Rayonner
Dominique Nothomb, m.afr.
N°2000-3 • Mai 2000
| P. 156-162 |
Comment témoigner authentiquement de l’Évangile ? Question qui traverse toute vie chrétienne et forcément toute vie religieuse et, bien plus encore, lorsque l’existence chrétienne, sous toutes ses formes, se trouve en situation « missionnaire ». Les quelques pages de notre fidèle collaborateur n’épuisent pas le sujet. Leur sagesse ouvre au dialogue...
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Inquiétudes
Un missionnaire de mes amis me confia ses inquiétudes. « Nous voulons annoncer l’Évangile, me dit-il, mais nous le trahissons. Nous vivons à part. Nous ne partageons pas la vie des gens. Certes, notre maison est au milieu du village. Nous rencontrons les gens et ils nous rencontrent. Mais notre vie est trop différente de la leur. Nous ne vivons pas comme eux. Nous vivons “pour eux”, certes, et un peu avec eux, oui encore, mais finalement si peu. » D’une certaine façon nos vœux de religion, et surtout notre vie commune, nous en empêchent. Comment en sortir ?
Jean-Baptiste et Jésus
Deux vocations différentes, mais tous deux envoyés par le même Dieu pour la venue du même Royaume de Dieu parmi les hommes.
Jean-Baptiste a opté pour la séparation, la différence. Il vit dans le désert, et non dans les villages. Il a rompu avec le monde. Il a d’ailleurs renoncé à la fonction sacerdotale qui aurait dû lui échoir comme à son père Zacharie. Il est habillé autrement que les gens ordinaires. Sa nourriture n’est pas la leur. « Il ne mange ni ne boit » comme le commun des mortels. Mais au moment voulu par Dieu, il sort de son isolement et il exerce le ministère de la parole. Parfois avec des accents durs, accablants, sévères. Parfois avec une étrange tendresse, comme lorsqu’il parle de l’Époux, de sa joie d’être son ami, et de pouvoir diminuer pour que lui puisse croître. Il est écouté, et beaucoup se convertissent. Mais tout se termine par le drame d’une mort insensée.
Jésus a opté pour l’insertion. À Nazareth, il vit comme tous les gens du village. Habillement, logement, nourriture, travail, loisirs, vie religieuse, tout est ordinaire. Durant sa vie publique, « il mange et il boit » comme tout le monde. Lui aussi, au moment voulu, il exerce le ministère de la parole. Au début, avec un succès surprenant. « Personne n’a parlé comme cet homme ». Puis, petit à petit les auditeurs du début se sont retirés. Et tout s’est terminé par un échec retentissant. Apparemment.
Rayonnement
L’un et l’autre, à un moment donné, ont rayonné. Un message est passé. Des cœurs ont été bouleversés. Plusieurs ont changé de vie. Ils ont cru. Ils se sont donnés. Avec Jean-Baptiste déjà, avec Jésus surtout, le Royaume de Dieu est venu. Dans la suite, il n’a plus quitté le monde des hommes. Certes, à travers des crises, parfois tragiques, comme le samedi-saint où Marie et les saintes femmes furent les seules encore à y croire. Puis l’Esprit Saint est venu et le Royaume de Dieu a repris sa croissance que plus rien n’arrêtera malgré les éclipses apparentes.
Ce qui compte, c’est le rayonnement. Et Jean-Baptiste, et Jésus étaient pour cela nécessaires. Pas l’un sans l’autre. La rupture ou l’insertion sont des moyens. Être séparé ou être avec, sont des chemins, des options qui répondent à un appel différent pour chacun. Le but, c’est le rayonnement. Que la Lumière de Dieu brille dans les cœurs. Et que l’Amour de Dieu soit aimé.
Intermèdes
Je recopie ici, en le traduisant du néerlandais, un fait de vie lu, il y a bien longtemps, dans une revue missionnaire du siècle passé.
Dans notre petite ville [quelque part en Chine] il y avait deux prêtres missionnaires. L’un d’eux connaissait parfaitement la langue chinoise et s’ingéniait à le montrer dans ses sermons, bourrés de citations de nos auteurs. (...) Il faisait de beaux sermons, et nous nous plaisions à admirer la correction de son langage. Mais finalement, son éloquence nous lassait parce que, au fond, il n’avait rien de nouveau à nous dire.
L’autre prêtre parlait mal le chinois. (...) Mais il avait beaucoup à nous dire, que nous ne lisions pas dans nos journaux et que nos auteurs n’avaient jamais écrit. Surtout, il aimait ce qu’il disait et c’était son cœur qui parlait plus que ses lèvres. Ou plutôt, il nous parlait avec émotion de Quelqu’un qu’il aimait beaucoup, et cela nous touchait profondément. Aussi étions-nous très contents lorsque c’était son tour défaire le sermon. Et, au fond, bien qu’il connût notre langue beaucoup moins bien que l’autre prêtre, nous avions l’impression qu’il aimait les Chinois plus que lui.
Une insertion réussie mais sans rayonnement est une fausse piste. Une insertion mal réussie mais avec un rayonnement fait venir le Royaume de Dieu.
J’évoque encore deux souvenirs.
Dans un pays d’Afrique, que je ne nommerai pas, se cache un religieux prêtre assez original. Il connaît parfaitement la langue et l’histoire de la région. Il vit hors de toute communauté religieuse, mais dans une famille non-chrétienne d’un village. Il va cultiver avec eux. Il n’exerce aucun ministère pastoral pour les chrétiens des environs. (...) Grand étonnement de ces chrétiens qui n’y comprennent rien. Comme l’évêque et le supérieur religieux approuvent, il n’y a rien à y redire. Mais quel rayonnement ? Mystère. Apparemment, nul. Mais qui sait ?
Dans un autre pays d’Afrique, on vénère encore la tombe d’un vieux missionnaire qui vivait comme un pauvre non loin de l’église de la cité, avec un confrère qui partageait son genre de vie. Il priait beaucoup, écoutait d’innombrables confessions, il parlait de Dieu avec douceur mais avec feu. À sa mort, le chef du district a dit, approuvé par tous : « Le Père X. ne nous a donné ni école, ni dispensaire, c’est vrai. Mais il nous a donné Dieu. Et c’est mieux ainsi ».
Ici, le rayonnement était incontestable et incontesté.
La vie religieuse
En principe, la vocation chrétienne séculière (laïque ou sacerdotale) va dans le sens de l’insertion. La vocation chrétienne monastique, et même « consacrée » (religieuse) comporte des éléments de rupture, de séparation. Les vœux de religion séparent. C’est être différent. C’est un genre de vie de contre-culture. La vie commune également, sépare. Elle n’est basée ni sur le sang, ni sur l’ethnie, ni sur le choix mutuel. Elle empêche souvent une vraie insertion dans le milieu ambiant. Elle exige une certaine « clôture », donc une forme d’exclusion.
Mais finalement, le but, c’est le rayonnement. La fécondité spirituelle : faire advenir le Royaume. Comment la vie religieuse peut-elle l’assurer ?
Deux sortes de rayonnement
Il y a le rayonnement perceptible. Les gens accueillent le message, ils écoutent, ils sont touchés, ils changent leurs vies, ils prient, se rassemblent, observent les commandements, pratiquent la charité. Du moins, pour un temps, celui de la première ferveur. Ce rayonnement est bon. Mais il est ambigu. Jésus, sur qui les gens se pressaient, et qui fut acclamé, le savait bien. Qu’est devenue devant Pilate la foule enthousiaste de l’entrée triomphale à Jérusalem ?
Il y a aussi le rayonnement imperceptible. C’est celui que produit l’Esprit Saint qui, répandu sur toute chair, investit les âmes, découvre la brèche par où pénétrer et qui, avec une extrême discrétion, y introduit sa lumière, son onction et son feu. Comme il s’agit ici du Royaume de Dieu, si ce travail secret de l’Esprit ne passe pas, rien n’est authentique, rien n’est durable.
L’insertion toujours nécessaire
Toutefois, un minimum d’insertion est indispensable. Si la séparation est totale, se produit un phénomène de rejet ou de refus. Des traits d’union, des ponts, des courroies de transmission et de communication visibles, audibles, tangibles créent des liens, des sympathies, un climat de confiance, d’attention et d’écoute. L’amabilité, le sourire, mais aussi le langage, celui des paroles, donc l’usage le meilleur possible de la langue locale, et celui des gestes, des visites, des services au ras du sol. Un certain partage des biens. Une certaine ouverture. La proximité aux événements qui touchent les voisins. Plus ces liens sont nombreux et quotidiens, plus le rayonnement perceptible sera possible et intense. Si les portes sont toujours fermées, si un chien méchant écarte les visiteurs, si le couvent est grillagé comme une prison... le rayonnement risque d’être nul.
« Entende qui a des oreilles pour entendre » (Lc 8, 8)
L’Esprit agirait en vain si aucun cœur n’était en place pour accueillir sa grâce. Mais l’hypothèse est exclue. Le Verbe éclaire tout homme, venant dans le monde. L’Esprit Saint est répandu sur toute chair. Dans le cœur de nos voisins, il travaille, incognito, car « il ne dort ni ne sommeille le Gardien d’Israël ». Mais souvent, c’est « de nuit ». Faisons confiance. Il y a des « écoutants » et des bien-entendants. Qui ? Où ? À quel moment ? Dieu seul le sait. Nous ne les connaîtrons que dans l’Au-delà. Parfois cependant, une petite lumière visible nous apparaît. Mais le plus souvent, nous ne percevons que l’indifférence apparente.
« Le Seigneur parle, qui ne prophétiserait ? » (Am 3,8)
Nous voici revenus à nous-mêmes, missionnaires-religieux.
L’Esprit qui procède du Père et qui repose sur Jésus, repose aussi sur nous qui lui appartenons entièrement. Il habite en nos cœurs. Il agit. Tout aussi mystérieusement en nous que dans le cœur des autres. Mais nous avons cependant le privilège d’en avoir (peut-être) une conscience plus vive. Donc (peut-être) un souci plus prononcé et plus constant de docilité à son action. Le Saint-Esprit est le premier protagoniste de la Mission, enseigne le Pape Jean-Paul II dans Redemptoris Missio.
Il agit en nous à trois niveaux
Avant tout, au niveau invisible des « âmes », ce sanctuaire secret de chacun, là où Dieu seul a accès. C’est le niveau sur lequel s’était branchée Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, proclamée Docteur de l’Église un « dimanche des missions ». C’est le niveau de l’amour théologal, domaine où le Saint-Esprit est le seul vrai Maître. Ici, tout l’appareil de la vie religieuse : vœux, vie commune, temps forts de prière, est mis à contribution, car il n’a qu’un seul but : libérer l’Amour de Dieu, le soutenir, l’entretenir. Possédé par l’Esprit de Jésus, le religieux est (devrait être) un homme de feu. Et le feu rayonne toujours. « Tu m’as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire... (Ta parole est) dans mon cœur comme un feu dévorant... » (Jr 20, 9).
Le second niveau est celui de la manifestation extérieure de l’option religieuse inspirée par l’Esprit : la différence. Parce qu’il ne vit pas comme les autres, le consacré éveille l’attention, peut-être l’étonnement. À condition cependant de ne pas « choquer [1] ».
La différence inspirée par l’Esprit de Dieu consiste à préférer la sobriété, la douceur, la chasteté, la modestie, la patience, le souci des pauvres, l’effacement de soi devant le bien commun, la recherche de la paix... à leurs contraires si prisés par le monde. La vie consacrée entretient cette différence et nous aide beaucoup à la cultiver. Elle invite les témoins à être attentifs à l’Esprit.
Enfin, le troisième niveau est celui des services de charité dont parle Vita consecrata dans sa troisième partie. La compassion envers ceux qui souffrent, le ministère de la parole sous toutes ses formes, et pour les prêtres la célébration des sacrements et surtout de l’eucharistie, sont les plus hauts services. Tous ces services aident ceux qui nous voient vivre à deviner qu’il y a quelque part un amour plus beau et un « étrange bonheur » qui pourraient leur être accordés s’ils ouvraient leur cœur au langage et au feu de l’Esprit.
Quand l’amour rencontre l’amour
Alors se produit ce qui s’est passé lors du mystère de la visitation, cet autre paradigme de la vie consacrée (Vita consecrata, 111). Jésus, porté et caché en Marie conduite par le Saint-Esprit, communique par elle ce même Esprit d’amour à Jean-Baptiste porté et caché en Élisabeth, elle-même inspirée par ce même Esprit de lumière et de sainteté. C’est le vrai rayonnement. À la fois perceptible et imperceptible. Peut-être que des femmes y réussissent mieux que d’autres.
Quand cela se passe ainsi, l’évangile est annoncé, il n’est pas trahi. Le Royaume de Dieu est là. L’amour de Dieu est reçu et aimé. Jean-Baptiste et Jésus se préparent déjà à leur mission future, différente pour l’un et pour l’autre.
Tel missionnaire, tel religieux sera davantage attiré par la manière de Jean, tel autre par celle de Jésus. Mais le but, c’est le rayonnement. Tous deux rayonneront dans la mesure où le Saint-Esprit remplira leurs cœurs et guidera leurs choix. Il n’y a plus, ni pour l’un, ni pour l’autre, à être inquiet.
Dominique Nothomb, Belge, prêtre dans la société des Missionnaires d’Afrique depuis 1948, missionnaire au Rwanda de 1956 à 1977, au Tchad depuis 1978 jusqu’à ce jour. Auteur de nombreux articles et de quelques livres dont Un humanisme africain, Oui, Père (sur la prière), Comme un trésor caché (sur la pauvreté évangélique), L’enseignement de Charles Lavigerie, Un oui total à Dieu (sur la vie religieuse en Afrique), et récemment Car tu es mon Père : Paroles de bonheur.
[1] Il y a cinquante ans, un petit livre d’un auteur religieux à la mode de l’époque, était intitulé Pour un christianisme de choc. L’idée était bonne, mais l’expression n’était pas heureuse. « Choquer » provoque une réaction de rejet, de mépris ou de moquerie inutile. Une différence qui blesse parce qu’elle « choque » ne favorise pas le rayonnement de l’amour.