Le célibat consacré de la communauté, indice du corps spirituel
Adrien Demoustier, s.j.
N°2001-5 • Septembre 2001
| P. 292-305 |
On ne manquera pas d’être quelque peu décontenancé par l’ordonnancement de ce texte et son contenu. Sans éviter le « détour » d’une réflexion sur le corps dans « tous ses états » l’auteur nous conduit à une mise en perspective de la communauté dans le célibat consacré et de la communauté conjugale. Apparaissent alors leurs rôles spécifiques dans l’Église au service du « corps de l’humanité recréé dans le Christ ».
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« On est semé corps psychique, on ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel » (1 Co 15, 44).
« Pour nous, notre cité se trouve dans les deux, d’où nous attendons ardemment, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ, qui transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’il a de pouvoir même se soumettre toutes choses » (Ph 3, 20-21).
Paul affirme l’existence d’un corps de gloire, d’un corps spirituel, comme une promesse en train d’advenir. Tentons d’ouvrir notre intelligence de la foi à ce que peut signifier cette proclamation de l’apôtre.
Prenons, comme point de départ, un rappel. La vie religieuse est une forme de vie chrétienne parmi d’autres ; elle veut témoigner de la vie fraternelle des fils de Dieu, vécue dans une Église qui devient toujours davantage le corps du Christ, l’effet de sa présence ressuscitante. Nous pourrons alors dire quelque chose sur ce que peut signifier pour nos intelligences, mais aussi pour notre expérience concrète, l’expression « corps spirituel » employée par saint Paul.
La vie religieuse est une communauté fraternelle. Ce constat sera le point de départ d’une démarche en trois temps :
- L’Église et, dans l’Église, la communauté religieuse est un corps qui rassemble des corps. Ce corps est le corps du Christ.
- Que signifie alors le mot corps ? Comment passe-t-on du corps concret, du corps de chair au corps spirituel ?
- Quel est enfin le rôle de la communauté religieuse dans la construction du corps spirituel ?
Prolégomènes : Vie religieuse et corps fraternel
Les communautés religieuses sont des communautés de vie chrétienne auxquelles l’Esprit Saint donne de s’organiser de manière à manifester davantage, dans l’Église, certains aspects de la consécration baptismale que tous les chrétiens vivent, chacun à leur manière, mais que le mariage et le ministère ordonné n’expriment pas directement.
La vie religieuse naît d’une réponse à l’appel du Christ qui lui donne d’être, dans l’Église, le rappel du renoncement évangélique et l’annonce de la vie fraternelle à venir. Son style de vie cherche à montrer que toute vie chrétienne est fondée sur l’appel du Christ à vivre, en lui et par lui seul, l’union à Dieu et qu’elle reçoit de lui de vivre l’humanité comme un corps fraternel.
Pour rappeler l’importance de ces exigences progressivement découvertes par tous les chrétiens, la vie religieuse s’organise de manière à permettre à ses membres de commencer par renoncer à tout pour, dès le début, tout recevoir de la communauté au nom du Christ. Elle devient ainsi, dans l’Église, le rappel de l’attente de la communauté céleste à venir, celle des fils du même Père. L’engagement public du religieux rend visible dans l’Église la présence de la communauté céleste déjà agissante. C’est la manière propre, celle qui caractérise la vie religieuse, de vivre la vocation de tous les baptisés à la sainteté chrétienne.
La fraternité, encore à venir, des fils de Dieu est déjà présente dans l’existence baptismale, participation à la mort et à la résurrection du Christ. La dimension de renoncement actualise la dimension de mort avec le Christ, et la dimension de vie fraternelle anticipe la vie ressuscitée. La vie religieuse a un caractère prophétique. Elle annonce la résurrection déjà commencée dans la vie baptismale.
Une des caractéristiques de la communauté fraternelle des religieux est donc de manifester la dimension déjà spirituelle du corps fraternel vécu en l’Église, un corps fraternel issu de la chair, qui est encore charnel. Que peut signifier pour l’intelligence, et désigner d’expérience concrète, ce passage de la chair au corps et du corps charnel au corps spirituel ?
1. L’Église et la communauté religieuse, un corps qui rassemble
Les évangiles nous montrent Jésus dans son individualité de chair et d’os. Il se distingue de tous les autres qui ont aussi une individualité. Pourtant ces individualités juxtaposées dans l’espace prennent une forme sociale différenciée : il y a la foule, les disciples et Jésus.
Ce que les contemporains voyaient, ce que nous imaginons quand nous nous représentons la scène, c’est le corps d’un homme comme nous, un homme qui parle de Dieu en l’appelant son Père. De même que celui de tout homme ou femme, ce corps de Jésus est un corps charnel qui va à la mort, un corps qui participe du genre animal.
Ce corps charnel attribue à chacun un espace que personne d’autre ne peut occuper en même temps que lui. Il fait l’expérience d’être solide, de tenir par soi-même en adhérant au sol, de s’éprouver comme consistant sous l’effet de la résistance à la pesanteur sur une terre qui, elle aussi, tient bon. On peut dire que ce corps charnel s’éprouve comme substantiel. Il est aussi un lieu d’expérience de la mobilité, il peut se déplacer dans l’espace. Il a donc une consistance, une substantialité qui lui est propre et dont il contient le principe en lui-même. Ce corps charnel humain est encore capable de réaliser des projets, en rencontrant d’autres corps pacifiquement ou brutalement. Enfin et surtout, ce corps charnel est doué de la parole. Si la foule suit Jésus, c’est d’abord parce qu’il parle. Sa chair est parlante par tout ce qu’il est et fait, pas seulement par la signification de ce qu’il énonce. Et cette parole est une promesse efficace, un appel suscitant une réponse qui a, elle aussi, une dimension corporelle : Lévi quitte son comptoir de bureaucrate. Pierre et les autres quittent leurs filets. La foule et le groupe des disciples sont une juxtaposition de corps de chair réunis par la parole du Christ ; ce qui émane du corps charnel de Jésus dit davantage que la chair. Sa parole allie, fait tenir ensemble et appelle ceux qui l’entendent à s’engager en réponse dans l’alliance avec Dieu. Tel est le message qui émane des contacts charnels de la foule rassemblée par la présence corporelle de Jésus. Cette foule est appelée à devenir le peuple de Dieu, peuple de l’alliance, corps social qui est une autre réalité qu’un ensemble de corps charnels, un corps capable de vivre un projet et de commencer à le réaliser, un corps social qui a donc une dimension que l’on peut dire politique.
Après la Pentecôte, quelque chose d’autre est manifesté. Jésus n’est plus visible dans son corps de chair. Que voit-on lorsqu’est constituée la première communauté chrétienne au soir de la Pentecôte ? Une foule organisée de corps charnels qui communiquent entre eux. L’action de l’Esprit Saint suscite un corps social qui rassemble des individus dans la communion d’une foi : la foi en l’expérience de la présence, en tous et en chacun, du Christ ressuscité, maintenant invisible comme être de chair et d’os, mais présence manifestée et finalement visible autrement, visible par ses effets ; effets de conversion de chacun, guérisons intérieures et même extérieures, rassemblement et solidarité entre tous ; effets aussi de dispersion des croyants envoyés comme apôtres, capables de vivre cette présence dans toutes les situations. La visibilité du Christ est désormais l’Église, nouveau peuple de Dieu, mis à part non plus dans le désert mais parmi les peuples, se distinguant d’eux par l’effet de la foi commune en la résurrection du Christ. L’Église appelant la foule à la rejoindre est alors la visibilité de la présence de Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur, nouvel Adam. Il réalise l’alliance réunissant tous les hommes en les unissant à Dieu.
L’Église comme peuple de Dieu est visible quand elle se rassemble pour l’eucharistie et pour toutes sortes de rencontres. Elle est encore visible quand chacun vit et parle en chrétien dans sa famille et dans ses relations, dans sa profession, dans sa vie publique, économique, sociale et politique. L’existence communautaire que vivent les religieux et religieuses, que ce soit pendant les rencontres, dans la solitude des chambres ou la dispersion des services, est une manifestation, un effet de la présence invisible du Christ mort et ressuscité. Est-ce prétention ? La modestie, l’imperfection de cette existence manifestent aussi cette présence cachée de la gloire marquée du signe de la croix. Par son lien intime avec le Christ, lien signifié et réalisé par le baptême, chaque chrétien est porteur de l’Église en sa totalité, dans la mesure où il ne se laisse pas isoler, dans la mesure où sa conduite et ses manières de faire signifient, autant que possible, qu’il tend à se rassembler dans la communauté ecclésiale, eucharistique. « Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 19-20).
Le Christ n’est plus visible en son corps de chair, mais dans les effets de sa présence invisible au cœur des fidèles. Il les tient ensemble quand ils se rassemblent et les maintient dans une communion spirituelle quand ils sont dispersés par l’exigence de la mission, la mission de vivre en homme pour Dieu au service de l’humanité. N’est-ce pas le rôle de la communauté religieuse de manifester par son mode de vie la présence de cette réalité mystique commune à toute vie chrétienne authentique ?
Pour nommer cette présence baptismale de Jésus Christ à l’humanité, saint Paul a utilisé maintes fois le terme corps. Pour lui l’Église est le corps du Christ. Quel sens prend alors le mot corps et à quelle expérience se réfère-t-il ? Il ne s’agit pas d’un corps de chair. S’agirait-il déjà d’un corps spirituel ?
2. Du corps charnel au corps spirituel
L’Église, après la Pentecôte, se trouve dans une situation analogue à celle des disciples autour de Jésus en Palestine. Rassemblement de disciples, elle est tournée vers une foule qui la regarde, attentive et, pour une part, hostile. Elle est réunie en référence aux apôtres, témoins de la réalité humaine de ce même Christ invisible qui la rassemble visiblement.
Cette Église, n’importe quel rassemblement de croyants, et plus particulièrement la communauté religieuse, ont, d’une autre façon, certaines des caractéristiques du corps charnel, un corps charnel que nous pourrions appeler un corps animal. Ce corps ecclésial n’est pas une généralité, ce corps de la communauté n’est pas seulement une idée dans la tête de ses membres, une métaphore. Il a, lui aussi, un lieu propre qui le distingue des autres rassemblements tout en le mettant en relation avec eux. Il est capable de mobilité. Ce corps est à la fois substantiel et en relation. Les caractéristiques du corps individuel se retrouvent, vécues d’une autre manière, dans la réalité sociale de l’Église et de la communauté religieuse. L’Église comme corps social exprime le mystère, la révélation de Dieu en Christ rassemblant l’humanité. L’Église est le corps mystique du Christ. Il révèle ce qui est caché.
L’homme, être parlant, n’est pas seulement un corps animé, un corps animal doué de réflexes et d’instincts qui lui permettent de vivre. Le corps de l’homme est corps humain lorsqu’il parle et s’engage dans sa parole. Aucune parole vraie s’adressant à quelqu’un n’est possible sans un engagement de la chair. Pour qu’une pensée ou une intention devienne une parole, il faut qu’elle s’incarne quelque part, grâce aux vocalises de la gorge, aux gestes du corps, de la main qui écrit. L’esprit vivifie la chair et lui donne de devenir corps humain, capable de s’engager en s’exprimant personnellement et en s’inscrivant ainsi dans l’ensemble des relations sociales.
À l’expérience humaine d’exister par soi-même en s’éprouvant comme corps matériel qui tient par lui-même, correspond la notion philosophique et théologique de substance. Mais le corps que nous sommes est aussi, et tout autant, un tissu de relations. La langue parlée, les gestes socialement codés acquis par l’éducation et même nos réactions organiques sont marqués par les rapports sociaux. On ne digère pas de la même façon un repas amical et un repas d’âpres discussions. Notre corps est, tout autant qu’une substance, un ensemble de relations sociales.
Pour les anciens le mot corps disait la solidarité entre les citoyens, cette solidarité complexe qui intègre les différences. Il pouvait aussi signifier le corps organique ou physique. Saint Paul développe parfois la comparaison avec le corps biologique notamment dans la première épître aux Corinthiens (ch. 12). Le plus souvent il se contente d’affirmer : « Vous êtes le corps du Christ. » Pour nos contemporains, le sens premier est le sens matériel individuel ; le sens social, obtenu par comparaison, est second. Pour nos ancêtres, le sens social était, sinon le premier, du moins aussi présent que le sens physique. L’homme, en tant que corps physique, animal parlant, est en même temps et indissolublement substance et relation. C’est ce qui lui permet de devenir corps spirituel.
Cette distinction entre la dimension de la substance et celle de la relation peut éclairer comment vivre ce qu’on appelle la « convivialité ». Partager la galette des rois, disposés des sièges, certes, vise la qualité de la relation. Encore faut-il être attentif au poids des choses. La qualité des sièges, le temps, tout en conversant, d’apprécier la saveur de la galette ont leur importance. C’est une question de discernement pratique au jour le jour. Je vous laisse imaginer vous-mêmes toutes les applications à la vie quotidienne de nos communautés et de nos congrégations.
Que signifie alors spirituel, esprit ? Quand nous considérons le corps animal matériel, la dimension de substance, de solidité et de localisation dans l’espace, est prédominante. Quand nous parlons de corps social, la dimension relationnelle s’ajoute en se surimposant à cette localisation. Plus ou moins consciemment, nous considérons cette dimension relationnelle comme secondaire, moins évidente, abstraite en quelque sorte. Quand notre expérience de la communauté vivante prend plus de poids, cette dimension relationnelle s’éprouve davantage comme consistante. Nous avons de la difficulté à éprouver cette dimension, parce que, jusqu’à maintenant, nous n’y avons guère prêté attention. Rappelons-nous la qualité d’une réunion paisible, la force de la communication pendant le silence d’une assemblée liturgique priante. Ces assemblées sont alors perçues concrètement comme une solidarité qui n’est pas d’abord matérielle, ni identifiée à ma seule perception subjective. Tous et chacun perçoivent, même corporellement, dans leur affectivité, une unité spécifique, plus concrète et plus réelle que sa dimension concrètement matérielle. Expérience d’union spirituelle plus fréquente que nous le pensons parce que, trop souvent, notre activité mentale n’est pas suffisamment attentive à cette réalité pour pouvoir en bénéficier. Le corps n’est plus d’abord matériel, il n’est pas non plus une réalité seulement morale, il devient « spirituel ». L’adjectif spirituel signifie alors que ce sont les relations entre les personnes qui donnent consistance au corps comme corps social, conférant aux corps individuels d’exister vraiment comme corps humains. Les relations, si elles sont humaines, ne sont jamais seulement matérielles. Une poignée de main distraite, une bise machinale sans y penser, ont quelque chose d’inhumain, ou du moins d’incomplet. Si le cœur n’y est pas, au moins un peu, c’est-à-dire en pratique si je ne pense pas au geste que je fais, je ne suis qu’à moitié moi-même parce que je ne suis pas présent à la dimension concrète, substantielle, du geste qui signifie la relation en même temps qu’il la permet. La densité concrète que signifie la corporéité charnelle, le geste de la main, sont disjoints de la qualité relationnelle qu’elles devraient signifier, et provoquer.
Supposons que nous devenions capables d’exprimer complètement les pensées et les sentiments qui nous habitent avec les mots qu’émet notre voix et avec les gestes de notre corps, et, inversement, que nous soyons exactement conscients de ce que signifient les expressions spontanées de notre corps. Supposons encore que les autres perçoivent exactement la signification de ce que nous parlons ainsi, parce qu’ils vivent la même expérience d’unification entre leur activité mentale et leur activité corporelle, unification qui leur permet, sans l’intervention de parasites, d’écouter précisément, complètement, et de répondre en conséquence. Alors, la communication entre nous serait entière. La relation prend tout le poids de la substance et la substance est entièrement relationnelle ; chacun est entièrement lui-même dans l’accueil de l’originalité de l’autre. C’est dans cette direction que nous pouvons nous faire une idée de ce que sera le corps spirituel.
Le mot spirituel n’a pas le sens qu’on lui donne assez spontanément : une réalité mentale de l’ordre de la représentation ou encore la projection en pointillés du concret sous le mode d’une image mentale, comme on dessine les fées, les génies ou les anges. Cette manière d’entendre ce qu’est l’esprit est la conséquence de notre foi en Dieu trinitaire. En Dieu, l’Esprit est le trait d’union entre le Père et le Fils, nous dit saint Augustin. Il est l’unité du Père et du Fils qui se donnent mutuellement leur différence et accomplissent ainsi cette unité : l’Amour. Esprit signifie ce qui met en relation des termes différents et les unit en les maintenant dans leur différence par cette unité.
L’homme, tous et chacun, devient esprit dans la mesure où s’unifie en lui le rapport entre la chair animale et l’activité mentale en même temps que s’affirme la capacité de communiquer entre individus formant communauté. Le devenir spirituel du corps de chacun et de tout ensemble, assume la chair et l’animalité en lui donnant la réalité de la communication mutuelle, celle de l’Amour. « Je crois en la résurrection de la chair ». La chair s’accomplit sans s’abolir en se transformant en corps spirituel, corps concret, tissu de relations mutuelles entre tous et chacun, en Christ Homme-Dieu. C’est inimaginable, mais ce n’est pas incompréhensible.
C’est inimaginable par une représentation simple. En effet, ce que nous nous représentons est l’image de cette réalité que la représentation désigne en lui donnant une figure. L’image permet de reconnaître le réel mais le réel n’est pas image, il n’est donc pas en lui-même imaginable tout en se révélant à travers l’image.
C’est ce que nous expérimentons quand deux êtres (personnels ou communautaires) se disent mutuellement « oui ». Il y a un son matériel qui, sans pour autant disparaître, est intégré dans une compréhension, une communion mutuelle qui est d’un autre ordre ; ainsi encore le baiser entre deux êtres qui s’engagent pleinement dans ce que signifie le contact des deux corps, ou la poignée de main d’une réconciliation véritable entre deux ennemis, ou encore la joie commune le jour d’un traité d’alliance qui établit la paix entre deux peuples. À cette lumière, nous pourrions approfondir ce qu’a pu signifier pour certains, l’expérience du rassemblement des journées Mondiales de la jeunesse, ou, plus modestement, celle d’une assemblée de province, d’une réunion de communauté suffisamment vivante : l’expérience spécifique de faire corps, dans la relation corporelle matérielle, mais au-delà d’elle. Commencer à percevoir cette réalité suppose une évolution, une maturation psychologique, une éducation à la chasteté capable de distance dans l’engagement d’une affectivité dont on accepte l’existence. L’expérience de la communion n’est pas seulement celle d’un bien-être en groupe, elle est au-delà de la convivialité.
3. La communauté religieuse et la construction du corps spirituel
La tâche de l’Église et de chacun de ses membres est de se laisser unir au Christ pour construire le corps de l’humanité recréée dans le Christ, homme et Dieu. Accomplir cette tâche, c’est construire l’homme selon ce que Dieu révèle de l’homme dans le Christ. Il y a une croissance pour chaque individu et corrélativement une croissance de la société. Parce que l’Église est manifestation de la présence ressuscitante du Christ à toute l’humanité, elle travaille à la croissance salvatrice de toute humanité à la suite du Christ serviteur. Il nous unit spirituellement et corporellement à Dieu en nous établissant serviteurs de l’homme.
Le lieu central de la réalisation de l’union au Christ est la vie sacramentelle liturgique, baptismale et eucharistique, une vie qui s’accomplit par l’envoi de chacun à sa responsabilité dans son lieu d’humanité.
Le mariage est l’instrument fondamental de cette naissance au devenir corps spirituel du Christ, puisque c’est par lui que tous naissent à la chair et sont éduqués à une vie sociale corporelle humaine. Par la dimension sacramentelle de ce qui les unit spirituellement dans leur chair qui prend corps, les époux ainsi unis, dans et par le Christ, reçoivent la grâce et la tâche de nourrir et d’éduquer leurs enfants à vivre leur chair selon une parole qui les insère dans le corps social de l’humanité. Dans la mesure où tous, enfants et parents, vivent cette éducation selon l’esprit de l’Église baptismale et eucharistique, leur existence corporelle est déjà spirituelle. L’unité qu’ils vivent entre eux est celle que l’esprit du Christ leur communique. Mais cette dimension de corps spirituel n’est pas directement signifiée comme telle.
Toute existence humaine naît du mariage et, d’abord, Jésus lui-même. Conçu charnellement par l’efficacité de la seule parole de Dieu fécondant le corps de Marie, Jésus est engendré dans sa spécificité d’homme en recevant le nom que lui confèrent, de la part de Dieu, et Joseph et Marie. En témoignent les deux récits évangéliques de l’annonce à Marie et de l’annonce à Joseph (Lc 1, 26-38 et Mt 1, 18-25). Jésus-Christ naît de l’acte de foi conjoint de Marie et de Joseph. Grâce au mariage, l’Église, par le baptême, engendre, en Christ, des fils de Dieu. Mais le mariage comme le baptême ont cette portée fondatrice grâce à la présence, active et actuelle, du Christ ressuscité. Le rôle du ministère ordonné est alors de signifier que la vie sacramentelle de l’Église dans son ensemble est fondée sur un fait gratuit : l’incarnation du Christ, né et mort à un moment précis de l’histoire humaine, actuellement présent à la totalité de cette histoire.
Le sacrement de l’ordre signifie dans l’Église le rapport à l’origine, le Christ. Le mariage signifie l’actualité constante de sa présence donnant naissance et croissance à l’histoire humaine. La vie religieuse signifie finalement l’effet, déjà actuel, de la promesse de l’accomplissement final, la communauté des fils du Père céleste vivant l’universelle fraternité dans le Christ.
Traditionnellement, rappelons-le, la vie religieuse a pour mission de manifester dans l’Église la présence anticipée de la vie céleste de l’humanité devenue corps spirituel, la dimension de la vie fraternelle des fils de Dieu, déjà mystérieusement vécue par tous. L’expression vie religieuse ne désigne pas seulement les congrégations religieuses proprement dites, mais toutes les formes de célibat consacré quelle qu’en soit la dimension communautaire.
Le mariage à lui seul ne montre pas la plénitude de la vie chrétienne qui lui est donnée de vivre. L’amour de l’homme et de la femme est certes fécond d’enfants qui sont les leurs ; il est aussi fécond de liens sociaux qui sont de l’ordre de la parole et qui les insèrent dans le corps social. L’amour proprement humain est porteur d’une fécondité corporelle qui excède la dimension charnelle animale, une fécondité déjà spirituelle. L’époux et l’épouse, les fils et les filles, leurs futurs conjoints, leurs alliés et amis, les collaborateurs dans les tâches professionnelles, sociales et politiques, tous ces êtres humains sont appelés à devenir, par leur appartenance au Christ, des fils et des filles de Dieu et le sont déjà. Pour nous qui avons reçu la grâce de la foi, nous reconnaissons que l’humanité est appelée à devenir un homme unique dans le Christ en vivant la fraternité spirituelle qui fait de tous, chacun dans sa particularité, des fils du Père et donc des frères en Christ, « le premier-né d’entre les morts » (Col J, 18), « l’aîné d’une multitude de frères » (Rm 8, 29).
Depuis l’Église primitive, des hommes et des femmes se vouent à Dieu en renonçant au mariage en vue du Royaume de Dieu pour un service spirituel de l’humanité. Ils vivent dans la communauté chrétienne sous le titre symbolique de la « virginité ». Leur existence rend visible dans l’Église la dimension déjà spirituelle du corps humain régénéré et consacré par le Christ, dimension que vit tout homme et d’abord le couple marié. La vie du célibat consacré dans la diversité de ses formes communautaires, signifie dans l’Église la dimension fraternelle du Royaume de Dieu, encore à venir mais déjà présente, dimension que vivent les époux dans leurs rapports entre eux et à leurs enfants mais que le mariage à lui seul ne manifeste pas. Cette vie religieuse, témoin de l’accomplissement de la promesse vécue par tous, n’a de sens que par le mariage qui la rend possible en donnant naissance.
Conclusion
La réponse à l’appel du Christ prend la forme d’un choix à faire entre deux manières de vivre la vocation chrétienne. D’une part, le mariage pose le caractère concret du signe, le côté de la substance. Il use de la génitalité animale pour donner le jour à des corps humains en devenir spirituel par l’effet de la parole qui les enfante. D’autre part, le célibat consacré pour le Royaume manifeste la dimension relationnelle communautaire déjà vécue dans la vie familiale.
La distance, marque de la chasteté, est une distance concrète signifiée dans une chair qui existe. La chasteté manifeste donc la dimension de la relation et de la communication par la parole, dans la mesure où elle est vécue comme relation entre des corps advenus dans la chair.
La vie religieuse n’a de sens que si elle porte vaillamment, en les vivants vraiment, les conséquences de son choix et de son renoncement. Le renoncement à l’exercice de la sexualité génitale n’est pas le renoncement à la vie dans la chair, mais la condition pour pouvoir risquer, dans la chair, une parole qui la constitue comme corps concret devenant spirituel.
C’est tout l’enjeu de la vie commune, du côte à côte dans la cohabitation. Elle valorise la distance d’une relation fraternelle en engageant les corps concrets. La vie religieuse est aussi une vie suscitant, à sa manière, un corps à corps qui engage la vie psychique de chacun.
Le religieux et la religieuse seront gênés par le bruit que fait leur voisin ou voisine. Leurs psychismes seront mis à mal par la proximité de ceux des sœurs ou des frères de la communauté. Les enfants ne font-il pas constamment du bruit à la maison, de jour comme de nuit ? Les corps des époux côte à côte ne sont pas que tendresse, ils sont aussi dérangement constant, tolérance continue, à construire au jour le jour par un travail d’ordre psychique. Il s’agit de parvenir à en parler aux autres et à Dieu.
La chasteté du religieux exige une grande attention à l’incarnation de ses relations fraternelles dans des gestes, des attitudes, relations construites, comme toute relation fraternelle, sur l’actualisation constante du pardon, grâce au courage de porter sa croix. Le corps spirituel est un corps concret, il n’est pas une idée, pas plus que le Christ ou la vie éternelle ne sont des idées. La dimension charnelle devenue corps demande, dans tous ses éléments, d’être prise en charge par la vie spirituelle.
Chacune à leur manière, la communauté conjugale et la communauté religieuse sont logées à la même enseigne, engagées sur le chemin qui parvient à la résurrection en passant par la croix indissolublement douloureuse et bienheureuse.
« Le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir, si possible, à ressusciter d’entre les morts » (Ph 3, 10).
Adrien Demoustier, né à Lyon en 1930, entré dans la Compagnie de Jésus en 1949, formation d’historien (doctorat sur l’Histoire de la Compagnie au XVIe siècle), professeur émérite aux Facultés jésuites de Paris en Histoire de l’Église et de Spiritualité. Par ailleurs adjoint de l’Instructeur du Troisième An de Noviciat des Jésuites de la Province de France. A partagé son activité pendant 30 ans entre la recherche en spiritualité (plus particulièrement de la vie religieuse dont témoignent quelques articles notamment dans la revue Christus), la pratique de l’accompagnement spirituel (en particulier en donnant les Exercices Spirituels de saint Ignace dont il achève actuellement la publication aux éditions Médiasèvres d’une « lecture-commentaire » suivie du texte) et la collaboration à la formation des religieux. Une conviction : avoir l’audace de présupposer que l’union à Dieu est déjà donnée. Si l’on peut manquer d’assurance pour soi-même, il importe de s’engager quand il s’agit d’assister autrui.