Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vidimus Dominum !

Brigitte Brunet, o.s.u.

N°1998-5 Septembre 1998

| P. 294-299 |

Précédé du document rédigé par la « constellation » francophone du Congrès de jeunes religieux et religieuses à Rome en 1997, voici un premier texte qui en situe fort bien (Qui ? Et en quel but ?) l’intention et la richesse interne. Et latente ! car ce fut un passage, une quadruple pâque... ! N’est-ce pas vrai pour la vie consacrée tout entière, quels qu’en soient ses âges, n’est-elle pas toujours « Passion et enfance de Dieu » ?

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Du 29 septembre au 4 octobre 1997, matin et soir, circulaient dans Rome des jeunes religieux et religieuses de moins de 30 ans. Le moyen d’identification de ces jeunes : des foulards de couleurs variées, signe des langues de communication : blanc pour l’italien, bleu pour le français, jaune pour l’allemand, rouge pour l’espagnol et vert pour l’anglais. Sur ces foulards, ce cri de joie et d’étonnement : « Vidimus Dominum ! » et un pictogramme : certains y voient une plante en germination, d’autres un réseau de communication (disons « internet ») ; l’original de ce pictogramme reprenait les cinq couleurs mentionnées ci-dessus.

Quand ces jeunes religieux et religieuses n’étaient pas dans les rues de Rome, on les retrouvait Via Aurelia, à l’hôtel Ergife où se déroulait leur congrès. Mais qui étaient-ils ? dans quel but ?

Ils étaient 830 – un peu plus qu’initialement prévu – des cinq continents et de plus de quatre-vingts pays. Une petite planète à eux seuls, avec toutes les couleurs de peau, d’habit et de cœur, avec la musique et les chants de tous les horizons, avec les gestes de la joie et du recueillement, de la colère et de l’exultation, du dialogue et de la prière. Jeunes femmes et jeunes hommes, en nombre presque égal. Parmi eux, certain(e)s savaient très bien où ils étaient et pourquoi, d’autres avaient parcouru en quelques heures ou quelques jours, un tel chemin depuis leur pays, leur île, leur montagne, leur forêt, leur désert, leur ville ou leur village, qu’ils se disaient encore : pourquoi moi ? d’une si petite congrégation ? d’un pays si loin de Rome ?... Le jeu, sans doute à la fois clair et subtil, de divers paramètres liés aux continents, aux langues, aux effectifs des congrégations, aux genres de vie religieuse... les avait donc désignés pour ce congrès et ils étaient là : Vidimus Dominum !

Les substantifs manquent pour désigner une telle entreprise née dans les secrétariats de l’U.I.S.G. et de l’U.S.G. bien des mois auparavant : promesse ? défi ? rassemblement ? risque ? rêve ? audace ? Sans doute un peu de tout cela à la fois, tant se sont imbriqués et côtoyés l’organisé et l’imprévisible, le projeté et l’inattendu, le maîtrisable et l’absolument nouveau. Plusieurs mois après ce « Congrès » – puisque tel a été le nom retenu – et d’un point de vue qui n’engage que l’auteur de ces lignes, il semble réellement que ces six jours nous aient donné à voir le Seigneur, dans sa beauté et sa jeunesse, dans son Évangile éclatant et son Esprit de feu, dans son appel comme une source, dans sa mission comme un exode, une pâque. Huit cent trente jeunes religieux et religieuses rassemblés nous font nécessairement sortir des sentiers battus. Plusieurs spécialistes ont essayé d’entendre, de repérer, ce que ce congrès dit à la vie religieuse, à l’Église, aux mondes d’aujourd’hui. Ce qui sera écrit ici relève plutôt d’une sorte d’intuition globale saisie par une animatrice de « constellation » (entendez : groupe linguistique de partage) dont le rôle n’était ni la préparation, ni l’organisation de ce congrès, mais l’aide à l’expression, avec un Frère Canadien, pour le groupe des 145 Francophones, de 34 pays différents, participant à ce congrès au milieu des autres « constellations ».

 Dans sa forme comme dans son évolution, ce congrès fut une pâque, un passage du « je viens de chez moi » au « je viens frapper à ta porte et demeurer chez toi ».

La plupart de ces jeunes religieux et religieuses étaient porteurs d’une identité précise, d’une richesse spécifique et merveilleuse. Dans la jeunesse de leur vie consacrée, ils ont dit haut et fort leur besoin d’être reconnus pour ce qu’ils sont : mis à part en raison de l’appel du Seigneur et pourtant bien de leur génération, porteurs d’une aptitude à l’universel et pourtant immergés dans une culture, une histoire repérables et uniques. « Rome » n’a pas été d’emblée leur « terre natale spirituelle ». Mais l’expérience de l’autre a été, semble-t-il assez rapidement, cette terre d’exploration où ils ont continué de naître tant à leur vie chrétienne qu’à leur vie religieuse incarnée et située. Ils ont voulu parler aux autres, écouter les autres, rire et danser sur le rythme de l’autre, prier et faire silence comme le faisait l’autre, offrir le cadeau de leur pays et recevoir le présent de l’autre. Mais que d’arrachements pour cela ! Car, en réalité, qui vient d’une terre vierge ? Il a donc fallu identifier clichés, images toutes faites et préjugés. Il a fallu ensuite s’en expliquer et accepter d’en sortir ou, au moins, de les corriger dans la confiance. Et cela touchait aussi bien les relations entre vie religieuse du « vieux monde » et vie religieuse des « pays jeunes », fondation à l’occidentale et inculturation non réductrice, la femme dans l’Église et la libération idéologique...

Au-delà de la rencontre formelle en assemblée générale, autour des tables rondes, casques aux oreilles et traductions simultanées, il y a eu le long enfantement de la relation devant les affiches des constellations, autour d’une tasse de café (à l’italienne !) ou d’un tamtam, bruyant mais aussi « parlant » (à l’africaine), ou d’une danse indienne qui vous transporte dans le silence...

 Il y eut aussi le passage du « nous avons préparé pour toi » au « veux-tu de nous pour inventer avec toi ? »

Cette pâque ne fut pas aisée. Elle fut même douloureuse à plus d’un titre. Une équipe qui a conçu et organisé une telle aventure a nécessairement - et heureusement - quelques repères, venus de l’expérience, d’une formation, d’une compétence indéniable. Mais voilà, si l’Esprit « décoiffe » et si cet Esprit habite aussi les jeunes religieux et religieuses, ceux-ci vont nous décoiffer, nous les plus « anciens ». Avec la délicatesse de qui a choisi d’aimer l’autre a priori, mais aussi avec la vigueur de qui sent ce qui est juste, ajusté ou ne l’est pas, ces jeunes ont remis sur l’ouvrage le déroulement des liturgies quotidiennes, les prises de parole au début de chaque journée, le travail de la commission « communication » comme celui de la « coordination ». Et l’équipe des organisateurs a accepté ces règles nouvelles pour un jeu voulu délibérément un jeu de dialogue et d’écoute. Cela, c’est beau !

Ces jeunes ont aussi jugé au glaive de leur intransigeance aussi bien certains moments de la festa dans l’Aula Paul VI en attendant Jean-Paul II - et qui avait été annoncée festa con el Papa - qu’une certaine présentation de la vie religieuse donnée par vidéo dans cette même Aula, là encore en attendant Jean-Paul II. Bien sûr ils ont applaudi un Pape qu’ils aiment et qui le leur rend bien, mais ils ont aussi regretté le climat de la messe à Saint-Pierre, sans Jean-Paul IL Plusieurs d’entre eux avaient vécu les liturgies des Journées Mondiales de la Jeunesse. Ils n’ont pas retrouvé assez explicitement l’expression de l’internationalité de l’Église à laquelle ils tiennent tant et qui était bien aussi la note de leur congrès.

Ce jour-là, ils ont fait davantage Église dans les jardins de l’Urbania (Université Pontificale) autour du pique-nique et du mélange coloré des traditions de notre planète que dans ce cadre préparé pour eux mais où beaucoup se sont sentis étranges et étrangers. Le lendemain, aux prises de parole spontanées qui ouvraient chaque journée, les choses se sont dites et tout a basculé, peut-être comme pour Nicodème, ou Thérèse de Lisieux que nous fêtions ce jour-là. « Vidimus Dominum ». « L’Esprit souffle... Toi, tu ne sais pas... » (Jn 3).

 Une troisième pâque, liée à la précédente, fut celle du « je viens seul de ma race, de mon pays, de ma congrégation » au « quelle est belle cette Église qui me précède et qui m’enfante ! »

Cette expérience est peut-être celle du fondement, de la source, de la genèse. Au cœur même de ma solitude, de ce sentiment d’inadéquation ou de communication difficile, est venue la Parole du Maître et Seigneur, de Celui qui a appelé et choisi, et qui a déjà comblé tout en creusant le désir, sans cesse.

Quatre conférenciers ont ouvert des pistes dans cet Himalaya de la vie religieuse : « La vocation religieuse aujourd’hui, don et défi, surprise et gageure » (Amedeo Cencini, f.d.c.c.), « La spiritualité de la vie consacrée » (Armand Veilleux, o.c.s.o.), « Communauté, communion, mission » (Anna Mary Mukamwezi, d.m.j.), « Annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres » (Vilma Moreira, f.i.). Après chacune de leurs interventions, quatre jeunes, de quatre continents, ont donné leur témoignage. Ensuite de quoi chaque « constellation » a recueilli ce trésor et fait écho à ces appels. Oui, quelle est belle cette Église de Pentecôte ! On s’y sent d’emblée accordé, même si les limites des langues et des styles, des approches et des modèles sont, là encore, bien éprouvantes. Une Église pascale qui enfante des communautés pascales.

Il n’en reste pas moins pour le congrès une incapacité à donner un message unique, tant la diversité des participants, et donc des « constellations », ne se laisse enfermer dans une parole unique et univoque. Mais, au moins, cette juxtaposition des « messages » est-elle perçue comme un faisceau de fils en attente de l’Artisan qui, de son art, saura marier tout cela en une Parole multiple, colorée, qui tissera une tunique sans couture ou une nappe pour l’Eucharistie du dernier Jour ! Diversité reconnue, à laquelle on consent généreusement et avec réalisme, accueillie comme un signe du mystère ineffable de vie de notre Dieu-Trinité livré en Jésus de Nazareth sur nos chemins.

 Une quatrième pâque - sans doute pas la dernière - pourrait être énoncée comme celle du « ce monde dans lequel je suis immergé » à « cette Galilée où Tu me précèdes et que Tu vivifies aujourd’hui par ton Esprit ».

On y recueille, peut-être dans un Cénacle encore quelque peu verrouillé, une braise qui n’attend que le Souffle, une mèche qui fume encore, un appel du dehors qui, bientôt propulsera là où on ne sait. Cette vie religieuse qui est donnée et cette Église qui nous embarque sont fondées sur un Roc : la Parole du Vivant aimé par-dessus tout ; le visage du Transfiguré contemplé dans le plus petit, défiguré ; le frère et la sœur, si différents et si peu choisis et pourtant tellement frère et tellement sœur dans le Sang du Christ ; cette terre de joie et d’espoir, au creux même des angoisses et des violences sans fin ; cette eucharistie qui traverse le cœur et crée une vie nouvelle en forme de don et de réconciliation ; ce frère ou cette sœur aîné(e) que l’on appelle « fondateur », « fondatrice », et moi qui continue d’être cette harpe au seuil du troisième millénaire.

Tout ce congrès fut pour chacun et chacune, les « jeunes » et les « anciens », un immense passage, comme un baptême, peut-être.

Cette Pâque ressemble sans doute un peu à celle de Magdeleine et de Pierre, de Jean aussi, et de François (« Assise » a tremblé au début de ce congrès) et de tant de disciples, amis inconnus. Elle nous conduit du « ... et nous qui avons tout quitté pour te suivre ? » au « Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime ». Elle entraîne chacun(e) et tous dans le mystère d’une vocation unique, dans une Église une et sainte, catholique et apostolique, et pourtant bien humaine, au plus caché d’un monde divers et divisé, cassé et difforme. Ce sont les signes de l’enfantement. « Cette joie-là, nul ne pourra vous la ravir » (Jn 16,21-22). Oui, « nous avons vu le Seigneur... et voici ce qu’il nous a dit... » (cf. Jn 20,18).

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F-89200 Avallon, France

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