Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Nouvelles communautés en Italie : vers un nouveau monachisme

Mario Torcivia

N°2001-2 Mars 2001

| P. 99-113 |

Après une brève évocation des communautés en cause, l’auteur analyse dix grands axes qui parcourent et structurent ces essais contemporains de vie monastique renouvelée. Leur situation dans les Églises particulières qui leur font crédit (et non en s’inscrivant dans « l’ordo monasticus » traditionnel) précise leur statut canonique non sans quelques problèmes quelquefois. Il reste donc à rencontrer les interrogations qu’elles soulèvent en même temps qu’à souligner les défis qu’elles rencontrent. Le contexte italien est évidemment la toile de fond, mais l’essentiel de la réflexion s’appliquera aisément à d’autres contextes de l’Europe de l’Ouest en tout cas.
Nous remercions la revue Testimoni de nous avoir permis de traduire et de publier ce texte paru dans le n° 8 du 30 avril 2000, p. 23-29. La traduction est de Fr. Vermorel et de Sr Marie-Edmonde Renson, s.d.c.

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Les nouvelles formes de vie monastique sont le dernier signe, en ordre chronologique, du renouvellement qui a toujours caractérisé celle-ci. Ces nouvelles communautés présentent quelques traits distinctifs propres à la tradition monastique et mettent en relief un choix fondamental d’ancrage dans l’Église particulière ; cette dernière se voit ainsi appelée à se réapproprier la vie monastique.

Depuis quelques années, même en Italie, le nombre augmente de personnes qui passent quelques jours auprès de l’une ou l’autre des nouvelles communautés monastiques pour prier, respirer le silence, chercher Dieu, vivre des moments de désert, partager la lecture orante de la Parole et se confronter avec des hommes et des femmes « experts » de la sequela Christi. À côté des communautés les plus connues – Bose, la Piccola Famiglia dell’Annunziata [1], la Comunità dei Figli di Dio [2] – nous rencontrons des communautés formées de membres provenant de monastères traditionnels, fraternités monastiques, communautés faisant référence aux règles des communautés fondées par Enzo Bianchi ou don Giuseppe Dossetti.

Comment sont-elles nées ? et quelles sont les principales caractéristiques de ces fondations, presque toutes situées en Italie centrale ou septentrionale [3] ? À notre avis, les nouvelles communautés – qui appartiennent toutes à l’Église catholique, à l’exception de la communauté œcuménique de Bose – constituent l’efflorescence ultime, au sens chronologique, du renouveau qui a caractérisé la vie consacrée et tout particulièrement la vie monastique européenne et italienne. Parler de renouveau c’est rappeler les nombreux spécialistes du monachisme – Louis Bouyer, Jean Leclercq, Columba Marmion, Thomas Merton – qui, par leur production littéraire, ont aidé la vie monastique à redécouvrir ses sources et à les redire dans l’aujourd’hui de l’histoire. Ce fut grâce à ces auteurs, moines ou non, que la vie monastique put redécouvrir son identité propre et sa spécificité, en se servant des thèmes biblico-liturgico-patristiques utilisés par les Pères médiévaux. Pour n’en citer que quelques-unes, nous nous référons ici aux thématiques de la vie monastique comprise comme « christianisme intégral », « vie angélique », « vie prophétique et apostolique », « martyre d’amour », « paradis rouvert », « vie pneumatique » [4].

Outre ces auteurs, un certain rôle fut tenu par les quelques rares communautés qui, sous la conduite de leurs abbés, tentèrent des réformes en leur propre sein. Ces dernières ne s’avérèrent d’ailleurs pas toujours durables. Nous pensons, pour ne citer que quelques noms, à Binicanella (Espagne) et son choix de réaliser le « monachisme de la vie simple » ; à Boquen (France) et ses « communions de communautés » ; à Maredsous (Belgique), et à la volonté de dépouiller le moine de sa traditionnelle aura sacrale. En ce qui concerne l’Italie nous pouvons mentionner la Congrégation camaldule (Toscane), et le retour aux sources patristico-monastiques conjoint à l’attention à la Parole et à l’homme ; la communauté de la congrégation de Subiaco de Vezzolano/Gudo Gambaredo (Piémont-Lombardie) et le désir de réaliser une vie monastique intra saepta monasterii tout en demeurant généreusement accueillant envers quiconque viendrait frapper aux portes du monastère ; la communauté cassinienne de Saint Paul-hors-les-murs (Rome) et l’idée de réaliser une expérience de monachisme urbain dans une grande ville telle que Rome.

Il faut encore mettre en évidence d’autres facteurs du renouveau monastique, et parmi ces derniers :

  • le choc salutaire provenant des communautés monastiques nées au sein des Églises anglicane et protestante. Nous connaissons tous le rôle joué par la Communauté de Taizé et sa manière très particulière de vivre la Règle – très certainement révolutionnaire à l’époque où elle fut élaborée –, son identité œcuménique, la centralité de la Parole de Dieu, le choix d’un monachisme qui ne fuit pas le monde, la large hospitalité pratiquée envers tous et plus spécialement envers les jeunes ;
  • les débats et le renouveau qui ont eu lieu au sein des instituts de vie consacrée non monastiques. Bien des ordres et des instituts se sont interrogés sur leur identité, sur leur manière de vivre la vie fraternelle, la pauvreté et les autres dimensions de la vie consacrée. Certains de leurs membres donnèrent vie à ce que l’on a appelé les « petites communautés ». Celles-ci étaient caractérisées par un petit nombre de membres afin d’assurer l’émergence et le maintien de rapports interpersonnels de qualité. Certains de ces religieux choisirent en outre de travailler à l’extérieur de la communauté afin de ne pas dépendre économiquement de l’Institut d’appartenance et de vivre dans le concret du quotidien la solidarité avec les hommes et les femmes travaillant à l’usine, à l’école, etc.
  • la naissance, surtout pendant les années 60-70, de nouvelles formes de vie consacrée, particulièrement attentives aux desiderata conciliaires. Les traits distinctifs de ces nouvelles réalités ecclésiales étaient la centralité accordée à l’Écriture, la volonté de ne pas s’institutionnaliser – au point de refuser toute forme canonique –, l’absence d’habit distinctif, la présence éventuelle de couples, la parité entre les membres, etc.
  • il faut signaler, enfin, la critique adressée à un certain immobilisme présent dans le monachisme italien traditionnel. En ce qui concerne ce dernier, il faut bien reconnaître que le mouvement du renouveau post-conciliaire fut en général extrêmement lent et ceci pour de multiples raisons. En voici quelques unes : la diminution des vocations et le vieillissement consécutif des communautés de moines et de moniales, un certain « embourgeoisement » qui entama le témoignage de la radicalité évangélique et, du fait d’un attachement excessivement littéral aux habitudes et à des structures historiquement situées (et considérées comme dépassées), une carence de médiations culturelles qui assurent la transmission des valeurs monastiques dans le contexte de la modernité.

Traits distinctifs des nouvelles communautés

Jusqu’ici nous n’avons fait que décrire les facteurs qui ont contribué directement ou indirectement à la naissance des nouvelles communautés. Mais quels sont donc les traits distinctifs de ces dernières ?

 Un profond enracinement dans l’Écriture, véritable et authentique cause de la naissance de certaines nouvelles communautés et de leurs finalités explicites. Pour n’en donner que deux exemples, ce fut le fait de se retrouver pour lire et prier l’Écriture qui a engendré et donné son identité à la communauté fondée par don Dossetti, tout comme l’Évangile est depuis le début l’objet du choix vocationnel des membres de la communauté de Bose.

Mais comment s’y approche-t-on des Écritures ? La Parole y est lue, méditée, priée et contemplée selon les degrés traditionnels de la lectio divina ; cette méthode classique de rencontre des Écritures occupe une très grande place dans les activités monastiques. La Parole y est en outre interprétée selon la tradition de l’Église indivise du premier siècle et ultérieurement commentée à la lumière d’auteurs spirituels du passé comme d’aujourd’hui, à quelque confession chrétienne qu’ils appartiennent. Cette Parole a en outre une valeur exemplaire en ce qui concerne la vie communautaire elle-même. À l’intérieur des nouvelles communautés, l’Écriture constitue la norme par excellence à laquelle tous les membres sont appelés à se soumettre ; son primat absolu doit être reconnu – dans la pratique et non seulement en théorie – afin qu’elle soit réellement la source de vie spirituelle personnelle et communautaire, la nourriture quotidienne dont on se nourrit pour grandir selon l’Esprit.

Ceci explique que certaines communautés aient choisi d’établir une lectio continua journalière des livres sacrés et de veiller tout particulièrement à ce que les textes lus au cours des célébrations orientent le contenu objectif de la prière personnelle.

Comment ne pas mentionner, enfin, la richesse spirituelle de certains commentaires bibliques – de simples péricopes évangéliques comme de livres entiers de l’Écriture – composés par certains des fondateurs de ces nouvelles communautés [5].

 Le choix d’une liturgie compréhensible par l’homme d’aujourd’hui. Les nouvelles communautés sont conscientes de l’importance d’une prière communautaire qui ne soit pas seulement adaptée à ceux qui mènent la vie monastique. Vu l’importance accordée à l’hospitalité, elles ont opté pour une liturgie qui soit à la fois belle – sans nul doute –, sobre en ce qui concerne le temps, sans fioriture mais capable de plonger dans le mystère célébré ceux qui partagent la journée monastique.

Cette prière se veut, en outre, réellement universelle et œcuménique, loin de toute fermeture particulariste ou locale, voix qui recueille et élève vers Celui qui règne sur le monde les aspirations, les attentes, les drames et les joies des hommes et des femmes, des Églises et des peuples en ce changement de millénaire.

La prière est non seulement scandée par les temps vécus au secret du cœur et de la cellule mais elle est encore caractérisée, dans la quasi totalité des nouvelles communautés, par la lectio divina, par la célébration des Heures et de l’Eucharistie, même si, en ce qui concerne ces deux dernières, on observe une certaine diversité de rythme. Certaines communautés sont en effet plus fidèles à la tradition de l’Opus Dei bénédictin, tandis que d’autres obéissent à un schéma plus léger (matin, midi et soir) comme on peut le rencontrer dans certaines traditions de la chrétienté d’Orient. En ce qui concerne l’Eucharistie, nous rencontrons tant le rythme de la célébration quotidienne que le choix de la célébration dominicale et des jours de fête.

Il nous semble intéressant de relever, enfin, que certaines communautés ont créé des livres de prière, traduit le psautier, composé des hymnes liturgiques, des calendriers, des sanctoraux, des martyrologes œcuméniques, etc. Tout ceci constitue le signe de la vitalité liturgique de ces nouvelles réalités ecclésiales et de la place centrale qu’elles accordent à la louange du Seigneur, tant personnelle que communautaire.

 Le constant recours aux sources patristiques et aux anciennes règles monastiques. Que ce soit parce qu’elles sont nées hors de l’Ordo Monasticus traditionnel, que ce soit à cause de la redécouverte propre à ce siècle des sources des premiers temps du christianisme, ces nouvelles communautés monastiques font référence de manière forte et singulière aux traditions monastiques orientales (Pacôme, Basile, etc.) et occidentales (Benoît, etc.).

Par ailleurs les apports provenant de la structure et de la spiritualité des Ordres mendiants ou des communautés monastiques réformées nées sur le continent européen s’avèrent particulièrement intéressants.

Ce retour aux sources a conduit certaines communautés à vouloir faire connaître au lecteur italien des classiques de la littérature patristique et des œuvres de la tradition orientale grâce à un travail de traduction et de critique textuelle aussi compétent que remarquable [6]. Il faut enfin souligner combien cette référence constante aux sources patristiques et monastiques n’a nullement interdit la création de règles de vie propres à presque chacune de ces communautés.

 L’importance accordée à la sobriété et à la quotidienneté. Les nouvelles communautés entendent réaliser une vie monastique où la simplicité des formes et des structures manifeste avec clarté le choix d’un certain style de vie chrétienne. Conscientes du fardeau que représentent les innombrables superstructures que des siècles de vie monastique ont suscitées au sein du monachisme classique, les nouvelles communautés veulent exprimer dans la configuration des lieux, dans les formes canoniques et surtout dans le quotidien, la forma vitae originaire du monachisme.

Une forme de vie simple, disions-nous, sans autre finalité (comme la gestion d’écoles, d’hôpitaux ou d’œuvres pastorales) que celle d’être un lieu de prière, d’écoute de la Parole et d’hospitalité. Une vie au sein de laquelle la communication interpersonnelle et communautaire ne soit pas distraite par ce qui n’est pas spécifiquement monastique. De là le choix d’un style de vie simple et essentiel qui se traduit jusque dans la flexibilité de l’organisation et la simplicité de l’ameublement et de la décoration. Pour cette raison les nouvelles communautés – au contraire de nombreuses abbayes de notre pays – ne sont pas des lieux de tourisme historico-artistique. Ceci présente le double avantage de sauvegarder le style de vie interne à ces communautés, d’écrémer, le plus naturellement du monde, curieux et amateurs de « tourisme religieux » de l’ensemble de ceux qui veulent véritablement partager la journée monastique.

 Le souffle œcuménique. Outre la prière constante pour cette dimension, fondamentale pour les Églises, les nouvelles communautés vivent dans la claire conscience qu’une vie informée par l’Esprit – telle que la vie monastique – réussit à réunir des hommes et des femmes par ailleurs encore divisés pour des raisons historico-culturelles et théologiques que tous nous connaissons.

Filles de Vatican II, ces nouvelles communautés savent que l’œcuménisme ne peut être considéré comme une option parmi d’autres de la sequela Christi. La vie monastique se présente d’ailleurs comme une heureuse opportunité de connaissance réciproque et de partage de vie. Voici pourquoi, très fréquemment, des membres de nouvelles communautés vont passer quelques mois auprès de communautés orthodoxes ou réformées, en Grèce, en Suisse ou en Allemagne etc. Outre qu’ils permettent d’accroître la connaissance de la langue et des traditions concernées, de semblables séjours s’avèrent particulièrement riches d’amitié et de rapports fraternels.

Il y a aussi de nombreuses occasions de rencontre à l’occasion de congrès tels que ceux, organisés depuis 1993 par la communauté de Bose, à propos de la spiritualité russe.

L’attention à l’œcuménisme se manifeste enfin dans le choix de nombreuses communautés d’envoyer de manière stable des frères et des sœurs en Terre Sainte, en Jordanie ou en Inde, pays où l’œcuménisme s’ouvre au dialogue inter-religieux du fait de la fréquentation quotidienne de l’islam et de l’hindouisme.

 L’hospitalité franche et cordiale à l’égard des hôtes toujours plus nombreux qui frappent à la porte des nouvelles communautés pour y passer quelques jours, au rythme de la prière, du silence et du travail. L’hospitalité est une manière d’être compagnons de routes, d’établir et de susciter toujours davantage de communion mais aussi de confirmer dans la vocation que l’Esprit a donnée à chaque croyant. Le monachisme, en vertu du charisme du célibat, peut offrir une particulière attention à la personne en son altérité même. Il constitue un oxygène spirituel donné à quiconque le demande pour reprendre le chemin avec plus d’allant, là où le Seigneur l’a placé. L’hospitalité a encore pour but d’éduquer à la prière, à l’écoute des Écritures et des frères. Dans le concret, cette réalité essentielle à la vie monastique est vécue de manière très diversifiée. Certaines communautés privilégient l’accueil individuel de telle sorte que les personnes accueillies puissent partager en tout la journée monastique et qu’elles soient mieux suivies dans leurs nécessités spirituelles. D’autres, en revanche, et peut-être du fait du grand nombre de moines et de l’espace disponible, proposent un accueil très ample au travers de l’organisation de semaines bibliques, des rencontres de spiritualité, etc., tout en veillant à ce que le nombre des hôtes n’augmente pas au point d’envahir les espaces propres à la communauté. Une constante propre à l’hospitalité de ces nouvelles communautés est le refus de fixer une quote-part fixe. C’est là un choix très conscient qui procède de la volonté de n’exclure personne pour des raisons économiques. On observe par ailleurs qu’un tel choix responsabilise toujours davantage les hôtes.

L’accueil offert par les nouvelles communautés concerne encore le dialogue avec le monde non croyant. Lorsqu’on fréquente ces communautés, on y rencontre très souvent des intellectuels connus, mais aussi des hommes et des femmes anonymes en recherche qui ont choisi de passer quelques jours en ces lieux. Ces personnes sont conquises par la vie « belle » que vivent ces « nouveaux moines », vie tissée d’humanité, où les questions sur la foi et sur Dieu ne font pas peur parce que – comme le dit le moine trappiste dom André Louf – l’incrédulité habite aussi le croyant.

 La fuga mundi y est comprise non point tant comme une fuite loin de la société civile et ecclésiale qu’une fuite de la mondanité - de tout ce qui peut éloigner de Dieu, ainsi que l’observait déjà saint Basile au IVe siècle –, ce qui explique que ces nouvelles communautés aient fait le choix d’une certaine insertion dans l’histoire. Très souvent, de fait, quand il est question de monachisme, l’on pense immédiatement au monachisme tel qu’il a été vécu par Antoine le Grand dans le désert d’Égypte – ne serait-ce qu’à cause de la littérature romantique et bucolique produite par le grand renouveau monastique de la France du XIXe siècle, ainsi que l’explique dom Jean Leclercq. On pense trop facilement que telle est l’unique forme de vie monastique pour qui a choisi de suivre le Seigneur dans le célibat et la vie commune. En réalité, il n’y a jamais eu une unique manière d’actualiser la vie monastique. Dès le début, l’Ordo monasticus a manifesté une grande variété de formes [7]. Pour les nouvelles communautés, « vivre dans la compagnie des hommes » – selon une expression chère à Enzo Bianchi – est un des facteurs qui détermine la forme de vie monastique choisie. Les moines font partie intégrante du peuple de Dieu et mènent leur vie au cœur de l’histoire – même s’ils vivent aux confins du désert – comme n’importe quel homme ou n’importe quelle femme. Cette insertion dans la compagnie des hommes n’attente pas, cependant, à la vigilance et au choix de la marginalité. Ces dimensions sont toujours à sauvegarder parce qu’elles aident à maintenir toujours vive la tension propre à une vie qui veut être vécue selon l’Évangile. Cette marginalité se manifeste - si l’on excepte les communautés qui ont opté pour un monachisme urbain - dans le choix de lieux situés volontairement à une certaine distance de la ville, afin de manifester tant la volonté de dialogue que la distance critique envers la culture dominante. Comment oublier, à ce propos, les réflexions toujours actuelles du dernier Merton sur le monachisme de demain ?

 Le choix d’être des communautés mixtes distingue de manière caractéristique les nouvelles communautés des communautés monastiques traditionnelles. Il faut avant tout souligner qu’il ne s’agit nullement d’un choix idéologique opéré « au début de l’aventure ». C’est une donnée de fait que, dès le commencement, des hommes et des femmes se sont réunis pour partager la prière, la lecture des Écritures et, en d’autres termes, croire au projet d’une vie monastique commune. À cela ils ont choisi d’obéir. Dans certaines communautés nous rencontrons même quelques couples qui font « profession monastique » et en deviennent ainsi les membres au même titre que les célibataires.

Si être une communauté mixte exige une constante et perpétuelle attention pour que le rapport entre les sexes ne se corrompe, cela contribue à la maturité humaine des membres de ces nouvelles communautés. Les supérieurs et fondateurs affirment unanimement les bienfaits que cela a apporté aux différents membres comme à la communauté dans son ensemble.

 Le choix du travail – y compris hors de la communauté – pour participer à l’œuvre créatrice de Dieu, dans une solidarité concrète avec les hommes, mais aussi pour subvenir aux besoins de la communauté, d’autant plus que la grande majorité d’entre elles n’accepte pas de contributions de la part des organismes et institutions civiles ou ecclésiales.

 La redécouverte et le choix du laicat comme identité du moine afin que l’on puisse découvrir en ce dernier la radicalité de la sequela Christi (Bianchi) et que se réalise un monachisme plus agile « davantage capable d’exposer avec transparence son caractère pneumatique et donc de donner un témoignage de plus grande fécondité à l’égard de toute la communion ecclésiale au sein de laquelle on se trouve inséré » (Dossetti).

Moines dans une église particulière

Ayant exposé quelques-unes de leurs caractéristiques, arrêtons-nous un instant sur le proprium de ces nouvelles communautés. À notre avis, la particularité des ces nouveaux sujets ecclésiaux consiste dans leur choix de ne pas appartenir à l’Ordo monasticus traditionnel, afin d’être moines au sein de l’Église particulière, sans aucune exemption - inhérente au régime intérieur et à la discipline [8] - par rapport à l’autorité épiscopale. La thèse ici sous-jacente est que l’Église particulière doit se réapproprier la vie monastique non point tant et non seulement pour qu’il y ait une meilleure entente entre celle-ci et les communautés monastiques traditionnelles qui y sont présentes – en ce qui concerne ce problème, un grand chemin a été parcouru depuis le dernier Concile – mais afin que la vie monastique soit pleinement perçue comme un charisme que l’Esprit donne à l’Église particulière et qu’elle se manifeste ainsi en sa forme la plus achevée [9]. Ceux qui ont reçu la vocation monastique doivent pouvoir vivre comme membre de cette portion du peuple de Dieu que constitue l’Église particulière, sous la conduite de l’évêque, pasteur de la communauté des croyants tout entière et guide responsable de toutes les vocations qui y sont présentes. Ces vocations, bien que diverses en leurs modalités concrètes, procèdent toutes de l’unique vocation à la sainteté et à la perfection chrétienne, sans privilège aucun, ni supériorité de la vie consacrée par rapport aux autres états de vie.

Les nouvelles communautés manifestent ainsi que le monachisme peut exister au sein de l’Église particulière, quelles que soient les inévitables difficultés que la vie comporte toujours ; pensons, en particulier, aux changements d’évêques et à leur plus ou moins grande compréhension du charisme monastique.

Les nouvelles communautés exercent donc une fonction de stimulation en ce qui concerne l’ecclésiologie de l’Église particulière et la vie consacrée, afin que l’on reconsidère ce qui a existé pendant des siècles - et est toujours vivant au sein des Églises orthodoxes – et que se dégage un espace pouvant accueillir une manière de vivre le monachisme différente de l’unique manière présente en Occident depuis des siècles.

Les nouvelles communautés ne visent donc pas tant à défenestrer le monachisme traditionnel et la tradition pluriséculaire de l’exemption qu’à remettre en question l’uniformité actuelle, et ceci dans le but de redonner place au pluralisme dans la réalisation du charisme monastique. Ce pluralisme, nous l’avons évoqué plus haut à propos de la fuga mundi, se manifestait dans l’antiquité sous les formes contrastées du monachisme égyptien, cultivant la marginalité, et le monachisme urbain et basilical, syriaque ou italique, pleinement inséré dans la communauté chrétienne. Par ailleurs, affirment les fondateurs des nouvelles communautés, l’on ne saurait enfermer la perpétuelle fantaisie créative de l’Esprit dans les seules formes existantes et canoniquement approuvées.

En ce sens, le choix d’un monachisme au sein de l’Église particulière ne naît pas ex abrupto mais s’enracine dans une typologie que l’antiquité chrétienne connaissait déjà et qui, nous le disions plus haut, existe encore dans l’Orient orthodoxe. Voilà pourquoi ces nouvelles communautés ne désirent pas devenir de nouveaux instituts de vie consacrée et choisissent de se configurer canoniquement comme associations publiques ou privées de fidèles, en droit ou en fait. Certes, semblable choix implique une prise de responsabilité tant de la part des Églises particulières appelées ainsi à développer en leur sein la vie monastique, que de la part des évêques, poussés par le fait même à redécouvrir leur responsabilité et leur paternité envers les hommes et les femmes qui ont reçu ce don de la vie monastique et ont choisi de le vivre dans l’Église particulière qui leur a transmis la vie divine. Ceci implique encore une prise de responsabilité de la part des communautés monastiques traditionnelles, invitées à ne pas se percevoir comme les uniques dépositaires du charisme monastique, mais, au contraire poussées à avoir une attitude de bienveillance et de réelle et sincère volonté de dialogue avec les nouvelles communautés, invitées, à leur tour, à ne pas s’enorgueillir du vent de jeunesse qu’elles représentent mais à s’inscrire dans un cheminement ecclésial et monastique qui précède leur naissance.

Étroitement liée au choix de vivre le monachisme dans l’Église particulière, surgit la figure du « moine-prêtre diocésain ». Ce dernier, (le plus souvent le fondateur de la nouvelle communauté), est un prêtre dont la vocation monastique a été reconnue tant par le discernement de son propre père spirituel et par son vécu au sein d’une communauté monastique, traditionnelle ou non, que par la bénédiction de son évêque qui l’a consacré prêtre-moine de l’Église particulière à laquelle il appartient. Une telle reconnaissance est advenue au travers du signe liturgique de la profession monastique faite, précisément, entre les mains de l’évêque. Nous croyons qu’une telle nouveauté peut constituer un stimulant pour une réflexion sur les diverses manières de réaliser le ministère presbytéral au sein de l’Église particulière.

Quelques questions

Ayant tracé à grandes lignes certaines des caractéristiques des nouvelles communautés, essayons de mettre en évidence certains des problèmes ou certaines des interrogations que soulèvent ces nouvelles formes de vie monastique.

La première, et sans doute la plus évidente, concerne les relations avec les communautés monastiques traditionnelles. À quoi pensons-nous en écrivant cela ? Au fait que le choix des nouvelles communautés de ne pas faire partie de l’Ordo monasticus canonique – de là leur qualificatif de « nouvelles » - est, en vertu de cela-même, une des raisons de la quasi absence de dialogue entre ces deux réalités. L’existence même des nouvelles communautés est souvent perçue par les communautés traditionnelles comme une critique de leur manière de vivre le charisme monastique. Inversement, la croissance numérique et la ferveur typiques de quiconque commence un chemin peut conduire ces nouvelles communautés à s’enorgueillir, oubliant ainsi qu’à la première phase, caractérisée par une forte radicalité et une grande ferveur, suit une autre phase, plus modeste mais aussi plus durable [10].

D’autres interrogations sont inhérentes à certains risques pris. En particulier, le monachisme traditionnel reproche aux nouvelles communautés la liberté avec laquelle elles puisent aux sources monastiques anciennes sans recourir toujours à une nécessaire médiation culturelle. On fait ainsi remarquer qu’il est un peu trop simple d’extraire de règles monastiques écrites il y a fort longtemps ce qui est considéré comme davantage en accord avec la propre forma mentis, au risque de faire de la reconstitution archéologique de ce qui pouvait être valable et actuel pour des temps bien éloignés des nôtres.

Une autre critique adressée aux nouvelles communautés concerne le poids excessif de la figure du fondateur et leader. L’on craint ici que puissent se reproduire, en particulier dans le domaine de l’obéissance, des comportements jugés obsolètes. Très concrètement, il s’agit du risque de direction autocratique de la part du fondateur, sans qu’il y ait place pour une nécessaire dialectique, du fait que les membres eux-mêmes entendent s’en remettre en tout, et sans coercition aucune, aux desiderata du leader.

Une autre réflexion émerge à propos d’un retour à la typologie monastique rurale traditionnelle, en particulier en ce qui concerne le rythme de la vie quotidienne. Tout ceci était lié à une société agricole qui n’existe plus aujourd’hui. Choisir d’habiter dans un lieu éloigné des centres habités et d’organiser la journée selon des horaires « ruraux » risque de créer des « îles bienheureuses » toujours plus distantes et certes toujours plus difficiles à proposer et à reproduire dans notre société postmoderne.

Enfin, la place excessive accordée à l’accueil dans certaines nouvelles communautés peut provoquer un excès de fatigue chez leurs membres et modifier les rythmes communautaires. Quand on héberge un grand nombre de personnes, un grand nombre des membres de la communauté se mettent au service des hôtes (pensons à la cuisine, à la préparation des chambres, etc.) au risque que la vie communautaire ne s’en ressente.

Bien conscient de ce que les nouvelles formes de vie monastique ont encore de fluide et de « magmatique » ainsi que de toutes les interrogations qu’elles soulèvent, nous croyons cependant qu’elles peuvent apporter leur contribution à la vie ecclésiale. Quel est donc le message que les nouvelles communautés délivrent à l’Église, à la vie religieuse apostolique et au monde ?

Nous croyons qu’au sein d’une Église toujours davantage engagée dans de multiples œuvres sociales, réalisations pastorales et projets divers, avec des forces consistantes engagées dans le bénévolat, les nouvelles communautés invitent de par leur simple existence à redécouvrir le primat de l’écoute de la Parole de Dieu, l’éducation à la prière, la formation à une discipline intérieure pour être forts dans la lutte spirituelle continuelle que doivent affronter quotidiennement ceux qui désirent vivre sérieusement l’appel de l’Évangile. Qui sait si l’une des causes de l’abandon de la foi chrétienne au profit des disciplines orientales de la part de tant d’hommes et de femmes de notre Occident n’est pas à imputer à la communauté ecclésiale qui a souvent renoncé à l’un de ses rôles essentiels : transmettre l’art de la connaissance du Seigneur Jésus ?

Ce qui vient d’être dit de l’ensemble de la communauté ecclésiale peut être affirmé de manière spécifique de la vie consacrée toujours plus préoccupée du maintien de ses œuvres et structures, nonobstant le manque de vocations ; vie consacrée souvent incapable, en outre, d’un renouvellement prophétique des modalités de relecture et d’actualisation dans l’aujourd’hui de l’histoire du charisme donné par l’Esprit aux fondateurs, et de vivre d’authentiques rapports fraternels.

À un monde dont les règles sont presque exclusivement celles du profit et de la domination, au point d’en écraser ceux qui sont en-dessous, les nouvelles réalités ecclésiales rappellent la gratuité, la chaleur de rapports humains sincères, la sobriété d’une vie quotidienne dite de petites choses, le goût du temps passé sans d’inutiles et pernicieuses angoisses, etc... Nous pensons, enfin, qu’il est permis d’étendre aux nouvelles communautés l’éloge de la vie monastique et des nouvelles formes de vie évangélique que fait l’exhortation post-synodale Vita consecrata : « signe éloquent de communion, demeure accueillante pour ceux qui cherchent Dieu et les choses de l’esprit, école de foi et ateliers d’étude, de dialogue et de culture pour l’édification de la vie ecclésiale et la cité terrestre elle-même » [11]. Comme l’Esprit « distribue de nouveaux charismes à des hommes et des femmes de notre temps pour qu’ils donnent vie à des institutions répondant aux défis d’aujourd’hui [...ces structures nouvelles présentent] des caractères en quelque sorte originaux par rapport aux structures traditionnelles [...] Les structures nouvelles sont elles aussi un don de l’Esprit, afin que l’Église suive son Seigneur dans un perpétuel élan de générosité, attentive aux appels de Dieu qui se manifestent au travers les signes des temps » [12].

Mario Torcivia, né en 1964, a été ordonné prêtre en 1989. Il a étudié la spiritualité à l’Institut de Spiritualité de l’Université Grégorienne de Rome et a obtenu sa licence en 1997 ainsi que le doctorat en 2000. Il est membre de l’Association italienne de théologie et enseigne la théologie spirituelle à l’Institut des sciences religieuses de Montreale (Sicile). Doit sortir en mars aux éditions Piemme le livre développant le thème du texte publié ici sous le titre Guida aile nuove comunitá monastiche italiane (Guide des nouvelles communautés monastiques en Italie).

[1La petite famille de l’Annonciade.

[2La communauté des Fils de Dieu.

[3L’auteur a eu l’opportunité de lire les sources (Règles, Statuts, écrits des fondateurs ou des membres, etc.) et de visiter une vingtaine de ces nouvelles communautés.

[4En ce qui concerne le littérature théorique européenne sur le monachisme, nous renvoyons à la contribution désormais classique de B. Calati. « La questione monastica nella letteratura di carattere teorico degli ultimi trent’anni », dans C. Vagaggini, S. Bovo, L. de Lorenzi, & AA., Problemi e orientamenti di spiritualità monastica, biblica e liturgica, EP, Rome, 1961, p. 337-497.

[5Pour n’en citer qu’un parmi tous, pensons à la très abondante et désormais pluridécénale production de don Divo Barsotti).

[6Pensons en particulier à la traduction de la Philocalie, œuvre de la Piccola Famiglia dell’Annunziata, ou à celles des Sources cisterciennes et chartreuses par la communauté de Bose.

[7Que l’on pense, par exemple au monachisme basilical syriaque ou italique des Ve-VIIe siècles, étudiés par les Français J.M. Garrigues et J. Legrez.

[8Cf. CDC 591.

[9Cf. Ad Gentes 18.

[10Pour un approfondissement du rapport entre nouvelles communautés et communautés monastiques traditionnelles, nous renvoyons à notre article publié dans le premier numéro de l’année 2000 de la revue de spiritualité monastique Ora et labora.

[11VC 6.

[12VC 62.

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