La formation monastique dans le contexte socio-culturel actuel
Quelques réflexions
Marie-Pascale Dran, o.c.s.o.
N°2001-1 • Janvier 2001
| P. 22-34 |
Deux grands volets dans cet article permettent à Sœur Dran, longtemps maîtresse des novices et corédactrice de la ratio institutionis de l’ordre, de toucher quelques points névralgiques de la formation à la vie monastique : comment se présente, pour les générations nées aux alentours de mai 68, la quête de Dieu, le souci de l’intériorité et son intégration liturgique, la maturation communautaire... ? Bien des questions qui trouvent dans la tradition biblique et cistercienne une anthropologie chrétienne à même de les éclairer.
Ce texte a servi à une communication au Chapitre Général du « Centenaire - Cîteaux 98 ». Nous remercions Cistercium, qui l’a publié en espagnol (Cistercium, 52, 2000, 128, p. 199-210), de nous permettre ici de publier l’original français.
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Il y a six ans, lors du Chapitre Général (o.c.s.o.) de Poyo, en Espagne, j’avais eu l’occasion de partager quelques remarques concernant les jeunes moniales que j’avais accompagnées au cours de leurs premières années de vie monastique. Ces moniales sont un petit test de la mentalité contemporaine pour chacune des tranches d’âge qui sont les leurs : 30 à 40 ans, et 40 à 50 ans. L’échantillon n’est peut-être pas représentatif, mais les remarques sont toutes faites sur le terrain : c’est-à-dire dans un monastère de moniales, en France, c’est-à-dire en Europe, pendant ces vingt dernières années !
N’ayant pas à proprement parler de formation en anthropologie, je préfère vous partager de simples réflexions personnelles issues de dix-huit ans de vie quotidienne avec les jeunes sœurs de notre communauté, en cherchant ce qui est plus frappant aujourd’hui, dans la mentalité des jeunes sœurs en formation au seuil du nouveau millénaire.
Nous procéderons en deux temps, qui interviennent dans l’ordre chronologique, lors de la formation monastique initiale :
- ce qui conduit les jeunes vers la vie monastique,
- ce qui entoure leur intégration dans la communauté.
Qu’est-ce qui les a conduites au monastère ?
Bien sûr, c’est la quête de Dieu. Mais cela prend des formes très différentes, liées au type d’insertion sociale et chrétienne vécue au préalable. Là, il y a place pour une diversité très large.
Pour celles nées, entre 1950 et 1960, la Foi, comme tant d’autres valeurs fondamentales, va de soi. La prière, la vie chrétienne, la pratique religieuse régulières font partie des éléments stables de la vie, peut-être pas toujours familiale, mais au moins ambiante. Certaines ont déjà opté, dans le secret du cœur, pour une vie religieuse, dès la première Communion, très précoce, vers 7 ou 8 ans. C’est d’ailleurs encore une caractéristique actuelle, sous bien des latitudes. L’an dernier, lors d’une rencontre avec Dom Eduardo (Azul), il me disait que l’un de ses soucis était : comment accompagner des vocations de très jeunes garçons ou filles. Il est clair qu’à l’heure actuelle, le milieu est moins porteur qu’il y a quarante ans, mais le Seigneur séduit toujours, à travers les structures d’Église telles qu’elles sont, et parfois bien en dehors de toute structure.
Pour certaines, cet appel a été le fil conducteur de toute leur vie, même si les circonstances leur ont fait prendre d’autres engagements avant de mettre ce projet à exécution. Dans ces cheminements, les choix sont clairs, bien définis. De même pour les contraintes de la vie cénobitique : elles sont là, et on va « faire avec ». Pas de remise en question systématique, de contestation stérilisante. Il reste surtout à parcourir un long chemin de réconciliation, de guérison, de reprise de tout ce que la vie a fermé, ou déformé en réflexe de défense. Travail de longue haleine ! Le défi qui s’adresse ici à la vie monastique va être de garder toute sa fraîcheur, tout son dynamisme au charisme cistercien. Le monastère est un lieu où pourra renaître la ferveur d’un premier amour. Il faudra néanmoins démasquer les tentations et les occasions de repli sur soi, faire dépasser les limites que des expériences malheureuses de don de soi, dans une forme de vie commune ou communautaire, peuvent avoir posées. Traverser l’usure et croire de nouveau que tout est possible, c’est ici l’enjeu le plus fréquemment rencontré.
Nous sommes tous encore un peu éblouis par ce que la famille cistercienne a vécu à l’occasion du neuvième Centenaire de Cîteaux : ce ressourcement dans l’élan des commencements, qui pourtant ne sont pas tombés du ciel tout faits. Le rappel des épisodes de la vie de Robert de Molesme aura réconforté sans doute plus d’un cistercien, en revoyant se dérouler sa quête longue et opiniâtre d’une vie libre, « pauvre avec le Christ pauvre ». En regardant encore les premiers essais d’Étienne Harding dans la vie monastique, son long pèlerinage à Rome, puis sa stabilisation au Nouveau Monastère, nous ne pouvons pas dire que c’est notre époque qui cherche sa voie avec le plus de tâtonnements ! Mais alors que Robert, Albéric et Étienne étaient mis en route par leur quête d’absolu, pour nos contemporains c’est souvent l’échec, l’impasse qui leur barrent la route et les forcent à repartir. Et leur angoisse est d’autant plus grande que la succession des ruptures les amène à chercher leur voie à un âge où bien des générations précédentes avaient trouvé une orientation stable pour leur vie. Il y a aura certainement moins de jubilaires dans nos monastères dans le millénaire qui vient, que dans le siècle que nous finissons !
La rupture du couple des parents, une plus grande proportion de sœurs qu’il y a six ans, l’a vécue dès l’enfance. Les conséquences, la souffrance durent toujours, plus ou moins difficiles à gérer. Savoir que tous les membres de la famille sont vivants, et que, sans doute, ils ne seront jamais plus réunis, reste une souffrance continue et sourde, qui se réveille soudain, quand il arrive que les parents se retrouvent ensemble à l’hôtellerie du monastère, et cherchent inconsciemment à faire jouer à la sœur un rôle d’arbitre, en la laissant porter à nouveau ensuite, dans son quotidien, la réalité de la séparation.
Elles ont, pour quelques autres, aussi connu ces ruptures dans leur propre vie ; ou lien dans leur entourage. Ces ruptures, aujourd’hui, sont devenues plus fréquentes encore qu’il y a six ans : divorce, dépôt de bilan, chômage, travail temporaire... sans oublier l’irruption de la maladie grave qui vient d’un coup, infléchir le cours d’une vie, et celle de tout le groupe familial. La foi est plus difficile, et pas seulement sur le plan religieux : il est difficile de croire que des parents, ça peut durer, que l’économie n’est pas que de l’artifice, qu’une cause humanitaire n’est pas une manière de profiter de la générosité publique, que les hommes politiques ne sont pas que des manipulateurs, difficile de croire qu’on a en soi de quoi traverser la vie.
Nous sommes ici provoqués à l’espérance, à frayer le chemin à la force de la résurrection. Les vieilles culpabilités par rapport à l’itinéraire emprunté avant de répondre à l’appel premier pourront un jour laisser la place à une célébration de miséricorde par un nouvel engagement sans restriction ni réserve, ouverture confiante sur l’avenir. Ce qui rend tout-à-fait solidaires de tant de personnes confrontées parfois brutalement à des chemins barrés, à des changements d’orientation obligatoires ou délibérés. Loin d’être une fatalité, ressentie comme une suite d’échecs, la succession d’états ou de lieux de vie peut contribuer à découvrir la Vie toujours nouvelle, ouvrir sur le Nom nouveau, sur l’Alliance toujours nouvelle, parce que la fidélité de Dieu est éternelle. Notre vitalité sera de trouver dans chaque ré-orientation un tremplin pour repartir, pour grandir en humanité. Justement, la chance de nos communautés est de mettre en relation proche plusieurs générations. Tous, nous savons combien précieux est le témoignage de sagesse, de profondeur, de longue fidélité que peuvent donner, sans même s’en apercevoir, nos frères et sœurs appelés « les anciens ».
Pour les sœurs nées entre 1960 et 1970 : on peut trouver le même appel, précoce ou non, mais avec des contours plus flous, une formation catéchétique plus aléatoire, très marquée par les remises en question de « mai 68 », tant au niveau sociologique que théologique. Le Concile, événement majeur de cette dernière moitié de siècle, a ouvert les fenêtres sur le grand large. Mais l’appel d’air a fait voler en éclats quelques sécurités, quelques modes de relations traditionnels. Toutes les formes de milieu familial existent : depuis la famille très classique, aisée, mais où les grands enfants ont une adolescence très difficile, en révolte contre les « rites » et obligations sociales, jusqu’à la famille qui se mue en groupe ouvert. Cela se double d’un effacement des générations, d’une mise entre parenthèses de l’autorité et du rôle des parents, qui semblent eux-mêmes entrer en adolescence et y rester un bon moment !
Au niveau de la recherche de vocation, les jeunes l’expriment plus en termes de soif, de question vitale. Ce n’est peut-être pas encore la soif de Dieu, au sens où l’exprimera saint Bernard, mais elles ont ressenti l’épuisement au cœur des expériences de vie en groupes où l’on se choisit pour partager son questionnement, pour refaire le monde, ou simplement pour le fuir. Petit à petit, surtout dans les grandes villes, l’école et l’Église, qui étaient des lieux pédagogiques de transmission d’un héritage, d’un savoir, de valeurs, deviennent des lieux d’expérimentation, où les vérités plus objectives sont relativisées aux dimensions de l’individu, et génèrent autant d’incertitudes et d’angoisse que d’incapacité durable à poser-des actes qui engagent l’avenir.
Un atout pour la formation, tel est bien le dynamisme dû à cette soif, ce manque expérimenté par les jeunes. Manque de sens, manque de perspectives d’ avenir, manque de solidarité, manque de relations vraies. Toute cette mise en appétit est une ouverture prometteuse où tout peut être entrepris. Avec le risque cependant, de céder à la précipitation, et surtout, étant donné la prédominance de l’affectivité, de ne poser que des choix orientés vers un mode de relations chaleureux et fusionnel. Une enquête auprès des jeunes de 20 à 30 ans a montré que leur peur la plus vive est la peur de la solitude, la peur de ne pas être quelqu’un pour quelqu’un. On peut le remarquer, dans notre forme de vie, mais bien sûr, de façon moins tragique que dans les banlieues de nos villes, par des décharges d’agressivité, liées à ce besoin d’être reconnu, écouté, pris en compte.
Dans ces cheminements, le défi spécifique posé à la vie cistercienne sera de baliser le chemin, de mettre en place des repères fermes mais souples, où l’on ne se heurtera pas sans cesse à un questionnement sur le fond des observances, mais où l’on invitera à une entrée patiente dans la pratique des habitudes qui structurent, qui « ordonnent en nous la charité » à partir d’un vécu communautaire, d’un consensus, d’une convivialité. Les habitudes de la maison sont un guide que certaines découvrent avec son pouvoir de « mise en ordre » : ensemble, on apprend à vivre et à savoir vivre.
Pour les plus jeunes encore, celles nées après 1965, l’appel les a trouvées bien plus loin, dans un monde presque étranger à la foi. Une intuition les a mises en route : Dieu existe, et elles veulent aller vers lui. On trouve, bien sûr, tous les degrés de formation humaine, culturelle et religieuse, et aussi tous les degrés ou les absences de degrés dans l’insertion sociale. Ce qui paraît une constante, c’est justement l’instabilité de ce qui les habite et les entoure : multiplication d’expériences au gré des fantaisies et des occasions, fuite par la télévision regardée sans suite et avec ennui. Tout est évalué en fonction de la subjectivité : le réel existe lorsque je me sens concerné. La rencontre séduisante de courants spirituels comme le bouddhisme, la méditation « zen » fait que l’on accorde un même niveau de légitimité à toutes les religions, sans plus d’analyse objective du donné idéologique qu’elles supposent. On en déduit que l’on peut donc chercher sa nourriture spirituelle où l’on en trouve : la tolérance fait que tout se vaut.
Il reste vrai que ce n’est pas nous qui déterminons les cadres dans lesquels Dieu se laisse rencontrer. Souvent, c’est bien à partir d’une expérience qui se situe au niveau du « ressenti », du sentiment, de la sensation, puisqu’ils sont le moyen de connaissance privilégié. Ici, un grand temps de catéchèse est nécessaire avant qu’on parvienne à reprendre la route vers le Dieu révélé par Jésus Christ, le Dieu de la Bible et de l’Évangile, confessé par l’Église et dans l’Église.
Pour la formation, le défi, avec ces jeunes, me semble être l’apprentissage de l’ intériorité, de la durée, de la durée dans l’intériorité. Le temps, rythmé au long de l’année par la liturgie, par l’organisation de la journée monastique selon saint Benoît, par l’entrée à pas lents dans une vie de prière, devient un allié qui permet la maturation à tous les niveaux de la personne : corps, affectivité, sensorialité, et même restructuration de la mémoire, de la capacité de juger, et apprentissage de l’objectivité.
L’intégration dans la vie monastique
Dans tous les domaines de la vie monastique telle qu’elle se présente, il y a des interrogations qui vont trouver leur réponse, si la communauté est vivante, pleine de bon zèle (RB 72) c’est-à-dire si chacun de ses membres, à travers ses limites, vit pleinement et simplement chaque moment de la journée, entrant au maximum dans le consensus communautaire de manière responsable et joyeuse. Toutes les questions sur le sens de l’existence, de la vie consacrée, du renoncement fécond à sa volonté propre, de la pauvreté joyeuse et de l’agapé fraternelle, tout ce questionnement est générateur de renouveau pour la manière dont nous vivons la dimension contemplative de notre vie. C’est un temps de vérification pour chacun, et pas seulement pour les jeunes : vérification du sens des relations fraternelles, du sens du célibat, de la continence, du sens du travail manuel, du sens de la liturgie, du sens d’une vie de gratuité, libre de tout asservissement à une rentabilité matérielle, du sens d’une existence vouée intégralement à Dieu, d’une existence porteuse de vie pour le monde et accomplissement de la personne dans toutes ses potentialités.
La grande angoisse à laquelle chacun est confronté, d’une manière unique, est : « Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux vraiment ? Pouvez-vous m’aider à mieux le savoir ? » Cette question est posée par chacun et l’accession à la vie adulte demande pour tous une très longue quête. Les aînés traversent une crise de rejet des parents. Les explications que l’on trouve au comportement des parents, ne donnent pas automatiquement de quoi les accepter tels qu’ils sont ou ont été. L’intégration dans la communauté passe par un long travail de réconciliation, de pardon, d’acceptation lente de tout ce qui nous a faits devenir ce que nous sommes aujourd’hui. La question qui va rester ouverte en arrière-plan est : « Qu’est-ce que j’ai fait de ce qu’on m’a fait ? » C’est-à-dire : autour de quoi me suis-je construit(e) ? Il peut y avoir eu blessure, agression, angoisse. En elles-mêmes, ces expériences ne génèrent pas de réponse typique, c’est ma réaction qui, par la force de l’Esprit Saint, va orienter mes fermetures ou mes dynamismes.
La conviction de notre foi est que Dieu n’arrachera pas une seule page de notre histoire, ni les plus lumineuses, ni les plus douloureuses. Ceci va tout à fait à l’encontre de la mentalité contemporaine qui veut fuir la douleur sous toutes ses formes, et surtout fuir la mort. Quel défi lorsqu’il faut justement envisager l’engagement « jusqu’à la mort ». Que de reculs, parfois, pour éviter par tous les moyens que ces moments douloureux reviennent avec leur charge émotionnelle, surtout lorsqu’une forme de vie commune, mariage ou vie communautaire, a déçu bien des espérances, et causé à nouveau bien des blessures.
La quête d’identité, pour la génération suivante, prend une forme un peu différente. Les vérités universelles ayant été mises à mal par la « contestation », les jeunes ont amorcé une autre étape de la « mort du Père ». La création de nouvelles formes de vie communautaire, basée sur la fraternité, a ouvert la voie à une valorisation de l’affectivité, de l’émotivité, des choix posés en fonction des sentiments, et non plus des valeurs vraies et fortes. L’accent est mis sur l’équipe, sur le groupe. La crainte de toute hiérarchie, de toute autorité rend plus laborieuse l’entrée dans l’ obéissance vraie. Toute la valorisation de la personne, de sa spontanéité, de sa créativité est très positive. La générosité, la clarté, la confiance sont immenses, mais quand elles ne sont que le fruit du ressenti personnel, elles peuvent tout aussi bien engendrer une immense solitude.
Reste donc le défi majeur : inscrire la croissance dans un ensemble de critères, de points de repères pour la morale et les relations. Ici prend toute son importance l’ensemble de « codifications » que représentent ce qu’on nommait autrefois les « us ». Entrer dans la vie cistercienne induit quelque chose de très nouveau pour plus de la moitié des jeunes : un mode de relations bâties sur un respect des personnes dans leur identité propre, dans leur différence, dans leur rôle respectif. Saint Benoît décrit cela aux chapitres 63 (du rang dans la communauté), ou 26 et 27 : comment on s’occupera des « exclus », et pour canaliser les initiatives qui ne seraient dues qu’à des bons sentiments, il précise à qui il reviendra de le faire !
Quand la Règle parle de l’abbé, elle dit très justement : on l’appellera « Dom » et « Abbé », parce qu’il tient au monastère la place du Christ (RB 63,13). Et encore : « Il doit toujours se rappeler le nom qu’on lui donne, et prouver par ses actes son nom de supérieur » (RB 2,2). Il n’est pas jusqu’au chapitre 52 (de l’oratoire du monastère) qui ne remette en lumière l’importance qu’ont les lieux et les personnes quand ils sont vraiment ce qu’ils sont : « L’oratoire sera ce qu’indique son nom, et on n’y fera, on n’y mettra rien qui n’ait rapport à sa destination. » Je me demande parfois si ce n’est pas là le plus grand défi auquel nous sommes confrontés depuis les vingt ou trente dernières années.
Ce glissement s’est vécu, chez les aînées, ou bien en participant à des groupes militant pour la Libération de la Femme, en adoptant la mode unisexe, en valorisant « l’amour sans risque » où le sentiment n’a plus d’espace pour naître et grandir, faire naître et faire grandir. Comme si l’amour n’était pas la plus haute forme du risque ! On en est venu, chez les plus jeunes, à des expériences encore plus floues, plus narcissiques où la vie relationnelle est nivelée, parfois niée. On trouve des personnalités qui ont bien des points communs avec les gyrovagues et sarabaïtes décrits par saint Benoît, toujours en route, jamais en repos, sans cesse à la recherche du plaisir immédiat ! Et elles sont très capables de se décrire elles-mêmes comme telles, de se reconnaître sous les traits de ces deux genres qui, chez les moines, sont très détestables !
Comment savoir qui l’on est quand l’homme, la femme, ne sont plus situés l’un par rapport à l’autre, dans une saine distinction qui permet le dialogue et où l’enfant est invité à trouver la vie ? Quand le conjoint, les parents, les éducateurs, les adultes sont refusés ou n’acceptent plus d’être ce qu’ils sont, c’est-à-dire ceux à partir desquels les enfants se construisent ? L’angoisse la plus souvent exprimée par les plus jeunes est : « Suis-je normale ? » Question qui touche à tous les domaines, du plus profond au plus superficiel. L’information que diffusent les médias vise à uniformiser, à aseptiser, à standardiser les expériences, le comportement, les sentiments, le vêtement, la culture, sans oublier le vocabulaire.
Une statistique récente, parue en France, aurait décelé la prise de drogue chez un enfant sur trois en âge scolaire. Cela peut commencer très banalement par un tranquillisant proposé en période d’examen par les parents, inconscients des enjeux de cette initiation. Une moniale, de retour d’une visite médicale, me disait avoir été frappée par le nombre de jeunes filles de 13 ou 14 ans qu’elle avait vues en ville, avec une tenue vestimentaire qui les vieillit, dans le genre des mannequins des magazines, comme si elles se promenaient dans un défilé de mode. « Elles ne se rendent pas compte jusqu’où elles peuvent engager leur corps ». Cette sœur avait eu elle-même une adolescence très difficile, vivant dans des bandes de jeunes, cherchant à compenser leur désespoir dans la drogue ou les relations marginales, et c’est au creux de ces expériences que le Seigneur l’avait rejointe, dans un sursaut vers la vie. Elle commente sa rencontre avec les jeunes des rues : « Dans dix ans, c’est ces jeunes-là qui viendront frapper aux portes des monastères, ayant traversé des ravins de ténèbres, ayant frôlé des abîmes que tu n’imagines pas ! Quel sera leur cadre de référence ? Elles auront des paramètres que nous n’avons pas. Comment pourrons-nous comprendre leur mode de fonctionnement ? Là encore, il y a évolution depuis six ans : ces expériences se sont répandues, pour ne pas dire généralisées, banalisées. Je laisse encore la parole à cette novice, qui partage son expérience du mal que peut faire cette banalisation, à tous les niveaux de l’humain : physique, physiologique, moral, spirituel.
« Le cannabis, on dit tellement dans les médias que c’est une drogue douce, qu’on paraît déphasé si dans une fête, on ne prend pas la cigarette de hachisch, ou bien, si l’on va dans une « rave party », et que l’on ne consomme pas ce qui exprime et concrétise la fraternité : l’ecstasy. C’est la communion à partir de ce qui est partagé. Mais, il y a quarante ans, à Woodstock, c’était pareil. Ce qui frappe, c’est que ce sont des jeunes « bien », ce n’est pas des marginaux ! Eux, ils se rabattent sur des choses qui ruinent leur santé. C’est presque institutionnalisé, c’est le rite du samedi soir, on prend sa pilule, on s’éclate, et puis c’est tout ».
Une des principales œuvres auxquelles il faut s’atteler avec enthousiasme, dans la formation monastique, tout autant que dans la catéchèse, c’est de retrouver une anthropologie plus lumineuse, telle qu’on peut la lire dans les grands textes de Vatican II, qui respire la Bible à plein cœur. Dans la Genèse, Dieu crée Adam homme et femme, c’est cette ressemblance-là qu’il confie à l’homme : le pouvoir de se donner totalement, à son image. La relation de l’homme et de la femme est de l’ordre de l’oblativité, pas du besoin biologique comme le sont la respiration ou la nutrition. Retrouver une pleine théologie du corps, où le corps est ce par quoi l’homme et la femme se donnent pleinement, quel que soit l’état de vie où ils sont engagés.
Devant les errances que les jeunes ont pu connaître, expérimenter jusqu’au désespoir, il va être pour nous un devoir d’assistance à génération en danger, de promouvoir le sens, de promouvoir ce qui va aider à mettre en œuvre des valeurs, une discipline, au sens de « tout ce qui permet de devenir disciple ».
Et justement, un atout pour la formation des jeunes est leur peu de connaissances acquises, notamment de la Bible, de qui est Dieu, qui est l’homme créé par Dieu. Tout est neuf, pas usé par tant de lectures distraites. Comme elles découvrent vite à quel point c’est nourrissant, on les sent vraiment en appétit ! On est émerveillé de les voir goûter vraiment l’année liturgique, avec ses lectures bibliques et patristiques, le cycle des lectures de l’Évangile, l’office vécu comme « source de piété et nourriture de la prière personnelle » (Présentation générale de la Liturgie des Heures, n° 3).
Reste à vaincre cette habitude du papillonnage ou de la lecture « en diagonale ». Il m’arrive de dire qu’une des pires inventions du XXe siècle est la télécommande pour la télévision : elle permet de changer sans cesse de programme, au gré de... l’ennui ! C’est une machine à accommoder l’acédie ! La pratique du « surf » sur Internet, la fréquentation d’interlocuteurs virtuels n’est pas encore devenue habituelle chez les jeunes moniales en formation, mais les plus jeunes auront certainement eu l’occasion de le faire. Saint Benoît combat cette incohérence d’une manière si avisée : « On lira ce livre à la suite et en entier » (RB 48, 15). La lectio divina vise à redonner son axe à toute notre personne à partir de la Parole de Dieu et de la Tradition. Apprentissage du donné de la foi, mais aussi longue ré-éducation de l’intelligence, de la volonté, de l’imagination aussi. Et même la place du corps dans la liturgie, par exemple, est très lourde de découvertes et de réconciliations.
Le désir d’apprendre des vérités qui font vivre est unanimement partagé par toutes les jeunes, et on les voit avec bonheur entrer dans la tradition biblique, patristique, philosophique et spirituelle. L’ anthropologie que l’on peut tracer à partir des écrits des Pères Cisterciens surprend et séduit beaucoup, par sa profondeur spirituelle et scripturaire, et par son côté concret, proche de la vie. C’est dans cette direction que les jeunes cherchaient la vie, mais sans se douter d’une telle correspondance avec leur expérience. La vision de l’homme chez les Cisterciens est dynamique, optimiste. Tout homme est créé à l’image de Dieu, voilà le fondement de sa dignité. Il a perdu la ressemblance, attiré vers Dieu et alourdi par le péché, mais l’expérience de la miséricorde lui apprend à consentir à être sauvé, à consentir à l’œuvre du Christ en lui. L’homme ne devient pas libre d’un seul coup, mais par étapes : seul le Christ révèle l’homme à lui-même.
La sensibilité, presque généralisée, à l’ écologie, à la valeur du corps, à la proximité avec la nature, et par conséquent à la fraternité, voilà aussi de grands moteurs prêts à contribuer à l’aventure de la maturation de ces jeunes. Un des axes de l’intégration dans la vie monastique va être d’apprendre à passer du plaisir d’être ensemble à la grâce d’être ensemble. Éduquer la charité à l’intérieur de la communauté dont les membres sont choisis par Dieu et non par nous, voilà qui fera aussi franchir un pas énorme vers une liberté plus authentique : le très généreux idéal de fraternité, d’amour universel et d’abolition des frontières partagé par toute cette génération trouvera vite là un terrain d’application concret et immédiat.
Maintenir le cap sur la foi chrétienne, avec l’ascèse parfois dépouillante qu’elle nécessite, voilà encore un défi bien vivant et quotidien. Revenir des mirages de l’occultisme n’est pas non plus facile. Il laisse non seulement des traces spirituelles, mais aussi une attitude de type magique, on veut éviter le « risque », l’inconnu, alors on cherche à mettre la main sur la vie privée de l’autre, le maintenir dans des cadres sans surprise.
Les dernières générations n’ont pas vécu de grands événements historiques ou sociologiques, ils n’ont même pas, pour certains d’entre eux, eu à rencontrer la mort chez l’un des leurs. Leur innocence un peu égocentrique, voire narcissique, va exiger de nous beaucoup de patience. Il s’agit de leur accorder de longs temps d’écoute sans céder à la tentation de minimiser leur expérience vécue, d’autant plus longue à raconter qu’elle n’a pas, pour beaucoup d’entre eux, de contours bien définis.
Plusieurs éléments nouveaux dans la mentalité contemporaine sont dûs à la recherche technologique. Le progrès a tant de côtés positifs qu’on peut très bien ne pas en discerner les conséquences qui se sont peu à peu installées dans les manières de penser, de réagir et de vivre. La façon de travailler, elle aussi, change ces dernières années. L’équipement d’une fromagerie, même modeste, comme le sont celles de nos monastères, comporte de nombreux éléments électroniques. Le rapport au temps, à l’utilisation du matériel devient plus cérébral, moins pragmatique que lorsque le savoir-faire se transmettait entre générations de sœurs, avec autant de sérieux que l’on se transmettait le nom du saint ou de la sainte à invoquer pour sortir de telle difficulté lors de l’affinage des fromages.
Le plus grand défi engendré par la technologie est de retrouver le sens du risque, de l’ouverture sur l’avenir, de l’abandon à la Providence...
Imperceptiblement, toute douleur, tout mal reçoit un remède, et on ne peut plus s’en passer, supporter, endurer. On essaie tout, puis tout ce qui ne procure pas une totale satisfaction dans l’instant est utilisé, puis rejeté, fût-ce le conjoint ! Pas de place pour l’imprévu, pour le non-programmé, l’inconfortable. La civilisation de « l’air-bag » et du téléphone portable se donne les moyens de garantir la sécurité du corps et de la relation, même si c’est au prix de l’espace habitable et de l’espace vital. Je me demande si l’on ne peut pas aller jusqu’à dire que c’est la reconstitution du cocon et du cordon ombilical, alors que tout le discours revendique l’individualisme, l’autonomie et l’indépendance.
Il faut désormais chercher comment sortir de l’enfermement dans un univers où la contraception a été érigée en système, parce que « moralement acceptable » et « raisonnable ». Cette forme de préservation, de stérilisation est peut-être plus pernicieuse que l’avortement. Là, l’enfant (gênant) est « supprimé », ici, il est « évité », comme on cherche à « éviter » le sida, comme on cherche à « éviter » tout danger. Quand on perd ainsi de vue la nature oblative des relations humaines, quand on fait de la stérilisation non un remède éventuel à des situations objectivement difficiles, mais un idéal de recherche de confort et de jouissance, c’est tout l’avenir à qui l’on ferme la voie, jusque dans des choix tout simples, dans la vie quotidienne et surtout fraternelle, relationnelle.
Bien sûr, Dieu n’échappe pas à cette étrange quête de sécurité, cela a toujours été terrain de combat spirituel à travers les siècles ! En fait, le grand défi pour les formateurs c’est bien de tout mettre en œuvre pour permettre aux jeunes de faire une véritable expérience pascale de Dieu, précisément au cœur de leur fragilité, de leurs limites, de leurs angoisses, mais aussi de leur avidité, de leur espérance, de leur confiance au long des jours.
Parfois, le récit de leurs expériences peut être très lourd à accueillir, insupportable, presque. Un très grand atout pour les jeunes et un stimulant pour les communautés, pour les formateurs : c’est cette ouverture confiante envers leurs aînés. Nous avons plus que jamais à nous tenir prêts à rendre compte de l’ espérance qui est en nous, et qui ne déçoit pas parce que l’Amour est répandu dans nos cœurs par l’Esprit.
Maîtresse des novices à l’Abbaye Notre Dame de Chambarand depuis 1981, sœur Marie-Pascale Dran a participé à la rédaction de la Ratio Institutionis de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance entre 1987 et 1990. Secrétaire Centrale pour la formation de l’Ordre depuis 1996, elle est surtout sensible à la formation de la personne dans toutes ses dimensions, à partir des éléments fondamentaux de la vie monastique : la liturgie, la lectio divina et le travail manuel. Elle reste engagée aux côtés des jeunes sœurs en formation pour les accompagner dans leur cheminement humain et spirituel, chemin d’intégration du vécu personnel et communautaire, vrai lieu de rencontre avec le Ressuscité.