La vie consacrée est un fait
Alexis Leproux
N°1998-6 • Novembre 1998
| P. 381-386 |
Consécration, mission et communion sont bien articulées dans cette lecture dense et profonde de Vita consecrata. C’est un jeune prêtre diocésain qui parle avec grande force de la vie religieuse : c’est encourageant et exigeant. La « barre est placée très haut » ! Qui s’en plaindra ?
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Depuis vingt siècles et sous des formes diverses, la vie consacrée par la profession des conseils évangéliques est un fait indéniable inscrit dans l’histoire des hommes. Elle est « un élément dans l’histoire de l’Église » (VC 5), « un élément constituant et irremplaçable qui en exprime la nature même » (VC 29). Elle se donne à voir, à qui veut bien se laisser illuminer par ce qu’elle est, comme un événement nouveau de la liberté humaine, comme un événement renouvelant de notre histoire, comme « un grand don » (VC 13) de Dieu aux hommes. « Il n’est pas, il ne sera jamais indifférent ni au cœur humain, ni à la raison philosophique, ni à la vie sociale, que le « mystère de Jésus » dans l’âme d’un Pascal ou d’une sainte Thérèse ne soit qu’un pieux roman » [1]. Il n’est pas indifférent au cœur de l’Église, à la pensée chrétienne, à la communion ecclésiale, que des hommes et des femmes consacrent toute leur vie à Dieu, pour son seul amour et celui des hommes.
La tâche de reconnaître ce don, de « rendre grâce » (VC 13) pour ses fruits et de rendre compte de ce qu’il est, revient à l’Église. L’exhortation apostolique Vita Consecrata marque un progrès considérable dans l’accomplissement de cette tâche. Elle nous offre une méditation sur le don de la vie consacrée « dans la triple dimension de la consécration, de la communion et de la mission » (VC 13). Nous ne voulons pas reprendre ici cette triple dimension mais la retrouver par le biais d’une triple approche théologique. Au fil de la lecture, trois types d’interprétation du « fait » de la vie consacrée nous sont apparus possibles, complémentaires, éclairants pour comprendre sa spécificité théologale.
- La vie consacrée est une expression de la gratuité du geste divin, manifestation par excellence de sa beauté.
- La vie consacrée est une pratique des conseils évangéliques, expérience paradoxale de l’amour qui unit le Christ et l’Église.
- La vie consacrée est un signe prophétique de la communion trinitaire, signe livré dans l’histoire des hommes.
La gratuité du don
La vie consacrée n’appartient pas à la structure hiérarchique de l’Église mais « à la vie, à la sainteté et à la mission du peuple de Dieu » (VC 3). Jean Paul II fait remarquer que « cette consécration ultérieure » au sacrement du baptême « n’est pas une conséquence nécessaire » (VC 30). La consécration par la pratique des conseils évangéliques n’est pas nécessaire pour l’accomplissement de la vie chrétienne. Elle est pourtant vitale pour l’Église. Il s’agit là du paradoxe relatif à la gratuité de l’amour. La vie consacrée est vitale pour la vie de l’Église parce qu’elle jaillit gracieusement des appels de l’Esprit et du libre consentement de ceux qui répondent à ces appels. Ce paradoxe traverse l’exhortation et culmine dans la conclusion. « À Judas qui se plaignait d’un tel gaspillage, prenant prétexte des besoins des pauvres, Jésus répondit : Laisse-la faire (Jn 12,7) » (VC 107). La vie consacrée signifie de manière éminente « la surabondance de gratuité » (VC 107) inhérente à l’accomplissement de la nouvelle alliance. Cet aspect fonde son excellence objective.
La vie consacrée ne relève pas d’un sacrement spécifique. Mais en vertu de son appartenance à l’Église, qui est « en quelque sorte le sacrement [...] de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain » (LG 1), elle a, peut-on dire, une portée sacramentelle. Elle est, au sein de l’Église, le signe excellent de la beauté de Dieu sans quoi tout est sombre et sans éclat. Ce signe ne peut ni ne doit relever d’une opération déterminée. Il appartient à Dieu de laisser sa beauté briller gratuitement sur le visage de ceux qu’il choisit pour cela. Ce surcroît de révélation, analogue à celui qui est accordé lors de la Transfiguration, est un secret porté par l’Église qui s’achemine, avec le Christ, jusqu’à la gloire de la croix. Ce surcroît d’amour, analogue au parfum répandu sur les pieds du Christ, est un suprême témoignage de la fidélité de l’Église qui accompagne son Seigneur jusqu’au silence du sépulcre.
La beauté du Christ, resplendissant de manière éminente en certains de ses membres, ne peut être la voie nécessaire du salut. Elle sera toujours une voie supérieure parce qu’éclairant de l’intérieur l’unique voie qui conduit au Père. C’est ainsi que nous comprenons son étroite relation aux sacrements de la vie chrétienne (en particulier les sacrements du mariage et de l’ordre) dont elle manifeste le nécessaire accomplissement à la lumière de l’amour gratuit de Dieu.
La pratique des conseils
Le commandement de l’amour doit informer tous les états de vie. Tout homme, s’il veut vivre, doit aimer Dieu et son prochain. Tout homme reçoit en outre les conseils évangéliques comme un surcroît de lumière pour avancer sur la route de la sainteté. Certains s’engagent, par la profession des conseils évangéliques de chasteté, pauvreté et obéissance, à les pratiquer de façon radicale. La vie consacrée ne relève donc pas spécifiquement du commandement divin de l’amour mais de la pratique des conseils. Par la profession, les conseils sont pris comme impératifs de vie. Les personnes consacrées ont la charge de les pratiquer. Ils les reconnaissent non seulement comme règle de vie mais encore comme l’expression déterminée de leur être transfiguré par l’action divine. Les conseils évangéliques deviennent ainsi la forme vitale de la vie quotidienne. En cette pratique, se dévoile de manière spécifique le paradoxe de la vie chrétienne. Par l’engagement public de leur liberté, les personnes consacrées indiquent comment s’articulent la nécessité des prescriptions et le don de la grâce. Par la profession des conseils, ils manifestent l’unité paradoxale de l’ancienne et de la nouvelle alliance. Par leur vie, ils éclairent la portée évangélique de la constitution hiérarchique de l’Église.
Tous ne sont pas appelés à traduire, pour chaque époque, la vie chaste, pauvre et obéissante du Fils unique du Père marchant sur notre terre. Quelques-uns le sont pour le bien de tout le peuple. « La vie consacrée constitue une mémoire vivante du mode d’existence et d’action de Jésus comme Verbe incarné par rapport à son Père et à ses frères. Elle est tradition vivante de la vie et du message du Sauveur » (VC 22). L’état de vie des personnes consacrées se caractérise par une pratique déterminée qui rend présente la manière même dont le Christ a vécu sur la terre. Pour « rendre présent » (VC 29) et visible la manière humaine que Dieu a choisie pour vivre au milieu des hommes, il faut choisir de pratiquer ce que le Christ a vécu. Cet aspect indique la portée mystique de la vie consacrée. L’état de vie des personnes consacrées implique une intimité spécifique avec la personne du Verbe incarné. L’attachement à la personne du Christ-époux doit être analogue à celui de l’épouse. La vie des personnes consacrées doit recevoir sa forme de la vie de l’époux. Personnellement mais toujours en communion avec l’Église-épouse, les personnes consacrées s’engagent à suivre le Christ pas à pas. Par cette pratique librement consentie, le Verbe peut inscrire « littéralement » les traits de son humanité dans l’être et la vie des hommes et des femmes qu’il choisit.
La réflexion sur la pratique des conseils évangéliques permet de comprendre le rapport entre la gratuité du don et l’exigence de la mission prophétique. Elle indique l’unité vivifiante établie entre le surcroît de l’amour trinitaire et l’indigence de la vie terrestre du Christ, entre le miracle du ressuscité et la misère de l’homme crucifié. Qui dit pratique reconnaît l’inaccompli de la vie humaine. Qui dit conseil manifeste l’infinie puissance de l’homme capable d’opter pour le meilleur bien. La soumission définitive à la pratique des conseils évangéliques révèle la finalité surnaturelle de l’abnégation, la portée salvifique de sa liberté en sacrifice d’agréable odeur. Elle inscrit, au sein de l’Église, l’état de vie du Fils de Dieu venu gratuitement dans la chair payer le prix du salut. Elle suscite « la mémoire » et « la veille » (VC 27) de la conscience ecclésiale qui reconnaît ainsi, dans la nuit, la voix de son époux venant à sa rencontre. La pratique des conseils, comme lieu concret de la communion avec Dieu et avec les hommes, rend possible l’intelligence spirituelle de la gratuité comme signe prophétique de l’accomplissement définitif de l’histoire en la personne de Jésus Christ.
Le signe de l’accomplissement
La vie consacrée est évoquée comme « signal adressé à l’histoire, afin que soit connu l’amour salvifique de Dieu pour nous, et que la sainteté soit perçue comme un but enthousiasmant, accessible et tout chargé de provocation prophétique » [2]. Le vocabulaire du « signe » est largement présent dans Vita Consecrata. Il traduit, comme chez le prophète Isaïe, la volonté de spécifier cet état de vie par la portée prophétique de sa mission. La vie consacrée, parce qu’elle est expression lumineuse de la beauté de Dieu dans l’Église et dans le monde, est une provocation prophétique à l’encontre des ténèbres du péché. Elle est un appel à la conversion du cœur, un signe levé pour renverser les cœurs orgueilleux. Les personnes consacrées doivent se présenter « comme des signes vivants de Dieu et des prédicateurs convaincants de l’Évangile, même si c’est souvent dans le silence » (VC 25). Nous reconnaissons le paradoxe de la vie consacrée.
Contrairement aux autres états de vie, qui sont non seulement signes mais aussi instruments efficaces de l’action de Dieu, l’état de vie des personnes consacrées n’est jamais considéré comme instrument (au sens sacramentel). Nous pourrions même dire qu’il appartient en propre à la vie consacrée de ne pouvoir être prise comme instrument. Sa fécondité missionnaire pour l’Église et pour le monde jaillit de cette différence qualitative.
La vie consacrée est un signe livré dans l’histoire, un signe abandonné à la bonne volonté de tout un chacun, un signe perdu. Les personnes consacrées prennent délibérément le risque de ne jamais rien produire. Elles acceptent, par amour du Christ, de tout perdre, y compris l’assurance que Dieu agira dans leur vie. Cette acceptation est l’entrée par excellence dans l’expérience de la mort, à la suite du Christ. Elle est une offrande analogue à celle que le Christ a faite lorsqu’il priait au Jardin des Oliviers. La vie consacrée est donc le signe de la croix en ce qu’il a de radicalement contradictoire avec le désir concupiscent de survivre par soi-même. De là provient l’excellence de son fruit prophétique Dans le détachement de soi, consenti « jusqu’au bout » (VC 75) de l’amour, se révèle la plénitude de Dieu qui se donne et donne la vie qui ne finit pas.
Comme signe de la croix, la vie consacrée est « une confession trinitaire » (VC 16). La radicalité évangélique, allant jusqu’à la remise intégrale de sa vie, manifeste à l’Église et au monde le mystère de Dieu Trinité. Il revient aux personnes consacrées de signifier, par l’indigence de leur vie, la fécondité de l’amour entre les personnes divines. Nul ne vit pour soi-même, nul ne meurt pour soi-même. S’il faut vivre et mourir, c’est pour le Seigneur. « Ainsi la vie consacrée devient-elle l’une des traces perceptibles laissées par la Trinité dans l’histoire, pour que les hommes puissent connaître la fascination et la nostalgie de la beauté divine » (VC 20).
Comme signe de la croix, la vie consacrée est une anticipation de la consommation de l’œuvre de Dieu dans l’histoire. Elle est un « signe eschatologique » (VC 26) de la portée glorieuse du renoncement allant jusqu’à la mort. Parce qu’elle énonce en acte le primat de Dieu et des biens à venir sur tout autre bien, elle offre aux hommes la possibilité d’entendre et de voir la transfiguration déjà effective de la création. La vie des personnes consacrées, dans la mesure où celles-ci consentent en vérité à la misère de leur état, est l’annonce prophétique des cieux et de la terre nouvelle.
Conclusion
Notre approche de la vie consacrée, par quelques-uns de ses traits saillants, se voulait une réénonciation de l’unité entre la consécration, la communion et la mission. Nous avons souhaité manifester cette unité à travers l’unité du don, de la pratique et du signe qui spécifie la vie consacrée. Il nous semble retrouver ainsi le dynamisme de la dialectique paulinienne de la lettre et de l’esprit. La vie consacrée exprime à sa manière le mystère pascal du Christ qui inscrit dans l’homme ancien l’éternelle nouveauté de Dieu.
Collège des Frères
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