Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Dire Dieu

Eugène Notermans

N°2001-2 Mars 2001

| P. 114-118 |

Lors d’une rencontre entre religieux (réunion des jésuites de la Province belge francophone tenue à Godinne (B), le 27 mai 2000), qui avait pour thème « Dire Dieu », ce témoignage nous a été donné. Il ne sera pas difficile à tous ceux et celles parmi nous qui vivent proches des plus pauvres et de ceux qui ont connu dans leur vie écrasée et exclue parfois jusqu’à l’intolérable l’abîme de l’abandon, de reconnaître que leur est donnée une « intuition » proprement théologale du mystère d’abaissement qu’est Dieu en son Fils. Il y a lieu de redire : « Je te loue Père... » (Luc 10,21).

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Quand j’étais encore un garçon de neuf ou dix ans, nous avions à l’école une carte du monde sur laquelle l’Europe et les Pays-Bas, mon pays, se trouvaient à peu près au centre. À gauche, à l’ouest, se trouvaient les deux Amériques et à droite la vaste Asie. L’Afrique se situait en dessous. J’ai grandi avec cette image du monde dont l’Europe est le centre, comme des millions d’autres gens. Des pays et des peuples paraissaient avoir leur sens et leur valeur avant tout à cause de leur position par rapport à ce centre. Nous avons en effet appris à voir par des lunettes très « eurocentriques ». Nous nous croyons encore souvent au cœur du monde. Par exemple, notre manière de voir ce que nous avons appris à appeler le Tiers Monde. Mais même plus près de chez nous, jusque dans notre pays, les messages et les signaux émis pas des gens d’autres milieux ne sont interprétés et valorisés qu’à partir de notre position à nous. À vrai dire, ceux qui viennent des petits et des humbles ne sont souvent qu’un phénomène marginal. Sur la mappemonde de la societé nous, des gens ordinaires mais-ayant un avenir, sommes au centre et les gens impuissants et sous-développés appartiennent toujours aux régions extérieures.

Ce n’est qu’en rencontrant le Père Joseph Wresinski que j’ai commencé à découvrir quelle erreur il y avait dans cette manière de raisonner. Il vivait alors dans un des bidonvilles les plus terribles que le riche Occident connaissait, à Noisy-le-Grand, dans la région parisienne. Avec les deux cent cinquante-deux familles qui étaient forcées d’y survivre et avec quelques amis d’ailleurs, il avait fondé le Mouvement ATD-Quart Monde en signe de protestation publique contre le scandale de la misère inhumaine tolérée dans le monde des hommes. Ce « scandale » a déterminé la suite de la vie du « Père Joseph » comme l’appelaient les familles. Et petit à petit, toute sa vision du monde a changé. Son « point de vue », sa « position », s’est identifié à ceux de l’homme le plus souffrant, le plus exclu, de celui qui normalement ne compte pas dans nos assemblées. Lui-même a parlé du « regard » par le bas. Il disait que, si nous voulions comprendre ce que vivent les plus pauvres, nous devrions apprendre à voir le monde par le bas. Et cela a renversé complètement ma manière de voir, ma manière d’être.

Quelques années après le décès du Père Joseph en 1988, une mère de famille très pauvre de Breda aux Pays-Bas nous dit ceci :

Il a été du côté des pauvres
Je trouve difficile de parler de Dieu...
Bien sûr, il est là...
Mais quand je lis le journal
Ou je vois la télé,
Je pense souvent en moi-même :
« Pourquoi permet-il tout ça dans le monde ? »
Mais nous ne connaissons pas le cœur des gens !
Ils ne savent pas pourquoi on fait telle ou telle chose.
Ils voient l’extérieur, ils ne voient que le résultat.
Car nous sommes tous humains.
En tout cas,
S’il n’avait pas été cloué sur la Croix
Il se serait peut-être passé autre chose
Mais le monde aurait été très différent de maintenant.
Il y en a Un là haut,
Il regarde vers le bas,
Et il te comprend tout simplement.
Dieu est en haut, et nous sommes en bas,
Mais Dieu regarde toujours plus bas
que (là où) nous sommes.
Le Christ est venu pour tout le monde.
Mais il a été du côté des pauvres,
Sinon,
ils n’auraient rien su de lui.
Maintenant tout le monde connaît son existence.
On l’a accroché sur la croix
Au moment où il avait fini son travail
Sur la terre,
Mais il voulait que ceux qui restent
Continuent.
Mme Bella Innemee

Ce que dit Madame Bella Innemee, femme ayant reçu peu d’instruction, et ce que disent beaucoup d’autres en Quart Monde avec elle, c’est cette intuition collective dont les très pauvres dans le monde semblent être les dépositaires : Jésus, Fils de Dieu, s’est fait Homme de misère. Lui qui aurait pu naître riche et puissant, s’est identifié à la position la plus basse qui soit dans la hiérarchie des hommes. À sa manière, Monsieur Bram Kramer, un militant d’Amsterdam, le dit ainsi :

(...)
Pourquoi permet-il tout cela ?
C’est en réalité inimaginable.
Il avait pourtant le pouvoir et la force
De défaire le tout.
Pourquoi s’est-il fait crucifier ?
Pourquoi fallait-il qu’il passe par toute cette misère ?
Il avait la possibilité d’éviter tout cela.
Car c’était lui qui commandait.
C’est en fait inimaginable.
(...)

Revenons au Père Joseph. Je lis :

« (...) toute sa vie, Jésus, le pauvre d’Isaïe, opta pour les pauvres et en fit ses compagnons de vie. En lui, le Royaume était déjà arrivé. Mais alors, les nantis, auraient-ils perdu leur place pour toujours ? Bien sûr que non ! Dire cela, ce serait encore faire tort à Jésus et déformer la parole de Dieu. Tout l’Évangile dit le contraire, et, aujourd’hui, il nous rappelle avec force que Dieu a envoyé son Fils par amour, non pas pour juger mais pour sauver. Pour sauver aussi, et en même temps, les nantis (LPRVD, p. 104) .

Et dans Heureux vous les pauvres, il écrit :

« Sans le lépreux, sans les familles du Quart Monde, nous n’ignorerions sans doute pas le Dieu enseigné, le Dieu codifié par l’Église. Mais ce serait cette part de Dieu enfermée dans les murs de nos temples, dans les limites de notre intelligence et de notre expérience qui nous laissent une certaine maîtrise des choses de la vie. Ce serait un Jésus Christ appris par cœur, un Dieu-Amour que nous aurions toujours du mal à ne pas voir entouré de garde-fous. Dieu dans le cœur des pauvres déborde tous les cadres, toutes les bornes, toute la raison humaine. C’est le Dieu de Job, la foi-défi acharnée de Job. C’est le Dieu inimaginable, dépassant les limites de l’entendement, celui de l’homme trop malheureux, trop enfoncé dans les ténèbres, pour avoir de lui la moindre représentation. Et c’est en même temps le Dieu qui ne peut pas ne pas exister, parce que les ténèbres créées par les hommes sont trop iniques et insupportables pour qu’un Dieu ne vienne pas y mettre fin » (HVP p. 100) .

Le Dieu que vivait le Père Joseph est un Dieu qui s’engage. Fidèle à une longue tradition judéo-chrétienne, il voyait la foi d’abord et avant tout comme un engagement. Comme Yahwé s’était fait connaître comme Celui qui s’engage envers son Peuple, pour sauver celui-ci, ce dernier ne pouvait pas répondre autrement que par un engagement analogue. La suite est connue. Dieu est celui qui, malgré les déboires des hommes, ne cesse de s’engager envers ceux-ci et il le fait de manière inimaginable. Oui, vraiment inimaginable, car il dépasse en tout notre raison et notre intelligence. Il est sagesse et folie. Pour rencontrer ce Dieu, il a fallu que je quitte ma position centrale privilégiée sur la carte du monde. Il a fallu chercher aux confins du monde ce que je croyais être une prérogative de la partie pensante de l’humanité. J’ai dû me décentrer pour pouvoir trouver enfin un nouveau centre.

Voilà ce que je me permets de vous dire aujourd’hui. Et si vous vous méfiez de ce qu’on peut trouver dans la rue, rassurez-vous : mon image de Dieu est bien façonnée à l’école, celle des familles du Quart Monde !

Eugène Notermans (né en 1941) est Néerlandais et a fait des études en philosophie et sociologie. En 1964, il rejoignait le Père Joseph Wresinski et le volontariat permanent international du Mouvement ATD-Quart Monde où il a été actif dans la recherche et la formation. Revenu aux Pays-Bas en 1977, il fonde avec son épouse le centre national de ce mouvement à La Haye puis, avec elle, il construit et anime la Maison Joseph Wresinski à Heerlen. Maison consacrée à faire connaître et apprécier en Europe ce que ce prêtre et fondateur que fut le Père Joseph a apporté au monde et à son Église. Actuellement, Eugène Notermans et son épouse travaillent notamment au dialogue sur le sens de la vie que les croyants, et avant tout les plus pauvres parmi eux, entretiennent à la lumière des expériences faites en Quart Monde. Là où les plus démunis peuvent apporter une contribution précieuse, indispensable à l’Église de demain, si vraiment nous les considérons comme nos partenaires privilégiés. Il a traduit la plupart des écrits du Père Joseph en néerlandais et publié entre autres : Le Père Joseph : la passion de l’autre. Mr et Mme Notermans ont trois enfants.

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