Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Dans une ecclésiologie de communion

Joseph Famerée, s.c.j.

N°1999-4-5 Juillet 1999

| P. 250-256 |

Ce texte a été fort discuté lors de notre Conseil et soulève des questions importantes auxquelles l’apport d’autres réflexions et commentaires, voire critiques seront nécessaires. La théologie de l’Église telle qu’elle se dégage des textes de Vatican II donne lieu à des interprétations qui dans leurs conséquences situent de manière contrastée la vie consacrée dans son rapport à l’Église universelle et aux Églises particulières. Sans doute l’auteur a-t-il raison de « (...) plaider pour l’exigence simultanée d’un profond enracinement dans les Églises locales (...) », mais son plaidoyer semble le conduire, aux yeux d’une autre approche ecclésiologique où institution et constitution de l’Église seraient mieux distinguées, à une appréciation exagérément négative de Mutuae relationes, jugé trop « universaliste ». De même, si l’on concède que l’expression de « l’excellence objective de la vie consacrée » demande une exposition prudente, il semble pourtant exagéré de mettre en doute la contribution « essentielle » de la vie consacrée à la plénitude de la vie de l’Église. La vie consacrée n’est-elle que « stimulation » de facto à la sainteté évangélique ? Nous sommes donc invités, au tranchant des questions que l’auteur pose, à approfondir, dans ces questions mêmes, le rôle de l’Esprit encore trop « méconnu ».

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Le thème général de votre Conseil est « La vie consacrée et l’Église locale ». Je le fais mien très volontiers en tant qu’ecclésiologue et religieux. Je voudrais commencer par préciser les termes tels que je les entends.

I

Tout d’abord « Église locale ». Je voudrais vous proposer ici une petite théologie fondamentale de l’Église locale. Elle est bien connue depuis Vatican II. Et pourtant il me semble que cette ecclésiologie n’est pas encore suffisamment reçue dans l’Église catholique et que toutes ses implications, entre autres pour la vie consacrée, sont encore loin d’êtres dégagées.

En vous demandant pardon pour la répétition de choses connues, je vais donc m’efforcer de synthétiser la théologie catholique de l’Église locale selon le dernier concile. Celle-ci est particulièrement bien exprimée en Sacrosanctum Concilium (SC) 41 (1963), Lumen gentium (LG) 23a 26a (1964) et Christus Dominus (CD) lia (1965).

SC 41

« La principale (praecipuam) manifestation de l’Église consiste dans la participation plénière et active de tout le saint peuple (plebis) de Dieu aux mêmes célébrations liturgiques, surtout à la même Eucharistie, à une seule prière, auprès d’un seul autel (spécialement dans l’église cathédrale) où préside l’Évêque entouré de son presbyterium et de ses ministres ».

Il est intéressant qu’une telle affirmation ecclésiologique soit le fait de la constitution sur la liturgie : lex orandi, lex credendi, lieu théologique par excellence. En outre, c’est le premier document promulgué (1963) : il dit l’orientation foncière du Concile (cf. SC 1).

L’affirmation est très forte : la principale manifestation de l’Église, c’est (idéalement) toute l’Église locale diocésaine (ou du moins une partie représentative de celle-ci), en ses différentes composantes, rassemblée autour de son évêque pour la célébration commune de la Liturgie ; c’est l’Église locale diocésaine en prière, mieux en action liturgique et sacramentelle.

LG 23a

« Les Évêques sont, chacun, le principe et le fondement visibles de l’unité dans leurs Églises particulières, formées à l’image de l’Église universelle, dans lesquelles et à partir desquelles (in quibus et ex quibus) existe l’une et unique Église catholique. C’est pourquoi les Évêques représentent chacun leur Église, et, tous ensemble avec le Pape, représentent l’Église tout entière (totam) dans le lien de la paix, de l’amour et de l’unité. »

Enseignement remarquable qui ne me semble pas encore reçu dans l’Église catholique. À propos de l’Église diocésaine, le Concile hésite entre les deux qualificatifs « locale » et « particulière ». Personnellement, je préfère nettement l’appellation « locale » qui marque bien la territorialité de l’Église et évite l’idée de partie, facilement inférée de l’adjectif « particulière », comme je préfère éviter l’expression « Église universelle » pour la même raison au profit de celle « d’Église entière ». Quoi qu’il en soit des préférences de vocabulaire, le sens n’est pas ici en cause. Les Églises (diocésaines) locales ou particulières sont à l’image de l’Église entière ou universelle ; simultanément (et réciproquement), c’est dans ces Églises locales et à partir d’elles qu’existe l’une et unique Église catholique ou l’Église entière (universelle). Il n’y a donc pas d’antériorité de l’Église universelle par rapport aux Églises particulières ni de celles ici par rapport à l’Église universelle. Il existe une intériorité mutuelle ou une circumincession entre Églises particulières et Église universelle, à l’image de la Sainte Trinité, en laquelle il y a simultanéité de l’unité et de la trinité (ou diversité) : unité dans la trinité, trinité dans l’unité, unitrinité, unidiversité. Tel est le modèle et la source de l’Église : Ecclesia de Trinitate (cf. LG 2-4). C’est dans les Églises locales (concrètes, situées en un lieu), dont le type même est l’Église diocésaine en communion avec son évêque, qu’existe l’Église entière, et pas ailleurs, ni au-dessus ni en dehors ni antérieurement [1]. L’Église entière n’est rien d’autre que la communion des Églises locales ou que les Églises locales en communion les unes avec les autres, et singulièrement avec l’Église locale de Rome qui préside à cette communion et veille sur elle (le rôle de l’Église locale de Rome est donc strictement interne à cette communion interecclésiale et à son service ; pour être plus clair encore, l’Église locale de Rome n’est pas davantage Église que les autres Églises, même si elle a une responsabilité particulière, en tant qu’Église du martyre de Pierre et de Paul, pour le maintien de cette communio Ecclesiarum dans la foi et la charité. Mais cette autorité particulière ne peut s’exercer que dans le cadre d’une vraie synodalité ou collégialité ecclésiale, puisque l’unique Église n’est rien d’autre que la communion des Églises locales. Chaque Église locale est donc entièrement ou totalement Église (Église une, sainte, catholique et apostolique), même si elle n’est pas l’Église entière ou totale et doit par conséquent toujours veiller à rester en communion avec les autres Églises locales. En pratique, c’est toujours et nécessairement par une Église locale qu’on entre (simultanément) dans l’Église entière ; si on appartient à l’Église entière, ce n’est jamais de manière abstraite, mais c’est toujours en appartenant concrètement à une Église locale, située en un lieu et une culture bien déterminés (nous sommes nécessairement situés quelque part dans l’Église).

On pourrait ajouter ici un passage de LG 26a. C’est surtout par l’Eucharistie « épiscopale » que l’Église vit et grandit continuellement. « Cette Église du Christ est vraiment présente (vere adest) en tous les légitimes groupements locaux de fidèles, qui, unis à leurs pasteurs, reçoivent eux aussi, dans le Nouveau Testament, le nom d’Églises (cf. Ac 8,1 ; 14,22-23 ; 20,17, et passim). Celles-ci sont en effet sur leur territoire le Peuple nouveau appelé par Dieu, dans l’Esprit Saint ainsi que dans une grande (et pleine) assurance (cf. 1 Th 1,5). »

CD11a

Dernière citation d’un décret qui ajuste à Lumen gentium sa réflexion « sur la charge pastorale des évêques dans l’Église ». Last but not least.

« Un diocèse est une portion (portio) du Peuple de Dieu, qui est confiée à un Évêque pour qu’il en soit le pasteur (pascenda) avec la coopération de (son) presbyterium : ainsi le diocèse, uni (adhaerens) à son pasteur et par lui rassemblé dans l’Esprit Saint grâce à (per) l’Évangile et à l’Eucharistie, constitue une Église particulière, en laquelle est vraiment présente (vere inest) et agissante (operatur) l’Église du Christ, Une, Sainte, Catholique et Apostolique. »

Définition des éléments constitutifs (fondamentaux) de l’Église locale, et par le fait même de l’Église du Christ dans son ensemble : Esprit Saint, Peuple de Dieu, Évangile, Eucharistie, ministère pastoral (ordre d’importance à mes yeux, la séquence textuelle étant : Peuple de Dieu diocésain, pasteur, Évangile, Eucharistie, Esprit Saint, celui-ci étant bien sûr à l’origine de l’Église et lui étant présent en permanence (in). Tous les éléments sont simultanés et imbriqués mutuellement, même si certains sont premiers par rapport à d’autres, sans que ceux-ci deviennent secondaires pour autant. On pressent déjà toutes les implications qu’on peut en tirer pour une théologie de la vie consacrée et sa situation dans l’Église locale. Venons-en précisément à la vie consacrée et définissons-la.

II

La « vie consacrée » est multiple : vie monastique ; ordre des vierges, ermites et veuves ; instituts totalement consacrés à la contemplation ; vie religieuse apostolique ; instituts séculiers, sociétés de vie apostolique ; nouvelles expressions de la vie consacrée (cf. Vita consecrata, 5-12). Pour simplifier les choses, je parlerai plus particulièrement de la vie religieuse, qui me paraît être le type même de la vie consacrée au Dieu trinitaire par la profession des trois « conseils évangéliques ». Selon Vatican II, les religieux et religieuses sont des hommes et des femmes qui ont reçu « le don précieux de la grâce divine » de « se consacrer (se devoveant) plus facilement d’un cœur sans partage (facilius indiviso corde) à Dieu seul dans la virginité ou le célibat », « qui suivent de plus près (pressius) et manifestent plus clairement (clarius demonstrant) l’anéantissement du Sauveur, en assumant la pauvreté dans la liberté des fils (et filles) de Dieu et en renonçant à leur propre volonté : c’est-à-dire qu’ils se soumettent à un humain à cause de Dieu (propter Deum) en matière de perfection au-delà de la mesure du précepte, pour se conformer plus pleinement au Christ obéissant » (LG 42 c-d).

La vie religieuse a d’abord été monastique, érémitique ou cénobitique. Tout en faisant preuve d’une grande autonomie (par le fait même de son retrait du monde et de la pastorale ordinaire), elle s’est inscrite naturellement dans une Église locale et s’est située (en ce qui concerne l’autorité apostolique) par rapport à l’évêque du lieu [2]. Il n’en a jamais été autrement dans l’Orient chrétien, qui ne connaît que la vie religieuse monastique (un seul « ordre »). Celle-ci est subordonnée aux évêques (en principe, car les tensions n’ont jamais manqué) : je veux dire que l’autorité apostolique est locale, « diocésaine » et non « universelle » (comme ce sera le cas en Occident avec l’exemption papale surtout au cours du deuxième millénaire) ; notons cependant qu’il existe aussi en Orient des monastères stauropégiaques, dépendant directement du patriarche et exempts de l’autorité épiscopale éparchique (institution tardive, introduite à Byzance par la voie coutumière ; espèce de privilège accordé à quelques monastères lors de leur fondation, ou d’exemption, qui reste cependant « régionale »). En résumé/la vie monastique peut être considérée, me semble-t-il, comme le type même ou la matrice de la vie religieuse (même si celle-ci prendra de nombreuses formes nouvelles en Occident), elle se situe dans une Église locale diocésaine et se réfère à l’évêque du lieu en matière d’autorité apostolique.

Ceci dit, les nouvelles formes de vie religieuse en Occident (grosso modo à partir du XIIIe siècle : ordres mendiants, clercs réguliers, congrégations apostoliques...) se sont inscrits dans une ecclésiologie « universaliste », c’est-à-dire de plus en plus concentrée dans le pape, ce qui n’a pas favorisé chez eux (pas plus d’ailleurs que chez les autres chrétiens) la prise en compte de la pleine ecclésialité de l’Église locale diocésaine ou « épiscopale » ni leur pleine insertion en celle-ci (exemption pontificale ou indépendance vis-à-vis des évêques pour la prédication et le sacrement de « confession », conflits entre séculiers et réguliers...). Tout en déplorant sur le plan théologique cette ecclésiologie « universaliste » (qui est encore bien présente dans l’esprit de certains catholiques), je reconnais la valeur évangélique et culturelle de l’internationalité des ordres et congrégations nés au deuxième millénaire : former un corps universel de frères et de sœurs par-delà les frontières nationales, culturelles et linguistiques, ce qui, outre le témoignage de fraternité, peut renforcer l’efficacité apostolique.

Tout en affirmant le sens et l’atout d’ordres (ou de congrégations) internationaux, je voudrais plaider pour l’exigence simultanée d’un profond enracinement dans les Églises locales : il n’y a pas de participation à la mission de l’Église entière (Ecclesia universalis) en dehors des Églises locales ou particulières. Il s’agit donc de s’y insérer radicalement, tout en restant en communion avec le reste de l’Église (comme le doit également l’Église locale elle-même). Que l’on soit religieux laïcs ou religieux « clercs » (prêtres ou diacres), il faut se défaire, me semble-t-il, d’une mentalité « supra-diocésaine », selon laquelle on vit certes au sein d’un diocèse, mais on s’estime en même temps dégagé ou indépendant par rapport à la pastorale et aux autorités de celui-ci. Nous devons nous sentir membres à part entière du Peuple de Dieu local, sans bien sûr renier notre spécificité au sein de celui-ci [3] ; nous devons nous inculturer pleinement en ce lieu tant que nous y sommes, sans oublier la solidarité internationale avec nos confrères ou consœurs et en restant prêts à changer de lieu si cette décision s’impose dans la dynamique de notre groupe religieux et de l’Église entière. Si nous sommes religieux prêtres, ajouterais-je, nous devons nous considérer comme membres à part entière du presbyterium de l’Église locale où nous sommes et tant que nous y sommes : nous sommes devenus membres du presbyterium de l’Église locale où nous avons été ordonnés et nous avons à nous sentir membres de toute nouvelle Église locale où nous vivons, même si nous n’y sommes pas juridiquement incardinés comme les prêtres séculiers [4]. Je vois l’ordination en lien avec l’évêque d’une Église locale et son presbyterium, mais pas sur un mode universaliste, comme s’il existait un presbyterium (mondial) par-dessus les Églises locales concrètes ou en dehors d’elles, et comme si les prêtres étaient les collaborateurs directs du pape (ce serait à nouveau télescoper toute la prégnance ecclésiale de l’Église diocésaine et la qualité de successeur d’Apôtres de l’évêque). Les prêtres sont les collaborateurs de l’évêque dans le diocèse duquel ils sont engagés, et par là au service de l’Église entière.

III

Rappelons maintenant la spécificité de la vie religieuse au sein de chaque Église locale (et par le fait même au sein de l’Église entière, mais en n’oubliant pas que la « porte d’entrée » de celle-ci est nécessairement une Église locale).

Au sein du Peuple chrétien (diocésain), les dons ou les charismes de l’Esprit sont variés : il y a des charismes « institués », transmis par l’imposition des mains (les ministères ordonnés), et des charismes au sens habituel du mot (dons spéciaux et imprévisibles de l’Esprit à un fidèle pour le bien de la communauté). Le charisme de la vie religieuse entre dans cette seconde catégorie : la vie religieuse est un don du Seigneur, une vocation spéciale (« il n’est pas donné à tout le monde de comprendre le sens de cette vie ») ; en même temps, ce charisme présente la particularité de ne pas être reçu par une seule personne, mais par beaucoup, qui se regroupent d’ailleurs autour de différentes spiritualités, il s’inscrit aussi dans une tradition très longue et une certaine constance, tout en pouvant prendre des formes multiples. Ceci dit, la vie religieuse est clairement de nature charismatique ; si elle n’appartient pas à la « structure hiérarchique » de l’Église comme telle (Peuple de Dieu/pasteurs), elle appartient « fermement » (inconcusse) à sa vie et à sa sainteté (cf. LG 44 D). Je pense que c’est ce service charismatique (lié aux trois vœux et à la vie communautaire) en premier lieu que les religieux ont à rendre à une Église locale, et par là à l’Église entière. Ce charisme, avec la liberté dans l’Esprit qu’il procure, peut entrer en conflit avec l’autorité apostolique (épiscopale), qui est plutôt tentée, en vertu de son ministère, de conserver une certaine stabilité et unité des expressions de la foi, de la charité et de l’espérance. De tels conflits ont été nombreux et sont normaux : si les religieux ont un rôle prophétique, parfois dérangeant, à jouer, en retour ils doivent se laisser éprouver par le ministère épiscopal de discernement, mais celui-ci doit aussi se laisser interpeller par les « spirituels », faire preuve de patience et se garder « d’éteindre l’Esprit » (cf. 1 Th 5,12-13.19-21). Tension inévitable qui est normalement féconde, tout en étant parfois douloureuse ! Pourquoi un évêque ne repérerait-il pas dans son diocèse plusieurs domaines davantage « gratuits » (« à fonds perdu », sans « rentabilité » pastorale immédiate...), qu’il s’agisse de secteurs d’avenir ou d’urgences humaines à satisfaire sans aucun espoir d’utilité pour l’Église, et pourquoi ne confierait-il pas ces champs d’action à des religieux en leur laissant carte blanche, plutôt que de recourir à ceux-ci pour des tâches supplétives, dont, certes, on voit l’intérêt à court terme ?

Le témoignage charismatique rendu par les religieux au Royaume (grâce au radicalisme évangélique de leur forme même de vie, articulée autour de la triple consécration à Dieu) est de soi déjà un service apostolique de l’Église locale pour qu’aucun de ses membres n’oublie sa destinée ultime (je n’insiste pas, la signification théologale et eschatologique des trois vœux étant bien connue). En même temps, chacun de ces trois vœux nous désigne un engagement apostolique prioritaire (en toute situation culturelle, ce qui peut devenir une urgence toute particulière à certaines époques). Le célibat consacré nous envoie en priorité vers les isolés et les rejetés ; le vœu de pauvreté implique un service prioritaire auprès des pauvres économiques ; l’obéissance religieuse (volontaire) nous porte en premier lieu vers les écrasés et les opprimés de tous les pouvoirs. Autant la vie religieuse (apostolique notamment) est une attestation du Royaume qui vient, autant elle est aussi une contestation et une protestation devant toutes les contrefaçons dont il est l’objet en ce monde, ainsi qu’une solidarité avec les victimes de celles-ci. Plus globalement, en vertu de leur fonction « prophétique », les religieux se porteront aux frontières de leur temps dans l’Église et dans le monde : frontières internes à leur culture, marges de leur culture avec toutes ses formes d’exclusion, frontières externes à leur culture ou rencontre des autres cultures (l’internationalité de beaucoup de sociétés religieuses sera ici un atout), urgences, avant-postes de l’Histoire [5]...

Que l’on soit religieux-laïc ou religieux-clerc, il me semble qu’au sein du diocèse, une nette préférence doive être accordée à ce type de service charismatique et apostolique par rapport à une pastorale « paroissiale » (relevant des prêtres séculiers et des fidèles laïcs) ou pire une simple « pastorale d’entretien, de survie et de bouche-trou », que nous acceptons peut-être beaucoup trop souvent, retardant ainsi la manifestation aiguë de certains problèmes pastoraux et, par le fait même, la résolution en profondeur de ceux-ci. Certains religieux laïques ou ordonnés peuvent bien sûr s’engager dans une pastorale classique (catéchèse, pastorale des malades, des jeunes... ; ministères de diacres ou de prêtres en paroisse, comme aumôniers de mouvements...). Si la majorité le faisait, non seulement la vie religieuse perdrait sa lisibilité en se laissant absorber par les tâches des laïcs ou des pasteurs, mais surtout elle n’exercerait plus sa fonction spécifique de « mémoire évangélique » et d’anticipation du Royaume, dans la disponibilité aux surprises de l’Esprit [6]. Ceci est vrai aussi de l’existence même des instituts religieux : ne sommes-nous pas pris simplement dans une logique de survie de nos œuvres ou de nos communautés, au lieu de faire preuve d’audace évangélique pour faire du neuf, même avec des moyens limités ?

Ce qui est en jeu ici, c’est un projet, une véritable stratégie pastorale et apostolique des religieux, au lieu d’une gestion à vue et à la petite semaine de nos instituts.

IV

Dans cette perspective des relations entre religieux et Église locale, à travers la personne de l’évêque, je voudrais dire quelques mots successivement de Mutuae relationes et Vita consecrata.

Mutuae relationes

Ce document conjoint de la Sacrée Congrégation des Évêques et de la Sacrée Congrégation des Religieux et des Instituts Séculiers me semble marquer une date importante de la réception de l’enseignement conciliaire (14 mai 1978) [7]. Il sanctionne et promeut le renouveau de la vie religieuse comme de la pastorale ecclésiale dans le sens d’une franche collaboration entre religieux et évêques, et d’une véritable insertion dans la vie des diocèses notamment. Quelle différence par rapport aux relations, parfois ombrageuses, d’avant le Concile entre évêque et religieux, jaloux d’une certaine indépendance (de leurs écoles, de leurs hôpitaux...), quelle différence par rapport aux concurrences entre prêtres séculiers et religieux !

À mes yeux, le document reste cependant prisonnier d’une perspective plutôt « universaliste ». De manière significative, il part de l’Église universelle (MR 1-17) pour traiter en fin de parcours doctrinal des Églises particulières (MR 18 et 23 c-d), sans omettre la justification pastorale de l’exemption (MR 22). Encore l’Église particulière et locale n’est-elle pas présentée dans sa plénitude ecclésiale (cf. MR 18) et est-elle seulement désignée comme une « réalité de grande importance pour le renouveau pastoral » (MR 23 d). Vous imaginez bien que mon parcours serait exactement inverse, partant de l’ecclésialité plénière de chaque Église locale en communion avec les autres. Dans une perspective de collégialité ou de synodalité « locale » entre Églises locales, il me semble important aussi de regrouper celles-ci en grandes Églises régionales (pour une aire culturelle plus ou moins homogène) qui jouissent d’une véritable autonomie de décision dans toute une série de domaines, notamment les relations entre religieux et diocèses. Un diocèse est un lieu parfois un peu restreint ; quant à l’autorité universelle (Collège des évêques ou pape), elle ne devrait intervenir, me semble-t-il, qu’en des cas rares où l’intérêt de l’Église entière est en jeu (or, dans l’Église catholique, on a plutôt tendance à régler toutes les choses par un droit universel). Pour des raisons à la fois ecclésiologiques et culturelles, je souhaiterais donc que les relations se développent entre religieux et conférences épiscopales (ou synodes épiscopaux), à l’échelle nationale, régionale, voire continentale (cf. MR 62-65), et que des conventions entre les deux parties soient passées à ce niveau-là aussi. La diversité des contextes culturels empêche généralement un traitement universel, mais aussi trop local, des problématiques, car celles-ci sont souvent communes à toute une région [8].

Vita consecrata

Les débats du Synode des évêques de 1994 sur la vie consacrée ont certainement été des plus riches et des plus utiles pour opérer une espèce de radiographie actuelle de celle-ci et des défis différents auxquels elle est affrontée dans chaque partie du monde (notamment pour ce qui est des relations entre évêques et instituts de consacrés).

L’exhortation apostolique post-synodale Vita consecrata est, elle aussi, riche et importante [9]. On est d’emblée frappé par la conception proprement mystique et théologale de la vie consacrée et de son rapport à l’Église et au monde (chap. I. Confessio Trinitatis). On apprécie aussi l’insistance sur la vie consacrée comme signum fraternitatis (chap. II), vision quasiment absente de Mutuae relationes (cf. MR 10) [10]. Conséquemment, il est attendu de la vie consacrée qu’elle soit un « signe de communion dans l’Église » : accent partiellement nouveau. Cela vaut notamment des rapports entre consacrés et autorités ecclésiales. La communion avec l’Église universelle (« spécialement » avec le pape) est soulignée (cf. VC 46-47). La communion avec l’Église particulière vient ensuite (VC 48-50). Dans cette perspective est indiquée « l’importance fondamentale de la collaboration des personnes consacrées avec les Évêques pour le développement harmonieux de la pastorale diocésaine. (...) Les Ordinaires des lieux ont le devoir de préserver et de protéger (la juste) autonomie (des Instituts) » (VC 48). Il est même précisé, ce qui me semble neuf, que « les Instituts ne peuvent invoquer leur juste autonomie et même l’exemption dont jouissent beaucoup d’entre eux, pour justifier des choix qui iraient en réalité à l’encontre des nécessités de la communion organique indispensable à une saine vie ecclésiale » (VC 49). On rappelle aussi, mais seulement au niveau national d’une conférence épiscopale, l’avantage de commissions mixtes d’Évêques et de Supérieur(e)s majeurs (VC 50, cf. MR 62-65 pour une orientation plus large et plus précise). Bien sûr, la communion dont les consacrés doivent être signe est à développer aussi entre eux et avec les laïcs ; (VC 52 et 54). Significativement, la vie consacrée doit aussi offrir un servitium, caritatis et manifester l’amour de Dieu dans le monde (chap. III) : nous restons dans une logique de communion, cette fois étendue au monde, adaptée aux différentes cultures (VC 79-80) et faisant face avec inventivité aux grands défis actuels (VC 84ss), avec une insistance sur une surabondance de gratuité et d’amour (VC 104-105). Par le fait même, le caractère prophétique et eschatologique de la vie consacrée est mis en honneur (VC 26-27 et 84-85).

Quelques remarques critiques à présent. Relier spécifiquement la vie consacrée à la Trinité est un peu forcé (toute existence chrétienne doit lui être reliée). Si cette compréhension de la vie consacrée est intéressante, elle n’est cependant pas comme telle traditionnelle [11].

Plus problématique me semble être l’affirmation de « l’excellence objective de la vie consacrée » (VC 18). N’est-ce pas un retour à une hiérarchie d’états de vie, comme si, en soi, un état de vie pouvait être meilleur ou plus excellent qu’un autre [12] ? Cette vision des choses me semblait avoir été abandonnée par Vatican II, tous devant devenir saints dans leur état de vie, quel qu’il soit. Quoi qu’il en soit de la signification de l’expression « excellence objective », ne sera-t-elle pas comprise dans un sens dépréciatif des autres états de vie ? De même, quand on lit que les conseils évangéliques manifestent le désir explicite d’être totalement configuré au Christ (VC 18). Tout chrétien ne devrait-il pas désirer cela explicitement ? Je préférerais dire, avec un texte du Concile déjà cité, que les vœux permettent de se consacrer « plus facilement d’un cœur sans partage » (facilius indiviso corde) à Dieu seul (LG 42 c) [13] : plus facilement, dans le meilleur des cas, mais ce n’est pas automatique, ni réservé aux consacrés, d’avoir pour Dieu un « cœur sans partage » ou d’être « totalement configuré au Christ ». La spécificité de la vie consacrée me semble résider plutôt dans le radicalisme (évangélique) de sa sequela Christi, un radicalisme manifesté précisément par l’état ou la forme de cette vie à travers les trois vœux (non bien sûr que ce radicalisme fasse de la vie consacrée un état de vie objectivement meilleur qu’un autre, c’est tout simplement la réponse à une grâce particulière parmi beaucoup d’autres).

De même, peut-on tenir que « la vie consacrée, présente dès les origines, ne pourra jamais faire défaut à l’Église, en tant qu’élément constituant et irremplaçable qui en exprime la nature même » (VC 29) ? La vie consacrée apporte énormément à la sainteté de l’Église, mais est-elle pour autant constitutive de l’Église et expression de sa nature même ? De iure, l’Église ne peut-elle exister pleinement ou « structuralement » comme Église sans la vie consacrée (Peuple de Dieu et ministères pastoraux, « clercs » et « laïcs » étant les deux composantes essentielles et indispensables de l’Église) ? Certes, de facto, elle y perdrait beaucoup en stimulation à la sainteté évangélique, mais la vie consacrée n’est-elle pas un charisme parmi d’autres, qui, comme tel, n’est pas structurant ou nécessaire pour la constitution même de l’Église [14] ?

Enfin, pour finir par une critique de la critique, je dois avouer aussi que j’ai un peu de mal à voir dans la mission le cœur de la vie consacrée. Je sais que c’est une affirmation courante aujourd’hui et qu’il est reproché à Vita consecrata de ne pas avoir suffisamment approfondi la réflexion sur le « caractère central de la mission pour l’identité de la vie consacrée » [15]. Je reste cependant perplexe sur ce point. Tout baptisé doit être missionnaire, et à un titre spécial les ministères « apostoliques » - « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20,21). Je vois plus difficilement dans la mission « ce qui constitue vraiment l’essentiel de la définition de la vie consacrée » [16], même apostolique. À mes yeux, la vie consacrée est plus de l’ordre du signe (eschatologique), du témoignage (existentiel) « pro-phétique » ou « proleptique » (contestation du présent et attestation de l’eschatôn), du rappel radical que tous les baptisés sont appelés à la sainteté. Telle est leur « mission » au sein de l’Église et du monde. Je veux dire que leur mission n’est pas d’abord une œuvre ou une action au service de l’Évangile (même pour les religieux apostoliques). Pas d’abord, mais également. C’est d’abord un être (une forme de vie par une consécration), qui bien sûr implique une action conséquente (mais la mission en tant qu’agir apostolique ne me paraît pas première ni particulière aux consacrés) [17]. Ceci dit, je recevrai avec intérêt toute autre interprétation sur ce point et les autres abordés au cours de mon exposé.

Joseph Famerée, s.c.j. (prêtre déhonien - Congrégation des prêtres du Sacré-Cœur, de Saint-Quentin), est professeur d’ecclésiologie, d’œcuménisme et de théologie des Églises orientales à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve. Il est l’auteur de L’ecclésiologie d’Yves Congar avant Vatican II : Histoire et Église. Analyse et reprise critique, coll. « BETL », n° 107, Louvain, Peeters, 1992. Il a publié plusieurs études sur Vatican II, le magistère ecclésial et diverses questions œcuméniques. Il est membre du comité éditorial de l’Histoire du Concile de Vatican II en 5 volumes (le premier est paru au Cerf en 1997).

[1Contrairement à l’affirmation de la Lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi Communionis notio, 9 (Doc. Cath., n° 2055 (2 et 16 août 1992), p. (729-734) 731) : « (l’Église universelle) est, dans son mystère essentiel, une réalité ontologiquement et chronologiquement préalable à toute Église particulière singulière. » Outre le fait qu’on utilise dans ce n° 9 le concept d’Église universelle successivement en deux sens différents (l’Église universelle actuelle dans l’histoire et l’Église universelle-mystère qui précède la création dans une perspective patristique), on ne voit pas comment la phrase citée s’accorde avec LG 23a et exprime cette « intériorité mutuelle » entre Églises particulières et Église universelle, exprimée par le pape Jean-Paul II lui-même dans un Discours à la Curie romaine (20.XII.1990), n° 9 (AAS 83(1991) 745-747), cité juste avant dans ce même n° 9 de Communionis notio. Nous avons ici un exemple typique de relecture universaliste avec tout ce qu’elle implique de véritable réciprocité entre Églises locales, y compris celle de Rome. Que dire alors du n° 13 de la même Lettre ?

[2Cf. Concile de Chalcédoine, can. 4, 8, 23-24 ; Règle de Saint Benoît, 62, 9 : « Si, après de fréquents avertissements, il ne s’amendait pas, on prendra à témoin l’évêque lui-même » (à propos d’un prêtre du monastère qui serait un révolté) ; ibid., 64,3-6 : (si les moines élisent un abbé complaisant à leurs vices) « et si ces vices viennent à être connus de l’évêque diocésain dont relève ce lieu, ou des abbés et des chrétiens du voisinage, ils empêcheront... » (trad. H. Rochais, DDB, 1980).

[3Les religieux « appartiennent à un titre particulier (peculiari ratione) à la famille diocésaine » (CD 34 b).

[4« Les religieux prêtres (...) à une certain titre véridique (vera quadam ratione) doivent être dits appartenir au clergé du diocèse » (CD 34 a).

[6« Mémoire évangélique », selon le titre du livre de J.C. Guy, La vie religieuse, mémoire évangélique de l’Église, Paris, Le Centurion, 1987.

[7Cf. Doc. Cath., n° 1748 (3 et 17 septembre 1978), 774-790.

[8Cf. B. Malvaux, « Vita consecrata et les relations mutuelles entre évêques et instituts de vie consacrée », dans La vie des communautés religieuses, t. 55 (1997), p. 3-10 ; id., «  La vie consacrée, signe de communion dans l’Église », dans Vie consacrée t. 69 (1997), p. 161-174 ; id., « Les relations mutuelles entre évêques et instituts religieux. Quelques propositions canoniques à la suite du synode sur la vie consacrée », dans Le nouvel Agenda Canonique, n° 7, mai-juillet 1998, p. 2-3.

[9Cf. Doc. Cath., n° 2136 (21 avril 1996), p. 351-399.

[10Cf. J.-C. Guy, op. cit., p. 104.

[12Cf. B. Secondin, Le parfum de Béthanie. L’exhortation postsynodale sur la vie consacrée (Coll. « La part-Dieu », 1), Lessius, Bruxelles, 1998, p. 55-56.

[13Et non « plus facilement et d’un cœur sans partage », comme dans certaines traductions fautives.

[14La vie consacrée ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, cf. LG 44 d ; en raison de la constitution divine et hiérarchique de l’Église, elle ne se situe pas entre la condition du clerc et celle du laïc, cf. LG 43 b (voir aussi CIC, can. 207, §1), en discordance avec VC 29, al. 3 (voir B. Secondin, Le parfum de Béthanie, p. 58-59).

[15B. Secondin, op. cit., p. 186.

[16B. Secondin, ibid.

[17À moins que B. Secondin veuille seulement dire que la vie consacrée, comme tout autre état de vie, doit être interprétée essentiellement en termes de mission (reçue de l’Envoyé du Père).

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