Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Des éléments d’une théologie provisoire de la vie religieuse apostolique

Véronique Margron, o.p.

N°2000-4 Juillet 2000

| P. 238-255 |

Le titre modeste de cette méditation « en écho » qui accompagnait la Conférence des Supérieures Majeures de France en novembre 1996 ne doit pas cacher l’originalité de la formulation de ce qui est au centre de la spécificité de la vie religieuse apostolique. Et de son avenir. « Si notre Dieu est celui qui envoie, définitivement l’identité est devant, sans cesse en avant de nous. »

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Fondation [1]

Dieu dit à Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indit’indiquerai » (Gn 12,1).

Dieu dit à Moïse : « Va je t’envoie » (Ex 3,10).

Le Dieu de la révélation judéo-chrétienne est intrinsèquement un Dieu qui envoie dans le moment même où il parle. L’expérience de la rencontre de cette mystérieuse intimité qui va nous lier à lui est en elle-même un envoi. Dieu fait sortir. Vers une terre inconnue et promise ; vers un peuple ; quitter l’esclavage. Sortie qui témoigne du vrai visage de l’unique Dieu vivant.

Jusqu’à cette manifestation inouïe, où nous pourrions presque dire que Dieu sort de lui-même pour prendre notre condition humaine. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave et devenant semblable aux hommes » (Ph 2,6-7).

Il épouse l’humain jusqu’à cette ultime perte de son corps sur une croix.

Ma première proposition sera que ce soit une pierre de fondation de l’apostolicité de la vie religieuse : le Dieu qui est venu à notre rencontre, celui que nous cherchons par toute notre vie, se nomme dans le mouvement qu’il convoque à faire. Dans ce geste d’envoyer il se tient avec nous, auprès de nous. Expérience fondatrice, Dieu se révèle et se fait le tout proche.

« Viens et suis-moi », « Descends de ton arbre ». Nous déplacer, avant tout intérieurement, mais aussi physiquement, au-delà de nos frontières personnelles, ouvrant des brèches dans les murs de séparations culturelles, sociales, religieuses.

Pas de restauration possible en effet dans l’approche de l’identité de la vie religieuse, mais bien une aventure qui ne sait où elle va, mais qui connaît ses hôtes : l’homme, route de la vie religieuse, comme de l’Église, son Dieu qui soutient son pas.

Par cette voie, évoquer des pistes relatives à nos vœux et à la vie fraternelle

Tenter des mots qui puissent être entendus de nos contemporains, qui rendent compte de cette expérience singulière que nous vivons chacune et ensemble dans nos congrégations. Expérience singulière mais que pourtant nous rendons publique par notre Profession car ce que dit ce mode de vie, elle le fait non pour elle mais pour tous, signe de l’appel adressé à tous d’entrer dans la condition de fils et de frères.

Si notre Dieu est celui qui envoie, définitivement, l’identité est devant, sans cesse en avant de nous. En même temps, elle prend sa source en amont, dans l’écoute attentive de cette invitation à participer de la vie de Dieu par son Fils.

Le propos d’obéissance trouve là une note particulière. La liberté est de ne pas être empêtré par sa fonction, sa carrière, ses projets. L’obéissance témoigne ainsi que tout homme est sujet, singularité, mystère, et non objet.

Être envoyé et vivre le propos d’obéissance, c’est ainsi rendre compte que la liberté est dans une identité sans cesse ouverte, dans des possibles encore ignorés de nous-mêmes et que d’autres nous révèlent.

Vie de liberté, celle de ne plus avoir à se soucier sans cesse de soi-même, « Vous êtes morts et votre vie est cachée en Christ, avec le Christ, en Dieu » (Col 3,3). En des temps de repliement ou de peurs, entrer ainsi davantage en solidarité.

Au cœur de nos existences se tient une absence qui n’est pourtant pas un vide ; c’est en son nom que nous sommes envoyées témoigner d’un amour infiniment respectueux de nos méandres. Amour discret mais tenace. Les hommes donnent, pour une grande part, sens à leur vie par l’amour conjugal et parental. Le Dieu qui envoie nous enjoint par le propos de chasteté dans le célibat à être signe d’un mystère d’amour dont nous sommes dépossédés de toutes prises. Le manque est là, le restera, doit le rester. Mais c’est pour porter le désir plus loin, rendre compte que rien en l’homme n’est exclu de l’amour de Dieu et que chacun est aimé par son nom, promesse d’amitié fidèle pour tous.

Le Dieu qui envoie demande la liberté pour le voyage. Question adressée à nos structures parfois trop lourdes, à nos soucis, parfois trop envahissants, de préserver notre patrimoine et nos œuvres. Soucis pourtant légitimes. Mais pour le voyage, il ne faut pas être trop chargé, afin de porter, avec le frère, son fardeau. Renoncement à des statuts légitimes de propriétaires. Notre « bien le plus cher » ne peut se posséder mais seulement se contempler. Notre désir sera de donner à partager nos dons, nos biens, nos savoirs, notre vie spirituelle, notre savoir-faire. Partager et recevoir. Faire fructifier ensemble, laïcs et religieux, ce trésor qu’est notre foi.

Annonce de l’eschatologie où nous serons tous frères. La vie commune, au quotidien - bonheurs et difficultés, lourdeurs et avancées - annonce la figure du Royaume, une figure fraternelle. Donner à la pressentir dans cette attention au plus banal, mais aussi en sachant prendre de la hauteur, afin de déceler la direction, par-delà nos limites humaines, parfois « trop humaines ». Nos proches attendent aussi ce recul, eux qui justement ont bien du mal, par la fatigue du quotidien, son poids de répétition, de soucis, à percevoir le sens.

Le Dieu qui envoie est celui-là même vers lequel nous allons, dimension eschatologique de la vie religieuse qui se tient non dans son but, mais dans sa source.

Nous sommes signes alors du voyage lui-même, qui évoque le pèlerinage de chaque vie, du peuple de Dieu tout entier. Rien ici n’est réservé, mais il nous revient de l’indiquer par les directions et les significations que prennent nos vœux. Vocation universelle de l’homme dont témoigne notre façon de marcher à la Suite du Christ, dans cette manière particulière « d’oubli de soi ».

Car, en fin de compte, « je t’envoie » signifie que se pose bien peu la question de qui suis-je, qui sommes-nous, mais bien de quel Dieu rendons-nous espérance à qui le demande, l’espère.

Invitation

Ainsi, ce premier écho, viendrait parler non tant d’identité que de spécificité, c’est-à-dire de sa source d’inspiration et non de définition. D’un Exode à une terre sans larmes en passant par tant d’Exils et parfois de retours en terre d’Égypte, en terre d’esclavage. Inspiration qui donne aux conseils évangéliques leur orientation. Au creux d’histoires banales le plus souvent, pointer le regard vers ce que notre Dieu promet pour tous, une vie plus libre, plus attentive, plus heureuse, jusqu’à ce jour où Dieu sera en tous.

« L’ange du Seigneur lui apparut, dans une flamme de feu, du milieu du buisson (...). Maintenant le cri des Israélites est venu jusqu’à moi et j’ai vu l’oppression que font peser sur eux les Égyptiens. Maintenant va, je t’envoie auprès de Pharaon, fais sortir d’Égypte les Israélites (...) qui suis-je pour aller trouver Pharaon et faire sortir d’Égypte les Israélites ? Dieu dit, je serai avec toi » (Ex 3,2.9-10.11-42).

Toute l’existence est ainsi bien apostolique, à tout âge, en toutes circonstances car l’apostolicité indique qu’à la suite de ce peuple à la nuque raide, de ces apôtres parfois peureux, c’est un Autre qui dit le sens de nos existences et leur trésor.

Prendre pour fondation un chemin d’aventure qui ne se sépare jamais de celui qui l’a ouvert, seule façon de ne pas perdre le Nord, ou l’Orient peut-être. Ceci, non parce que nous aurions un goût particulier du risque, mais parce que nous avons reconnu pour nos existences une Promesse qui nous fait vivre. Nous sommes donc parties avec pour bagage l’obéissance, la chasteté, la pauvreté, en vie fraternelle, par passion pour le seul Seigneur, pour l’homme inséparablement.

Second écho, comment soutenir la force nécessaire au voyage ?

Je vous propose de reprendre une théologie baptismale dont la Vie Religieuse rendrait compte de façon particulière.

Le baptême nous fait, tous, prêtres, prophètes et rois. Comment la vie religieuse, qui s’enracine dans ce sacrement, décline-t-elle ces trois dimensions ?

Prêtres

Situer ici un enjeu tant de notre vie commune fraternelle que de la place de la vie liturgique et de l’oraison. Constituées « prêtres » pour la louange et la supplication.

« Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (Ac 2,42).

 À travers la vie commune et la prière rendre grâce du Royaume déjà là, d’une fraternité, d’une justice, d’une paix, dont se perçoivent les signes autour de nous, par nous, avec nous, et supplier pour qu’il vienne ce temps sans plus de larmes et de drames. Vivre aussi cette mémoire vive dont la parole du décalogue nous rappelle que, sans le mémorial du sabbat, le croyant oublie de qui il reçoit la liberté et retourne alors à ses esclavages.

La vie fraternelle ne tient, nous le voyons tous les jours, que parce qu’un autre nous y a convoqués, nous invitant à en faire un modeste signe, qu’il est possible de vivre avec d’autres sans se sentir menacés. Au contraire, l’accueil mutuel est, non sans travail et parfois souffrance, richesse et joie pour chacun. Dans une société où tant ont peur de l’autre différent, la fraternité célèbre qu’en Christ nous avons été constitué frères les uns des autres, les uns pour les autres.

 Vivre la dimension sacerdotale de notre baptême c’est aujourd’hui offrir des espaces spirituels à nos contemporains. Par notre liturgie, nos lieux de prière, accueillir et offrir nos traditions. Chemins, parmi d’autres, pour entendre ces demandes de recueillement, de paix, d’accompagnement spirituel qui nous sont adressés. « Du neuf qui déjà bourgeonne, ne le vois-tu pas venir ? »

Si les plus jeunes parmi nous aspirent fortement souvent à cette dimension, elle rejoint profondément un point d’assise de notre histoire vive. Dans ce monde avec tant de bruits et souvent peu de paroles vraies, n’avons-nous pas à offrir la prière, la liturgie, la méditation biblique, l’étude, comme cette parole authentique où se rencontrent le cœur de l’homme, le cœur de Dieu ?

Nous sommes renvoyées aussi à ce pôle de la mémoire du don qui nous a saisi. Don de la Parole de Dieu, du visage du Christ, à travers la force d’un charisme qui nous dépasse. Nous sommes responsables de pouvoir l’offrir ; de le transmettre. Façon de tenir vivantes nos traditions religieuses, en les donnant à comprendre, à goûter, en les mettant au service de la foi pour tout chercheur de Dieu.

Enfin, c’est entendre l’appel au dialogue interreligieux. Souvent les mots ne sont pas encore au rendez-vous, mais la prière commune, elle, est possible. « Du neuf déjà bourgeonne » quand nous y sommes présents et acteurs.

Prophètes

Nous aimons situer ainsi la Vie Religieuse, comme ce troisième pôle qui sans cesse surgit entre le peuple et l’autorité. Mais il demeure que c’est à d’autres de nous le dire. Mais puisque nous aimons parler ainsi, que pouvons-nous en dire, témoignage de l’appel prophétique confié à tout le peuple de Dieu en toutes ses dimensions.

« Je fais de toi un prophète pour les nations » (Jr 1,5).

 La désigner ainsi, c’est la situer en position de contestation, y compris parfois à l’intérieur de l’Église, pour lui rappeler ce qu’elle est, qui la fait vivre et à quoi elle est convoquée. Ceci sans doute encore plus particulièrement quand nous exerçons des charges au service de l’Église. C’est dire aussi qu’elle accueille la possibilité d’être contestée, par le temps, par l’Église, par ses propres membres.

 Une contestation majeure est dans ce rappel que l’homme ne se dit pas à travers des faires successifs, il n’est pas utilitaire mais sujet de liberté, de dignité. Quels que soient son âge, sa culture, ses compétences. Ses fautes, aussi.

Le prophète s’expose alors au singulier, dans ce « je » qui rend compte, avec toutes ses faiblesses et ses fatigues, de la passion qui l’habite : « Je suis rempli d’un zèle jaloux pour le Seigneur Dieu » (1 R 19, 14). Force du témoignage, de la parole qui annonce. Voix du Dieu vivant, porte-voix du Christ, « grand prêtre compatissant », en nous faisant les avocats de ceux dont nous nous sommes rendues proches et qui n’ont plus de mots, n’ont pas la parole, pour se défendre et dire leurs richesses, les désirs.

« Le neuf déjà bourgeonne » là où nous aidons des hommes et des femmes à devenir sujets, là où nous-mêmes nous sommes davantage sujets de nos existences ; non dans une recherche narcissique de notre image, mais dans la communion à faire croître entre nous, en ce temps et pour lui.

- « Que vois-tu Jérémie ?  » (Jr 1,11).

Que voyons nous de ce temps qui annonce le Royaume ? Être prophète c’est écarquiller les yeux de l’intelligence et du cœur pour percevoir ce que ce temps dit, préfigure, espère. Être veilleur là où nous sommes. C’est aussi sortir, se déplacer, en d’autres lieux de nos sociétés où surgissent aujourd’hui d’autres questions essentielles pour nos contemporains. Recherche scientifique, mass media, quête du « religieux », inquiétude de l’incertitude face à la mort ou à la vie, face à ce qui échappe à la maîtrise. Il nous faut nous risquer, disons-nous, quitte à nous tromper peut-être. Savoir fermer, partir, faire autre chose avec compétence. Non par un effet de mode, mais là où l’homme se tient avec ses questions, celle du sens de ce qu’il fait ou subit. De nombreux prophètes bibliques habitèrent le temps de l’Exil, le temps où les hommes sont désorientés, découragés.

C’est donc là qu’il faut se tenir. « Du neuf déjà bourgeonne » quand nous ne laissons pas l’homme ainsi à lui-même dans ces « aréopages » des temps modernes.

Rois

-La sagesse du Roi est sagesse pratique, discernement du plus ajusté à l’Évangile, à la vérité. Ouvrage qui ne peut se faire seul.

La vérité est devant nous et se cherche les uns avec les autres. Dialogues, écoute de nos contemporains où nous apprenons les uns des autres, par les autres.

Apprendre des hommes et des femmes de ce temps, de cette rencontre entre deux irréductibles altérités que sont l’homme et la femme. Des cultures qui incarnent l’Évangile par d’autres chemins que les nôtres. Dialogue critique.

Apprendre des laïcs. Ceux avec qui nous vivons et travaillons. Partenariat où nous découvrons avec bonheur de nouvelles expressions de l’Évangile comme des inspirations de nos fondateurs. Nos vies se fortifient ainsi grâce à eux. Respiration de l’Église tout entière en ses différents ministères, qui scrute les chemins de l’Évangile aujourd’hui.

Apprendre de nos diversités de sensibilités religieuses. La grande variété des charismes est ainsi don fait à l’Église pour le monde, visage d’un Dieu unique en bonté mais qui se dévoile par mille chemins pour rencontrer la singularité de chacun et parler à son cœur.

Apprendre, dans nos congrégations, les unes des autres, des plus jeunes qui sont dépositaires de la tradition comme nous toutes, des aînées, témoins de la fidélité de Dieu. À nous, ensemble, de trouver les traductions actuelles des intuitions qui fondèrent nos institutions et la justesse évangélique qui leur a permis bien souvent de traverser des siècles.

 La sagesse du Roi lui vient aussi de sa longue méditation de la tradition, de sa familiarité à la Parole de Dieu comme à la question des hommes. Nos contemporains attendent cette sagesse-là de nous.

Non celle, prétentieuse, qui saurait ce que dit l’Évangile, mais celle qui sans cesse s’instruit aux sources. Non l’expert, mais ce sage qui simplement a pris le temps, le courage, les moyens de l’attention à son Dieu et à son temps. Notre époque manque cruellement de sages ; les questions de sens de l’existence qui nous sont adressées viennent en témoigner. Être de celles et ceux sur qui il est alors possible de s’appuyer un moment ; parole crédible.

- « Voici votre roi » (Jn 19,14) ; « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40).

La Royauté baptismale est royauté du service.

Vivre auprès de prisonniers, de malades, d’étrangers, c’est laisser apparaître où est le vrai Dieu auquel nous croyons, où est le sens de l’histoire, caché aux puissants. Être institué roi, c’est être en tenue de serviteur d’une Parole qui donne à vivre, relève, accueille.

Quand la Vie Religieuse se tient là, auprès de ceux dont la vie implore une présence, elle rend compte de la vocation baptismale de tous et rencontre le Roi unique.

Invitation

Prêtre, prophète et roi, il nous est possible de discerner le « neuf qui déjà bourgeonne » et d’émonder, arracher, prendre soin.

Distinguer la manifestation de l’Esprit à travers nos manières de vivre, de nous donner, de nous recevoir du Christ par une tradition, des « outils » spécifiques et provisoires qui sont au service du vivre ensemble.

Nos institutions sont toujours portées par des médiations transitoires : que devons-nous inventer, laisser, transformer ? Fédérations, unions, soutiens mutuels, fusions, lieux d’échange de nos pratiques, etc. Distinguer le relatif, sachant qu’il nous en faut toujours pour laisser apparaître l’essentiel : notre engagement auprès des hommes au nom du Dieu incarné. Mais ce relatif est convoqué à s’adapter aux temps, aux générations, aux questions, aux réalités.

N’est-ce pas la profondeur de l’enracinement baptismal en ces trois dimensions qui nous permettra d’accomplir cette tâche comme de prendre des risques, dans la fragilité qui est aussi une chance de proximité ?

Je vous propose enfin, troisième écho, de déployer le temps ordinaire de la vie religieuse

Après avoir proposé une pierre de fondation et la source pour la route, comment son temps se déroule-t-il ?

Invitation à scruter une semaine sainte particulière, un dimanche soir, un jeudi, un vendredi, un samedi, une aurore pascale.

L’heure du dimanche soir

C’est d’abord celle de cette moisson que nous n’avons qu’à recueillir. Là où déjà se sont rencontrés justice et paix, amour et vérité. Là où une parole croyante est advenue, comme à notre insu. Mouvement de réception.

Nos engagements sont nés en cette heure où « ils conversaient entre eux de tout ce qui était arrivé. Et il advint, comme ils discutaient et conversaient ensemble, que Jésus en personne s’approcha (...) Tout heureux ils s’en retournèrent à Jérusalem pour le dire aux disciples » (Lc 24).

C’est de cet événement que naît le retournement qui engage à faire de sa vie une annonce de l’Évangile.

La foi est reçue de visages que nous avons rencontrés, aimés et qui laissèrent pressentir cet Unique Visage qui saisit tout nous-mêmes, faiblesses et forces, richesses et limites.

Nous le savons bien, les évangiles témoignent que le dimanche il n’y a pas d’autres signes à attendre que ce frémissement du cœur, en quelque sorte il n’y a rien à voir, juste à partir, car ayant cru.

La Vie Religieuse est théologale, vit de la foi, de l’espérance et de la charité, en sa chair, en son expérience. Elle est inséparablement convoquée, d’une façon ou d’une autre : un pôle kérygmatique, confessant.

Qui te fait vivre, qui t’a fait partir, qui fait ton bonheur ? Notre bonheur est avant tout un don, celui de cette rencontre reconnue.

L’heure du Jeudi

« Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, Jésus les aima jusqu’à la fin. C’est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez vous aussi, comme moi j’ai fait pour vous » (Jn 13,1-15).

La spécificité de ce choix de vie n’est pas le service mais ce service en aimant « les siens » jusqu’à la fin, passion pour le Christ, passion pour l’homme.

Soir discret que ce Jeudi où les foules des Rameaux ne sont plus là et celles du vendredi pas encore. Intimité de ce dialogue entre Jésus et les siens, de cet inouï, son corps qui se fait nourriture. Mettre au centre de l’événement le repas, c’est témoigner combien les disciples du Christ seront attachés au réel de l’homme. Un homme qui vit du partage du pain et de la parole de fraternité qui s’y dévoile. Désormais le Temple de Dieu se tient dans la figure du corps et du sang, les nôtres quand ils se font nourriture.

L’incarnation des charismes de nos fondateurs et fondatrices, à travers le temps, les cultures, les formes renouvelées que nous décidons de risquer, relève du mystère de l’heure du jeudi.

L’heure du vendredi

Heure de l’échec, de la peur, de la question.

Invitation pour la Vie Religieuse à lire ses peurs, à entendre ses interrogations, comme celles de tant de nos proches : « Où est-il ton Dieu ? que fait-il ton Dieu ? »

Non, la foi ne vient pas nous sortir de nos impasses, elle n’est pas recette pour réussir malgré tout, elle ne nous sauve de rien, ni de la mort, ni de la peine, ni de l’injustice. Elle ne dispense d’aucune question. Elle ne fait pas l’économie de ce long chemin jusqu’à cette montagne du crâne. Job s’est plaint, posant ces mêmes questions trente-huit chapitres durant avant de s’entendre dire « seul mon serviteur Job a bien parlé de moi » (Jb 42). Habiter, demeurer en ce creuset qui passe l’or au feu. Telles ces femmes en pleurs, se tenir au pied de la Croix du Seigneur. « Ayant suivi Joseph d’Arimathie, elles regardèrent le tombeau et comment son corps avait été mis » (Lc 23,55).

Rien à expliquer, mais veiller.

Entendre cette angoisse du Christ : « J’ai soif », lui la source de l’eau vive, de notre eau vive. Nous entendre dire « j’ai soif » quand nos vies s’obscurcissent, quand nous sommes inquiètes. Oser avouer nos peurs. Sinon, comment entendre « les angoisses et les espérances de ce temps » ? Comment écouter, sinon du dedans de soi-même ? Nos fondateurs et fondatrices n’eurent-ils pas ces heures où il fait nuit ?

Porter la question ; y compris pour ceux qui n’en ont plus la force, plus la foi. Pas de réponse d’explication, mais de compassion, de proximité, de solidarité. Alors, peut-être, ce temps est-il celui d’une chance, celle d’un changement. Modifier nos attitudes intérieures, lire l’histoire autrement, où ne compte plus avant tout la réussite, l’apparaître, mais la qualité du lien. Ce temps peut devenir pour nous, nos institutions, nos compagnons de chemin, une nouvelle heure pour apprendre la vie.

Témoigner pour nous-mêmes et les autres, qu’ils sont toujours plus grands que leurs échecs, que l’homme a plus de valeur aux yeux de Dieu qu’il ne s’en accorde souvent à lui-même.

Mais laisser la plaie ouverte, vivre avec sa blessure non par désir de souffrir, mais pour entendre et s’insurger devant la détresse. Rendre sa vie plus vivante en y intégrant ses échecs.

L’heure du samedi

Faire mémoire afin que les pas d’aujourd’hui s’inscrivent dans la même histoire d’Alliance. Comment donner direction à sa vie sans la raconter, la reprendre. L’heure du samedi, pour la Vie Religieuse, c’est quand elle ressaisit son histoire et fait ce récit qui vient dévoiler le sens dans la mesure même où il se tisse. Le sens n’est pas avant, au-dessus, il est entre les fils de la vie racontée.

L’heure du samedi est celle de la lucidité sur nos institutions, celle où nous regardons nos échecs, nos lâchetés aussi, parfois. Mesure de nos désillusions, de nos déceptions devant la lourdeur de nos structures ou la pesanteur de nos lâchetés. Sentiment de manque : Dieu manque, la foi manque. Nous parlons souvent de « fécondité », « fécondité », sans doute. Mais n’oublions pas alors qu’elle traverse l’épreuve de la mort et du samedi de la déception, de l’absence, du silence.

Nous paraissons désorientées, sans plus savoir que faire, où aller pour trouver les chemins d’une vie religieuse renouvelée. Pourtant, peut-être que le Christ, dont on croyait qu’il dormait - « le roi dort » (Épiphane) – était-il lui-même désorienté, descendant aux profondeurs de la terre, de nous-mêmes, afin que rien ni personne ne demeurent dans la désespérance et l’abandon.

Faire mémoire aussi et tout autant, en ce samedi du passage de l’Esprit, relire toutes ces heures où le Seigneur était là, où nous avons vu ses merveilles, son œuvre.

Le Maître de la vraie vie se tient dans cette longue méditation des événements, pour ouvrir l’intelligence, la foi, le cœur.

Enfin une aurore de Pâques

Frêle matin où des femmes partent par fidélité à celui qu’elles ont aimé pour l’embaumer.

Fidélité. En ce temps de « zapping » et d’incertitude qui souvent paralyse devant le choix à faire, la Vie Religieuse énonce une fidélité humaine, celle qui traverse et habite les doutes et les questions, celle qui aura connu la tentation des vendredis ou des samedis. Cette fidélité-là s’énonce au petit matin du dimanche, sans tambours ni trompettes. Heureuse fidélité qui ne s’est pas agrippée coûte que coûte, par volonté, mais qui a tenu, par amour.

Trait féminin, peut-être, de la fidélité qui trouve sa force dans l’amour donné. Ces femmes furent présentes jusqu’à la mort et l’ensevelissement. Ayant manifesté leur amour jusque-là, leur cœur peut accueillir l’impossible.

Que découvrent-elles ? L’inespéré est au rendez-vous : durant la nuit la mort a été vaincue. Et avec elle le désespoir. Ce n’est pas la puissance de la vie qui l’a emporté sur la puissance de la mort, mais la fragilité d’un vivant offert sans retenue. Vient vaincre la mort, l’injustice, la lâcheté : la force du don.

Ne rien retenir ; pas même celui qui est cherché, aimé, retrouvé.

« Ne me retiens pas ; toi, va trouver mes frères » (Jn 20,17). Aller trouver les frères, c’est être encore sûr que le Christ en sa résurrection demeure auprès de nous.

Le dimanche matin se raconte à peine, il envoie.

Invitation

Le temps de la Vie Religieuse n’est pas autre chose que celui-ci alors : offrir, ouvrir, risquer, y compris de tout perdre. Quand nous nous recroquevillons sur nos identités, sur nos structures contingentes, sur des façons de vivre dont nous savons combien elles sont marquées par une histoire, nous ne sommes plus dans ce mouvement. Accueillir la vie et non la retenir, donner sa vie et non la posséder. Partir, car notre Dieu habite la rencontre qui nous attend.

De cette spécificité, nous ne sommes pas les propriétaires mais redevables pour le monde.

Au cœur de sa finitude, la vocation universelle de l’homme est de s’offrir par passion de l’homme. Rien n’est jamais fini de la vie de l’homme, celle-ci n’est jamais close sur elle-même. Une autre renaissance peut venir au jour.

Encore faut-il que nous espérions, et demeurions fidèles parfois jusque dans cet échec à vue humaine. C’est de demeurer jusqu’à la mort injuste, qui aura vaincu la lourde pierre placée à l’entrée du tombeau.

Encore faut-il que nous en soyons les signes à travers nos propres passages. Intime rapport au corps et à la liberté intérieure que de demeurer ainsi. Ceci appartient à un savoir-être spirituel que nous n’en finissons pas d’apprendre, de recevoir.

Encore faut-il que nous reconnaissions tous les signes de vie, de bonheurs, de richesses, qui naissent et grandissent en ce temps que nous aimons malgré toutes ses ombres. Le moissonneur travaille.

L’engagement de la Vie Religieuse, et son propos théologique, ce serait de se tenir, attentive, active, inventive, auprès de l’homme et de son Dieu. Ainsi, il se pourrait que la question qui nous a fait prendre un jour le pas de Dieu en son Fils, puisse être accueillie par nos contemporains.

Notre bonheur est qu’ils puissent découvrir en leur propre vie, pour leur joie, cette unique invitation : « Et toi, que dis-tu que je suis ? pour toi, qui suis-je ? »

Sœur Véronique Margron est entrée en 1980 chez les Dominicaines de la Présentation de Tours qui lui confièrent un ministère auprès de jeunes délinquants (jusqu’en 1985) puis, pendant 6-7 ans, auprès des étudiants de l’Université de Tours. Elle fut maîtresse des novices pour la Province de France pendant 6 ans. Elle étudie la théologie morale (thèse de doctorat en cours) à l’Institut Catholique de Paris (I.C.P.) tout en professant déjà cette discipline à la faculté de théologie de l’Ouest (U.C.O. - Angers) et à l’I.C.P. Elle est membre de l’Association des Théologiens pour l’Étude de la Morale (R.E.T.M.) et fait partie du Comité de réaction du Supplément (R.E.T.M.) ainsi que de celui de La Vie Spirituelle. Tous ces engagements s’articulent autour de cette nécessité : « Faire se rencontrer la Parole de Dieu et les paroles des hommes. (...) que le « vivre à la suite du Christ » puisse faire signe dans la vie de nos contemporains, y compris non chrétiens. Entendre au plus près les questions, souffrances, attentes des contemporains, de tel ou tel milieu afin de tenter de leur faire pressentir comment la vie évangélique peut prendre sens dans leur situation... »

[1Texte rédigé à la suite de l’Assemblée générale de la Conférence des Supérieures Majeures en novembre 1996. Son thème était « Du neuf qui déjà bourgeonne » (Is 43, 19). Ce texte à été publié dans la Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 208, mars 1999, p. 21-36. Nous remercions l’auteur d’avoir obtenu à notre intention la permission de le reproduire ici. Il faut de plus souligner l’intérêt tout particulier de ce numéro de la R.E.T.M. où un dossier complet intitulé : « Figures de la solitude pour Dieu » était proposé avec des articles de Xavier Thévenot, s.d.b., « Figures de la solitude dans la vie apostolique », de Véronique Margron, o.p., reproduit ici, de François-Dominique Charles, o.p., « Moniales dans une société en mutation », et Christophe Boureux, o.p., « Prolégomènes aux discours sur la vie consacrée ».

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