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Edith Stein, co-patronne de l’Europe : vers une spiritualité de la femme

Sophie Binggeli

N°2001-4 Juillet 2001

| P. 236-251 |

Les pages qui suivent (reprenant une conférence donnée le 26 mars 2000 à Blangy-sur-Ternoise, France) donnent accès à quelques intuitions steiniennes concernant la figure de la femme et plus spécifiquement à propos de la virginité. Il se présente en plus comme une bonne introduction à la vie et à l’œuvre (publiée déjà en français) de la sainte. Le caractère, dira-t-on « inchoatif », de la pensée forte et originale d’Edith Stein appelle une élaboration en lien avec le reste de ses écrits et, surtout, de son évolution spirituelle ultérieure qui en éclairent la profondeur secrète. Le travail de Sophie Binggeli nous la laisse espérer.

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Le 1er octobre 1999, lors du synode des évêques pour l’Europe, Jean-Paul II proclamait Ste Brigitte de Suède, Ste Catherine de Sienne et Ste Thérèse Bénédicte de la Croix copatronnes de l’Europe, aux côtés de St Benoit, St Cyrille et St Méthode. Cet événement important passa pour ainsi dire inaperçu. Dans la lettre apostolique qui l’accompagnait, Jean-Paul II expliquait le sens de cette proclamation. La sainteté, le « trésor de sainteté » du peuple chrétien, est pour l’Église « le secret de son passé et l’espérance de son avenir » (n° 2) [1]. Seuls les saints et les saintes permettent d’assumer une histoire difficile et d’envisager sereinement l’avenir. « Le choix de cette sainteté au visage féminin » correspond à une « tendance providentielle » de l’Église et de la société de notre temps, qui reconnaît « toujours plus clairement la dignité de la femme et ses dons propres ». Il s’inscrit dans l’effort de l’Église « pour comprendre pleinement le dessein de Dieu sur la femme » (n° 3).

Des trois saintes co-patronnes de l’Europe, Edith Stein est sans doute la plus proche de nous, dans le temps, mais aussi par la culture et par sa vie qui « exprime le tourment de la recherche et l’effort du “pèlerinage” existentiel » (n° 8). Dans des pages « vraiment pénétrantes » « elle explora la richesse de la féminité et la mission de la femme du point de vue humain et religieux » (n° 8). Ce sont quelques aspects de ce que l’on pourrait appeler une spiritualité de la femme que nous voudrions aborder ici.

Mais auparavant, il n’est peut-être pas inutile de rappeler brièvement qui est Edith Stein. Toujours dans la même lettre, il est dit que « par toute sa vie d’intellectuelle, de mystique [et] de martyre », Edith jette « comme un pont entre ses racines juives et l’adhésion au Christ, s’adonnant avec une intuition sûre au dialogue avec la pensée philosophique contemporaine » (n° 3). Elle naît le 12 octobre 1891, le jour du Yom Kippour, fête juive du Grand Pardon, à Breslau, en Prusse – ville aujourd’hui polonaise : Wroclaw –, dans une famille de commerçants juifs. Elle est la benjamine de onze enfants dont quatre sont déjà morts en bas âge. Le père meurt alors qu’Edith n’a pas deux ans. La mère, une femme forte comme celles que l’Ancien Testament met en scène, reprend le commerce de bois ; sous sa conduite, il devient florissant. Marquée par la personnalité de sa mère, Edith développe dans ses conférences une image plénière de la femme et en particulier de la mère.

Avec sa sœur la plus proche, Erna, elle appartient aux premières femmes qui, au début du xxe siècle fréquentent l’Université allemande : sa sœur en faculté de médecine – elle devient gynécologue –, Edith en philosophie. Comme de nombreux étudiants de sa génération, elle trouve en Edmund Husserl un maître à penser : fondateur de la phénoménologie, Husserl libère les intelligences des préjugés positivistes et des présupposés kantiens, et les éduque dans l’analyse rigoureuse des phénomènes, tels qu’on les rencontre dans le réel. Au contact d’Husserl s’opère en Allemagne un mouvement un peu semblable à ce qui se passe en France avec Bergson : nombre d’étudiants trouvent le chemin vers le Christ... Pour Edith qui à l’âge de 14 ans avait décidé de ne plus prier, abandonnant la foi de ses pères, le chemin sera long. En 1916, elle passe brillamment son doctorat en philosophie et devient pour quelque temps l’assistante d’Husserl. Pourtant, le passage par de graves crises ne lui sera pas épargné, occasionné principalement par l’échec professionnel de sa collaboration avec le « Maître », comme l’appellent ses étudiants. En effet, Husserl, professeur de l’ancienne école, ne peut pas vraiment collaborer avec une femme, ni concevoir qu’elle fasse carrière à l’Université. Edith est aussi profondément affectée par le désastre de la première Guerre mondiale : nombre de ses amis y ont perdu la vie. Elle écrit dans une lettre du 6 juillet 1917 :

Récemment, j’ai vu dans ma bibliothèque toute une série de dissertations d’amis étudiants de Breslau, maintenant tous morts. L’image qu’on a de soi est comme si on appartenait à une génération disparue depuis longtemps, et on se demande, étonné, comment il se fait que l’on vive encore. À l’occasion, l’énergie vitale non employée s’éveille chez l’un ou l’autre, élevant une protestation contre cette atmosphère de lassitude et d’accablement. Globalement, il n’y a que deux choses capables de captiver mon attention : la curiosité de voir ce qui sortira de l’Europe et l’espérance d’accomplir quelque chose pour la philosophie .

Alors qu’une carrière prometteuse s’annonçait pour elle, elle se heurte aux préjugés des gens en place et à l’idéologie du national-socialisme. Jusqu’à la veille de son entrée au Carmel de Cologne, en 1933, elle se présente à différentes Universités et tente d’obtenir l’habilitation à enseigner ; en vain : elle est femme, elle est juive. Toutes ces difficultés trouvent un dénouement inattendu durant l’été 1921, suite à la lecture de l’autobiographie de la réformatrice du Carmel, Thérèse d’Avila. « C’est la vérité », aurait-elle dit en refermant le livre. Cette rencontre avec le Christ marque l’heure de sa conversion.

Un monde nouveau s’ouvre à elle, celui de la tradition catholique vécue dans la liturgie et les sacrements, transmise par l’enseignement de l’Église Pour la phénoménologue dont les forces intellectuelles étaient toutes tendues dans la recherche de la vérité, les conséquences ne se font pas attendre. Quelque six mois plus tard, le 1er janvier 1922, elle reçoit le baptême dans l’Église catholique. Elle accepte un poste de professeur de littérature allemande et d’histoire dans un lycée tenu par des dominicaines à Spire et remplit pendant près de dix ans une mission d’enseignante et de conférencière dans le monde. Elle est invitée par des publics variés – mouvements de femmes catholiques, enseignants et enseignantes, universitaires, etc. – à parler sur différents sujets, ayant le plus souvent trait à l’éducation et à la femme.

Lorsqu’en 1933 Hitler accède au pouvoir et que les premières manifestations de violence s’exercent à l’encontre des juifs, Edith perçoit avec lucidité qu’elle n’a plus d’avenir professionnel dans l’Allemagne nazie. Elle peut enfin réaliser son désir : le 14 octobre, la veille de la fête de Sainte Thérèse d’Avila, elle franchit le seuil du Carmel de Cologne où elle reçoit le nom de Sœur Thérèse Bénédicte de la Croix. Elle est alors âgée de 42 ans. Dans sa famille juive libérale, sa vocation se heurte à une grande incompréhension, en particulier de la part de sa mère. Seule sa sœur Rosa la suivra sur le chemin de la foi catholique.

À la fin de l’année 1938, suite à la tristement célèbre « nuit de cristal », la tension s’accroît. Avec l’accord de ses supérieurs, Edith décide de rejoindre le Carmel d’Echt en Hollande. Pourtant, la haine nazie ne l’épargnera pas : le 2 août 1942, en réponse à la lecture publique de la lettre de protestation des évêques de Hollande contre la politique de l’occupant nazi, Edith et sa sœur Rosa sont arrêtées, ainsi que de nombreux moines et moniales d’origine juive. « Viens, allons pour notre peuple » – l’entend-on murmurer à sa sœur, au moment de son arrestation. Une semaine plus tard, le 9 août 1942, toutes deux disparaissent au camp d’Auschwitz. Prises dans la multitude, elles sont filles d’Israël, filles de l’Église.

Toute femme « porte en elle quelque chose de l’héritage d’Ève et elle doit chercher le chemin [qui mène] d’Ève à Marie » [2]. Dans des textes divers – spéculatifs et poétiques [3] –, Edith a esquissé ce que l’on peut appeler une spiritualité de la femme, dont nous présenterons trois aspects : le premier concerne la signification de la différence – sexuelle – et de la complémentarité entre l’homme et la femme ; le deuxième, la place particulière qui revient à la femme dans l’histoire du salut ; le troisième enfin, la figure de Marie.

Homme et femme

Pour mettre en lumière la vocation de la femme, Edith Stein utilise principalement deux méthodes : la philosophie et la théologie. Nous nous appuyons dans cette étude avant tout sur son approche théologique et sur ses commentaires bibliques. « Avec le sûr instinct d’une fille d’Israël » [4], elle revient en effet aux sources bibliques ; elle lit et interprète en particulier les textes de la Genèse sur la création de l’homme et de la femme, ainsi que certains textes du Nouveau Testament. Pour Edith, la présence d’un couple humain aux deux moments-clés de l’histoire humaine – Adam et Ève lors de la Création, Marie et Jésus lors de l’Incarnation et de la Rédemption – est « la preuve la plus forte selon laquelle la différence des sexes » a un sens propre.

Dieu a créé l’être humain, homme et femme. Dans l’œuvre de la rédemption à nouveau, nous voyons la nouvelle Ève aux côtés du nouvel Adam... L’image de l’humanité parfaite est présentée aux yeux de l’humanité pécheresse dans une double configuration : le Christ et Marie. Ce fait me paraît être la preuve la plus forte selon laquelle la différence des sexes n’est pas une déficience de la nature qui pourrait et devrait être surmontée, mais qu’elle a une signification positive et une signification pour l’éternité.

Quelle est donc la « signification pour l’éternité » de la différence sexuelle ? Edith se réfère au premier texte de la Genèse, dense et lapidaire, sur la création de l’homme et de la femme :

Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa (Gn 1,27).

« La particularité masculine et la particularité féminine représentent d’une façon différente l’archétype [le modèle] divin » [5], l’homme et la femme apparaissent « comme des empreintes différentes de l’image divine » [6].

Seule la particularité masculine et féminine développée dans toute sa pureté produit la plus grande ressemblance avec Dieu...

Ainsi donc, l’image de Dieu dans l’être humain n’atteint sa perfection que dans cette complémentarité différenciée réalisée par l’homme et par la femme.

À la suite des Pères de l’Église, Edith considère que la création de l’homme comme homme et femme manifeste quelque chose de l’être de Dieu : « Dieu est Trinité », il est « Amour » [7]. En effet, « l’amour ne peut pas exister entre moins que deux » ; il suppose le désir de communion entre deux personnes [8]. Dès lors, le sens le plus élevé de la complémentarité entre l’homme et la femme se trouve dans la nature spirituelle de la personne humaine. Créé à l’image de Dieu, l’être humain est par essence un être de relation, comme l’indique le second récit de la création dans la Genèse :

Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée » (Gn 2,18).

Edith demande

N’est-ce pas justement pour cela qu’il n’est « pas bon » que l’un soit seul, parce que le sens le plus élevé de l’être spirituel et personnel est l’amour mutuel et l’union en un, dans l’amour, d’une pluralité de personnes ?

La question suggère que, foncièrement, l’être humain n’est pas fait pour la solitude, mais au contraire, comme « être spirituel et personnel », pour « l’amour » et la communion.

Essayant de comprendre le sens que l’on peut donner à l’expression « une aide qui lui soit accordée », Edith examine l’expression en hébreu et la commente :

On peut penser à l’image d’un miroir dans laquelle l’homme pourrait regarder sa propre nature... Mais on peut aussi penser à une pièce jointe, un « pendant » ; tous deux se ressemblentpas complètement pourtant, mais seulement dans la mesure où ils se complètent l’un l’autre, comme les deux mains.

Les différentes images utilisées illustrent la façon dont Edith cherche le sens anthropologique de la création de la femme. Celle-ci est « l’autre moitié dans laquelle » l’homme « peut contempler sa propre image, se retrouver lui-même » [9]. « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair » – s’exclame l’homme en voyant la femme (Gn 2, 23). Parmi toutes les créatures, la femme apparaît donc comme le seul être capable de lui révéler sa nature d’être créé à l’image de Dieu.

Compagne de l’homme, la femme est par excellence un être de relation et elle réalise de façon spécifique les deux dimensions essentielles de la relation : le don et l’accueil. Edith affirme que « si la force la plus grande du don correspond à l’être de la femme, alors, elle ne donnera pas seulement plus dans l’union amoureuse, mais elle recevra aussi plus » (ESW II, 470). La nature de la femme est dotée de la capacité de s’adapter et de percevoir les besoins de l’autre [10], « d’écouter silencieusement la nature » et d’accueillir l’autre dans son intériorité [11]. Dans ce contexte, Edith assigne une place importante à la notion de Gemüt, terme allemand difficile à traduire en français : cette faculté, aux facettes variées et aux contours parfois un peu flous, se situe entre l’intelligence et la volonté, et est soumise comme celles-ci à une croissance ; elle a un rôle stratégique dans l’unification de l’agir humain. Elle se trouve pour ainsi dire à la racine du corps et de l’âme... : le Gemüt – parfois traduit par le mot cœur – désigne l’intériorité et la profondeur de la personne humaine. Cette faculté typiquement maternelle permet à la femme d’accueillir le nouvel être vivant dans son intériorité. Elle est également déterminante pour le développement harmonieux de la famille. Plus l’épouse reçoit « en elle l’être de son époux, dans le don aimant, plus aussi par son entremise, la particularité de l’enfant sera également déterminée par celle du père » (ESW II, 472). Dans sa lettre sur la dignité et la vocation de la femme, Jean-Paul II écrit :

L’hommemême s’il prend toute sa part dans [sa] fonction de parentse trouve toujours « à l’extérieur » du processus de la gestation et de la naissance de l’enfant, et, à bien des égards, il lui faut apprendre de la mère sa propre « paternité ».

Le discours spéculatif – philosophique et théologique – d’Edith sur la femme, plutôt bref, offre des intuitions précieuses. Un féminisme sérieux, en quête de la spécificité métaphysique et anthropologique de la femme, saura s’en inspirer pour une réflexion approfondie et vraie.

La femme dans l’histoire du salut

L’étude attentive des textes bibliques sur la création et la chute originelle fournit de nouveau à Edith les clés d’interprétation. Dans le premier récit de la création, elle relève la triple tâche assignée à l’homme et à la femme en commun : « Être l’image de Dieu, avoir une descendance et dominer la terre [12]. » Après la chute originelle, l’homme et la femme sont touchés par des peines différentes : l’enfantement douloureux pour la femme et le travail pénible pour l’homme (cf. Gn 3,16-19). Cette différenciation des peines indique que « l’ordre originel » de la création semblait « prévoir un agir commun de l’homme et de la femme dans tous les domaines, mais avec une répartition des rôles quelque peu différente » [13]. Dès les origines, la femme aurait eu « un rôle particulier » dans la génération et dans son « rapport à la descendance » [14].

L’autre texte qui éclaire la mission spécifique de la femme dans l’histoire du salut est la sentence prononcée par Dieu contre le serpent après la Chute :

Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Celle-ci te meurtrira à la tête et toi, tu la meurtriras au talon (Gn 3, 15).

De l’avis d’Edith, ce verset conditionne la « haute estime de la maternité » qui traverse tout l’Ancien Testament et marque fortement les familles juives. Elle est liée à la « promesse consolante donnée à la première femme lors de l’expulsion du paradis : elle et sa descendance ont pour mission d’écraser la tête du serpent » [15].

Mener le combat contre le mal et éduquer la descendance pour cela, [telle] est la vocation de la femme depuis la chute originelle jusqu’à la mère du Fils qui vainquit la mort et l’enfer, et cela devra le rester jusqu’à la fin du monde .

« À la première femme » « et à toutes ses descendantes » est « donné comme tâche particulière le combat contre le mal et la préparation en vue de la reconquête de la vie » [16]. La femme a un rôle particulier à jouer dans le combat spirituel – combat entre le Christ et l’Antéchrist, entre la lumière et les ténèbres. Dans ce combat d’esprit à esprit se joue la vie ou la mort de l’homme. À ce « combat fabuleux » « correspond dans la nature féminine une réceptivité particulière pour ce qui est moralement bon et une aversion contre ce qui est bas et vulgaire » (ESW V-2, 37). On retrouve ce que nous avons dit à propos du Gemüt, cette faculté qui a pour objet propre les valeurs..., et en particulier la valeur la plus haute constituée par la personne humaine.

Souvent, le texte de la Genèse cité plus haut, qui annonce la victoire de la femme sur le serpent, est rapporté à Marie : elle a définitivement gagné le combat spirituel « pour l’humanité entière » [17]. Selon Edith, chaque femme doit mener à son tour ce combat, à la suite de Marie. Elle commente ainsi le texte de la Bible dans les notes personnelle de sa retraite de préparation à la profession perpétuelle, le jour de la fête du Dimanche des Rameaux :

L’hostilité de Satan vaut pour la femme et sa descendance –Jésus et Marie... De toute éternité et par avance, ils furent considérés comme l’achèvement de la création. C’est contre eux que se porte la jalousie de Lucifer, et, par suite, contre les hommes créés à leur image pour avoir part à leur vie. Les hommes seront atteints en étant livrés à la mort et à l’éloignement de Dieu. Mais le jugement de Dieu détermine Satan à ne pas être seulement dominé par le Fils de l’homme et sa Mère, mais à être anéanti par eux. Nous sommes entraînés dans ce combat. Le Satan cherche à nous mordre au talon, c’est-à-dire à nous rendre incapables de nous mettre en chemin à la suite de Jésus et de Marie. Mais nous sommes appelés à vaincre sous la conduite de Marie .

Les événements de la Création et de la Rédemption – les deux pôles principaux de l’histoire du salut – se correspondent « curieusement », mystérieusement [18].

De même que la tentation s’adressa d’abord à une femme, ainsi la nouvelle de grâce de la part de Dieu touche d’abord une femme, et ici comme là, le oui de la bouche d’une femme décide du destin de toute l’humanité .

Certes, les deux couples diffèrent : Adam et Ève sont époux et épouse, Marie et le Christ, mère et fils, mais dans les deux cas, la femme joue un rôle fondamental dont les conséquences sont décisives pour toute l’histoire humaine.

À la charnière de l’histoire de l’humanité et plus particulièrement encore à la charnière de l’histoire de la femme se dresse la femme en qui la maternité a trouvé sa transfiguration et en même tempscomme maternité corporelleson dépassement.

Constatant que « le Fils de Dieu n’a pas choisi la voie habituelle de la génération humaine pour devenir Fils de l’homme », Edith se demande s’il n’y a pas là « une indication de la noblesse de la maternité comme la plus pure et la plus haute liaison entre des êtres humains » [19]. C’est ce que nous allons considérer avec Marie.

Marie...

La méditation d’Edith sur Marie est le fruit de sa contemplation de l’Écriture, à l’ombre du Carmel, qu’elle décrit dans les termes suivants :

Seules quelques brèves paroles de la très sainte Vierge nous sont rapportées dans l’Évangile. Mais ces quelques paroles sont comme de lourds grains d’or pur. Lorsqu’ils fondent dans la fournaise de la contemplation amoureuse, ils suffisent amplement à envelopper toute notre vie d’un lumineux reflet d’or .

Ces « quelques paroles » de l’Évangile viennent éclairer de façon essentielle le discours d’Edith sur la femme. Plutôt que de se contenter des définitions dogmatiques, elle s’avance en pionnière sur le terrain original que lui découvre « la contemplation amoureuse ». Elle exprime ainsi des intuitions profondes sur la maternité de Marie – pureté, transfiguration et dépassement – à l’aide de quelques questions :

Est-il possible de concevoir le rapport de la Mère de Dieu à son enfant autrement que comme une étreinte aimante avec toute la face de l’âme ?... Le Fils de Dieu qui voulait être un homme en tout excepté le péché, ne devait-il pas recevoir de l’amour de sa mère non seulement la chair et le sang pour former son corps, mais aussi la nourriture de l’âme ? Oui, n’est-ce pas cela le sens le plus profond de l’immaculée Conception, à savoir que la mère devait être pure de toute tache, elle à qui le plus pur de corps et d’âme voulait ressembler comme son fils ? (ESW II, 472)

Le Christ s’est uni corps et âme à Marie « d’une façon intime, comme à aucune autre [créature] sur terre » [20]. L’expérience habituelle de la maternité vient étayer ces affirmations sur le lien mystérieux unissant la mère et le Fils. Edith commente dans ce sens le passage de l’Évangile de saint Jean où Jésus explique à ses disciples quelle est sa nourriture :

Si sa nourriture était de faire la volonté de son Père céleste, sa mère, dont l’être fut sa première nourriture, devait être elle-même donnée avec toute la force de son âme à la volonté du Père céleste (ESW II, 473).

Le Fiat du Fils de Dieu à la volonté du Père – « Que ta volonté soit faite » – est inséparable du Fiat de Marie au moment de l’Annonciation – « Qu’il me soit fait selon ta parole ! » (ESW II, 474). En acceptant de devenir la mère du Fils de Dieu au moment de l’Annonciation, Marie adhère complètement à la volonté du Père accomplie par le Fils. La source principale de la « transfiguration » et du « dépassement » de la maternité corporelle se trouve dans ce don total d’elle-même que Marie fait à Dieu. Il atteint son point culminant au pied de la Croix, lorsque la mère s’unit parfaitement au sacrifice de son Fils. Le vendredi saint 1938, alors qu’elle se prépare à faire sa retraite de vœux perpétuels dans quelques jours (le 21 avril), Edith rejoint Marie au pied de la Croix ; elle écrit le poème suivant dans son cahier de notes personnelles, s’adressant de façon intime à Marie, « notre Mère » :

Aujourd’hui j’étais avec Toi au pied de la Croix
Et j’ai senti clairement comme jamais auparavant
Qu’au pied de la Croix tu devenais notre Mère.
... Toi Tu étais la servante du Seigneur,
Ton être et Ta vie étaient offerts sans retour
Pour l’être et la vie du Dieu devenu homme.
Ainsi as-Tu pris les Siens dans Ton cœur,
Et avec le sang du cœur (versé dans d’)amères souffrances,
Tu as acheté pour toute âme la vie nouvelle (Secret, 67).

Unie à l’œuvre rédemptrice du Seigneur, Marie devient « mère au sens le plus réel et éminent, dans un sens dépassant la maternité terrestre » ; elle engendre désormais « du point de vue de la vie de la grâce » [21].

Le secret de l’intimité entre Marie et le Fils de Dieu, Edith le cherche dans le mystère de la virginité. Cet idéal « tout à fait neuf » que propose le Nouveau Testament [22] se définit comme le « lien personnel le plus étroit » avec Dieu [23]. Edith distingue la virginité du Christ de la virginité de Marie. La virginité du Christ est la source de toute autre virginité.

Elle vient des profondeurs de la vie divine et conduit de nouveau à elles. Le Père éternel a offert dans un amour sans retour tout son être au Fils. Le Fils s’offre de même au Père sans retour. À ce don total de personne à personne, la traversée de l’Homme-Dieu dans une vie temporelle ne pouvait rien changer .

Avec une grande précision théologique, Edith décrit le mystère de la vie éternelle en Dieu. La communion d’amour entre le Père et le Fils fonde la virginité du Christ ; elle exclut une autre liaison sponsale comme dans le mariage.

Il appartient au Père depuis toute éternité et ne pouvait se donner à aucun être humain. Il pouvait seulement prendre, dans l’unité de sa personne humaine et divine, les êtres humains qui voulaient se donner à lui, comme membres de son corps mystique, pour les offrir au Père. Il est venu dans le monde pour cela. Telle est la fécondité divine de son éternelle virginité : pouvoir donner aux âmes la vie surnaturelle .

En Marie, la virginité a un versant spécifiquement humain. Elle n’est pas comme pour le Christ, constitutive de son être, mais elle est « librement choisie » [24]. Edith Stein note que « la première parole qui nous est rapportée » de Marie est justement la « confession » de sa virginité (Secret, 63) : « Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais point d’homme » – dit-elle à l’ange de l’Annonciation (Lc 1,34). La virginité l’a préparée « à la proximité de Dieu » (Secret, 63). Elle a gardé sa personne « corps et âme » pour Dieu, afin qu’elle soit « prise avec son être tout entier dans l’agir divin » (Secret, 63-64).

[Marie] a consacré tout son cœur et toutes les forces du corps, de l’âme et de l’esprit au service de Dieu dans un don sans partage .

La virginité de Marie, modèle de toute virginité humaine, est don total de la personne humaine – corps, âme et esprit – à Dieu, dans un acte d’amour libre.

Par le don total d’elle-même, Marie, élevée bien au-dessus de tout le créé par sa plénitude de grâce et de perfection, est capable de recevoir l’amour divin comme aucune autre créature (Secret, 64).

La virginité telle que la comprend Edith saisit l’être humain dans son unité foncière, corps et âme.

La virginité au sens le plus élevé... n’est rien de négatif : ni refus de célibataire, ni renoncement à quelque chose vers lequel le désir reste orienté..., ni abandon de quelque chose pour lequel on n’a aucun sens, ni jugement méprisant sur l’amour et le mariage... Elle est ce qu’il y a de plus positif : un lien avec le Christ dans une communauté de vie durable .

Elle ne saurait se limiter au seul sens d’une vie totalement consacrée à Dieu, mais elle s’ouvre plus largement sur le sens universel de la « virginitas [virginité] de l’âme » : « toute âme chrétienne » est appelée à devenir « épouse du Christ » [25]. La virginité est un esprit dont toute femme peut vivre « dans le mariage ou dans [une] profession “séculière” » [26]. Aussi, pour Edith, « l’idéal de la virginité » devrait faire partie de la formation de la jeune fille [27]. Définie comme lien personnel avec Dieu, elle permet de participer à la « fécondité surnaturelle » du Christ [28] ; elle est la source de toute « maternitas [maternité] spirituelle » [29].

La méditation d’Edith sur le mystère de la virginité du Christ et de Marie relève de sa propre expérience spirituelle. Comme Marie, elle « a profondément scruté le mystère de la virginité » dont le Christ a dit : « Comprenne qui pourra » [30]. Dans ses notes de retraite, s’adressant à Marie, Edith décrit la relation intime unissant Dieu Trinité – le Père, le Fils et l’Esprit Saint – et Marie :

Dieu T’a donné Son Fils et T’a créée pour l’union la plus intime avec Lui. Quand Son regard repose avec un plaisir intime sur le Fils aimé, Il T’embrasse dans le même regard, Toi qui es son image fidèle, inséparable de Lui. Le Logos est entré dans l’union personnelle la plus grande avec Toi et a versé en Toi la plénitude de l’Esprit qui est la sienne. Tu es ainsi pleine de l’Esprit Saint et préparée par Lui à la maternité divine (Secret, 64).

Nous voudrions lire pour finir un dernier texte intitulé « Épouse de l’Esprit Saint » ; ce poème a été composé le 24 mai 1942, quelques mois avant qu’Edith ne disparaisse à Auschwitz.

Toi, Esprit de douceur, qui crées tout bien,
Toi, paix de mon âme, lumière et force,
Toute-puissance de l’amour éternel,
Oh ! montre-Toi à moi sous une forme visible...
Tu as créé pour Toi une image fidèle :
Couronnement le plus pur de la création, divinement tendre. Dans un visage humain céleste – clair
La plénitude de Ta lumière devient manifeste...
La gloire lumineuse de la plénitude de grâce
L’a choisie de toute éternité...
Chaque don vient de sa main.
Comme épouse, elle T’est indissolublement liée
Ô Esprit de douceur, je T’ai trouvé :
Tu me révèles la lumière de Ta divinité,
Illuminant de Ta clarté le visage de Marie (Secret, 128-129).

Au terme de cette présentation, nous percevons sans doute mieux l’importance d’une « spiritualité de la femme ». Certes, après des siècles de trop grande incompréhension, il s’agit d’une juste reconnaissance qui lui est ainsi rendue. Mais son intérêt réside à notre avis au-delà, dans son enjeu proprement théologique. Elle contribue en effet de façon essentielle à une connaissance plus parfaite du mystère de Dieu et s’insère donc dans la tradition même de l’Église [31].

De même que Jean-Paul II invitait l’Église à respirer avec ses deux poumons, le poumon oriental et le poumon occidental – le poumon oriental ayant été pendant trop longtemps oublié –, ne pourrait-on pas ainsi penser, par analogie, que la proclamation des trois co-patronnes de l’Europe est pour l’Église une invitation à respirer maintenant avec son poumon masculin et son poumon féminin ? [32]

Sophie Binggeli a écrit une thèse en Études Germaniques sur La femme chez Edith Stein. Une approche philosophique, théologique et littéraire (Lyon, février 2000). A publié avec Vincent Aucante des textes inédits d’Edith Stein dans Edith Stein. Le secret de la Croix (Paris, Parole et Silence, 1998). Collabore à la nouvelle édition scientifique de l’œuvre complète d’Edith Stein en allemand.

[1Jean-Paul II, Lettre apostolique en forme de « motu proprio » pour la proclamation de Sainte Brigitte de Suède, Sainte Catherine de Sienne et Sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, co-patronnes, Rome, Éditions vaticanes, 1999.

[2Edith Stein, « Christliches Frauenleben », in Die Frau. Ihre Aufgabe nach Natur und Gnade (=ESWV). Louvain/Fribourg-en-Brisgau, Nauwelaerts/Herder, 1955, (45-72), et in Mädchenbildung auf christlicher Grundlage (=ESWV*), 5/4/1932, (196-205), 200*.

[3Entre 1928 et 1933, Edith a abordé directement ou indirectement le thème de la femme dans des conférences, cours, émission de radio et articles. Plusieurs textes – études diverses, méditations et poèmes – datant de la période carmélitaine contiennent également des éléments intéressants. Nous donnons notre propre traduction des textes allemands, d’après l’ancienne édition des œuvres d’Edith Stein dans la série Edith Stein Werke chez Herder, remplacée depuis l’automne 2000 par la nouvelle édition – Edith Stein Gesmtausgabe, toujours chez le même éditeur.

[4Cécile Rastoin, Edith Stein et le mystère d’Israël. Genève, Ad Solem, 1998, 49-50.

[5Edith Stein, « Christliches Frauenleben... », 199*.

[6Edith Stein, « Jugendbildung im Licht... », 221.

[7Edith Stein, « Beruf des Mannes und der Frau nach Natur- und Gnadenordnung », in ESWV, (17-44), 20.

[8Ebda.

[9Edith Stein, « Probleme der Frauenbildung », in ESW V, (93-188), 146.

[10Cf. Edith Stein, « Die Bestimmung der Frau », in ESW XII, (113-122), 116.

[11Edith Stein, « Mütterliche Erziehungskunst », in ESW XII, (151-163), 153.

[12Edith Stein, « Beruf... », 19.

[13Ibid., 39.

[14Edith Stein, « Probleme... », 148.

[15Ebda.

[16Edith Stein, « Beruf... », 23.

[17Ibid., 37.

[18Edith Stein, « Beruf... », 23.

[19Edith Stein, « Beruf... », 23.

[20Edith Stein, « Beruf... », 43.

[21Edith Stein, « Aufgabe... », in ESWV, (189-204), 192.

[22Edith Stein, « Beruf... », 24.

[23Edith Stein, « Christliches... », 59.

[24Edith Stein, « Probleme... », 154.

[25Ibid., 154.

[26Ibid., 179.

[27Ebda.

[28Edith Stein, « Kreuzerhbung... », 136.

[29Edith Stein, « Probleme... », 154.

[30Edith Stein, « Zur ersten hl. Profess... », 140. Cf. Mt 19, 12.

[31« Seule la particularité masculine et féminine développée dans toute sa pureté produit la plus grande ressemblance avec Dieu et la plus forte pénétration de l’ensemble de la vie terrestre par la vie divine. » (Edith Stein, « Das Ethos », 15)

[32Cf. Jean-Paul II, Qu’ils soient un. La lumière de l’Orient. Paris, Bayard, 1995. n° 54.

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