Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Avoir ou être ?... To be or not to be ?...

Récit de la rencontre

Xavier Griffé, s.j.

N°2000-2 Mars 2000

| P. 117-130 |

Année jubilaire. Remise des dettes. Terre et hommes « au repos » sabbatique... N’est-il pas indiqué de méditer encore à neuf la rencontre d’un jeune homme riche et d’un Maître pauvre et chercher comment se situer au carrefour de deux dérives possibles. Comment ne pas être pélagien, ni pharisien... Débat intérieur qui nous conduit aux racines de notre être et commande notre agir.

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Et voici qu’un homme s’approcha de lui et lui dit : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » Jésus lui dit : « Pourquoi m’interroges-tu sur le bon ? Unique est celui qui est bon. Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements. – Lesquels ? », lui dit-il ? Jésus répondit : « Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de faux témoignage. Honore ton père et ta mère. Enfin : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Le jeune homme lui dit : « Tout cela, je l’ai gardé. Que me manque-t-il encore ? » Jésus lui dit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les deux. Puis, viens, suis-moi ! » À cette parole, le jeune homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens (Mt 19, 16-22 et Lc 18,18-23).

Pélage, ce contemporain...

De l’histoire de l’Église, il faut retenir, parmi d’autres, le nom d’un homme dont les idées figurent en bonne place dans la liste de celles qui justifièrent de très nettes mises au point : Pélage. À en croire l’histoire, c’était une force de la nature, aussi encombrante par son physique que par les idées qu’il propageait. L’Église a condamné ses idées : c’est heureux. Il reste le symbole non seulement d’une hérésie des premiers siècles de l’Église mais d’une attitude qui plonge ses racines dans le cœur de tout homme. L’erreur du pélagianisme est regrettable mais peut-être invite-t-elle, de nos jours encore, à prendre conscience de l’ivraie qui peut se développer dans tous les champs, celui de l’Église et celui du cœur de tout homme.

Que prétendait Pélage ? Que l’homme, sans le secours de la grâce divine, peut atteindre Dieu par ses propres forces. Il a fallu qu’il le proclame pour que soit affirmé explicitement en réaction, que Dieu a l’initiative en tout. Encore faudrait-il que nous ne nous contentions ni de condamner Pélage ni de réaffirmer, parce que cela convient, que Dieu est la Cause Première  ; encore faudrait-il que nous essayions de reconnaître à Dieu la primauté, la priorité dans la vie en général et dans notre vie personnelle en particulier. Il n’est pas simple de « vivre » que Dieu est à l’origine de tout dans notre vie et de percevoir que la réponse que nous y faisons nous situe soit dans son amitié, soit dans notre isolement. À celui qui en doute, conseillons-lui d’essayer et il verra le résultat...

Le pélagien en nous ne peut espérer vivre pleinement dès le moment où il décide de construire sa vie par lui-même et à partir de lui-même et sans accepter qu’il la reçoit. Il ne peut se réaliser pour le même motif. Nous en sommes tous là et la plupart de nos échecs ont là leur origine : ils sont nécessaires pour nous apprendre à réorienter notre vie dans le chemin pour lequel elle est faite.

Qu’est-ce que vivre ? Cela reste pour l’homme la question fondamentale dont la réponse éclairera toutes les autres, comme un théorème donne leur solution aux corollaires. Nous aurons à y revenir, mais cela doit être quelque chose comme ceci : « S’accepter soi et les autres comme voulus par Dieu pour retourner à Dieu. » Tant que nous continuerons à penser Dieu mais à en faire abstraction dans la conduite de notre vie ; tant que, en pensées ou en actions, nous imposerons notre propre régence sur notre vie, nous pourrons faire de la théorie sans fin mais elle ne contentera ni Dieu, ni les autres, ni nous-mêmes. Nous pourrons même inventer des « recettes » mais, fort heureusement, elles nous décevront à brève échéance !

Qu’est-ce que vivre ? Qu’importe, question stupide, diront certains : ce qu’il faut, c’est « vivre ». Mettons-nous d’accord. Sans doute est-il vain d’inventer des solutions et d’espérer ensuite s’y référer : ce serait faux. Mais il nous faut cependant prendre conscience de ce que nous faisons, de ce que nous vivons ; si Dieu a donné l’intelligence aux hommes c’est pour qu’ils s’en servent sinon, il aurait inventé des robots. Et d’ailleurs que serait « vivre pauvrement » si nous ne savons pas ce qu’est « vivre ». À moins que ce ne soit deux synonymes ? C’est ce qu’il nous faudra éclairer !

Dame Pauvreté, cette inconnue...

Que penser de la pauvreté, ce sera l’essai de cette réflexion, mais laissons provisoirement la question ; l’aborder de front nous contraindrait peut-être à avouer notre ignorance. « Être pauvre » ne nous est souvent pas plus directement intelligible que bien d’autres valeurs toutes aussi importantes : « être pauvre », « aimer », « travailler », etc., autant de terrains sur lesquels nous tâtonnons, cherchant des solutions ! Il nous arrive parfois, comme l’homme égaré le soir en forêt, de percevoir une lueur qui éclaire la piste pour un instant, mais arrivés au terme du sentier, ce que nous découvrons ne nous satisfait pas encore ; et le semblant de consistance auquel nous aboutissons est juste suffisant pour stimuler notre effort et nous rappeler que le terme est plus loin et tout autre. Voilà où nous en sommes : la pauvreté ne nous est pas totalement étrangère car nous en vivons partiellement, mais nous ne savons pas ce qu’elle est. Nous ne le saurons jamais parfaitement, pas plus que nous ne saurons jamais vraiment ce qu’est aimer, travailler, prier, etc. Deux raisons semblent s’imposer pour justifier cette limite.

Tout d’abord, ces valeurs que l’homme veut contempler sont trop liées à sa propre vie pour qu’il puisse s’en dégager totalement et les analyser objectivement. Y arriverait-il même qu’il n’aurait probablement pas le courage de les assumer pleinement et d’y adhérer réellement.

De plus, cet idéal, depuis que le Christ l’a accompli en Lui, a acquis une dimension de plénitude qui nous échappera toujours, celle de Dieu. Sans doute le Christ a-t-il réorienté les valeurs humaines en nous révélant leur sens et leur vraie dimension, mais Lui seul a réalisé et « achevé » en Lui cet idéal. Lui seul aurait pu dire sans ambiguïté : « Je suis pauvre ». Il n’aurait pu le devenir davantage. Quant à nous, même motivés, nous ne pourrons jamais qu’espérer « devenir pauvres » ; ce n’est qu’au terme de notre devenir terrestre que nous pourrons contempler face à face la Vie, la Pauvreté, l’Amour personnifiés... une seule et même Personne.

Nous ne pouvions nous contenter de faire l’aveu de notre connaissance limitée en matière de pauvreté. Il nous fallait trouver un « pourquoi rassurant » de cette limite elle-même. Cette situation est inhérente à la condition de l’homme ; elle n’est pas déception mais stimulant puisque l’homme se construit sans cesse et que ses efforts le rapprochent progressivement du terme de son achèvement et de sa plénitude. Le fait que nous nous posions la question « qu’est-ce que la pauvreté » est déjà un indice de notre volonté de progrès sur l’axe de notre vie.

Gardons présent à l’esprit que la compréhension de la pauvreté, de la prière, de l’amour, du travail... nous est voilée par un écran qui nous donne de ces valeurs une vision brouillée. Cet écran n’a d’autre nom que « la vie et son sens (direction) ». Écran non-opaque car la vie ne nous est pas totalement étrangère puisque nous vivons, mais voile tout de même car c’est avec des yeux d’hommes « finis » qu’il nous faudrait percevoir « l’infini », découvrir dans le terrestre une invitation à le dépasser tout en s’y appuyant, percevant le naturel comme un tremplin vers le surnaturel.

Qu’est-ce que la pauvreté ? Trop souvent nous cherchons des solutions rapides, nous construisons en hâte de magnifiques édifices mais sur un sol mouvant. Et la plupart de nos questions sont en quelque sorte de fausses questions ou du moins des questions pour lesquelles il n’y aura jamais de vraies réponses, parce que la base n’est pas assurée. Négligeant cet effort ardu de retrouver un fondement stable, on s’imagine être satisfait par des recettes qui tôt ou tard nous déçoivent, et c’est heureux !

Pauvres pauvretés !...

La pauvreté du pélagien

N’avons-nous pas pris l’habitude de considérer la pauvreté au niveau de « l’avoir » ? On s’interroge : au nom de la pauvreté, puis-je posséder tel bien ou faudrait-il m’en débarrasser ? On se rassure de porter le témoignage de la pauvreté parce que l’on ne possède qu’une quatre places « alors que nos moyens financiers nous autoriseraient à rouler dans une six places » ; on précise même pour se justifier que l’on a versé la différence du prix d’achat en assistance aux pays en voie de développement. Inconsciemment on se persuade que l’on est pauvre parce que l’on n’a pas en sa possession tel bien légitime. Le novice en philosophie qui décline ses premiers syllogismes découvre sans peine le vice de pareil argument :

Je pourrais avoir une voiture.
Or je n’en ai pas.
Donc je suis pauvre.

Mais de prémisses particulières, on ne peut conclure à l’universel ! N’est-ce pas cependant la manière habituelle dont nous construisons nos syllogismes en matière de pauvreté !

Ne pas avoir, ne pas posséder de biens légitimes fait sans doute partie de la vie du pauvre : ce sont là ses insignes ! Mais ne nous y trompons pas : ces signes eux-mêmes peuvent n’être que de simples copies d’une prétendue pauvreté dont nous nous servons pour nous valoriser ou nous mettre à l’abri ; et l’on sait la valeur d’une décalcomanie par rapport au tableau du maître ! Aurons-nous seulement l’honnêteté de nous dire à nous-mêmes : nous avons des attitudes de pauvre, mais nous ne sommes pas pauvres ? Tout effort, toute ascèse pour acquérir la pauvreté ne se situe-t-elle pas encore dans la ligne de « l’avoir » ? Cet effort demeure une possession en creux - mais possession quand même-, fruit d’une décision qui plonge probablement une partie de ses racines dans notre volontarisme, suçant sa sève au pélagianisme que nous entretenons.

Ce n’est pas être pauvre que de décider soi-même de se priver de vin et de boire de l’eau. C’est peut-être copier dans ma vie de riche un acte de miséreux mais ce n’est pas « être pauvre » pour autant. Sans doute ne faut-il pas négliger cet effort de réserve, mais l’idéal de pauvreté n’est pas d’engendrer une « habitude » mais une « attitude ». L’homme qui fait un banquet dans l’attitude de « reconnaissance » (connaître Dieu comme présent déjà là avant lui) est peut-être plus pauvre ! Le Christ des Béatitudes (« Bienheureux les pauvres ») est aussi le Christ de Cana (Jn 2,1-12) qui change l’eau en vin et le Christ du « festin » chez Lévi (Mc 2,13-17).

La pauvreté du pharisien

Aux antipodes de cette pauvreté « matérielle » qui, comme recette, finit par décevoir on se rejette sur la pauvreté « spirituelle ». Pauvreté en esprit non « quantifiable », toujours difficile à contrôler, et qui peut constituer un excellent alibi : « J’use des biens de ce monde mais ils ne m’appartiennent pas..., je roule en voiture par nécessité mais sans la posséder... » ! Fallacieux prétexte qui, au nom du service d’autrui ou de la fonction que l’on exerce, autorise, dans une apparente bonne conscience, à mener une vie de... pantouflard pauvre.

La pauvreté en esprit mal comprise ne peut-elle illustrer les attitudes du pharisaïsme contre lesquelles Jésus-Christ s’est tellement insurgé ? Sépulcres blanchis (Mt 23, 27) ! Qu’importe que nous ne soyons pas propriétaires si nous disposons de l’usufruit ; qu’importe que nous ne possédions pas le capital si les revenus nous sont garantis ! Cette caricature de la pauvreté en esprit fait plus de ravage qu’on ne le pense ; ne nous a-t-elle pas contaminés ? Oserions-nous dire que nous ne méritons pas le reproche du Christ : « Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font » (Mt 23, 3) ?

Ne nous leurrons donc pas : privation matérielle et réflexion spirituelle sur la pauvreté sont capables de voiler, sous des dehors apparents d’austérité ou de déclarations justificatives, une incroyable richesse, celle du pélagien qui a décidé de conquérir la pauvreté ou celle du pharisien qui invente principes et théories pour cacher la déchéance de son état.

Mentalités pélagienne et pharisienne doivent disparaître de notre vie : continuer d’obéir à leurs dominations c’est opter pour notre propre limitation, nous cantonner dans la ligne de « l’avoir » alors qu’en nous résonne l’appel de « l’être », refuser de croître pour stagner délibérément dans un état d’apparente mais fallacieuse satisfaction !

Le riche peut-il être pauvre ? Le pauvre peut-il être riche ?

Avoir ou être ?

Tout autre est le message de l’Évangile mais son apparente exigence peut nous sembler une contrainte faite davantage pour nous contrarier que pour nous épanouir : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende » (Mt 11, 15) mais son enseignement nous est difficile. Le pharisien en nous préfère fermer l’oreille à la vérité de l’Évangile plutôt que de se voir bousculé dans ses habitudes, même si ce déchirement est la porte d’accès qui conduit à notre épanouissement.

Il est dur de quitter le plan de « l’avoir » pour déboucher sur celui de « l’être » et l’on voudrait tant goûter les joies éternelles du second sans rien perdre des plaisirs éphémères du premier. Mais ce mariage est contradictoire : « Qui n’est pas avec moi est contre moi et qui n’amasse pas avec moi dissipe » (Lc 11, 13). C’est tout ou rien. Impossible de composer les plans et de jouer les grands seigneurs dans le décor de Bethléem.

Ardu est l’Évangile et son apprentissage se fait sous le signe du déchirement. La lutte sera dure et pénible pour tous. Le Christ le sait pour l’avoir éprouvé lui-même : « S’il est possible, que ce calice passe loin de moi » (Mt 26, 39). Et cependant, impossible de ressusciter sans d’abord mourir, impossible « d’être » sans quitter « l’avoir » : tel est le message de l’Évangile !

Le jeune homme riche (Mt 19, 16-22) (Les passages en italiques sont issus du grec)

« Maître, que dois-je faire de bon pour posséder (ina sko) la vie éternelle ? » La grande tentation ! Nous en sommes tellement pétris que même la vie éternelle on voudrait la posséder, la conquérir, l’arracher de force et la cultiver dans notre « avoir ». Décidément le pélagien existait avant Pélage et n’est pas mort avec lui ! Et le Maître de répondre : « ... si tu veux entrer (ei theleis eiseltein) dans la vie, observe les commandements ».

La réponse est à un autre plan : non pas posséder la vie éternelle mais entrer dans la vie, mais vivre. Exégèse facile, jeu de mots ? Non, deux perspectives ; que veux-tu « avoir » ou « être » ? Choisis !

Si tu veux entrer dans la vie il te faut passer du plan de « l’avoir » à celui de « l’être où je suis » car « Je suis celui qui suis (Ex 3, 14) » ! Pour passer de l’un à l’autre, pour entrer dans la vie (ce n’est pas encore vivre pleinement...), observe les commandements ; ce sont les points de référence, les balises qui jalonnent la voie et assurent l’entrée dans la vie.

« Tout cela, reprit le jeune homme, je l’ai gardé (tauta panta ephulaxa) ; que me manque-t-il encore ? (ti eti ustero) ». Je l’ai gardé... Décidément, il est difficile de s’arracher au niveau de l’avoir et l’on ne conçoit guère qu’il puisse exister un autre ordre : que me manque-t-il encore, que me faut-il posséder de plus ? La réponse du Maître nous situe à un tout autre plan : « Si tu veux être achevé (teleios einaî), va, vends ce que tu possèdes... » Si tu veux être parfait, achevé, accompli - plus simplement : si tu veux être-, vends ce que tu possèdes, quitte l’ordre de l’avoir, entre dans celui de l’être ! « ... donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux (exeis têsaurov en ouranois). »

Le jeune homme ne comprend pas la perspective à laquelle le Maître veut l’éveiller. Le Maître réalise la mentalité engluée de son auditeur, il comprend que celui-ci ne perçoit pas l’ouverture de cette nouvelle dimension de vie vers laquelle il souhaite le conduire et, pour lui en faciliter la compréhension, Il reprend le seul vocabulaire que le jeune homme comprend : « Tu auras un trésor dans les cieux. » Tu auras un trésor (le plan de l’avoir), mais... dans les cieux (le plan de l’être). C’est là la résorption de l’antinomie entre « avoir » et « être ». Tu peux, sans risque de limiter ton épanouissement, posséder toutes les richesses matérielles, psychologiques, spirituelles, affectives, intellectuelles... pour autant que tu les possèdes dès maintenant dans les deux, en valeur de service. Si tu es vraiment soucieux d’être, il n’y a aucun danger à avoir ! D’ailleurs, dès ce moment, tu découvriras la futilité d’un avoir qui dépasse le « nécessaire pour vivre » ! À quoi d’ailleurs te servira-t-il quand tu quitteras cette terre ?

La conclusion de ce dialogue entre le jeune homme et le Maître n’est pas surprenante. « Le jeune homme s’en alla tout triste car il avait de grands biens », lit-on dans la traduction française très imparfaite. Le grec dit : « ên gar ekon xtêmata polla » ; le latin : « Erat possidens » ; soit, en mauvais français : « il était possédant... ». Non seulement il avait de la fortune, mais lui, sa vie, son caractère, son tempérament, son idéal, bref tout lui-même restait prisonnier de « l’avoir » jusqu’à se voir bouché l’horizon de « l’être », il y avait en lui confusion entre « avoir » et « être » : il s’en alla tout triste car il possédait de grands biens et... il en était possédé !

Tel est le message de l’Évangile : pas de pharisaïsme, cet esprit retors qui prétend être justifié par l’accomplissement de gestes extérieurs (l’avoir) sans engagement de la personne (être) ; pas de pélagianisme non plus car le passage progressif de l’avoir à l’être n’est pas le fruit d’une décision de l’homme mais une réponse à l’initiative du Maître qui propose : « Si tu veux... ! »

Ce combat intérieur qui se déroule dans le cœur du jeune homme riche n’est-il pas le film, présenté en une seule séquence, du déroulement de la vie de tout homme ? Nous voulons « avoir » tandis qu’il nous est proposé « d’être ». Cette progression dans notre devenir se déroule en suivant un axe ascensionnel sur lequel nous cheminons, de palier en palier, vers le « mieux être ». L’important est de pouvoir se situer sur cet axe, de faire le bilan des possessions futiles qu’il nous reste à vendre, convaincus que nous sommes toujours à un point de départ où se fait entendre l’invitation à passer de la quantité à la qualité : « Si tu veux... » !

Être pauvre ou être ?

Que penser de la pauvreté ? N’est-ce pas dès lors une question secondaire ? La réponse que chacun en donnerait ne décevrait-elle pas toujours autrui car il n’y a pas deux personnes identiques et la réponse de l’une ne pourra jamais satisfaire pleinement l’autre. En y répondant, on ne ferait que projeter - pour autant que nous soyons suffisamment perspicaces et lucides sur nous-mêmes - le palier où nous sommes temporairement accrochés, espérant ne pas y rester fixés trop longtemps. Mais cette projection a en elle-même peu d’intérêt pour autrui.

« Être pauvre » ou « être » sont en quelque sorte deux états synonymes. Nous les retrouvons à l’état de perfection dans la personne du Christ. Ils figurent chez l’homme à des niveaux limités et différents de l’un à l’autre. Qu’importe de copier des attitudes, même si elles sont bonnes à suivre pour celui qui fait des essais. Il faudra toujours les ajuster pour qu’elles traduisent l’élan de son évolution progressive vers le « mieux être », mais chacun reste responsable de sa propre personnalité, de ce qu’il est face à lui-même, devant les autres et devant le Maître !

Quelle solution pourrait alors mettre d’accord tous les hommes de bonne volonté ? L’important n’est pas de savoir ce que nous pensons de la pauvreté, de l’amour, du travail, de la prière... Ces valeurs sont capitales mais le « nous » est secondaire. L’important est de percevoir ce que le Maître en pense ; cela reste la seule vraie perspective que, pour notre épanouissement, nous sommes invités à rejoindre progressivement. Il nous faut quitter nos catégories habituelles : non pas construire à partir de nous-mêmes mais nous reconnaître à partir du Maître, reconsidérer l’histoire des hommes pour percevoir l’histoire du salut dont elle est une étape.

L’échange de vue entre le Maître et le jeune homme de l’Évangile nous a dévoilé l’axe suivant lequel peut se dérouler la vie de l’homme, le choix que tout homme est invité à faire pour définir l’orientation générale de sa vie (Que veux-tu ; « avoir » ou « être » ? Choisis !) et dont les applications lui seront proposées par les circonstances au fur et à mesure du déroulement de ses journées.

Pour celui qui choisit non seulement d’engager ses pas sur le chemin de la vie mais qui de jour en jour, se confirme dans son choix en vue de le poursuivre jusqu’au terme (teleios einaï), les questions posées - pauvreté, prière, amour, travail, etc. - sont des questions importantes, c’est évident, mais la réponse sous forme d’épanouissement personnel n’est pas à espérer « dans l’attirance de l’avoir » mais dans « l’écoute de l’appel à être ».

Quant à celui qui, déjà engagé sur le chemin de la vie (« que si tu veux entrer dans la vie »), bat la semelle sur le seuil, content de la lumière qu’inonde, à l’entrée, l’observation des normes de vie et qui ne souhaite pas avancer plus loin - attitude que le Maître ne condamne nullement même si elle n’est pas faite pour épanouir pleinement le jeune homme - ne sera-t-il pas toujours préoccupé par les questions soulevées ? C’est l’attitude de celui qui voudrait composer les joies éternelles et les plaisirs éphémères. Se poser les questions n’est peut-être qu’une invitation à nous révéler à nous-mêmes l’état où nous en sommes et l’indice d’un souhait de décoller du terrain de « l’avoir » pour donner notre adhésion au « mieux être ». La réponse à ces questions a objectivement peu d’importance ; plus essentielle est la démarche du passage à « l’être » et cela engage non seulement notre pauvreté, notre travail, notre relation à autrui, notre prière... mais notre vie elle-même dont ses démarches sont les explicitations, tout comme les fruits reflètent la qualité d’un arbre.

« Être » selon l’Évangile

Cet éclairage entre deux perspectives « avoir » et « être » ne nous a pas précisé en quoi consiste « être ». Puisque c’est l’Évangile qui a conduit notre recherche, c’est à lui aussi de nous livrer la réponse, s’il veut être crédible.

Si le jeune homme n’avait interrompu le dialogue, sans doute aurait-il interrogé : « Maître, que veut dire : « être (teleios einaï) » ? Et le Maître aurait peut-être répondu : « Regarde : Je suis celui qui suis », actualisant ainsi en Lui le verset du livre de l’Exode (3, 14).

Les termes « Christ », « Maître », « Seigneur » sont bien ici synonymes de « être ». Il n’y a pas à s’y tromper et, sans rien enlever à sa réalité de mystère, c’est bien cela qu’il nous est proposé de réaliser. Saint Paul l’avait compris, lui qui osait affirmer : « Pour moi, vivre c’est le Christ (Ph 1, 21) », et encore « Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi (Ga 2, 20) ».

Point n’est question de jouer sur les mots, mais les expressions que nous employons pour caractériser nos relations d’homme à Dieu sont révélatrices de notre attitude fondamentale.

Le pélagien en nous nous invite à « mettre Dieu au centre de notre vie » et, se fiant à son propre effort, il s’appliquera à respecter le code des commandements. Erreur sans doute mais nécessaire et salutaire souvent, si le débutant peut reconnaître dans l’échec qui s’en suivra une invitation à remettre en question son volontarisme. Le pharisien, de son côté, nous tiraillera et nous rassurera en faisant miroiter, devant les yeux de notre vanité, l’accomplissement matériel de l’observance rituelle. Mais cette satisfaction elle-même nous dévoilera l’échec de notre rencontre avec Dieu et la suffisance de la recherche de soi-même.

Cet échec salutaire nous fera sans doute découvrir une autre dimension possible. Le « mettre Dieu au centre de notre vie » se métamorphosera doucement en un désir de « vivre avec le Christ ». Cette expression reste cependant fort imparfaite. Elle est encore un « vivre soi-même avec le Christ », un mélange d’avoir et d’être, un souhait de pouvoir allier dans notre vie terrestre les joies éternelles que l’on espère et les plaisirs ou satisfactions éphémères que nous redoutons de quitter. C’est l’attitude du jeune homme de l’Évangile ; en observant les commandements, il est déjà entré dans la vie mais il ne s’est guère hasardé au-delà du seuil. Le Maître ne l’a pas exclu de ses disciples mais... le jeune homme s’en alla tout triste !

Le Maître nous invite à mieux, Il nous propose de nous débarrasser de cette tristesse qui ternit en nous la joie de Dieu par les prétentions de l’homme. Le « vivre avec le Christ » n’est encore qu’un tremplin dont l’impulsion doit nous faire quitter le terrain de nos dernières assurances en nous-mêmes pour nous arc-bouter aux mains de Celui qui déjà se tend vers nous et nous invite à vivre comblés, à nous achever en Lui (teleios einai). Ce n’est plus seulement une invitation à « vivre avec le Christ », mais, selon l’esprit de saint Paul, à « être le Christ » : « Pour moi, vivre c’est le Christ » (Ph 1, 21). Le Christ qui est la vie : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6) pouvait, seul, donner à Paul comme à nous-mêmes cette assurance. Voilà le but auquel nous sommes conviés.

« Pour moi, vivre c’est le Christ » et le Christ répondrait sans doute à celui qui s’engage délibérément dans cette voie : « Pour moi, vivre, ce sont les hommes. » Au sommet de cet axe le long duquel nous cheminons, qui s’enfonce dans l’humanité mais dont la flèche est la Tête déjà glorifiée, les formules sont réversibles.

Le Christ, quant à Lui, se souvenait et pouvait s’appliquer à Lui seul la réponse : « Je suis celui qui suis » (Ex 3, 14), réponse faite à Moïse qui interrogeait Dieu sur la réponse qu’il apporterait aux fils d’Israël quand ceux-ci lui demandaient « quel est son nom ? »

Qu’importe alors les théories sur la pauvreté, l’essentiel reste de percevoir dans quelle mesure je puis dire que « vivre, c’est pour moi le Christ », dans quelle mesure le Maître pourrait déjà me répondre : « Et pour moi... vivre c’est toi. »

La pauvreté n’est pas une recette, elle est le fruit spontané que le ver de la satisfaction individuelle ne ronge pas. Ceux qui l’ont compris ne s’en servent pas comme d’un bien dans la ligne de « l’avoir » ; la pauvreté est, dans leur existence, l’explicitation d’une vie qui se laisse conduire par l’Esprit : « Je suis celui qui suis. »

Ceux-là font partie de la lignée des adorateurs en esprit et en vérité qui, loin de s’échapper du monde des réalités terrestres, ont dégagé leur cœur de ses entraves pour être vrai ferment du monde. Leurs œuvres comme leur personne, sans rien avoir perdu de leurs engagements dans le monde des choses et des hommes, sont, elles aussi, dans la lignée de l’Esprit. Loin de s’appliquer la violence du pélagien ou de manifester la fausse exubérance du pharisien, ils ont respecté en eux l’action de l’Esprit qui les éclaire et les fortifie sur l’axe de leur vie.

Peut-être le Maître nous invite-t-il à dresser le bilan de ce que nous avons mais aussi de ce que nous sommes, à faire l’inventaire de ce que nous possédons et qu’il nous reste à vendre ! Et quitter la route de « l’avoir » n’est-ce pas déjà s’engager sur celle de « l’être » ?

Né à Liège, Xavier Griffé entra dans la Compagnie de Jésus en 1952. Sa formation le conduisit à faire des études d’ingénieur industriel à l’Institut Gramme où il fut plus tard directeur de 1969 à 1994. En 1979, il y fonda le Centre de Recherches qu’il dirigea pendant 15 ans. Il constitua en 1994 la Fondation Stanislas Kostka qui propose à des jeunes de pays d’Europe Centrale et Orientale des bourses d’études supérieures en Belgique, à la condition qu’ils s’engagent à retourner au pays après ces études. Complémentairement, la FSK développe des programmes d’assistance humanitaire en Inde et en Haïti. Il a signé l’article « Grandeur et servitude de la profession de l’ingénieur chrétien », dans L’entreprise et l’Homme n° 2, mars-avril 1999.

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