Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

« Vous êtes Saint-François-Xavier »

Jacqueline d’Ussel, s.f.x.

N°2000-5 Septembre 2000

| P. 325-339 |

En 1913, Madeleine Daniélou fonde la Communauté apostolique Saint-François-Xavier (S.F.X.). Communauté féminine de prière et de vie consacrée (chacune des membres, par un vœu perpétuel, se voue à Dieu dans l’obéissance, le célibat et le partage des biens) au service de l’éducation et la formation de la jeunesse. Présente en France, Italie, Côte d’ivoire, Corée du Sud, Tchad et récemment en Pologne, S.F.X. reste ouvert à toute forme de présence auprès de la jeunesse. Quelle est la grâce de fondation de cette Communauté apostolique ? Son actuelle supérieure en déploie toutes les facettes – pour sa communauté certes, mais cela nous parle aussi à nous, témoins de cette floraison dans l’Église – en commentant la forte parole du P. Léonce de Grandmaison, s.j. au moment initial et fondateur de son émergence sur l’arbre de la vie consacrée : « Vous êtes Saint- François-Xavier. » Un texte de spiritualité apostolique remarquable.

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Dans les derniers mois précédant sa mort, le P. Léonce de Grandmaison écrit à Madeleine Daniélou : « Par la grâce de Dieu, vous êtes Saint-François-Xavier. » « Vous et Saint-François-Xavier, c’est tout un ». Nous pouvons dire aussi : « Chacune d’entre nous est Saint-François-Xavier. »

On parle de « personne corporative » pour affirmer qu’une personne peut représenter le corps entier en même temps qu’elle en est un membre. C’est ainsi que saint Pierre Damien peut écrire : « L’Église tout entière est en chacun » ; que Jérôme Nadal, faisant allusion à la grâce de contemplation continuelle dans l’action vécue par saint Ignace, conclut : « Ce privilège que nous voyons avoir été fait au R Ignace, nous croyons que le même fut accordé à toute la Compagnie et nous avons confiance que cette manière de contempler nous a été préparée à tous, dans la Compagnie, et nous sommes sûrs qu’elle est liée à notre vocation. »

Dans cette perspective, je reprendrai quatre moments de l’histoire sainte de Madeleine Daniélou qui sont autant de dons de Dieu pour chacune d’entre nous que nous découvrons globalement ou progressivement, pas nécessairement dans le même ordre chronologique. Ces quatre inspirations sont indissociables : elles nous transforment et nous structurent en Filles de Saint-François-Xavier. On voit, à travers ces quatre moments, l’impulsion, l’irruption de l’action de l’Esprit Saint dans la vie d’une femme, l’invitant à suivre le Christ de façon radicale et à en entraîner d’autres dans le même mouvement pour le service apostolique des hommes.

Première grâce fondatrice : l’éveil du sens apostolique

Elle est relatée dans la note écrite par Madeleine Daniélou, en 1930, à la demande du P. Lebreton qui préparait son livre sur le père de Grandmaison. Cela se passe en 1898, elle a 18 ans et est étudiante au Collège Sévigné. Un jour, une amie, Louise, lui dit : « Madeleine, je ne crois plus, et j’ai retiré de ma chambre la statue de la Vierge Marie. »

« Cette parole me perça le cœur ; en un éclair, tout le projet de l’œuvre à faire se présenta à mon esprit. C’est là, je crois, la première impulsion que Notre Seigneur m’a donnée. Je ne puis sans émotion revivre cet instant, je revois le moindre détail de cette salle de cours, j’entends l’accent de la voix de Louise, je retrouve en mon cœur cette même angoisse devant cette âme perdue pour Notre Seigneur. J’étais moi-même cruellement tentée contre la foi mais elle m’apparaissait comme le plus grand des biens. Ce désir d’aider beaucoup de jeunes filles à défendre et à accroître leur foi est le seul sentiment qui m’ait poussée à fonder une école normale catholique et qui m’ait soutenue dans les premières années. »

Le signe d’une grâce authentique, c’est qu’elle peut être située dans l’espace et le temps. Madeleine a connu là un ébranlement spirituel. Elle en parle comme de la première impulsion que Dieu lui ait donnée. Elle a vu quelqu’un se détacher du Christ à la suite d’influences et de pressions hostiles à Dieu. Son cœur en a été blessé. Elle parle d’angoisse : celle de l’apôtre qui voit que l’Amour n’est pas aimé. Le signe de l’éloignement de Dieu chez Louise, c’est qu’elle a retiré de sa chambre la statue de Marie : dès le début de la vie apostolique de Madeleine, la foi dans le Christ est associée à la présence de Marie. Tout ceci suscite en elle le désir de « faire quelque chose ».

Madeleine Daniélou n’est pas le leader d’une tâche généreuse et intelligente. C’est une fondatrice qui met en œuvre une pensée de Dieu, une inspiration. Ce qui nous est assuré, c’est le partage de cet esprit apostolique qui nous configure au Christ-Apôtre, envoyé par le Père parmi les hommes pour les évangéliser.

Comment s’éveille ce sens apostolique ? Pour l’une, c’est le sens aigu et pénétrant des besoins spirituels de son temps, pour une autre le désir d’offrir sa vie comme celle du Christ ou encore la soif d’être unie au Christ comme le sarment l’est au cep et de porter du fruit pour le salut du monde ; pour d’autres, c’est reconnaître le Christ présent dans ses frères, en particulier les plus petits, et entendre cette parole du Christ : « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites » (Mt 25, 40) ; ou bien être appelée à être « l’intendant des mystères de Dieu », ces dons que Dieu vient communiquer à tous avec libéralité.

Comment se développe ce sens apostolique ? Par le sens de la sainteté de Dieu, de l’adoration de ses mystérieux desseins d’amour parmi les hommes. L’adoration ouvre toujours le cœur à Dieu ; c’est le magnificat d’un cœur saisi par la générosité de Dieu et voulant éclairer pour d’autres les merveilles de son amour. « La foi m’apparaissait comme le plus grand des biens », dit Madeleine Daniélou.

Mais le don de Dieu, diffusif de lui-même, n’est pas accueilli ou, s’il est accueilli, il l’est souvent dans un cœur partagé et divisé, à commencer par le nôtre. Le sens apostolique s’accompagne toujours du sens du drame spirituel du monde où œuvrent les forces de vie et d’amour, les forces de mort et de mensonge, où les ténèbres et la lumière sont présents. Nous nous laissons souvent tourmenter par la croissance mêlée du blé et de l’ivraie. Or l’esprit apostolique est toujours réaliste : il affronte sereinement le combat spirituel dans lequel l’engage l’amour du Christ et la souffrance pure de voir Dieu méconnu ou mal connu. L’angoisse apostolique n’est pas un tourment psychologique ; c’est le désir ardent de communiquer l’amour de Dieu, en sachant que nous ne vivrons jamais dans un monde vertueux et idéal, à l’abri des indifférences et des contradictions. Nous avons à mener ce combat spirituel au cœur des pesanteurs et résistances humaines et nous sommes appelées à indiquer à nos frères les chemins de libération, d’espérance, de conversion, de transfiguration ; en particulier, à aider des jeunes à se construire en Dieu avec les autres et pour les autres.

Pour que ce sens apostolique s’incarne dans notre tâche, nous ne connaîtrons et n’aimerons jamais assez notre temps, marqué par tant de courants divers, d’événements passionnants, d’ambiguïtés et de réalités dérangeantes. Nous habitons des pays marqués par l’incroyance, l’indifférence, la mal-croyance, l’ignorance et maintenant certaines formes de paganisme religieux et de gnose. Nous saisissons l’importance du dialogue interreligieux et du brassage interculturel.

Nous voyons arriver des laïcs prêts à s’engager dans l’inspiration xaviérienne. Nous devons veiller à l’orientation apostolique qui anime nos centres éducatifs. C’est l’institution apostolique elle-même qui est envoyée, comme chacune d’entre nous est envoyée, comme le Christ lui-même est envoyé par son Père au milieu des hommes. Lorsqu’à la suite des lettres enthousiastes de François-Xavier racontant ce qui se passait au Collège de la Sainte-Foy à Goa, saint Ignace a pensé qu’il fallait ouvrir des collèges où soient accueillis non seulement des jeunes candidats à la Compagnie mais aussi des étudiants laïcs, il parle dans ses lettres de ces collèges comme « d’envoyés en mission », et on trouve des expressions voisines dans le Chronicon de Polanco et dans les écrits de Nadal. Ignace ne réserve pas ce terme « d’envoyé » à la personne de l’apôtre, mais il l’emploie pour désigner l’institution comme telle. Ainsi, lors de la fondation du premier Collège en Europe, en 1548, à Messine, Ignace demande au Pape de bénir « l’envoi de ce Collège ». De même, il avait été question de fonder un Collège en 1554 à Gênes et Ignace écrit : « Je me suis décidé à ne pas envoyer cet été de Collège à Gênes. » Cela peut être pour nous l’occasion de vérifier comment l’esprit apostolique anime les lieux où nous œuvrons :

  • Ces centres demeurent-ils des initiatives apostoliques ? Ne risquent-ils pas de se transformer en entreprises de bienfaisance culturelle, sociale, etc., où les fins d’évangélisation ne sont pas assez nettes ?
  • Sont-ils des lieux apostoliques où peuvent vraiment se déployer toutes les forces et les inspirations de ceux qui les animent ?
  • Sont-ils des signes d’amour apostolique, dans sa gratuité et sa vulnérabilité ?
  • Sont-ils vraiment des instruments d’évangélisation où la complexité des moyens humains mis en œuvre ne freine pas l’élan apostolique ?

Deuxième grâce fondatrice : l’état d’offrande

Madeleine Daniélou a reçu cette grâce en janvier 1911. Le 8 décembre 1910 s’étaient groupées autour d’elle quatre ou cinq étudiantes de l’École Normale qu’elle venait de fonder. Elle écrit :

« Seigneur Jésus, je vous donne tout ce que je suis et tout ce que je possède : mon être, mes biens, ma vie. Je m’unis à votre sainte volonté. Je m’engage, avec votre grâce et dans la mesure de ma faiblesse, à la préférer à tout, à l’accomplir toujours. Daignez, par votre miséricorde, permettre que ce don soit sans réserve et sans reprise. Daignez m’employer toute à votre service et augmenter mon amour.

Réponse de Notre Seigneur : « Je te reçois et je t’emploierai. »

Nous voyons le regard de Madeleine Daniélou se tourner vers Jésus Christ ; elle passe d’une cause à servir avec générosité et intelligence à l’accomplissement du dessein de Dieu sur elle, ce qui n’est pas la même chose. En fait, elle passe à la réalisation d’une vocation. Elle sait que l’œuvre du Christ ne se fera que si elle l’accomplit dans l’esprit du Christ, unie au Christ. Dans une lettre à une jeune collaboratrice, elle écrit en 1913 :

« Je pense maintenant que nous avons une vocation à réaliser plus encore qu’une œuvre à faire. Une vocation : il n’y a que Notre Seigneur qui puisse donner une vocation puisque c’est un appel, c’est lui qui choisit ses apôtres, il les sépare du monde, il les établit, il les aime jusqu’à la fin, il les prend avec lui pour les associer à son œuvre d’amour, pour vivre de sa vie, pour travailler, souffrir et mourir avec lui. C’est vrai, nous ne pouvons pas savoir comment cela se fera, mais c’est Notre Seigneur qui a fait les saints... »

La vie à Saint-François-Xavier est l’offrande apostolique de soi toujours plus pure, plus entière, plus aimante : état d’offrande apostolique, plutôt qu’attention trop grande portée au vécu intérieur. C’est une attitude d’amour volontairement donné à ce que Dieu préfère pour la croissance du Royaume, parce que c’est la réponse à l’appel du Christ à le suivre pour être associée à son œuvre rédemptrice.

Cet état d’offrande est toujours libre, aimant, humble, total. On peut se rappeler la parole de François Xavier :

« Rappelez-vous sans cesse que Dieu fait plus de cas de cette bonne volonté pleine d’humilité avec laquelle on s’offre en lui faisant l’oblation de sa vie pour son seul amour et pour sa gloire qu’il n’apprécie et n’estime les services qu’on lui rend si nombreux soient-ils. »

Madeleine Daniélou a souvent commenté l’intégrité de l’offrande. Nous pouvons parler, à Saint-François-Xavier, d’une offrande à la fois comblée et engagée.

Offrande comblée : « Je te reçois et je t’emploierai. » Nous nous offrons à celui qui est insatiable dans le don de lui-même, tout tourné vers les hommes. Fortifier en nous cet état d’offrande, c’est nous laisser employer par Dieu, dans n’importe quelle charge, à n’importe quel âge, dans n’importe quelle circonstance ; c’est partager la Pâque du Christ, la communion à sa gloire et la participation à ses souffrances parce que son amour va jusqu’au bout ; c’est s’offrir au don de Dieu qui nous partage sa mission à continuer. En 1918, Madeleine Daniélou fait allusion à cette offrande comblée :

« Je vous rends grâce, ô mon Maître, de m’utiliser pour l’accomplissement de vos desseins d’amour. N’est-ce pas la première et la dernière parole de ma vie spirituelle : “Je te reçois et je t’emploierai." O mon Dieu, vous aurez tout fait. »

Offrande engagée : elle ne nous mène pas à la tranquillité et au confort intérieur ou extérieur. Le Christ nous appelle à une vie intérieurement engagée, courageuse, fidèle, ne se masquant pas les difficultés, les résistances, les inerties rencontrées en nous ou chez les autres. Offrande qui soutient notre combat contre les illusions, les mensonges, les tentations mortifères de l’homme moderne, contre tout ce qui porte atteinte à la justice, à la dignité et à l’espérance de l’homme. L’éducation suppose une attitude toujours oblative, parce qu’elle accompagne toute forme de germination et de croissance de la vie dans toutes ses dimensions. Je demandais, il y a quelques années, à une des plus anciennes de la Communauté, Jeanne Mercier, ce qu’elle pensait essentiel pour Saint-François-Xavier. Elle m’a répondu simplement : « Vivre l’état d’offrande pour être inspirée par l’Esprit Saint. »

Troisième grâce fondatrice : l’inspiration du vœu

Nous avons trois textes qui y font allusion : le premier est une lettre de Madeleine Daniélou au P. de Grandmaison, le lendemain du 3 décembre 1914, jour où le vœu lui a été inspiré dans la chapelle du Martyrium de Montmartre :

« Hier, j’ai eu un instant d’un très grand recueillement, si grand qu’il m’a fallu faire un vrai effort pour m’en retirer... J’ai pensé que je devais faire un vœu de fidélité à la vocation apostolique... Auparavant, je voyais deux choses, d’une part une vie spirituelle qui consistait en une sorte de réussite d’états intérieurs avec des efforts pour me corriger de mes défauts, et d’autre part une action, engagée assez humainement et qu’il fallait surnaturaliser autant que possible... Maintenant je vois bien comment une vocation peut unifier une vie... Je vois bien que les apôtres, ce sont des gens qui donnent leur vie, qui se livrent tout entiers, comme l’a fait Notre Seigneur... »

Le second texte est une de ses notes spirituelles, écrite quelques jours plus tard. Elle y insiste sur la mise à part de l’apôtre :

« J’ai eu un instant de grand recueillement, étant comme séparée du monde et seule avec Dieu. Et alors j’ai compris ma vocation, avec une netteté parfaite. J’ai su que Notre Seigneur m’avait choisie pour être un apôtre, un instrument de son règne ; que je devais me donner sans réserve, donner mon temps, mon travail, mes prières, mon sang ; c’est au prix de sa vie qu’on sauve les âmes. J’ai dit oui, de toute mon âme, à l’appel de Jésus, je lui ai promis de le servir, j’ai eu confiance qu’il achèverait son œuvre en moi... J’ai pensé formuler cela dans un vœu d’apostolat impliquant une désappropriation complète. »

Le troisième texte est un passage de la Relation écrite pour le R Lebreton : elle y emploie les termes de consécration, d’apostolat, de désappropriation.

« Il m’avait semblé que Notre Seigneur me demandait de lui consacrer ma vie sous une forme spéciale par un vœu d’apostolat. Ce vœu m’était apparu comme un vœu de désappropriation. Je voyais qu’il fallait se livrer vraiment, et avec le Père, nous pensâmes le proposer à toutes et il devint notre lien spirituel. »

Ce qui a été inspiré alors à Madeleine Daniélou, c’est une consécration, pas seulement une offrande. Une Fille de Saint-François-Xavier est consacrée par Dieu, elle est consacrée à Dieu. La consécration est un acte d’amour trinitaire qui nous configure au Christ dans sa Pâque, qui nous livre dans la dépendance au Père, qui nous lie à l’Esprit Saint dans la docilité intérieure. C’est une action de Dieu transformante. Être consacrée, c’est à la fois être sanctifiée pas le sceau de la sainteté de Dieu sur nous ; être sacrifiée, en étant employée intégralement à l’œuvre divine, dans l’obéissance ; être mise à part, pour et par l’œuvre de Dieu. C’est pour cela que le P. de Grandmaison a cette parole audacieuse : « Le cloître d’une Fille de Saint-François-Xavier, c’est l’action même », à condition que nous soyons coopératrices de l’action divine, que notre action soit consacrée parce que fécondée par l’obéissance, purifiée par l’abnégation, inspirée par l’Esprit Saint. Cette consécration s’exprime par le vœu d’apostolat et/ou de désappropriation.

C’est un vœu d’apostolat : il saisit et recrée tout notre être à sa racine, nous établit dans l’état apostolique, nous fait agir en Dieu :

« L’intégrité dans le don de soi est le tout de la vie apostolique et supplée à tous les secours qu’une règle religieuse peut apporter. L’intégrité dans le don de soi nous constitue dans l’état apostolique. Il y a une différence entre faire de l’apostolat et être dans l’état apostolique ».

C’est un vœu de désappropriation : « Non estis vestris, vous n’êtes plus à vous-mêmes, je voyais qu’il fallait se livrer vraiment. » L’apôtre est tout à Dieu, en toute chose, pour toujours, en tous et à tous. Ce vœu de désappropriation se vit d’abord par des actes de désappropriation jusqu’à ce qu’il devienne comme un mouvement continu de mort à soi-même dans l’action divine.

Madeleine Daniélou remarque que si cette grâce lui a été faite, c’est pour qu’elle soit proposée et étendue à d’autres. Elle n’est plus une seule personne habitée par une impulsion spirituelle. Il y a un groupe apostolique - son nom de baptême, Saint-François-Xavier, lui a été donné en 1912 - qui, en résonance avec elle, avec cette grâce reçue par elle, veut livrer sa vie au Seigneur qui aime ses frères jusqu’au bout. Faire son vœu, renouveler son vœu, c’est poser un acte de communion au Corps de Saint-François-Xavier.

Quatrième grâce fondatrice : être l’épouse du Saint-Esprit

Nous n’en avons pas de trace écrite, peut-être parce que c’était pour Madeleine Daniélou une grâce si précieuse qu’elle a préféré la garder dans le secret et la solitude du cœur, avec son Seigneur. Nous ne la connaissons que par la tradition orale : elle en a sûrement fait la confidence à Germaine d’Ynglemare, qui lui succéda comme supérieure de la Communauté, et qui en parle dans l’article qu’elle écrivit sur Madeleine Daniélou à la mort de celle-ci :

« Longtemps après 1914, (elle) eut la soudaine révélation, dans une église d’Annecy, du prix que Dieu attachait à ce vœu d’apostolat, donnant à l’âme de participer à la mission des Personnes divines et de devenir “Épouse” du Saint-Esprit. Elle considérait cette grâce comme une des plus importantes de sa vie » .

Chacune d’entre nous est prise aussi dans cette alliance de l’Esprit Saint avec Saint-François-Xavier, et l’on peut se rappeler cette parole si belle de saint Paul : « Notre assurance vient de Dieu qui nous a rendu capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre mais de l’Esprit » (2 Co 3, 6).

Madeleine Daniélou parle souvent du Saint-Esprit comme d’une Personne, une Personne qui nous rejoint, nous aime, nous éclaire, nous inspire. « O Saint-Esprit, mon Maître, mon Ami, mon Époux », écrit-elle. Reprenons ces trois termes.

L’Esprit Saint est le Maître intérieur. Avant de mourir le P. de Grandmaison avait dit à Madeleine Daniélou : « Après moi, vous n’aurez plus d’autre guide que le Saint-Esprit. » Notre chemin de sainteté à Saint-François-Xavier nous engage dans une dépendance intime, constante, aimante, entière à la conduite de l’Esprit Saint, cette Personne qui nous éduque dans les voies et les missions trinitaires. Cette dépendance est intime, parce que c’est le Maître intérieur qui nous instruit du dedans par « ses suggestions discrètes et sûres ». Elle est constante, parce qu’elle est sans éclipses. Elle est aimante, parce que ce sont des liens d’amour qui se tissent entre l’Esprit Saint et nous-mêmes. « Je te lierai à moi dans l’amour et la miséricorde » (Os 2,21). Enfin elle est entière, parce qu’elle doit être sans réserve consciente.

Un texte de Madeleine Daniélou est très éclairant :

« À Saint-François-Xavier, les progrès ne seront pas de resserrer le règlement ou de multiplier les observances, mais bien d’intensifier la vie intérieure dans la docilité au Saint-Esprit. Cette source spirituelle qui a jailli au milieu de nous ne sera jamais tarie. C’est à nous d’y boire plus largement. Le Seigneur nous dit à chacune : “Si tu savais le don de Dieu.” Ce don, c’est l’Esprit Saint. »

Notre spiritualité est une spiritualité de docilité au Saint-Esprit : nous mettre en tout à son écoute et à son école. Cette orientation donne une cohérence forte et souple à notre vie d’apostolat, d’obéissance, de communauté ; elle donne aussi consistance au Corps de Saint-François-Xavier. On pourrait dire que Saint-François-Xavier est un peu comme la traduction institutionnelle de la docilité au Saint-Esprit et de la vie dans l’Esprit Saint, de l’alliance avec l’Esprit Saint.

L’Esprit Saint est l’Ami. L’ami est celui qui partage, qui échange. Jean-Paul II, dans son encyclique sur le Saint-Esprit, parle souvent de l’Esprit Saint comme de la Personne-Don [1]. C’est une très belle expression. Il nous partage les dons qui nous permettent d’être configurées au Christ, inspirées dans notre action apostolique, qui suscitent en nous des instincts nouveaux, des énergies nouvelles. L’Esprit Saint est aussi le dispensateur des charismes dont nous avons besoin pour notre mission d’évangélisation.

L’Esprit Saint est l’Époux. Certains peuvent préférer des expressions différentes : « être lié par l’Esprit Saint », « vivre l’alliance avec l’Esprit Saint », mais la réalité demeure la même. Aller jusqu’au bout de son vœu, c’est se découvrir épouse de l’Esprit Saint par la grâce de Dieu. « Tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15, 31). Nous sentons alors sa présence comme celle d’une Personne qui nous aime et qui nous prend dans son étreinte d’amour avec le Père et le Fils. Notre vœu, prononcé au cours de l’Eucharistie, entre dans le mouvement de l’épiclèse et de la consécration. Il nous plonge dans cette action de l’Esprit Saint qui nous recrée en nous assurant, par sa puissance, de la fécondité apostolique de notre vie, et en nous agrégeant au Corps de Saint-François-Xavier, d’autant plus que le vœu perpétuel de chacune d’entre nous est toujours repris en écho par toutes, immédiatement après.

Non seulement, Madeleine Daniélou a découvert le prix que Dieu attache à ce vœu d’apostolat qui nous fait épouse de l’Esprit Saint, mais elle voit aussi qu’il nous fait participer à la mission des personnes divines. L’Esprit Saint est le lien d’amour du Père et du Fils, dans leur vie intime comme dans leur mission. S’ouvrir à l’inspiration de l’Esprit Saint, se laisser guider et mouvoir par l’Esprit Saint, c’est participer aux missions divines. La communion à l’Esprit Saint nous met en communion avec le Père et le Fils et met notre action en communion avec la leur. En ce sens, le vœu est un acte trinitaire. Nous participons ainsi à la fécondité de l’amour trinitaire et nous nous perdons dans le grand courant de l’action divine qui nous anime tout en nous dépassant et en nous débordant infiniment, si bien qu’une Fille de Saint-François-Xavier peut faire sienne cette parole que le P. de Grandmaison répétait souvent dans les derniers temps à Madeleine Daniélou : « Sainte, vous le deviendrez dans l’œuvre et par l’œuvre de Saint-François-Xavier. » Cette œuvre divine est divinisante, et cela d’autant plus qu’elle nous insère davantage et plus profondément dans les réalités humaines au milieu desquelles nous vivons, dans les médiations humaines que nous mettons en œuvre, dans l’épaisseur de l’histoire des hommes. Car c’est le propre de l’Esprit de Dieu d’animer ce qui est mortel, d’enflammer ce qui se refroidit, de vivifier ce qui s’étiole, de transfigurer ce qui est humain, de tout assumer, sauf le péché, comme une humanité de surcroît à ramener au Père. Le P. Mollat, à une messe de clôture de retraite, en 1957, nous avait confirmées dans cette voie. C’était la messe votive du Saint-Esprit :

« La convenance de cette messe, c’est que le Saint-Esprit explique tout Saint-François-Xavier, qui est un très grand acte de foi à l’Esprit, une immense confiance faite à la docilité des Filles de Saint-François-Xavier. La vie de Madeleine Daniélou et son inspiration peuvent se résumer dans cet acte de foi et cette confiance faite à la générosité de ses filles. Elle nous a appris à nous livrer à l’Esprit Saint, à le prier, à témoigner dans la force de l’Esprit avec vigueur, à résister aux séductions du monde, à construire dans la foi à l’Esprit des œuvres qui témoignent de la fécondité de l’Esprit. La route nous est tracée par elle. Le vœu est une remise à l’Esprit et une confiance qu’on lui fait. Votre forme particulière de pauvreté à Saint-François-Xavier, c’est d’être pauvre en encadrement extérieur. Cela exige cette confiance en l’Esprit auprès duquel nous mendions chaque jour la nourriture et la lumière. Nous avons l’assurance que Dieu donne sa force et sa lumière à qui les demande tous les jours, humblement, dans cette voie risquée et courageuse. »

Voilà ce qui constitue Saint-François-Xavier, ce qui me constitue, je le dis pour chacune d’entre nous, comme Fille de Saint-François-Xavier. Soyons fidèles à cette inspiration fondatrice qui est une création continue en chacune de nous et dans le Corps de Saint-François-Xavier tout entier. Sans mémoire, il n’y a ni histoire, ni identité, ni cohésion ; il n’y a pas d’union possible. Nous pouvons renouveler nos forces apostoliques dans cette mémoire. Nous faisons partie d’une communauté qui se souvient, qui vit l’instant présent et s’ouvre à toute mission future parce que tout le Corps de Saint-François-Xavier est irrigué, dans le passé, le présent et l’avenir, par la même sève. Ayons une mémoire xavérienne, constructive du présent et de l’avenir de Saint-François-Xavier. Tout cela est grand, tout cela est exigeant, tout cela est béatifiant : cela vaut la peine de le vivre.

Jacqueline d’Ussel, après avoir été éducatrice, est supérieure de la Communauté apostolique Saint-François-Xavier, fondée en 1913 par Madeleine Daniélou avec le soutien spirituel du P. Léonce de Grandmaison, s.j. La Communauté Saint-François-Xavier compte actuellement près de cent trente membres, et est implantée en Europe (France, Italie, Pologne), en Afrique (Côte d’ivoire, Tchad) et en Asie (Corée du Sud). Leur consécration apostolique voue les Filles de Saint-François-Xavier, à la suite du Christ-Apôtre, au don radical de leur vie au service d’une mission d’éducation et d’évangélisation des jeunes, qui prend diverses formes selon les situations locales. Le texte ici publié est la reprise d’un entretien spirituel donné à la Communauté.

[1Jean-Paul II, Dominum et vivificantem.

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