5] étant inhérente à la création d’êtres appelés à répondre librement à l’amour divin offert.
Cette décision de créer, Dieu l’a prise comme Trinité. Toutes ses actions ad extra sont communes aux trois Personnes, chacune de celles-ci intervenant à sa manière propre : le Père est le principe dont tout découle, le Verbe s’incarne, lui « en qui et par qui tout a été fait » (Jn 1, 3), l’Esprit sanctificateur couvre la Vierge de son ombre (Mt 1, 18-20). Il n’y a donc, dans cette optique, qu’un seul plan salvifique de Dieu et celui-ci s’étend à tous et à chacun des humains dès les premiers débuts de la création. Or cette volonté divine se réalise par le choix d’un vraie incarnation et celle-ci est destinée à durer éternellement, comme le révèle le fait de l’Ascension. Le monde que Dieu a créé (qu’il crée et maintient à tout instant dans l’existence) est « bon » et même « très bon » (Gn 1, 21), mais il est délibérément inachevé, car Dieu le confie à l’humanité (Gn 1, 26-28) et, comme le dit joliment le récit de l’Éden, il met Adam dans le jardin pour y cultiver le sol (Gn 2,15).
Comment ce plan de portée universelle se réalise-t-il ? La réponse de la foi est nette : « Il n’y a qu’un seul Dieu, un seul médiateur aussi entre Dieu et les hommes, un homme, Jésus Christ, qui s’est donné en rançon pour tous » (1 Tm 2, 5-6). Tel est « le mystère tenu caché tout au long des âges et que Dieu a manifesté maintenant à tous les saints » (Col 1, 26). Qu’en est-il dès lors du salut de ces millions (de ces milliards ?) d’êtres humains morts avant la venue du Christ et de tous ceux qui, après cette date, n’ont pas vraiment reçu l’annonce du salut en Jésus ? Comment se rattachent-ils à cet unique médiateur ? La tentation est grande de voir dans les autres religions des voies parallèles et indépendantes de salut. Ouvertes au choix de chacun selon les circonstances.
Comment justifier le ferme rejet de ce relativisme par l’Église ?
Lorsque se noue le dialogue interreligieux, les partenaires sont des groupes visibles, relevant de traditions souvent anciennes, ayant donné naissance à des civilisations remarquables qui ont à leur actif des monuments, des écrits et des pratiques qui suscitent l’admiration. Certes, l’Église peut à bon droit s’appuyer sur le plan de salut voulu par Dieu et sur la place de l’unique Médiateur, son fondateur, pour réclamer de ce fait une antériorité absolue pour la révélation dont elle est porteuse. Comment comprendre le rôle unique attribué à cette Église par Celui qui est « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14, 6) pour l’humanité entière ? C’est ici, croyons-nous, qu’il est indispensable de faire appel au rôle de l’Esprit Saint, Esprit du Christ, tel que nous pouvons le pressentir. Nous dirions volontiers ceci : au point de départ (le plan divin de la création) et au point d’arrivée (la parousie), il n’y a qu’une seule voie, celle qui mène tous les humains à répondre, dans le Verbe incarné, à l’amour trinitaire. Comme la naissance de Jésus, qui est la révélation définitive de ce plan, ne s’est produite qu’il y a environ deux mille ans, ne devrions-nous pas nous demander si ceux qui se sont efforcés d’atteindre ce but n’ont pas été « aimantés » par le but unique de l’humanité ? Et n’est-ce pas à l’Esprit Saint, qui est l’Esprit du Verbe incarné, que nous devons attribuer cette « aimantation » grâce à laquelle, par des voies fort mystérieuses, les êtres humains continuent à tendre (sans en avoir conscience) vers un même terme, l’union de tous dans l’unique corps mystique, face invisible de l’Église ?
Qu’en est-il alors de la place unique que revendique à bon droit l’Église (dont les deux faces ne sont pas séparables) ? Pour pouvoir entrevoir la réponse, il importe d’abord de bien comprendre ce que notre foi affirme sur la vérité révélée.
« Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique » (Jn 3, 15). Telle est la révélation définitive, celle de l’unique médiateur. Cette révélation plénière et par conséquent indépassable, ce ne sont pas d’abord des paroles, des textes, un livre, c’est Quelqu’un. On peut dire de la révélation à Israël qu’elle s’est fixée dans un certain nombre d’écrits et, dans ce sens, qu’elle est une révélation du Livre. On peut le dire, de façon plus précise encore, de l’Islam, qui voit dans le Coran un texte dicté à Mahomet sur l’ordre d’Allah. À proprement parler, on ne peut pas présenter ainsi la révélation chrétienne. Celle-ci est d’abord et essentiellement une Personne, Jésus de Nazareth. Lui-même ne nous a laissé aucun texte, ce sont ses disciples qui ont mis par écrit, dans les Évangiles, les Actes et les autres documents inspirés, la révélation suprême de l’amour divin pour l’humanité. Ils l’ont fait en sachant que, pour définitive que soit cette révélation, c’est à l’Esprit que le Christ a confié la mission de nous en faire comprendre toute la profondeur (Jn 13, 16 ss).
La vérité totale, dans sa pureté absolue, se trouve en Dieu seul, car elle est Dieu lui-même. Lorsqu’il nous la communique, elle « s’incarne », se dit en mots humains, comme son Fils, Dieu fait homme. Elle unit la vérité divine et sa communication de telle façon qu’il n’est pas possible de les séparer et d’en extraire, dans notre langage, une vérité « à l’état pur » (le rêve d’une certaine philosophia perennis se croyant en possession de formules humaines définitivement valables). Il en résulte que personne, ici-bas, ne « possède » la vérité, même quand il est « dans la vérité » Ce que chacun de nous en aperçoit n’est jamais la vérité totale. Autrui peut, d’un point de vue différent, voir des aspects qui nous échappent, même si sa vision est, elle aussi, marquée de limites analogues, voire entachée d’erreur. Nous touchons ici le point essentiel qui est à la base de tout dialogue. Pour progresser ensemble vers la vérité, il faut admettre qu’autrui en aperçoit peut-être des aspects qui nous échappent : Il faut donc essayer de se comprendre mutuellement [6] et de s’ouvrir ainsi à ce qu’il y a de vrai chez l’interlocuteur, et reconnaître les limites que comporte notre perception de la vérité. (tout exacte qu’elle soit).
Or l’Église telle que l’a voulue Jésus est un peuple en marche vers le Royaume et vers sa vérité totale. Elle ne peut donc se réduire ni à ceux qui sont « confortablement assis » sur les certitudes d’hier [7] et s’efforcent de rétablir les bastions que le Concile a rasés, ni aux « petits fous qui se précipitent dès que cèdent les barrières » (Maritain) [8] ; elle est le peuple de Dieu dans son ensemble ; lui qui avance, à la suite du Christ et guidé par son Esprit, sous la conduite de ses Pasteurs qui font eux aussi partie de cette Église « sainte, mais toujours à réformer » [9] dans ses membres et ses institutions. Ce peuple avance d’un pas inégal, il boite souvent, trébuche parfois lourdement mais espère trouver dans ses frères quelqu’un pour l’aider à se relever plutôt qu’un juge prêt à condamner son erreur. Pour traduire ceci en clair, il est plus facile de repérer de nouvelles questions que de formuler la réponse adéquate au problème qu’elles soulèvent. Les premiers essais sont souvent balbutiants, ils ne disposent pas encore d’un vocabulaire bien rodé ni de termes au sens précis. Ne s’en étonneront que ceux qui ont oublié combien de siècles il a fallu pour parvenir à la formule de Chalcédoine sur l’Incarnation. Rappelons d’ailleurs que ce texte, loin d’expliquer le mystère, s’est limité à fixer infailliblement les bornes à l’intérieur desquelles la recherche doit rester si elle ne veut pas sombrer dans l’hérésie.
Plus l’horizon s’élargit, plus s’accroît la difficulté. Or Vatican II, en rappelant le plan divin de la création, a rappelé qu’il s’étend aux dimensions de l’univers, ce qui entraîne la rencontre entre civilisations différentes recourant à des systèmes de pensée distincts.
Au lieu de se considérer comme « la forteresse assiégée du Royaume », l’Église s’est désormais efforcée de se situer comme le « levain dans la pâte » (Gaudium et spes) et elle a pris meilleure conscience du fait que depuis toujours l’Esprit du Christ est à l’œuvre dans le monde.
Cette meilleure prise de conscience est la voie qui lui permettra d’éviter le danger du relativisme. Pleine d’un humble respect pour l’œuvre de l’Esprit dans le salut de l’univers, elle y découvrira les « semences du Verbe » (Justin) que cet Esprit continue à y répandre. Elle se rendra mieux compte que sa tâche sera de les discerner au milieu de l’ivraie (mauvaise herbe dont la parabole de Mt 13, 25-40, atteste la présence chez nous aussi) et de les aider à croître vers leur plein épanouissement.
Il est un aspect qu’il est essentiel de rappeler également. La révélation n’est pas seulement une doctrine qu’il faut préserver de l’erreur, elle est essentiellement aussi un message de salut dont il faut vivre. « Ce n’est pas en me disant « Seigneur, Seigneur » qu’on entrera dans le Royaume des deux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les deux » (Mt 7, 21). Aussi devons-nous, avec le même humble respect pour l’Esprit à l’œuvre dans l’univers, y admirer tout ce qui s’y fait de beau, de grand et de noble et tous les efforts pour rendre plus habitable pour tous ce monde où Dieu nous invite tous à être « partie prenante » d’un achèvement que la Parousie, loin de le détruire, couronnera.
Devrions-nous alors conclure que l’Église est sans doute la meilleure voie du salut, mais que d’autres restent valables, indépendamment d’elle ? En toute humilité, nous ne pouvons admettre ceci, par respect pour le plan divin et le rôle qu’y joue l’Esprit Saint. Certes l’Église dans sa visibilité est « en quelque sorte le sacrement ou le signe et l’instrument [10] » du salut universel. Or un sacrement est un signe efficace de la réalité qu’il signifie obscurément. Cette fonction, l’Église visible a pour mission de la remplir pour l’humanité entière, dans le respect de la lumière que Dieu donne à toute conscience. Mais elle ne se trouve pas en face d’individus isolés, car ceux et celles que Dieu appelle sont des personnes destinées à vivre en société à se développer grâce aux institutions de celle-ci. C’est dans ces réalités sociales que se découvrent les « semences du Verbe » et c’est avec des représentants de ces groupes que se noue le dialogue interreligieux. Ceci fait apparaître la difficulté qu’il y aura à le reconnaître par un vocabulaire adapté, acceptable pour eux et pour nous. Celui-ci devra permettre, sans faire tort à l’unicité sacramentelle de l’Église, de constater le rôle qui revient, dans le plan divin, à ces efforts, avec le respect que mérite l’action de l’Esprit Saint. Ne serait-ce pas le rôle missionnaire essentiel de l’Église pour le XXIe siècle : être, par sa vie et sa doctrine, le témoin de la lumière du Christ et celle qui aide les hommes à la découvrir ?
Si l’unique plan de Dieu pour notre univers est la participation de tous et chacun au Verbe incarné par l’action de l’Esprit Saint, l’unité pour laquelle Jésus a prié à la Dernière Cène (Jn 17, 15) est au-devant de nous, c’est d’abord une grâce que nous devons demander. En être convaincus écartera tout danger de relativisme, car tout ce que nous découvrons de beau, de grand et de noble dans le monde est d’abord l’œuvre de l’Esprit promis par Jésus. À chacun et à tous est donc adressée l’exhortation : « N’éteignez pas l’Esprit... vérifiez tout, ce qui est bon, gardez-le » (1 Th 5, 19), avec le même respect plein d’humilité, car cela vient de l’Esprit, qu’il nous parle par le Magistère, les théologiens, les « simples » fidèles, nos frères séparés ou les autres habitants de notre planète.
Léon Renwart, ancien professeur de théologie dogmatique, collabore depuis de nombreuses années à Vie consacrée dans le domaine de la théologie de la vie religieuse.
[1] 5 septembre 2000, D.C., n° 2233, p. 812-822.
[2] Des documents passablement nombreux et de provenances très diverses que nous avons eu l’occasion de lire - mais nous ne prétendons pas les avoir tous vus-, aucun, sauf erreur, n’a fait appel à lui. Quant au texte romain, il ne comporte qu’une allusion implicite au n° 21 : « Le Concile Vatican II s’est contenté d’affirmer que Dieu donne [la grâce salvifique] par des voies connues de lui » (Ad gentes 7).
[3] La grâce divine est donc essentiellement nécessaire, Dieu seul pouvant se donner lui-même ; elle n’est pas d’abord requise à la suite du péché.
[4] Ce qui fait de lui le fondement de toute l’humanité, la descendance selon la chair (unité « adamique) n’en étant qu’une conséquence.
[5] Une créature appelée à répondre à l’amour personnel de Dieu est un paradoxe vivant. Elle est en effet, comme créature, entièrement dépendante de son Créateur, même dans son activité libre et dans tous les aspects de celle-ci, et néanmoins « créatrice » à son niveau, car une réponse d’amour est nécessairement un acte libre. Le problème, pour toute créature et d’autant plus qu’elle est plus parfaite, sera donc le choix entre s’ouvrir totalement à son Créateur (d’où le rôle irremplaçable de l’humilité) ou se refermer sur elle-même (c’est l’orgueil, le péché fondamental).
[6] Les théologiens, protestants et catholiques, du « Groupe des Dombes » ont reconnu qu’il leur a fallu deux ans pour arriver à être sûrs de se comprendre mutuellement au sujet de la justification.
[7] Tandis que « le scribe devenu disciple du Royaume... tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13, 25), eux se contentent du « vieux » et croient y trouver la réponse adéquate aux questions d’aujourd’hui, sans prendre conscience qu’ils collaborent en cela au péché d’omission que la génération suivante nous reprochera à bon droit.
[8] Ils ont certes conscience qu’il faut avancer, mais ne s’aperçoivent pas que tout coup de vent n’est pas nécessairement souffle de l’Esprit.
[9] LG 8 : « semper reformanda ».
[10] LG 1 : « Velut sacramentum seu signum et instrumentum ».