Le prophétisme du baptême
Mgr Pierre d’Ornellas au Conseil de Vie Consacrée
Pierre d’Ornellas
N°2000-6 • Novembre 2000
| P. 364-376 |
À partir de son expérience de formateur de jeunes séminaristes, Monseigneur d’Ornellas réfléchit sur le lien entre « consécration » et « mission » pour y faire ressortir une des trois dimensions de l’être chrétien, reçue au baptême : dans l’Église missionnaire, le chrétien (eta fortiori dans le ministère ordonné) est prophète.
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En évoquant le prophétisme du baptême, trois problèmes issus des diverses rencontres qui m’ont été données de faire à Paris, reviennent à ma mémoire. Au-delà de ces trois interrogations, est sous-jacente une inquiétude par rapport à la vie consacrée féminine apostolique. Son absence - relative, il est vrai, mais réelle - dans la vie de notre Église engendre, me semble-t-il, un déséquilibre dans le ministère des prêtres. L’annonce de l’Évangile n’est perçue aujourd’hui que par leur ministère et leur mode d’évangélisation. Le danger de cléricalisation, sinon dans les mentalités du moins dans la perception de l’Église, est patent. La passivité des communautés chrétiennes en est une des conséquences. Ceci oblige à considérer de nouveau le baptême et, plus particulièrement, son aspect prophétique pour tenter de rendre à la communauté chrétienne sa vraie vocation dans l’annonce de l’Évangile. Cet aspect prophétique de la grâce baptismale du chrétien est trop souvent omis, peut-être en raison de la déficience de la foi en la résurrection. Que veut dire l’expression « prêtre, prophète et roi » qui qualifie la dignité du baptisé ? Les termes « prêtre et roi » sont davantage évoqués dans les registres respectifs de la prière et du service, du culte et de l’action sociale. Mais que veut signifier le mot « prophète » dans la vie du chrétien ? Sans réponse à cette question, nous risquons de ne pas pouvoir mettre en œuvre l’ecclésiologie de Vatican II [1] puisque « l’Église a pour fondation les apôtres et les prophètes » (Ep 2, 20).
Consécration et mission : un lien à faire
Le premier problème vient des multiples rencontres avec des jeunes. Certains ont conscience de vivre dans un monde aux mœurs païennes. Ils mesurent confusément le paganisme culturel et social dont ils sont issus et dont ils vivent plus ou moins. Cette prise de conscience surgit plus ou moins soudainement parce que, d’une manière ou d’une autre, ils ont été touchés par la grâce de Dieu. Ces jeunes sont alors soumis à une confrontation entre le désir de suivre le Christ et les désirs dont ils sont témoins en eux ou dans leur environnement. Ils la vivent de façon plus ou moins brutale, soit par une brûlante expérience spirituelle qui mobilise leur affectivité, soit au sein d’une puissante vie communautaire où les forces affectives sont aussi sollicitées. Sans disserter longtemps sur le paganisme, je le qualifierai d’un seul mot : un emprisonnement de la liberté. Immédiatement, saisis par cette expérience, ces jeunes appellent de tous leurs vœux une consécration. Ce désir surgit parfois en réaction au paganisme. Par exemple, pour certains jeunes, l’attrait pour la consécration est souvent plus fort que l’attrait pour la vie sociale. Si un projet vécu par acteur social leur est présenté, cela risque de ne pas avoir beaucoup d’échos en eux. Sans doute, d’autres facteurs entrent en jeu, mais ce n’est pas le lieu de les analyser ici. Par contre, ces jeunes sont davantage attirés par un projet de consécration. Mais ce désir de consécration est ambivalent ; il porte quelque chose de juste et, en même temps, quelque chose de faux puisqu’il se situe en réaction au monde. La consécration est comprise comme le lieu possible d’une sorte de liberté face au paganisme qui affecte leur mentalité et les emprisonne. En même temps, elle peut apparaître comme une protection devant ce paganisme dont ils se sentent esclaves sans aucune orientation pour vivre, sans aucune détermination pour agir. La communauté (ou les diverses formes d’associations communautaires) court le risque de servir de rideau protecteur par rapport à un monde dont il faut se protéger parce qu’il est païen. Aussi, la consécration est-elle parfois perçue comme un refuge. Elle est alors considérée chez certains comme un lieu magique, sécurisant, où la liberté est pour ainsi dire « consacrée », c’est-à-dire reconnue subjectivement comme non païenne. Ce désir de consécration est cependant à honorer car il exprime l’intelligence plus ou moins confuse d’une vie subjective qui soit orientée en trouvant sa cohérence objective dans la foi au Christ, qui ne soit donc plus païenne sans but ni destinée.
Chez ces jeunes, l’aspiration à ne pas être « du monde » est forte. Mais la parole de l’Évangile « ils ne sont pas du monde (...) je les ai envoyés dans le monde » (Jn 17, 16-18) est alors tronquée. La seconde partie n’est pas entendue. C’est plutôt le « ils ne sont pas du monde » qui séduit ces jeunes-là tandis que le « je les ai envoyés dans le monde » suscite des peurs. Celles-ci sont liées au paganisme qu’ils ne veulent pas retrouver. Comment, de façon juste, indiquer à des jeunes cette réalité de la consécration de telle sorte qu’elle ne soit pas perçue comme un refuge, comme un abri où toute peur devrait et pourrait disparaître ? Dans ce cas, la consécration ne jaillit pas d’une volonté missionnaire dont le ressort fondamental serait l’amour des hommes. Jadis, consécration et mission s’articulaient l’une avec l’autre et se fécondaient mutuellement dans l’unique souci du salut du monde. En effet, la vie consacrée signe l’accomplissement du salut. Celle-ci atteste la foi au Ressuscité et, dès lors, vérifie la vérité de la mission. La consécration est source de mission puisque le baptême fait de l’homme un consacré qui, passé de la mort à la vie, est envoyé à la suite du Vivant, le Ressuscité.
La volonté forte qui pourra permettre à des jeunes de venir à la Maison Saint-Augustin pour y suivre une formation spirituelle pendant une année, et devenir ensuite séminaristes du diocèse de Paris, n’est certainement pas d’abord le désir de correspondre au modèle du ministère tel qu’un prêtre le vit aujourd’hui. La suite du Christ paraît être plutôt l’objet qui mobilise les vocations sacerdotales. La vie à la Maison Saint-Augustin permet l’expérience de la solitude avec le Christ, de la lectio divina, de la vie fraternelle, de la pauvreté, de rencontres vraies avec des pauvres. Cette suite du Christ avec cet aspect de solitude et tout ce qu’elle induit - sans que cela soit vécu dans l’isolement - attire les jeunes. Le temps qui leur est donné pour la vivre laisse peu à peu se dessiner un attrait plus juste pour la consécration. En effet, ce désir en son origine, plus ou moins lié à une réaction contre le paganisme, émerge avec l’appel de Dieu, au cœur d’une expérience spirituelle, personnelle ou communautaire qui, dans les deux cas, est affective. Comment en serait-il autrement puisque cet appel du Christ invite les jeunes à prendre immédiatement position par rapport au paganisme, celui du monde et le leur, sans que le temps soit pris pour la maturité et la croissance de la liberté ? Pour que cet appel à la consécration puisse apparaître en vérité, il faut dénouer avec patience l’écheveau de l’affectivité et de la foi. Il faut faire émerger l’acte de foi vive en Dieu. Il faut convier la liberté spirituelle à s’ancrer patiemment dans l’histoire des hommes. C’est bien cet engagement concret de la foi qui saisit la liberté et la consacre comme libre réponse à Dieu qui appelle dans l’histoire, réponse jaillissant dans un itinéraire personnel et social assumé. Ce travail de discernement n’est pas évident dans un écheveau affectif où le jeune ne perçoit pas tant Dieu qui appelle à la consécration, que son propre désir de se consacrer au Christ pour, en quelque manière, se protéger. La consécration doit être perçue comme une obéissance libre de la liberté de la foi par laquelle un homme s’engage avec son histoire et son humanité à suivre le Christ, et non d’abord comme un désir personnel. Elle doit aussi être comprise comme une séparation du monde pour y être envoyé, à la suite du Seigneur Jésus, l’envoyé du Père. Nous le savons, une liberté consacrée qui répond au Christ s’enracine dans la grâce baptismale. La liberté chrétienne reçoit son dynamisme missionnaire du prophétisme inhérent à ce don baptismal. Elle s’exprime alors naturellement dans le désir libre d’être « envoyé dans le monde » [2]. La liberté ainsi consacrée dans une libre obéissance au Christ qui appelle à sa suite, peut choisir plus librement le sacerdoce, si l’appel entendu y invite, et accepte avec joie d’être envoyée dans le monde pour y porter l’Évangile.
J’ai parlé de séminaristes parce que je suis en charge de leur formation. Mais le problème est identique pour des jeunes filles. Il apparaît aussi que leur désir de consécration n’est pas toujours apostolique. « Je ne suis pas du monde » convient très bien, alors que le « je vous envoie dans le monde » ne semble pas toujours avoir d’échos. Le mot « apostolique » disparaît alors complètement. Dans un monastère de vie contemplative, la maîtresse des novices me faisait part de ses difficultés à démêler l’écheveau de l’affectivité pour laisser apparaître la consécration de l’être par l’acte de foi comme réponse libre à un appel de Dieu, située dans une histoire qui, ici, est autant celle de la moniale que de la communauté où elle vit. Certaines sœurs quittent la vie contemplative puisque leur consécration n’a pas engendré l’aspect missionnaire de leur vie. Leur liberté, sans doute trop emprisonnée par leurs réactions au paganisme, ne s’est pas enracinée dans le dynamisme prophétique et donc apostolique de la grâce divine. Aussi, ces sœurs ne trouvaient-elles plus de sens à leur vie empêtrée dans de fausses raisons. La vie missionnaire est au cœur des deux vies, contemplative et apostolique ; elle appelle la consécration et la nourrit parce qu’elle est inhérente à la vie baptismale qui est une vie prophétique d’où jaillit la mission. L’appel de Dieu suscite le prophète qui est missionnaire. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus nommerait ainsi ce dynamisme spirituel du prophète : « l’amour », brûlant « au cœur de l’Église », qui va vers le monde pour lui annoncer la Bonne Nouvelle.
Ministère sacerdotal et mission
Le lien entre consécration et ministère sacerdotal mérite d’être souligné. Ce sera ma deuxième interrogation. Après le Concile Vatican II, il n’est plus question d’identifier conseil évangélique et vœu. Cette aspiration à la consécration dont j’ai parlé est le plus souvent l’expression du désir de vivre selon les conseils évangéliques. Elle ne signifie pas toujours le propos d’un engagement par des vœux. Aussi, le lien entre ministère sacerdotal et consécration est-il encore un nœud qu’il faudrait dénouer afin que le ministère sacerdotal soit davantage ancré sur une suite authentique du Christ par les conseils évangéliques inhérents à la grâce baptismale et non par les vœux. Cette seconde interrogation surgit sur l’horizon du premier problème évoqué. Chez le jeune se préparant au sacerdoce, il convient d’abord de discerner la vérité du désir de consécration avant d’entrer dans la distinction entre conseil évangélique et vœu. Ce désir de vie évangélique par la pratique des conseils une fois établi, peut ensuite être posée la question : est-il un appel à une consécration par les vœux ? Et s’il en est ainsi, s’agit-il d’une consécration séculière ou religieuse ? On sait comment Paul VI a souhaité que les prêtres mènent une vie évangélique par les conseils. D’après lui, l’exhortation Pastores dabo vobis est à cet égard sans équivoque possible : tout prêtre est invité à vivre les conseils évangéliques. Puisque pour des jeunes hommes aujourd’hui, il y a, comme je l’ai dit à propos de la Maison Saint-Augustin, un appel à vivre à la suite du Christ dans la solitude, avec le pauvre, dans la vie fraternelle et la lectio divina, comment parler de cette vie-là de façon juste pour ne pas entrer dans une équivoque avec la vie religieuse qui est aussi une suite du Christ selon les conseils évangéliques ? Cette interrogation s’atteste dans la pratique hésitante de communautés nouvelles, dont la réponse mériterait d’être clarifiée d’une manière ou d’une autre. La vie puissante portée par ces nouvelles communautés, que ce soit en France, en Italie ou en Espagne, est confrontée à ce problème de discernement sur le lien entre le ministère sacerdotal et une consécration de la liberté dans une suite du Christ qui appelle ou non les vœux. C’est un défi majeur que nous lancent bien des jeunes aujourd’hui. Si la réponse qui leur est donnée n’est pas claire, ces jeunes s’engageront sur des chemins de travers et, plus tragiquement, dans des impasses où la consécration sera d’une manière ou d’une autre vécue comme une réaction au paganisme, une peur du monde. Cela rejaillira sur le ministère qu’ils accompliront et, du même coup, sur les communautés ecclésiales qu’ils construiront comme pasteurs. Il y a là un problème urgent, puisque, si ces communautés suscitées par ces pasteurs ne sont pas ajustées à la vérité de l’Évangile, elles serviront de refuge à de fausses aspirations à la consécration suscitées par la peur du paganisme. L’émergence d’une conception erronée de la mission en est la conséquence inéluctable. Nous rencontrerons des jeunes ou des communautés qui se veulent missionnaires non par la force de la vie prophétique du baptême par laquelle le chrétien est envoyé dans le monde à la suite du Christ, mais par réaction au paganisme. Ces prêtres et les laïcs qui partagent leur enthousiasme, risquent, sans s’en douter, de vivre et de susciter une mission plus par peur du monde que par amour du monde (cf. Jn 3, 16). L’aspect prophétique du baptême pose de façon singulière les principes de discernement des mobiles de la mission, et de la mission tout court.
L’Église, peuple de Dieu, est missionnaire
Enfin, je voudrais évoquer un troisième problème qui découle de ce second point et que j’ai esquissé en commençant. L’Église est missionnaire, c’est une évidence. La mission appartient à son être. Mais il n’a jamais été dit que les prêtres seuls étaient missionnaires. Entendez-moi bien, ils ne portent pas à eux seuls le poids de l’annonce de l’Évangile au monde païen. On sait quel anticléricalisme peut susciter une confrontation missionnaire entre clercs seuls et le monde. Le prêtre est le garant d’une communauté qu’il construit par sa prédication et par la présence sacramentelle du Christ en son sein puisqu’il y est présent comme ministre ordonné, serviteur envoyé pour lui annoncer l’Évangile. Par sa prédication, la communauté vivant de l’Évangile du Ressuscité devient missionnaire pour le monde, comme l’Église est missionnaire. Jadis, la communauté était comme présente, au moins symboliquement en France au XIXe siècle dans la plupart des paroisses, par la figure de la religieuse aux côtés du prêtre. La communauté, comme attestée par ces deux personnalités, le prêtre et la religieuse, accomplissait sa tâche missionnaire. Chacun avait sa capacité propre et ses talents spécifiques. On allait parfois se confier beaucoup plus à la religieuse qu’au prêtre. Des tâches incombaient à la religieuse et d’autres au prêtre. On avait là, comme une manifestation symbolique de la communauté. Le concile Vatican II approfondira cette symbolique communautaire, par la mise en lumière de la vocation de tous les baptisés. Il a ainsi donné plus de consistance à la communauté ecclésiale que le simple duo de la religieuse apostolique et du prêtre dans le village. Aujourd’hui, le paradoxe me semble être le suivant : dans sa communauté, le prêtre annonce l’Évangile tout seul, si j’ose dire. Ou si les laïcs le font, ils se considèrent trop comme des relais du prêtre qui ne peut pas tout faire et qu’il faut bien aider. L’annonce de l’Évangile reste cléricale ou du moins paraît réservée aux clercs. Elle est donc déséquilibrée. Nous nous tuons à annoncer l’Évangile. Mais que faisons-nous souvent concrètement ? Nous annonçons l’Évangile à divers groupes qui prennent leur temps et leur énergie. N’oublions-nous pas de susciter une communauté prophétique, vivant de la charité du Christ et rendue missionnaire de ce fait même. Ils vont de groupes en groupes. Cet oubli n’atteste-t-il pas que nous omettons la dignité chrétienne des fidèles laïcs qui ont précisément reçu la grâce prophétique du baptême accompli dans la confirmation. Cette grâce, rendue vivante par la prédication de l’Évangile et par l’Eucharistie, les poussent à annoncer l’Évangile selon leur vocation propre ? Avec un agenda surchargé, beaucoup d’entre nous s’épuisent et, souvent, ne prennent pas conscience du voisinage de deux communautés dans leur unique paroisse, la communauté des personnes appartenant aux groupes qu’ils suivent, et celle des paroissiens qui viennent les dimanches ; les deux communautés s’ignorent l’une l’autre. L’absence de communautés qui, par leur vie prophétique, annoncent l’Évangile, explique en partie le succès par exemple des cellules d’évangélisation de Dom Piggi à Milan ou du cours Alpha de HolyTrinity Bromptown à Londres.
La restauration de la vie consacrée apostolique me semble capitale. Certes la vie consacrée contemplative est essentielle à la vie de l’Église. Mais elle est d’autant plus le cœur de l’Église qu’elle est missionnaire. Du point de vue de l’annonce pastorale de l’Évangile, il est urgent de renouveler la consécration féminine apostolique. Cela me paraît une priorité pour mieux rendre visible de façon emblématique et symbolique le visage prophétique de la communauté chrétienne à l’intérieur de laquelle, il s’agit de situer le ministère du prêtre. À cet égard, une phrase du Concile Vatican II a toujours retenu mon attention. Elle est tirée du Décret sur la vie et le ministère des prêtres, Presbyterorum Ordinis : « Le ministère sacerdotal est le ministère de l’Église ». Si le Concile avait écrit : « le ministère de l’Église est le ministère sacerdotal », on aurait pu comprendre que le ministère de l’Église est accompli par les prêtres. De fait, c’est l’inverse : le ministère du prêtre ne peut exister qu’en étant enfanté par et dans le ministère ecclésial. L’Église accomplit un ministère auquel le prêtre participe en étant, selon sa vocation spécifique de ministre ordonné, tenant au sein de la communauté la place du Christ, Tête et Pasteur, serviteur de la vie du Peuple de Dieu qui est missionnaire.
Dans la ratio institutionis qu’ils viennent de voter pour leurs séminaristes, les évêques de France parlent du Christ qui est « prêtre, prophète et pasteur ». Cette mention du prophète me semble heureuse et met en lumière un aspect capital de la vie du prêtre. Dans l’évangile de saint Luc, alors même que nous sommes « dans les derniers temps », à la plénitude de la Révélation, le Christ est présenté ainsi : « un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple » (Lc 7, 16). Le Christ n’est pas seulement comme nous le pensons trop immédiatement en France, dans le sillage fécond de l’École française, le grand-prêtre qui rétablit le pont entre les hommes et Dieu. Il est aussi « le grand prophète » (cf. Jn 6, 14 ; 7, 40), celui qui est « envoyé dans le monde ». « Prophète », c’est-à-dire révélateur du Père en étant porteur de sa parole (cf. Jn 12, 50). On sait comment sainte Thérèse d’Avila s’émerveille devant « le beau Christ » qui vient vers elle. La réformatrice du Carmel est plus sensible à ce dévoilement apporté par « le bon Jésus », comme elle dit, que par le Christ qui demande le sacrifice pour s’offrir à sa suite en esclavage au Père. L’aspect du Christ prophète ne doit pas être escamoté comme le ferait une lecture des Évangiles assimilant ces affirmations à des étapes de la Révélation qui seraient dépassées par le Christ se révélant en plénitude dans l’acte cultuel ultime de la croix. Le Christ est prêtre en son sacrifice sur la Croix. Il est aussi le roi par son attitude messianique de serviteur : « Voici le roi des Juifs ». Il est aussi en vérité le prophète. Cet aspect semblerait avoir disparu à la croix où, apparemment, il ne resterait plus que le prêtre et le serviteur, ou le roi. Lus attentivement, les récits de la Passion, dévoilent cependant comment la dimension prophétique est totalement présente et incluse dans la croix. Ils manifestent comment « le grand prophète » est alors révélateur ultime de la gloire divine et de l’amour tel qu’il n’y en a pas « de plus grand ».
Renouveler l’aspect prophétique du baptême est une tâche à laquelle l’Église est appelée. L’Église ne s’est pas protégée du paganisme, au sens où le paganisme serait un lieu ennemi de l’Évangile et dont il faudrait s’écarter. Le terme de « païen » regroupe sous un même nom ceux qui n’ont pas eu la Révélation. Ils se distinguent des fils d’Israël à qui a été confiée en premier la Révélation pour que, précisément, cette Bonne Nouvelle soit annoncée aux païens. Ainsi, le paganisme est-il le lieu où la liberté, libérée par le Christ, peut se déployer avec lui. Nous avons aujourd’hui un paganisme qui résulte plus d’une absence de Révélation que d’un refus explicite de la personne du Christ. La déchristianisation et la faiblesse des moyens pour faire entendre à tous la Parole de l’Évangile, créent des zones entières d’absence totale de Dieu : ce sont des zones de paganisme où les mœurs se développent selon des idoles diverses. Mais ce paganisme est un lieu de Révélation, un lieu fait pour accueillir la Révélation, un lieu pour que la Révélation du Christ soit faite aux païens. Telle est la mission des prophètes de la Nouvelle Alliance (cf. Ac 2,17-18). Il paraît donc urgent de rappeler que la consécration a une dimension prophétique. Dès lors, la consécration prophétique ne consiste pas à fuir ce paganisme. Si cette réalité appelle effectivement un désir de consécration chez les jeunes ayant reçu la révélation du Christ, c’est précisément parce que ce paganisme est le lieu de l’évangélisation, de la nouvelle évangélisation. Celle-ci est nouvelle en partie à cause de la nouveauté de ce paganisme né sur une terre chrétienne.
Ainsi, discerner le désir de consécration chez des jeunes consiste à faire apparaître l’aspect prophétique de la grâce divine dans leur vie et leur histoire. Dévoiler cet aspect prophétique enraye l’émergence de conception erronée de la mission. Ce travail de discernement doit être fait ; il a une double conséquence. Tout d’abord la peur du paganisme mortifère est éradiquée. S’éveille alors peu à peu la juste vision du dessein de Dieu s’accomplissant par l’Église au sein des nations. Cette intelligence de la mission suscite chez des jeunes la joie d’y participer en devenant prophète de l’Alliance éternelle qui donne vie au monde (cf. 1 Co 14, 39) [3].
La mise en évidence de la dimension prophétique du ministère sacerdotal a une autre conséquence majeure : elle apporte un éclairage singulier sur le célibat et sur sa valeur. Je ne fais que le mentionner ici rapidement en conclusion. Israël l’a bien compris. Aux côtés de Melchisédech, deux hommes, Moïse et Élie, sont vierges dans la tradition rabbinique. On voit bien pourquoi : ce sont deux « prophètes ». Le « face à face » entre Dieu et Moïse tel qu’il est rapporté au livre des Nombres (Nb 12), suscite chez les commentaires rabbiniques ce discernement de sa virginité, alors même que le texte biblique rapporte son mariage avec une « femme kushite » (12,1). Il en est de même pour le prophète Élie qui se définit ainsi : « Il est vivant, Dieu, en présence de qui je me tiens. » Ce mot est intraduisible. Il dit l’attitude du prophète comparable à celle de l’ange, debout en train de regarder la face de Dieu et prêt à partir comme messager envoyé. L’ange évidemment est compris comme vierge : il ne peut que transmettre dans son intégralité le message dont il est porteur. Le messager de Dieu est pur comme l’est un miroir sans tâche qui ne retient pas la lumière et la renvoie sans l’altérer. Aussi le prophète est-il également vierge. Le célibat des prêtres peut rester une discipline imposée ou subie tant que n’est pas perçue la dimension prophétique du ministère sacerdotal.
« L’esprit prophétique » des chrétiens et des prêtres doit être vivifié à nouveau pour l’annonce de l’Évangile, particulièrement au cœur des paganismes contemporains, apparus aux lendemains des temps de « la mort de Dieu ». Cette grâce prophétique du Peuple de Dieu portera ses fruits en ce nouveau siècle technologique, désenchanté par le silence assourdissant du bruit qui interdit à la Parole de vie de se frayer un chemin jusqu’aux cœurs assoiffés de sens. La dimension prophétique du baptême et de la vie chrétienne détient une clef de compréhension essentielle pour cette mission inhérente à la vie de l’Église plantée au milieu des nations.
Évêque auxilliaire de Paris, directeur de l’École Cathédrale et du Studium « Notre Dame », faculté de théologie du diocèse de Paris. A publié à l’occasion du doctorat de Thérèse de Lisieux Ma folie à moi, c’est d’espérer , coll. « Cahiers de l’École Notre Dame », Marne, 1997 (cf. V.C. 1998, p.356). A également publié une étude approfondie sur la doctrine morale élaborée au concile Vatican II : Liberté, que dis-tu de toi-même ? (Parole et Silence, 1999).