Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie monastique aujourd’hui...

depuis Antoine

Tomas Spidlik, s.j.

N°2001-4 Juillet 2001

| P. 219-235 |

Entrer dans un nouveau millénaire... que signifie ce seuil pour une « institution » presque aussi vieille que l’Église elle-même ? Avec la maîtrise du sujet que nous lui connaissons, le P. Tomas Špidlík nous redit l’essentiel de ce qui constitue cette « vie consacrée » où la transcendance (anabasis) de l’homme de l’idéal platonicien doit se laisser convertir sous l’action de la « venue miséricordieuse » (katabasis) de Dieu. Et c’est là un véritable « martyre », non plus de sang mais de toute la nature humaine appelée à renaître. En quelques paragraphes concis et précis, nous redécouvrons ce qui fait que l’entrée en 3e millénaire du monachisme reste une nouveauté dont l’efflorescence récente nous a été évoquée (VC 2001/2, 99-113).

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1. Le temps, don de Dieu

Nouveau millénaire : voici une expression vraiment d’aujourd’hui. En soi elle a valeur chronologique ; l’Église désire qu’elle acquière valeur spirituelle. Comment opérer ce passage transformant du profane au sacré ? Il sera bon de commencer par une brève réflexion sur le temps. Dans l’imaginaire profane le temps est éternel. Il est personnifié par le dieu Chronos, dont le symbole est la roue qui tourne et dévore hommes et dieux. Un millénaire s’en va pour céder la place à un autre.

La Bible ne saurait admettre d’autre divinité que YHWH. C’est Dieu qui crée le temps, ou plutôt « les » temps : les jours, les années et les siècles. Mais il ne les crée point pour qu’ils engloutissent les êtres vivants. Au contraire, le temps est un don fait à chacun pour qu’il puisse réaliser sa vocation. Chaque homme reçoit « son » temps. C’est donc en rapport avec notre vocation divine que nous devons évaluer et utiliser le temps dont nous disposons [1].

Chacun est concerné par de semblables réflexions mais particulièrement ceux qui se sentent destinés à offrir à Dieu leur vie, leur agir et, en conséquence, le temps qui leur est alloué pour réaliser cette vocation. Ils doivent selon l’expression de Vatican II, observer les « signes des temps ». Quels peuvent-ils être à l’aube du nouveau nillénaire ? Il y en a certainement plus d’un, mais concentrons-nous sur ceux qui nous concernent plus directement. Le langage lui-même nous les suggère en privilégiant certaines expressions plutôt que d’autres. On a toujours parlé de vie monastique, de vie religieuse mais ce n’est peut-être pas par hasard que l’on organise aujourd’hui tant de rencontres sur la « vie consacrée ». Ces deux termes, « vie » et « consacrée » expriment tout un programme.

2. Vie

Il n’y a pas que le Pape qui parle souvent de la vie, de la défense de la vie. Dans la pensée philosophique et théologique contemporaine l’on perçoit une certaine aversion envers les principes abstraits et la propension au personnalisme et au vitalisme [2]. Ceci s’explique par des raisons pratiques : il est difficile de se mettre d’accord sur des concepts et des systèmes communs dans un contexte de brassage de races et de mentalités différentes. On exhorte à « vivre et laisser vivre ». Dans la crise générale des idéologies on exige des religieux des exemples concrets. Alors on les admire : que l’on pense à Mère Teresa de Calcuta, à Padre Pio et à d’autres...

Il est intéressant de remarquer comment cette même exigence se manifesta à la fin du premier millénaire quand la ville impériale de Constantinople vivait encore sa pleine gloire de royaume chrétien. Elle est alors remplie de monastères réformés selon l’esprit de saint Théodore Studite. Dans ces monastères on exigeait l’observance minutieuse des règles, on y lisait des traités ascétiques, condensés en manuels, sous formes de « Centuries », c’est-à-dire d’aphorismes. C’est dans ce milieu qu’arrive un jeune homme du nom de Siméon. S’il souffre d’une crise profonde en affrontant la vie de la capitale, il connaît aussi ses premières et rudimentaires expériences mystiques. Il entre en contact avec un monastère et on lui donne à lire un traité ascétique, en soi fort bon, mais lui, surpris, s’exclame : « Grand Dieu ! on ne peut trouver un homme mais seulement un livre ? » L’homme, il le rencontrera plus tard et son évolution spirituelle ultérieure sera profondément marquée par la vénération de ce père spirituel. Lui-même est à l’origine d’une nouvelle tendance mystique, c’est pourquoi il est surnommé le « Nouveau Théologien », c’est-à-dire le nouveau Jean évangéliste, le témoin par excellence de la vie nouvelle en Christ [3].

3. Vie consacrée

« Vie », est un terme très ample contenant de nombreux aspects. L’exemple mystique de Siméon exprime quant à lui une caractéristique importante : la ferme conviction de ce que la vraie vie est sacrée. Comment dire cela en termes compréhensibles pour l’homme d’aujourd’hui ? C’est un psychologue canadien qui me l’expliquera en me disant que la psychologie contemporaine se rend compte de l’impossibilité d’expliquer l’être humain sans respecter l’aspect transcendantal de la vie, ou, en d’autres termes, sans savoir que sa signification dépasse les limites appelées humaines ou profanes. Ce n’est certainement pas un hasard si beaucoup se sentent aujourd’hui attirés par la méditation transcendantale, même si celle-ci demeure très vague.

Le caractère transcendantal de l’homme se manifeste par son désir inné de monter vers les hauteurs (anábasis), poussé par l’éros platonicien. Dans le Banquet, Platon analyse l’antique mythologie de la naissance du dieu Eros, sa mère se nommant Pena (la misère) et son père Ouranos (le ciel). L’homme est donc essentiellement dynamique : il aspire à un haut idéal dont il ressent le manque. Platon découvre dans l’intensité de ce désir la grandeur de l’homme : quiconque, méprisant les choses de ce monde, désire Dieu, devient un homme divin [4].

L’idéal platonicien demeure toujours attirant ; il inspire les arts, la culture et les plus nobles tendances humaines. Toutefois la Bible nous met en garde contre le danger de l’autosuffisance. Les dix premiers chapitres de la Genèse traitent de ce que l’on peut appeler la « préhistoire » de l’humanité entière, préhistoire qui s’achève au chapitre 11 avec la tour de Babel, la confusion, l’échec de la compréhension réciproque. Avec le chapitre 12 commence l’histoire du peuple d’Israël et au chapitre 28 nous lisons un récit caractéristique, opposé à celui de la tour de Babel. Jacob, pauvre bédouin, voit une échelle qui descend vers lui, du ciel sur la terre. En termes théologiques, la révélation biblique est la religion de la grâce, de la miséricorde divine qui vient du ciel sur la terre, de la katábasis.

Toute l’histoire biblique est caractérisée par ce dernier aspect. Soulignons ici trois épisodes fondamentaux : la consécration du Temple de Salomon (2 Chr 7, 1 ss.), l’annonce à Marie (Lc 1, 26-35), la Pentecôte (Ac 2, 11 ss.). Nous lisons dans le premier de ces récits comment le Dieu Très-Haut choisit sa demeure au milieu du peuple. À l’annonciation, l’Esprit du Seigneur descendit sur Marie et le véritable Temple est désormais Jésus, demeure de Dieu parmi les hommes. À la Pentecôte Jésus nous fait participer à son mystère humano-divin, au point que saint Paul peut écrire : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (1 Co 3, 16).

Il ne s’agit pas d’une présence passagère, comme le croyaient les Messaliens, charismatiques extrêmes du IVe siècle, mais bien d’une transformation ontologique. C’est pour cette raison que saint Irénée définit le chrétien comme composé du corps, de l’âme et du Saint-Esprit [5]. L’Esprit est comme « l’âme de notre âme ». De cette façon, selon la terminologie des Pères grecs, l’homme est « divinisé » [6]. Clément d’Alexandrie et, après lui, Athanase le justifient avec le fameux principe : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne divin [7]. » La coïncidence avec la vie religieuse se manifeste dans le fait qu’Athanase est également l’auteur de la Vie de saint Antoine, premier moine.

4. Saint Antoine, homme de Dieu

La Vie de saint Antoine est le premier ouvrage qui traite explicitement de la perfection religieuse et que l’on puisse considérer comme première « règle », de vie religieuse. Ce qui y est raconté est foncièrement historique, toutefois l’auteur ne pouvait totalement s’oublier et la conception fondamentale de cet écrit est aussi profondément théologique. Athanase y défendait avec ferveur la divinité du Christ, mais sentait également le besoin d’exposer les conséquences de cette vérité pour la vie humaine : la divinisation de l’homme. Or voici que s’offre à lui un exemple concret « d’homme de Dieu », Antoine. Ce titre n’est pas utilisé par hasard ; il exprime plutôt un programme que l’on peut qualifier d’humanisme monastique. Antoine est homme et entend vivre comme un homme.

Les platoniciens affirmaient que l’homme est « double » : son corps est terrestre alors que son âme est, par nature, divine et appartient au monde céleste. Telle n’est pas l’opinion d’Athanase, pour qui l’homme est un ; l’homme n’est pas divin par nature mais est divinisé par grâce, tout en restant véritablement et authentiquement homme. C’est pour cette raison qu’Antoine, et par la suite Pacôme et d’autres moines, seront appelés « hommes de Dieu ». Dans leur vie apparaîtront des signes de la vie à la fois humaine et divine.

Depuis les origines les chrétiens professent avoir reçu l’Esprit de Dieu. La preuve de sa présence sont les divers charismes, parmi lesquels émerge la charité parfaite manifestée dans le martyre. Il est émouvant de lire la lettre de saint Ignace d’Antioche qui assure que seul le martyre peut le transformer en authentique disciple de Jésus [8]. Antoine s’était déjà retiré dans la solitude quand éclata la persécution de Maximin ; il dit alors : « Allons, nous aussi, combattre, si nous y sommes appelés, ou contempler ceux qui combattent [9]. » La Providence ne lui permit point de mourir pour la foi. Il s’en retourna donc au désert, substituant au martyre de sang le « martyre de la conscience ». Depuis ce temps-là la vie monastique est considérée comme remplaçant le martyre. Comme les athlètes de Dieu, les moines témoignent à la face du monde de la force de l’Esprit Saint à l’œuvre dans leur vie.

5. Le renouvellement de la nature humaine

Pour les anciens, et tout particulièrement pour les stoïciens, la loi morale fondamentale consiste à vivre en accord avec la nature, ou comme le dit Panetius, « vivre selon les tendances que la nature a déposées en nous » [10]. Est-ce facile ? Athanase sait que les philosophes l’enseignent mais ne le pratiquent point. Or un simple copte a réussi à réaliser cet idéal. Quand saint Antoine choisit le désert pour commencer la vie monastique, il décida de vivre « selon la nature ». Mais à quelle nature faisait-il référence ? Le terme « nature » vient du latin nasci naître, tout comme le grec physis vient de phyo, « croître ». La Bible enseigne que dans la première création l’homme est né dans l’innocence et a grandi dans la communication familière avec Dieu. Le but de la vie religieuse est, par conséquent, de retourner à cette vie « naturelle » au sens propre, de retourner au Paradis.

En ce temps-là étaient encore vives les conceptions platoniciennes selon lesquelles l’âme qui avait vécu autrefois auprès de Dieu, était tombée en ce monde matériel par sa faute originelle. Désireuse de retourner en arrière, l’âme essaie d’y arriver au moyen d’exercices ascétiques qui l’aident à se libérer de son fardeau matériel. La ressemblance de ce mythe avec le récit biblique pouvait en séduire certains mais elle est superficielle et foncièrement fausse. Antoine ne veut pas retourner dans le monde des idées. Il entend rester un homme concret, composé d’âme et de corps et cependant capable de réaliser la beauté de la nature humaine créée par Dieu. Quelles sont donc les prérogatives principales de celle-ci ?

6. La vie unifiée, monótropos

Aux yeux des grecs, qui avaient un grand sens de l’harmonie et identifiaient la beauté avec l’ordre du cosmos, le péché se présentait comme thóribos, dysfonction, dissipation. Dépasser le péché, retourner à la nature authentique de l’homme signifie s’unifier. De fait, la vie du moine est monótropos. C’est ce que dit saint Basile : « Le moine poursuit un seul but en tout ce qu’il fait, même quand il accomplit des actions communes comme manger ou boire ; au contraire, la vie de ceux qui sont “dehors” est polytropos, multiforme, ceux-ci changent au gré des circonstances pour plaire aux personnes qu’ils rencontrent [11]. » Le Pseudo-Denys Aréopagite déduit cet idéal du terme même de moine qui vient de monos, « un ». « Certains hommes sont appelés moines à cause de leur vie sans division [12]. » Philoxène de Mabbug décrit ainsi cette « unification monastique » : « Il est nécessaire que le moine harmonise sa vie selon le nom qu’il porte, qu’il devienne moine intérieurement et extérieurement, qu’il n’y ait en lui rien qui ne soit lui et Celui qui demeure en lui, je veux dire le Christ, lequel ne saurait permettre qu’un autre que lui y vienne résider [13]. »

Cette unification comporte un effet psychologique. Même si les exercices monastiques semblent parfois durs et difficiles, l’homme qui les vit et en eux poursuit un unique but, perd le sentiment déplaisant de mécontentement, et les labeurs sont perçus comme repos, anápausis. Saint Dorothée de Gaza fut tellement pénétré de cela qu’il en vint à se demander s’il poursuivait la bonne route : « J’ai joui d’un grand repos, sans la moindre préoccupation, de telle sorte que des doutes surgirent, parce que je savais que l’on doit entrer dans le royaume des Cieux en passant par de multiples tribulations (Ac 14, 22), tandis que je vivais sans tribulation. Ainsi je ressentais peur et angoisse ne connaissant pas la cause de mon contentement, jusqu’à ce qu’un ancien ne me l’explique en disant : « Ne te préoccupe pas. Quiconque se consacre à l’obéissance aux Pères possède ce repos et cette absence de soucis [14]. » Ce manque de préoccupation amer’mnia, était, au début, considéré comme privilège des solitaires. Mais le miracle de la vie monastique consiste en ce que cette liberté puisse être perçue jusqu’au cœur d’une vie mouvementée, au milieu de nombreux frères. Siméon le Nouveau Théologien résume l’opinion traditionnelle à ce sujet en affirmant : « Que l’on mène la vie solitaire ou celle de simple moine, celle d’higoumène ou de supérieur d’une communauté nombreuse, ou celle encore de serviteur, tous doivent demeurer sans préoccupation, c’est-à-dire absolument libres des affaires mondaines [15]. »

7. La paix du cœur

Le moine ne saurait être moine sans fuir le monde. Combien d’exhortations de ce genre ne rencontrons-nous pas dans la littérature chrétienne ? Mais, chose étrange, nous en rencontrons bien davantage dans la littérature païenne philosophique et dans les pratiques recommandées par l’ascétisme non-chrétien. Une semblable indication suit le désir spontané de quiconque se sent de quelque manière perturbé, et désire fuir ailleurs, loin des autres hommes. Les premiers moines étaient donc des solitaires, des ermites. Toutefois ce furent eux qui comprirent que l’on ne saurait appliquer ce conseil de manière mécanique. Il y a divers degrés de fuga mundi et ceux-ci sont bien décrits dans la Vie de saint Antoine. La première fuite fut l’éloignement de la société profane pour aller vers les ascètes et vaincre les impulsions de la sexualité. Mais juste après cela, Antoine eut l’idée de s’enfoncer dans le désert pour y prier plus tranquillement. Quelle erreur ! Il fuit les hommes et rencontra les démons. Il croyait trouver la paix et ne trouva, en revanche, que de graves distractions mentales, sa tête se remplissant d’images terrifiantes. Que font les gens aujourd’hui quand ils se sentent envahis par des sentiments et des images perverses ? Ils essaient de chasser Belzébul par Belzébul, ils essaient de chasser une impression déplaisante par une autre plus puissante. En avançant dans cette voie, on peut arriver à la consommation de drogue. Chez saint Antoine, nous découvrons au contraire un exemple d’optimisme monastique. Il nous enseigne qu’il est possible de vaincre tous les démons qui épouvantent nos esprits et que l’on peut unifier tout ce qui se passe en nous.

De nombreuses générations de moines ont cherché à s’exercer dans cet art ! Et nombreux sont ceux qui y réussirent brillamment. Antoine lui-même en fut un exemple. « Son visage était plein de grâce, il avait encore reçu ce don extraordinaire de la part du Seigneur : s’il se trouvait au sein d’une foule de moines et que quelqu’un qui ne le connaissait pas encore désirait le rencontrer, il laissait les autres et courait aussitôt vers lui, comme attiré par ses yeux. Il ne se distinguait ni par sa taille ni par sa corpulence, mais par la disposition de son caractère et sa pureté d’âme. Son âme, de fait, était en paix et tranquille, par conséquent, l’était aussi son comportement extérieur ; la joie de son cœur illuminait son visage et le mouvement de son corps laissait deviner et percevoir son état d’âme [16]. » Résultat : l’union à Dieu, comme prière perpétuelle ; l’union aux hommes, lesquels le recherchent comme père spirituel ; l’union avec le cosmos tout entier au point que même les animaux sauvages lui obéissent.

8. Problèmes de la vie commune

Saint Antoine a inauguré la vie érémitique. Celle-ci correspond à la signification même du terme monachos, solitaire. Une telle vie conduit à la paix, ainsi que l’illustrent de nombreux Apophtegmes. Arsène, après avoir demandé au ciel de connaître la voie droite du salut de son âme, s’entendit répondre ce qui demeura dès lors le programme de vie de nombreux moines orientaux : « Fuis, tais-toi et repose. » Après qu’Arsène eut mis en pratique ces paroles de manière exagérée, il fut doucement réprimandé par l’abbé Marc qui lui demanda : « Pourquoi nous évites-tu ? » Arsène répondit : « Dieu sait que je vous aime, mais je ne peux être à la fois avec Dieu et avec les hommes. Là-haut des milliers et des myriades (d’anges) ont un unique vouloir, alors que les hommes en ont de multiples. Pour cette raison je ne peux abandonner Dieu et aller avec les hommes [17]. » Le même problème se présenta avec urgence aux yeux de Basile, patriarche du monachisme cénobitique et zélateur infatigable de la vie commune. Lui aussi, après sa conversion, se retira dans la solitude pour vivre seul avec le Seigneur seul. Par ailleurs, très rapidement il se forgea la conviction de ce que la vie solitaire est contraire tant à la nature humaine qu’à la loi de la charité chrétienne. Mais comment résoudre la difficulté qu’il y a à vivre avec les hommes, à parler avec eux, à obéir à leurs commandements et, dans le même temps, pratiquer la prière perpétuelle. Dans son éloge de la vie commune, Basile répète fréquemment cette exhortation : « Il est nécessaire de vivre avec les frères qui sont une seule âme (sympsychoi) [18]. » En vivant ainsi, ils constituent l’image de la première communauté chrétienne de Jérusalem, ou la multitude des fidèles « avait un seul cœur et une seule âme » [19] ; réalité qui, dans le fond, est l’image sur terre de la Très Sainte Trinité. Mais comment donc parvenir à une telle perfection d’unité entre des hommes qui sont de mentalités et d’origines diverses ?

8. La nécessité d’une règle commune

Avant Basile, ce fut Pacôme qui le premier fonda le monachisme de vie commune. Pacôme entendait organiser un village chrétien idéal, image d’une parfaite unité. Pour réaliser ce projet le moyen indispensable était un règlement disciplinaire. Tout y était prévu dans les moindres détails et l’obéissance requise, absolue. Basile ne s’enthousiasma guère pour cette vie communautaire extérieurement parfaite. L’union des âmes ne s’obtient pas à force de dispositions humaines. Le monde est ordonné parce qu’il a été créé par la Parole de Dieu. En conséquence, seule la Parole de Dieu réussira à unir les hommes de manière spirituelle. Il est vrai que Basile est l’auteur – classique – d’une Règle monastique, mais à l’origine, celle-ci n’était composée que de textes de la Sainte Écriture auxquels il adjoignit sa propre explication. Il resta, toutefois, toujours fidèle à son principe initial selon lequel la vie spirituelle commune est la vie selon les Saintes Écritures. Par la suite la tradition monastique multiplia les commentaires sur de nombreux aspects de celles-ci. Il arriva que les moines devinssent d’ardents défenseurs de ces traditions héritées des Pères. On est en droit de se demander si l’on ne retomba pas ainsi dans le danger que l’on désirait éviter, celui d’arriver à l’union extérieure avant d’avoir atteint l’union intérieure et libre des âmes ?

9. La paternité spirituelle du supérieur cénobitique

Quand au début du ixe siècle, immédiatement après la crise iconoclaste, Théodore Studite décida de réorganiser la vie monastique, il avait sous les yeux l’idéal de vie commune proposé par saint Basile. Lui aussi entendait vivre selon les Écritures, mais il convient de préciser que le terme « Saintes Écritures » avait alors un sens plus vaste qui incluait les écrits des Pères. En outre, la vie que l’on menait dans les monastères réformés par Théodore était réglée par de minutieuses prescriptions disciplinaires. Théodore lui-même comprit que si l’on en restait à ce niveau purement disciplinaire, on éteindrait dans les cœurs le feu de l’Esprit Saint. Comment donc concilier les deux tendances qui apparaissaient comme contradictoires : l’observance de la règle commune et le souffle charismatique ? On connaît la solution trouvée par Théodore : le supérieur ne saurait être un pur surveillant de la règle mais il doit demeurer le père spirituel de ses sujets, lesquels lui révèlent en permanence leurs pensées et avec lesquels il entretient un dialogue quotidien. Ce n’est que de cette manière que l’on rejoint l’authentique union des âmes et donc la paix [20].

Nous nous permettons, à ce propos, de développer une réflexion sur la notion même de paix. Nous nous référons ici au terme shalom, parole hébraïque qui indique un don messianique.

Les philologues nous disent que ce terme était utilisé dans les affaires lorsque vendeur et acheteur s’étaient accordés sur la somme nécessaire, ils se donnaient la main en disant shalom. C’est un tout autre aspect qui est mis en lumière quand on parle de la pax romana : celle-ci se définit comme tranquillitas ordinis, comme paix garantie par les lois et prescriptions. Tranquillitas ordinis et shalom semblent donc indiquer deux tendances diverses. Il est intéressant de relever que l’histoire du monachisme montre que les périodes de plus grande vitalité de la vie religieuse furent précisément celles où ces deux tendances étaient harmonieusement unies. On peut illustrer ce propos par l’exemple du monachisme russe. Après un très grand développement au xive siècle, une grave décadence l’atteignit au siècle suivant. Apparurent alors deux nouveaux grands réformateurs : Joseph de Volokolamsk et Nil Sorsky. En utilisant le vocabulaire de notre temps, on pourrait qualifier le premier de « traditionaliste » : il estimait que tout le mal provenait de la non observance des règles anciennes. Veut-on qualifier le second de « progressiste » ? De fait, il introduisit un nouveau style de vie, plus spontané et plus charismatique. Laquelle de ces deux tendances eut le plus de succès ? Au commencement, toutes deux. Puis la décadence recommença. L’authentique renouvellement du monachisme russe ne se manifesta que plus tard quand apparurent les célèbres pères spirituels qui réussirent à introduire le shalom dans la tranquillitas ordinis, l’esprit de collégialité ne contredisant point le droit mais le remplissant de son esprit [21].

10. Vie monastique et vie laïque

Parler de « vie consacrée », plutôt que de « vie monastique » a aussi l’avantage de ne pas séparer radicalement religieux et laïcs. Aujourd’hui nous avons malheureusement tendance à le faire en nous fondant sur la distinction entre observance des commandements – obligatoire pour tous –, et les promesses, faites au moyen des vœux, d’observer également les « conseils évangéliques ». La distinction est également acceptée par le Code de droit canon. Elle n’est cependant pas aussi infaillible qu’elle pourrait le paraître. Saint Basile ne la connaît pas : il est convaincu que chacun doit, à sa manière, observer tout ce que le Seigneur a dit. Saint Jean Chrysostome est du même avis : « Les Saintes Écritures veulent que tous mènent la vie monastique, même s’ils sont mariés [22]. » Ceci dit, il était toutefois nécessaire de tracer une certaine ligne de démarcation. C’est ce que fît Saint Jean Damascène en distinguant entre vertus « psychiques » et « somatiques », entre vertus de l’âme et vertus du corps. Les premières sont des vertus au sens propre, indiquant la finalité de la vie spirituelle ; les autres sont des moyens opportuns pour y parvenir [23]. En l’appliquant à notre problème, nous pouvons dire que tous sont obligés de rechercher la pureté de cœur ; le vœu de virginité est un excellent moyen de l’obtenir. Tous les chrétiens doivent avoir confiance en Dieu et ne pas follement se fier aux biens matériels ; cette confiance inspire le vœu de pauvreté. Enfin, tous doivent suivre la volonté de Dieu comme règle principale de leur existence ; le vœu d’obéissance facilite une telle recherche. Les trois vœux de religion ont donc une très grande valeur mais ils ne sont que des moyens et ne constituent pas la fin de la perfection ; ils ne sont donc pas destinés à tous.

11. Une vocation particulière

Devons-nous en conclure que les religieux ont une vocation spéciale ? Sans aucun doute, mais cela non plus n’est nullement exclusif. Dans les plans de la Divine Providence, à chacun a été donné une vocation spéciale et unique. Cette vocation précède l’existence. Dans l’optique profane, l’homme vient en premier, qui possède certains dons, et ce n’est que dans un second temps qu’il choisit sa vocation. Dans l’optique divine, au contraire, Dieu confie à l’homme sa vocation et, en fonction de cet appel, lui donne les moyens nécessaires à sa réalisation. Ceci est confirmé par les mariologues qui disent que le privilège premier de Marie est la maternité divine. C’est précisément parce qu’elle était destinée à devenir la mère de Dieu qu’elle fut préservée de tout péché et non point, au contraire, parce qu’elle était immaculée que Dieu l’aurait choisie pour mère. Parmi les Pères de l’Église, Jean Moschus, tout particulièrement, admire la grande diversité des modes selon lesquels Dieu appelle tous les hommes. Il est inutile de spéculer là-dessus. Une seule chose est exigée de la part de l’homme : une réponse généreuse, la décision de faire ce à quoi l’appelle la Providence [24]. Saint Basile a également osé affronter une question moderne : le problème des écoles apostoliques qui essaient d’éduquer les jeunes à la vie religieuse. Il consacre la question 15 de la Grande Règle à cet argument [25]. Très tôt ses monastères établirent des écoles pour les jeunes parmi lesquels on espérait trouver de futures vocations. Basile se demande s’il est possible d’éduquer quelqu’un au choix de la virginité. Il répond sans hésiter que la profession religieuse doit être le résultat « de la conviction personnelle et du jugement de celui qui la prononce ». On peut alors se demander quel peut bien être le rôle de l’éducation impartie au sein d’un monastère. Selon Basile, l’aide pédagogique offrira trois précieux éléments : 1) Très tôt le jeune acquerra les claires notions du bien et du mal ; 2) il aura de bons exemples sous les yeux ; 3) il prendra certaines habitudes qui lui rendront plus aisé le choix de la vie religieuse. Ceci dit, la fonction de l’éducateur trouve ses limites devant l’autorité du Juge éternel auquel chacun répond en toute liberté.

Conclusion

Les questions autour de la vie monastique sont nombreuses ; nous n’en avons évoqué que quelques-unes mais nous mesurons combien elles sont actuelles pour notre temps. Les religieux d’aujourd’hui cherchent des voies nouvelles, des adaptations aux situations présentes. C’est une occasion propice pour mieux se rendre compte de ce qui est essentiel dans la vie des personnes consacrées et de ce qui est sujet aux changements d’époque et qui, nous l’espérons, trouvera des formes de réalisation plénière au cours du millénaire qui vient. Ceci sera réalisé par des hommes vivants et non par de nouveaux programmes idéologiques. Le monachisme chrétien est né en un temps où le gnosticisme était encore vivant. Beaucoup se sentaient attirés par des connaissances sublimes ; ils voulaient se sentir choisis pour être supérieurs à l’homme commun et ignorant. Croyons-nous qu’une telle hérésie ait maintenant disparu ? Le grand théologien russe Pavel Florensky montre le contraire. Selon lui le gnosticisme est une maladie mortelle de la civilisation européenne contemporaine, laquelle, à l’instar de Pilate, demande : « Qu’est-ce que la vérité ? » Ce dernier fut précisément incapable de découvrir la vérité vive qui se tenait devant lui en la personne du Christ [26]. Dostoïevski ironise sur cette attitude avec sa célèbre légende du palais de cristal. L’homme scientifique construit sa demeure avec des idées claires, transparentes. Il refuse le mystère. Tout content, il vient habiter dans son palais de cristal, mais, avec le temps, il découvre qu’il n’y a là ni liberté, ni amour, ni vie ; il n’y a donc pas de place pour les personnes humaines et leur vérité vive29. Nous attendons pour le nouveau millénaire une nouvelle catéchèse. Attendons-la des hommes vivants, unis à Dieu, consacrés, transformés ontologiquement. Il n’y a qu’eux qui puissent prier en toute vérité « Notre Père qui es aux cieux », tout en demeurant fidèles à la terre comme de véritables êtres humains.

Le Père Tomas Špidlík, né à Boskovice (en Moravie) en 1919, entre, après ses études « élémentaires », au « gymnase » puis au « lycée », à l’université à Brno en philosophie et langues tchèque et latine. Entre dans la Compagnie de Jésus en 1940 qui l’appellera en 1951 à Radio Vatican et lui confiera la direction spirituelle des étudiants du Collège Pontifical Népomucène durant 38 ans. Il commence en même temps ses études à l’Institut Oriental où il obtient son doctorat avec une thèse sur Joseph de Volkolamsk. Un chapitre de la spiritualité russe. Au cours d’une vie universitaire internationale impressionnante le Père Tomas Špidlík s’est fait connaître comme un maître de spiritualité puisant sa sagesse à la grande tradition de la spiritualité orientale et publiant en de nombreuses langues monographies, études spécialisées, livres de spiritualité dont nous connaissons en français, parmi bien d’autres, Le chemin de l’Esprit. Retraite au Vatican. Paris/Troyes, Cerf/Fates, 1996.

[1M. Join-Lambert et Grelot, « Temps », in X. Léon-Dufour, Vocabulaire de théologie biblique, Paris, 1971, col. 1274-1284.

[2Cf. T. Spidlik, L’idea russa. Un’altra visione dell’uomo, Rome, 1995.

[3Cf. B. Krivochéine, Introduzione alle Catechesi, SC 96, 1963.

[4T. Špidlík, La spiritualità dell’Oriente cristiano. Manuale sistematico, Cinisello Balsamo, 1995, p. 275 s.

[5Adversus Haereses 5, 9, 1-2, PG 7, 1144-45.

[6La spiritualità dell’Oriente cristiano, p. 51 ss.

[7Clément d’Alexandrie, Propreptikos 1, 8,14 ss ; Athanase, Contra Arianos 3,19, PG 26, 361-364.

[8Ad Romanos 4,2. s

[9Vie 46.

[10La spiritualità dell’Oriente cristiano, p. 63 s.

[11Reg. fus. tr. 20, 2 PG 31, 973a.

[12Hierarchia ecclesiastica 6, 3, PG 3, 532d.

[13Lettre à Patricius 35, PG, p. 782 s.

[14Instructions IV, 51, SC 92, 1963, p. 231.

[15Chapitres théologiques, gnostiques et pratiques 1, 80, SC 51,1957, p. 64.

[16Vie de saint Antoine 67, 4-6.

[17PG 65, 88 ss.

[18Reg. fus. tr. 7, PG 31, 928b ; Epist. I, 22, PG 32, 289.

[19Ac 4, 32.

[20T. Špidlík, « Superiore-padre, l’ideale di san Teodoro Studita », Studia missionalia 36, 1987, p.109-266.

[21T. Špidlík, I grandi mistici russi, Rome, 1977, p. 157 ss.

[22Adversus oppugnatores vitae monasticae, 3, 15, PG 47, 373.

[23De virtute et vitio, PG 95, 85-98.

[24Cf. Le pré spirituel 20, SC 12, 1946, p. 60 ss.

[25PG 31, 952-957.

[26F. Dostoïevski, Ricordi di sottosuolo, trad. F. Landolfi, Milan, 1961, p. 38.

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