Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’Esprit Saint et Vita Consecrata

Dominique Nothomb, m.afr.

N°1998-6 Novembre 1998

| P. 364-376 |

C’est une belle lecture de Vita consecrata, attentive dans l’analyse, profonde dans les perspectives ouvertes que nous propose le Père Nothomb. L’année préparatoire au Jubilé 2000 nous invitait à cette réappropriation de la doctrine de l’exhortation dans la lumière de l’Esprit. Évidemment, celle-ci est tout entière trinitaire et c’est pour l’auteur l’occasion d’un petit traité de théologie spirituelle qui permettra certainement à beaucoup d’approfondir leur vie de prière et d’engagement dans la vie consacrée. Sans doute les théologiens de métier auront encore à proposer des nuances et des distinctions mais qu’il nous suffise ici de nous laisser éveiller à l’œuvre de l’Esprit en cette consécration même.

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Au cours de l’année 1998 toute centrée sur l’Esprit Saint comme nous l’avait proposé le Pape Jean-Paul II, j’ai eu la curiosité d’interroger l’Exhortation Apostolique Vita Consecrata sur l’Esprit Saint : quelle place le document lui réserve-t-il ? quelle importance lui accorde-t-il ? Quel rôle lui reconnaît-il dans la vie consacrée et quelles conséquences pouvons-nous en tirer, soit pour notre connaissance de l’Esprit Saint, soit pour notre attitude à son égard ? Voici le résultat de cette enquête.

Quelques chiffres

J’ai relevé dans l’Exhortation Vita consecrata (V.C.) 119 mentions explicites de l’Esprit Saint. En moyenne, donc, une fois environ par numéro (il y en a 112), mais avec des concentrations variables. Les numéros 19 (dont l’objet propre est le rôle du Saint-Esprit dans la vie consacrée : 8 occurrences), 62 (au sujet des nouvelles formes de vie évangélique : 5 occurrences), et 111 (prière au Saint-Esprit), sont ceux qui le mentionnent davantage. Il est cité 4 fois dans les numéros 21, 25, 30, 64 et 96. Si on considère les chapitres, l’Esprit Saint est mentionné 14 fois dans l’Introduction, 45 fois comme il était normal, dans le chapitre I, plus doctrinal, 29 fois dans le chapitre II, 26 fois dans le chapitre III, et 5 fois dans la conclusion. Il n’est jamais désigné comme le « Paraclet ». Une fois, on le nomme « le Maître intérieur » (96).

Pour mieux apprécier l’importance de ces 119 mentions, remarquons que le mot « Dieu » (qui d’ailleurs s’applique aussi à l’Esprit Saint) revient 212 fois ; « Christ » 114 fois ; « Seigneur » 83 fois ; « Jésus » 71 fois ; « Père » 65 fois ; « Fils » 26 fois ; « Trinité » (ou l’adjectif « trinitaire ») 22 fois. Signalons que le dernier mot de l’Exhortation est « l’Esprit Saint ».

La proportion entre le mot « Esprit Saint » et ces autres noms est dans VC., beaucoup plus forte que dans le Nouveau Testament. Si « Esprit Saint » est nommé 196 fois dans le Nouveau Testament, « Dieu » l’y est 1209 fois (plus de 6 fois plus), « Jésus » 923 fois (près de 5 fois plus), « Christ » 540 fois (près de 3 fois plus), « Seigneur » 725 fois (près de 4 fois plus), « Père » appliqué à Dieu 263 fois (presque 2 fois plus), tandis que dans V.C. seule la mention de « Dieu » est plus fréquente que celle du Saint-Esprit. C’est dire l’importance considérable que notre Exhortation reconnaît à l’Esprit Saint.

Quelques verbes

Comme dans l’Écriture, également dans V.C. l’Esprit Saint se fait connaître par un certain nombre de verbes d’action qu’on lui attribue et qui révèlent sa présence agissante en nous, dans nos cœurs, dans l’Église et dans le monde.

Ainsi, V.C. dit souvent que l’Esprit Saint est celui qui « suscite » : « il a suscité l’abondance des formes historiques de la vie consacrée » (5, 62) ; « il a suscité en notre temps de nouvelles expressions de la vie consacrée » (10). « Il suscite le désir d’une réponse totale » à l’appel de Dieu (19) ; « il ne cesse de susciter dans l’Église des familles spirituelles » (21) ; les états de vie « sont suscités par l’Esprit Saint » (24) ; « il suscite le don de la vie consacrée » (48)...

Également, il « inspire » les âmes (21, 62, III), il « inspire les fondateurs » (36), et les « charismes » (64).

De même, il « anime » les personnes consacrées (25, 52), la vie fraternelle (92), et toute l’Église (96).

Il « meut », il « pousse » intérieurement des hommes et des femmes (1) à percevoir la « fascination » de l’appel à la vie consacrée (19). On signale souvent ses « motions », ses « impulsi » dans le cœur des personnes consacrées (22, 64...).

Il « agit ». On signale plusieurs fois son action dans les âmes : « l’œuvre incessante de l’Esprit au cours des siècles » (5), dans le cœur des fondateurs (9), dans les Instituts séculiers (10), dans tout appel à la vie consacrée (19), dans « le cœur de toute personne consacrée » (25, 29, 109), dans tous les membres de l’Église (31, 65), dans les nouvelles formes de vie évangélique (62), dans la fidélité aux temps de prière (71), dans la communion avec toute l’Église (85)...

Surtout, il est celui qui « donne ». Sans cesse, on évoque ses dons, et surtout (ce qui est normal dans notre contexte) celui de la vie consacrée, qui est un « don particulier de l’Esprit » (1, 12, 14, 23, 30...). Dons de l’Esprit également : la communion dans l’Église (4), la vérité et l’amour (13), toute vocation chrétienne (31), le ministère prophétique de certaines personnes consacrées (85)...

Avec plus de précision sans doute, comme nous le verrons plus loin, ce qui est propre à l’Esprit Saint, c’est de distribuer ou de « communiquer » tous les dons de Dieu dont le Père est la Source première (1, 25, 75, 95). C’est également Lui qui « introduit l’âme dans la communion avec le Père et le Fils » (42). C’est Lui qui, spécialement, distribue les charismes (1, 19, 47, 62...). Le beau verset de Rm 5, 5 selon lequel « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint » est cité de nombreuses fois : 21, 33, 42, 75, 111... - De même, on nous dit que l’Esprit « conduit » (19, 20, 92...), qu’il « guide » (93) et « soutient » (19, 36) les personnes consacrées.

Toutefois, l’œuvre la plus caractéristique, et vraiment propre de l’Esprit Saint, est décrite mieux que partout ailleurs (mais pas seulement) dans le beau n°19 :

C’est l’Esprit qui forme et façonne (forma e plasma) l’âme de ceux qui sont appelés (à la vie consacrée) en les configurant au Christ chaste, pauvre et obéissant et en les poussant (spingendoli) à faire leur sa mission. En se laissant guider par l’Esprit en un chemin incessant de purification, ils deviennent, jour après jour, des personnes christiformes, prolongement dans l’histoire d’une présence spéciale du Seigneur ressuscité...La personne (consacrée) est conduite progressivement, par la puissance du Saint-Esprit, à la pleine configuration au Christ...La vie consacrée devient ainsi une expression particulièrement profonde de l’Église-Épouse qui (est) conduite par le Saint-Esprit à reproduire en elle les traits (lineamenti) de l’Époux... (19).

La même idée est reprise plus loin :

La formation est ainsi la participation à Faction du Père qui, par l’Esprit (mediante Spirito) façonne (plasma) dans le cœur des jeunes, garçons et filles, les sentiments du Fils » (66).

« La vie spirituelle, comprise comme la vie dans le Christ et la vie selon l’Esprit, se définit comme un itinéraire de fidélité croissante où la personne consacrée est conduite par l’Esprit et configurée par lui au Christ... (93).

Or tel est bien le but même de la vie consacrée : parvenir à une « vie christiforme » (14), « être totalement configuré au Christ » (18). Seul l’Esprit Saint peut réaliser ce chef d’œuvre dans les âmes. Sans Lui, le but de la vie consacrée ne peut être obtenu.

Et nous

S’il en est ainsi, qu’avons-nous à faire, sinon à « être dociles à la motion de l’Esprit » (1, 28, 109) à « être ouverts à son action » (9, 25, 65), à « se laisser guider par Lui » (19), se « laisser conduire par l’Esprit » (20, 36, 92, 93), « accueillir ses inspirations » (21), « l’attendre dans la prière » (34), « être disponibles de se laisser saisir par l’Esprit » (36), « ouvrir son âme aux suggestions intérieures de l’Esprit » (73), « se laisser transformer par l’Esprit » (98).

« Se laisser... » avons-nous entendu plusieurs fois. Notre première attitude à son égard est donc « passive », car l’Esprit Saint est le premier artisan de notre conformation au Christ, de notre « christiconformation » ou « christiconfiguration ». Mais une réaction active est ensuite nécessaire. « Tout don de l’Esprit est accordé afin qu’on le fasse fructifier » (4, 30). L’obéissance et la fidélité à l’Esprit sont requises (62). La personne consacrée doit « contribuer (assecondare) à son action » (64), « répondre à ses motions et s’orienter avec détermination vers la sainteté » (95). On rappelle plus d’une fois, dans ce but, que la force et « l’énergie » sont des dons de l’Esprit (19, 20, 30, 42, 97, 100) qui rendent la personne consacrée capable de collaborer à son action.

Une question et de vieux souvenirs

Arrivé ici, je m’arrête un moment. Car quelqu’un m’a demandé :

Tout ce qu’on attribue ainsi à l’Esprit Saint, ne pourrait-on pas, avec autant de vérité, l’attribuer au Père ? ou au Verbe ?... Y a-t-il un motif réel de l’attribuer de préférence à l’Esprit Saint ?

Et voilà que revient à ma mémoire une vieille querelle théologique. Je pense qu’elle est aujourd’hui largement dépassée, mais comme elle laisse des traces dans certains écrits (et dans la question qui vient d’être posée), il n’est pas inutile de la rappeler.

Jusqu’il y a environ cinquante ans, en effet, donc avant le Concile Vatican II, les théologiens étaient divisés sur la question suivante [1] : Les actions que le langage biblique, et celui des « auteurs spirituels », attribuent à l’Esprit Saint, doit-on les considérer comme « propres » à lui seul, ou simplement comme « appropriées » ? La distinction semble subtile, mais elle engage de fait des enjeux considérables, comme nous allons le voir.

Les « appropriations »

On part de l’affirmation incontestable du monothéisme rigoureux du Nouveau Testament, et du dogme chrétien. Certes, la révélation nous apprend qu’il y a une distinction réelle entre les Trois personnes divines, ajoute-t-on, mais cette distinction ne se vérifie qu’ad intra à l’intérieur du Mystère de Dieu. Tandis que dans les opérations de Dieu « ad extra », en dehors de Lui, dans la création et la rédemption des hommes, vaut le principe défini par le Concile de Florence en 1442, à savoir : « En Dieu tout est commun partout où l’opposition de relation ne fait pas obstacle » [2]. Ainsi, tout ce que l’Écriture affirme des opérations de l’Esprit Saint en nous, dans l’Église ou dans le monde, donc en dehors de Dieu, est en fait, au-delà du langage, réalisé à égalité par le Père, par le Fils et par l’Esprit, ensemble. Rien n’est opéré par l’un plus que par un autre. Tout est commun aux Trois.

Cependant, en vertu d’une certaine ressemblance avec ce qui se passe à l’intérieur du Mystère de Dieu, il convient « d’approprier » telle action de Dieu au Père, telle autre action au Fils, et telle autre action à l’Esprit. L’appropriation est donc une « convention de langage » et non l’expression d’une réalité précise, car on ne peut admettre que telle action divine, ad extra, soit propre à telle Personne et non à une autre. C’est ainsi que saint Thomas d’Aquin n’hésite pas à dire, plus d’une fois, que lorsque nous disons à Dieu « Notre Père », cette prière s’adresse non à la seule Personne du Père, distinguée des deux autres, mais aux Trois Personnes divines ensemble, car « c’est toute la Trinité qui est Notre Père » [3]. Le Père est Père de Jésus d’une manière propre, certes, mais de nous seulement par « appropriation », car le Fils et le Saint-Esprit le sont aussi, et tout autant...

De même, si nous disons que le Saint-Esprit habite en nous, qu’il nous transforme, ou nous éclaire, ou nous fortifie, et ainsi de suite, c’est par « appropriation ». Il ne peut s’agir d’une action qui soit « propre » à l’Esprit, seul.

Quand on raisonne ainsi, on finit par se dire que, lorsqu’on parle des actions de Dieu en dehors de lui, les Personnes divines sont, en réalité « interchangeables », puisque l’appropriation est une convention de langage, et cette convention peut varier selon les époques et les cultures.

Ainsi, nous dit-on, saint Hilaire appropriait l’éternité au Père, la beauté au Fils, la jouissance dans le don à l’Esprit. Saint Augustin, lui, appropriait l’unité au Père, l’égalité au Fils et la concorde à l’Esprit. Les appropriations qui ont eu le plus de succès et qui ont la vie dure puisqu’on les retrouve encore aujourd’hui très fréquemment sont celles-ci : approprions au Père toutes les œuvres divines de puissance, puisqu’il est désigné dans le Credo comme le Créateur (mais, en réalité, le Fils et l’Esprit sont tout aussi puissants que lui, et autant créateurs que lui) ; approprions au Fils toutes les œuvres divines de lumière, de sagesse, d’illumination des âmes puisqu’il est le Verbe, (mais tout le monde sait que le Père et l’Esprit illuminent les âmes tout autant...) ; enfin approprions à l’Esprit toutes les œuvres divines d’amour (bien que l’Écriture parle de l’amour du Père plus que de l’amour de l’Esprit...).

D’autres chrétiens, trouvant tout cela assez arbitraire (et on ne peut que leur donner raison) finissent par trouver plus commode de parler simplement de « Dieu » tout court - comme on l’a fait couramment à certaines époques. Bien sûr, à l’approche de la fête de la Pentecôte, par exemple, la mention de l’Esprit Saint refera surface, comme cela convient à ce moment, mais par après on reviendra au « Dieu tout court » sans complication, puisque, finalement, rien, sauf à l’intérieur du Mystère de Dieu, n’est propre à telle ou telle Personne divine... Sans en prendre conscience peut-être, n’est-on pas tombé dans le piège d’une sorte de « modalisme », ou de « nominalisme », les Trois Personnes divines n’étant plus que des « manières de parler » ou de « nommer » celui qu’il suffit d’appeler « Dieu ». Et alors, n’a-t-on pas ainsi « détruit » la Trinité des Personnes, du moins dans leurs relations au monde ?

Passage sur l’autre rive

Depuis longtemps, cette théorie des appropriations a mis mal à l’aise de nombreux théologiens, et tous ceux qui prennent l’Écriture au sérieux. À partir du moment où l’on s’est laissé guider plus directement par celle-ci, on l’a abandonnée allègrement et sans crier gare. Je n’ai trouvé dans les Documents de Vatican II aucun texte qui puisse l’accréditer. Il en est de même pour notre Exhortation Vita consecrata - sauf peut-être en un seul endroit, où s’adressant à la « Trinité Sainte » le Pape lui dit : « Comble de bonheur tes fils et tes filles que Tu as appelés... » (111). Les personnes consacrées seraient ainsi les fils et les filles « de la Trinité Sainte », c’est-à-dire du Père, du Fils et de l’Esprit, ensemble, selon l’enseignement de saint Thomas d’Aquin évoqué plus haut. Mais comme le verbe (« comble ») est au singulier et qu’on dit tes fils et filles, on peut comprendre que la prière s’adresse, en fait, à une seule Personne, celle du Père (d’ailleurs jamais séparée de son Fils et de son Esprit).

Mais alors, si on refuse les « appropriations », faut-il affirmer que dans les actions de Dieu ad extra,il y a de fait telle action propre au Père, une autre propre au Fils, et une autre propre au Saint-Esprit ? Nous ne pouvons l’accepter en vertu de l’axiome proposé par le Concile de Florence comme une vérité de foi. Si la théorie des « appropriations » risque de nier la distinction réelle des Personnes divines et d’aboutir à une sorte de modalisme ou de nominalisme, comme nous l’avons vu, affirmer que telle action de Dieu est propre à telle Personne (donc à l’exclusion des autres) risque de nier l’Unité divine et d’aboutir à une sorte de « trithéisme ».

Nous reconnaîtrions l’existence de trois « dieux », comme certains Musulmans nous le reprochent. Il ne peut évidemment pas en être question. Sommes-nous donc au rouet ? Ou y aurait-il alors une voie médiane qui respecterait pleinement l’affirmation de l’Unité divine, mais qui admettrait en même temps la possibilité de « quelque chose » qui serait propre, un proprium, un rôle propre à chaque Personne divine ? La réponse est affirmative. Il est tout à fait possible de confesser en effet l’unité de la « nature divine » et donc que toutes les œuvres de Dieu ad extra sont communes aux Trois Personnes divines ; d’affirmer également, selon l’Écriture, que chaque Personne divine « demeure » en chaque Autre ; et d’affirmer en même temps, par fidélité à cette même Écriture et aux enseignements des Pères, que les Personnes divines ne sont pas « interchangeables » et que chacune, selon ce qu’elle est dans le Mystère de Dieu, intervient dans ces œuvres communes d’une « manière qui lui est propre ». J’ai eu la joie de constater que Vita consecrata sans la théoriser, a adopté (consciemment ou inconsciemment) cette manière de comprendre, que je vais proposer maintenant et qui est certainement très proche de l’enseignement biblique [4].

« Le Doigt de la Droite du Père »

Voici comment il faut voir ce « rôle propre » de chaque Personne divine dans les œuvres de Dieu ad extra :

  • Le Père est, dans le Mystère de Dieu, le « Principe sans principe ». Il l’est également dans toute action de Dieu en dehors de lui. Il est toujours et pour tout don de Dieu la Source première, « l’amour dans sa source » comme le dit Vatican II : Amor fontalis AG 2. C’est absolument propre au Père. Le Fils ne peut rien faire qu’il ne l’ait vu faire au Père, ni reçu du Père de le faire. Et l’Esprit également. De toute action de Dieu ad extra (création, rédemption, sanctification) le Père, et lui seul, est le Premier Principe. À lui, la « monarchie » comme aiment le dire les Grecs. De tout don : pardon des péchés, lumière, grâce, vie, amour, sagesse, force, paix et ainsi de suite... Il est la Source première, et lui seul.
  • Le Fils, né du Père avant tous les siècles, est celui par qui tout don de Dieu a été révélé, une fois pour toutes et pour tous, et réalisé en Lui, également pour tous les hommes, une seule fois, comme le répète l’épître aux Hébreux. Il est le Médiateur Unique entre Dieu et les hommes, Lui le Fils devenu l’homme Jésus, mort et ressuscité, une seule fois dans l’histoire, et pour tous. Et cela lui est absolument propre. Ainsi, tout don de Dieu – répétons-les : pardon du péché, lumière, grâce, vie, amour, force, sagesse, paix et ainsi de suite, issu du Père comme de sa Source première, a été porté à la connaissance des hommes, de tous les hommes, par Jésus, seule « Porte », seule « Voie », et « concentré », « plérômisé » en lui, Chef de l’humanité nouvelle, pour pouvoir, après son exaltation dans la gloire, être communiqué à tout homme : de sa Plénitude nous avons tous, et tout, reçu...
  • L’Esprit qui procède du Père et qui repose sur le Fils, est alors envoyé par l’Un et par l’Autre, précisément pour communiquer à chaque homme, à chaque moment de l’histoire, et au fond de son cœur, tout don de Dieu, issu de la Source qui est le Père et apporté au monde entier par le Fils incarné. Et cela est propre à l’Esprit. Son rôle propre est de personnaliser, actualiser et intérioriser tout don de Dieu, toute action de Dieu « ad extra ». Quand Dieu s’approche de moi et agit en moi, Celui qui me « touche » le premier (non chronologiquement, mais « ontologiquement »), maintenant, et au fond de moi-même, c’est l’Esprit Saint. Son rôle propre est de me mettre immédiatement par son premier « toucher », en communion avec le Fils, et en Lui, par Lui, avec le Père, et de me communiquer leurs dons. Selon l’image de l’hymne ancienne, l’Esprit Saint est le Digitus Paternæ Dexteræ, le Doigt de la Droite du Père, cette « main droite » étant le Fils.

Ainsi, quand Dieu agit en moi, tout est fait par le Père et par le Fils et par l’Esprit. Il n’y a pas lieu « d’approprier » telle action au Père, telle autre au Fils, et telle autre à l’Esprit. Mais il y a lieu de reconnaître le rôle propre de Chacune de ces Personnes dans cette œuvre absolument unique : le Père comme Source, le Fils comme Révélateur et Médiateur universel, l’Esprit comme le Communicateur à chacun et à chaque instant.

Le baiser de Dieu

Saint Bernard, on le sait, affectionnait le premier verset du Cantique des Cantiques, Dans plusieurs de ses sermons, il le commente ainsi : « Qu’il (Dieu le Père) me baise d’un baiser (Dieu le Saint-Esprit) de sa Bouche (Dieu le Fils, le Bien-Aimé du Père qui « souffle » sur nous son Esprit comme en Jn 20,22). L’idée sous-jacente est la même que dans l’image précédente. Le Père est l’Amour dans sa Source. Il m’aime d’un amour éternel, à la fois paternel et maternel, comme Isaïe le révèle. Il approche de mon âme son Verbe, sa Bouche, celle qui annonce la Bonne Nouvelle de l’amour divin, et voilà que ses lèvres me baisent, et ce baiser de Jésus sur mon âme, c’est l’Esprit en Personne. C’est lui, en effet, qui « répand dans mon cœur l’Amour » par lequel je suis divinement aimé. Il me rend ainsi capable d’aimer à mon tour, et Jésus comme mon Bien-Aimé, et le Père, son Père qui est aussi le mien, et à qui je dis, et à lui seul, « Abba », et les hommes que Dieu (le Père) a tellement aimés qu’il leur a donné son Fils, lequel nous a révélé cet Amour infini, et l’a porté en lui pour nous le communiquer par son Esprit.

Retour à Vita consecrata

Telle est l’optique selon laquelle V.C. envisage l’action propre, et nullement « appropriée », de l’Esprit Saint.

Pour l’Exhortation, le Père est « la première origine de la vie consacrée » (14, 21), cette vie dont le Père a « toujours l’initiative tout entière » (14, 17, 22). Car le Père est « la Source de toute sainteté », la sorgente originaria, l’origine de la vie consacrée (22). Tel est le rôle propre du Père. Dans la prière finale, le Pape, s’adressant au Père, lui dit : « Tu es l’origine de tout, l’unique source de l’amour » (111). Plus d’une fois, l’appel à la vie consacrée est reconnu comme venant, originairement, du Père (1, 16, 19, 35). En bref, la vie consacrée est un « don du Père à son Église » (1).

Que le Fils, en tant que Verbe incarné, celui que V.C. aime appeler 71 fois du doux nom propre de Jésus, a un rôle propre, et nullement « approprié » dans la naissance, le développement et l’épanouissement de la vie consacrée est, pour V.C., trop évident pour qu’il faille le démontrer. La vie consacrée est « profondément enracinée dans son exemple et son enseignement » (1). Le Christ est le premier « Consacré par le Père », et « l’Apôtre du Père » (9), modèle parfait pour toutes les formes de vie consacrée, qui n’est autre qu’une « sequela Christi particulière » (1) dont « l’excellence objective » est soulignée (18, 32). On pourrait relire les numéros 14 à 18, 22 à 25, 29, 72, 75, 77, 81, 93, 95 et toute la conclusion pour illustrer ce point.

Enfin, que l’Esprit Saint a comme rôle propre de communiquer à chacun (= personnaliser), à chaque instant (= actualiser), dans les profondeurs de l’âme (= intérioriser) tous les dons inclus dans l’appel et les charismes de la vie consacrée (issus du Père comme de leur Source première, révélés et apportés pour tous par le Fils) a été affirmé clairement dans les « verbes » que l’Exhortation utilise pour décrire son action, comme nous l’avons indiqué plus haut : susciter, animer, communiquer, distribuer, mouvoir, suggérer, inspirer, impulser, guider, conduire, agir dans l’intime des âmes, les transformer... Peut-on s’exprimer d’une manière plus claire ?

Le peintre et le pinceau

Dans un Document récent, la Commission Théologique Internationale a proposé une autre belle image pour illustrer ce rôle propre de l’Esprit Saint dans les cœurs : « Le Père est le peintre, le Fils est le modèle selon lequel l’homme est peint, et l’Esprit Saint est le pinceau avec lequel l’homme est peint dans la création et la rédemption » [5]. Peut-être pourrait-on dire aussi : le Père est le peintre, le Fils est la main, l’Esprit est le pinceau. Or, c’est exactement ce qu’enseigne V.C. :

« Le Père par l’Esprit façonne dans les cœurs... les sentiments du Fils » (66).

« C’est l’Esprit qui forme et façonne l’âme des appelés en les configurant au Christ... La personne consacrée (est) amenée progressivement par la puissance de l’Esprit à la pleine configuration avec le Christ » (19).

« La personne consacrée est conduite par l’Esprit et configurée par lui au Christ » (93).

Il n’y a pas de doute : le travail propre de l’Esprit du Père est de « dessiner » dans nos âmes les traits du visage du Bien-Aimé du Père : « nous sommes transfigurés en cette même image (celle de Jésus) de gloire en gloire, par le Seigneur qui est l’Esprit » (2 Co 3,18). Car nous sommes prédestinés par le Père « à être conformes à l’image de son Fils » (Rm 8,29). Et tel est bien, selon V.C., le but final de la vie consacrée (1, 14, 15, 18, etc.).

À nous, comme l’Exhortation nous y invite, nous l’avons vu, de nous laisser « saisir », conduire, guider et transformer par cet Esprit Saint, « doigt de la droite du Père », baiser de Jésus sur nos âmes, « pinceau » que le Peintre divin, le Père, utilise pour nous rendre semblables à son Fils.

Terminons en citant un extrait de la prière finale de V.C. :

« Esprit Saint, Amour répandu dans nos cœurs, Toi qui donnes grâce et inspiration aux âmes, source éternelle de vie qui achèves la mission du Christ par de nombreux charismes, nous te prions pour toutes les personnes consacrées. Remplis leurs cœurs de la certitude intérieure d’avoir été choisies pour aimer, louer, servir. Fais-leur goûter ton amitié, remplis-les de ta joie et de ton réconfort, aide-les à dépasser les moments de difficulté et à se relever avec confiance après les chutes. Fais d’elles le miroir de la Beauté divine. Donne-leur le courage de répondre aux défis de notre temps et la grâce d’apporter aux hommes la bonté et l’humanité de Notre Sauveur Jésus Christ (cf. Tt 3,4) » (111).

Doiti, B. P. 210
Moundou, Tchad

[1Notre Revue Vie consacrée n’est pas le lieu indiqué pour exposer la discussion évoquée ici, d’une manière technique et argumentée. Je me contente d’en résumer les idées principales d’une manière simple.

[2En latin : « Omnia sunt unum ubi non obviat relationis oppositio » Enchiridion Symbolorum, etc, de Denzinger-Schönmetzer, 1976, n° 1330, p. 337. Dans La foi catholique, 1982, G. Dumeige traduit : « Tout est un (en eux) là où l’opposition constituée par les relations le permet", n° 231, p. 123.

[3Somme Théologique, Pars I, Quaestio 33, art. 3, obj. 2 ; également Pars III, qu. 23, art. 2 ; qu. 32, art. 3, obj. 2 et ad 2. Commentaire « Ad Ephesios », cap. 2, lect. 5, in fine, etc.

[4L’opinion que j’expose ici est inspirée des écrits de théologiens anciens D. Petau, Thomassin, Lessius au XVIIe s., de M. J. Scheeben au XIXe s., et de notre contemporain Héribert Mühlen. La philosophie sous-jacente peut être considérée comme de tendance personnaliste.

[5Commission Théologique Internationale ; « Le christianisme et les religions », oct. 1996 (n. 50). Dans La Documentation catholique, n° 2157, du 6 avril 1997, p. 321.

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