Vers le millénaire cistercien
Michael Casey, o.c.s.o.
N°1998-5 • Septembre 1998
| P. 324-337 |
Le millénaire... en vue de l’an 2000 ! Ce n’est pas un article de nostalgie que nous propose ce texte. Certes, il s’agit de recueillir la richesse de neuf cents ans d’histoire, mais surtout, en reconnaissant et discernant les expressions actuelles du charisme, engager un avenir. Celui d’un monachisme qui doit assumer le « signe de l’ombre » en relevant de nombreux défis, dont la rencontre d’une post-modernité bouleversée n’est pas le moindre. Reste et demeure le Présent de la Miséricorde dont l’existence cistercienne a, dans une « inclusivité verticale », toujours à témoigner.
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Le 21 mars 1998, neuf cents ans s’étaient écoulés depuis la fondation du monastère de Cîteaux [1]. L’année du nonacentenaire aura été marquée par un ensemble d’événements qui ont célébré et commémoré les réussites substantielles des derniers siècles. Regarder en arrière est bon. Mais il y a toujours un danger réel que l’œil nostalgique ne voie seulement que ce qu’il choisit de voir. Les conséquences sont, d’une part, que les leçons de l’histoire ne sont pas apprises et, d’autre part, que l’élan qui a porté le passé jusqu’au présent, se dissipe.
Voilà pourquoi j’aimerais marquer le centenaire en regardant en avant, vers le millénaire de Cîteaux. Le sujet que je vais aborder concerne l’avenir. Dans la course de l’histoire, le relais nous a été passé, il repose en sécurité entre nos mains. La question qui attend une réponse est celle-ci : qu’allons-nous faire de ce legs que le passé nous confie, où allons-nous le conduire ?
Je réfléchirai d’abord sur ce que nous avons reçu du passé et qui va nous armer pour l’avenir ; ensuite je signalerai un certain nombre d’aspects dans l’expression contemporaine du charisme cistercien qui peuvent servir de balises pour une possible orientation future.
Le patrimoine cistercien
De nombreuses choses nous ont été léguées par nos ancêtres. Il existe des monastères et des ruines magnifiques qui parsèment toute l’Europe. Nous admirons le savoir-faire avec lequel les cisterciens du Moyen Âge ont aménagé leurs domaines et négocié leurs produits, tout autant que leur capacité à naviguer entre les écueils des politiques ecclésiastiques et locales. Nous sommes intrigués par leur ingéniosité et leur technologie. Nous sommes béats d’admiration devant la beauté de leur architecture, et leur souci évident de s’investir dans la réalisation des manuscrits de leurs scriptoria. Ces réalités matérielles sont une partie intégrante du patrimoine cistercien, mais elles n’en sont pas la totalité.
Les premiers cisterciens ont initié une manière de vivre qui, au cours des âges, a attiré, soutenu et conduit à bonne fin les vies de dizaines de milliers d’hommes et de femmes. Le patrimoine cistercien n’est pas une affaire de pierres sans vie, mais c’est une réalité vivante, incarnée « dans la vie et les labeurs d’innombrables frères et sœurs » et exprimée explicitement par un corps substantiel de doctrines développé par des auteurs cisterciens de tous les siècles. Nous héritons du passé non seulement des constructions et des objets, non seulement un style de vie que beaucoup pensent de façon romantique « n’avoir que très peu changé depuis le Moyen Âge », mais une tradition de vie, transmise de mille humbles manières d’une génération à l’autre. Sous la réalité cistercienne se trouve un réseau de croyances, de valeurs et de pratiques fondamentales qui donnent corps à l’énergie du charisme. Le cœur du patrimoine cistercien est une philosophie de vie qui s’adresse de façon aussi valable au XXIe siècle qu’elle ne l’a fait au XIIe.
Comment décrire les valeurs de la réforme cistercienne qui sont les plus éloquentes pour notre génération et qui méritent d’être développées dans l’avenir ? J’aimerais mentionner cinq domaines.
Fidélité créatrice
La réforme cistercienne ne fut jamais considérée comme une initiative entièrement nouvelle. Les fondateurs comprenaient leur entreprise comme un retour à une observance plus intégrale de la Règle de saint Benoît. La forme extérieure de la journée monastique était entièrement dérivée de la Règle : le service quotidien de l’Opus Dei, soutenu par une discipline de vie qui donnait leur place à la prière et à la lectio divina. En outre, les aspects principaux du style de vie de la communauté étaient prescrits avec des activités et un espace communs, qui procurent une certaine interaction entre les personnes et des responsabilités partagées. Pour équilibrer les observances spirituelles, il y avait place pour l’hospitalité et l’obligation d’un travail effectif.
Au niveau de l’existence, les cisterciens n’étaient pas des innovateurs. L’alternative qu’ils offraient à leurs contemporains n’était pas qualitativement différente de celle que l’on pouvait trouver dans les monastères des moines noirs. Elle était un peu plus ascétique, mais la différence principale (les personnalités mises à part) était que les premiers cisterciens ont articulé un corps de doctrines spirituelles qui permettaient aux moines de comprendre leur manière de vivre et de la mettre en œuvre de manière plus intelligente et mieux orientée. La spiritualité des premiers cisterciens était en fait la spiritualité que l’on trouve implicitement dans une vie selon la Règle de saint Benoît, mais elle était exprimée en termes qui pouvaient attirer leurs contemporains. Une doctrine explicite, rigoureusement appliquée et systématiquement gardée, conduit inévitablement à un bon niveau du moral communautaire et devient attrayante pour ceux qui désirent engager leur vie dans une entreprise qui en vaut la peine.
L’idée de vivre selon la Règle était suprêmement importante pour les premiers cisterciens. Pour nous qui vivons dans une période de l’histoire qui se situe à égale distance entre une désaffection vis-à-vis du passé, et la résurgence du fondamentalisme, il est important d’interpréter ce fait correctement. Robert, Albéric et Étienne révéraient beaucoup la tradition, mais ils n’en étaient pas esclaves. Le passé était un moyen significatif pour structurer la vie monastique, mais ils n’hésitaient pas pour autant à ajouter, soustraire ou modifier ce qu’il fallait pour rendre vivifiante la tradition pour leur propre temps.
Les premiers abbés de Cîteaux ont vu comme priorité fondamentale le retour à la « pureté » de l’observance de la Règle. Ils ont réalisé cela en élaguant les concessions et les mitigations habituelles qui maintenaient l’observance monastique en dessous de la « masse critique » nécessaire pour générer l’énergie. En première ligne de leurs pensées, il y avait le désir d’être fidèles à l’optique de saint Benoît. Mais un autre acteur jouait, dont ils n’avaient pas conscience. Avec le recul, nous pouvons voir que ce qui rendait l’initiative cistercienne si attrayante, c’est qu’elle répondait aux « signes des temps ». Ils proposaient une version tout à fait « moderne » du monachisme bénédictin. Ils relisaient la Règle à la lumière des aspirations contemporaines. Les réformes qu’ils propagèrent furent des « innovations », comme quelques protagonistes parmi les moines noirs s’en plaignirent, au sens où elles se démarquaient de l’usage conventionnel, et donnaient à des hommes du XIIe siècle un style de vie qui produisait la même chose que ce que la Règle de saint Benoît avait procuré à leurs ancêtres du VIe.
Austérité
La caractéristique la plus évidente de la vie cistercienne, au début comme maintenant et partout où elle survit dans son intégrité, est sa relative frugalité et son austérité. On appelle parfois cela « simplicité », mais c’est peut-être un mot trop élégant pour décrire les inconvénients que produit une vie qui se veut à l’écart de la consommation. Les domaines où le défi cistercien se manifeste sont constants : les bâtiments, l’aménagement, les vêtements, la nourriture, le travail, la séparation du monde et le silence. C’est un fait évident dans les documents primitifs, que les premiers cisterciens se définissent eux-mêmes par ce qu’ils refusent. Le superflu étant retranché jusqu’à l’os, le résultat était une vie dont l’orientation était très nette et le sens du but poursuivi, très aigu. C’est seulement à la deuxième et à la troisième générations de cisterciens que la critique implicite des coutumes habituelles fut complétée par une exposition plus systématique des valeurs sous-jacentes aux réactions qui impliquent un renoncement. En premier lieu, ils ont vécu, et seulement après, ils ont prêché.
Même aujourd’hui, alors que les niveaux de vie n’ont jamais été aussi élevés, un style de vie très simple est un indicateur de l’authenticité cistercienne. Les valeurs qui demandent que nous disions « non » à quelque chose, sont difficiles à faire passer et faciles à ignorer, mais le charisme cistercien ne peut pas exister sans elles : silence, séparation des préoccupations mondaines et des mass-médias, économie basée sur le travail des moines, suppression de la complaisance et de l’ostentation dans les bâtiments et la liturgie, une certaine abstinence dans la nourriture, le vêtement, le mobilier et l’équipement. L’austérité n’est pas la seule valeur et il faut toujours prendre garde de confondre la fin et les moyens, mais une vie qui n’a pas de mordant n’est pas cistercienne.
L’expérience
Le XIIe siècle voit émerger une appréciation grandissante de la personne, de la subjectivité et de l’expérience. L’accent sur les dispositions personnelles, que l’on trouve dans la Règle de saint Benoît, va prendre la forme d’un intérêt passionné pour la face cachée des observances monastiques. La vie monastique s’écarte de l’idée que la tâche du moine était l’accomplissement de certains devoirs ou services, pour se concentrer davantage sur la qualité de son expérience. Les observances sont perçues comme concourant à la formation de la personne. L’accomplissement d’actes bien définis a pour but de faciliter la croissance des personnes vers une humanité plus accomplie.
À partir de leur conception de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, les cisterciens ont développé une spiritualité basée sur le désir de Dieu. Ils voyaient, en parallèle à l’enseignement de l’Église et de la Révélation objective, un sens inné du mystère qui nous guide, nous remplit d’énergie et nous soutient dans notre recherche de la Transcendance. La religion n’était pas perçue comme un ensemble de certitudes extérieures, mais comme fidélité intérieure à la grâce. La recherche de Dieu était comprise comme devant coïncider avec les plus profondes aspirations du cœur, accomplissement de la personne, non pas aliénation.
Cet optimisme fondamental fut une source de courage pour accepter les fluctuations inévitables de l’expérience qui marquent tout cheminement humain. Une des principales caractéristiques des auteurs cisterciens est leur consentement à identifier les obstacles à la croissance - souvent avec une bonne dose d’humour - et à nous indiquer quelques moyens de les éviter. C’est cette approche pragmatique et phénoménologique qui donne à ces textes un aspect terre à terre, qui les rend agréables à lire et leur donne une tonalité extra-temporelle.
Affectivité
Le XIIe siècle est une époque où l’amour est perçu comme le but premier de l’existence humaine. Le thème de l’amour est un de ceux qui prédominent chez tous les auteurs cisterciens du XIIe et du XIIIe et le Cantique des cantiques les passionne. Quand Bernard parle à des aspirants à la vie monastique qui sont déjà des hommes mûrs, il décrit l’itinéraire spirituel en des termes qui consonent avec leur propre expérience. C’est une quête de l’amour, une réponse à l’amour, un oubli de soi en vue de faire place à l’amour.
Pourtant, les maîtres cisterciens ont fait davantage que célébrer l’amour. Ils ont aussi instruit leurs moines sur la manière d’installer l’amour comme principe de gouvernement de leur vie, de permettre à l’amour de grandir jusqu’à atteindre ses véritables dimensions, de céder aux injonctions de l’amour dans les détails de la vie quotidienne. Le phénomène cistercien tourne autour de la psychologie et de la théologie de l’amour. L’amour s’exprime lui-même de la manière la plus naturelle dans la vie communautaire. Les monastères sont des « écoles de l’amour, et il y a une note très fortement affective dans tout ce qui a trait à la vie communautaire. À l’intérieur de la communauté et entre les communautés, l’amour est le but proposé, sans envisager aucun divorce entre l’amour de Dieu et l’amour des frères. Quels que soient les problèmes qui arrivent, l’amour reste l’idéal.
Mysticisme
L’expérience spirituelle – avec une composante affective forte – est le moteur qui pousse en avant les premiers cisterciens. Le mysticisme est l’accompagnateur invisible du mode de vie extérieur. Il commence bien avant l’entrée, par une dévotion et un attachement sentimental à la personne du Christ. Ceci peut conduire, sans doute, à un éveil du sens spirituel (compunctio), et dès lors à la conversion. Ensuite, le désir peut naître. Avec l’assentiment de la volonté, cela devient une quête de Dieu qui prend progressivement la toute première place. C’est alors qu’on entre dans la vie monastique. La fermeté d’un tel propos est approfondie par d’inévitables âpretés, et les éléments qui le servent sont patiemment décantés. Le Verbe visite l’âme et, par moments, se produit une rencontre brève mais vivifiante, qui vient renforcer le désir. À cette étape, le moine commence à avancer vers l’unification du cœur ; il y a une conformité de sa volonté avec celle de Dieu qui le conduit aux noces spirituelles, à une unité d’esprit ou à l’extase. Par un don de Dieu, le ciel semble tout proche.
Un tel itinéraire n’est jamais éloigné de l’esprit de saint Bernard et de ses amis. Leur perception de la vie monastique est résolument mystique. Il faut cependant ici faire deux mises au point. L’enseignement mystique des cisterciens est toujours biblique, il fleurit sur une interprétation des textes de l’Écriture et se maintient strictement à l’intérieur de leurs limites. Ensuite, il ne se soucie jamais de l’extraordinaire ni du parapsychologique. Il est un mysticisme profondément éthique, les pieds sur terre, et dont la garantie s’exprime dans le comportement quotidien. L’expérience spirituelle n’est pas réservée aux plus avancés ; ses modalités s’appliquent à des personnes qui en sont à toutes les étapes de la montée vers Dieu. Les anecdotes racontées par Herbert de Clairvaux illustrent magnifiquement cela : le moine s’ouvre à Dieu qui peut le toucher lorsqu’il chante les psaumes, quand il est en prière personnelle, quand il est malade ou écrasé par le travail, dégoûté de la cuisine monastique ou sur le point de déserter. À tous ces moines, il semble que le ciel et la terre s’interpénètrent dans le paradisus claustralis. Ce qui nous paraît inhabituel et nous choque aujourd’hui, c’est que l’expérience mystique est presque considérée comme acquise : on croit effectivement que le monastère est une école de contemplation.
Les signes des temps
Ces valeurs spirituelles sont le trésor que nous avons reçu du passé. De ceux qui ont reçu davantage, on attend davantage. À nous, il est demandé de transmettre à d’autres temps et en d’autres lieux le charisme qui est parvenu jusqu’à nous. Je vois ceci se produire de trois manières :
L’expansion géographique
C’est un phénomène curieux : bien que le nombre des moines et des moniales cisterciens ne cesse de décroître, avec des changements de types de vocations et des départs, le nombre de monastères continue d’augmenter. Ces cinquante dernières années, les fondations se sont multipliées en Afrique, en Amérique et en Asie-Pacifique, et ces nouveaux monastères jouent un rôle important dans la vie de ce qui est devenu un Ordre multinational. L’Abbé général est argentin, le Procureur général canadien et une moniale japonaise est conseillère à la Maison généralice. Au Chapitre général, il y a beaucoup de visages et de races différents. On a pu dire, je ne sais si c’était vrai ou non, qu’au Moyen Âge, on pouvait traverser l’Europe à cheval sans avoir à passer une nuit hors d’un monastère cistercien ou d’une grange. Peut-être avec quelque hyperbole pourra-t-on dire que, dans un avenir pas trop lointain, ou qu’on aille dans le monde, on y trouvera un monastère cistercien.
Inculturation
Le XIXe siècle témoigne aussi d’une expansion remarquable. Habituellement, cependant, il était question d’implanter un monachisme européen sur des terres étrangères. Les moines emportaient le bagage culturel de leur maison-mère et de leur propre pays. Une espèce de colonialisme s’ensuivait, où les coutumes régionales et les usages étaient supprimés sans discernement. Les manières de table et les habitudes d’hygiène des classes moyennes dans un pays froid furent révérées comme « monastiques » et propagées partout sans égards pour la culture locale, la tradition ou la nécessité.
L’expansion plus typique de la seconde moitié du XXe siècle veut respecter la culture, les coutumes existantes, et abandonne l’approche de type tabula rasa dans l’implantation monastique. À la place, nous encourageons les expressions du patrimoine cistercien qui s’accordent avec les sensibilités et les valeurs locales. Nous tentons de ne pas substituer sans nécessité les coutumes du pays fondateur dans tout ce qui ne met pas en cause l’intégrité de la vocation monastique. Il s’agit ici de bien plus que d’un marché astucieux : il s’agit de reconnaître que certaines valeurs éminemment chrétiennes sont plus parfaitement incarnées dans d’autres cultures que dans la nôtre. L’ouverture du patrimoine cistercien à des possibilités d’incarnation dans d’autres cultures nous donne la possibilité d’exprimer la totalité de la vérité de l’Évangile. Le patrimoine lui-même est enrichi lorsqu’il est l’objet de multiples inculturations. La pauvreté matérielle et la simplicité tant aimées de nos fondateurs, par exemple, sont visibles de façon bien plus rayonnante dans beaucoup de nouvelles fondations que dans la prestigieuse dignité de nombreux monastères établis.
L’unanimité si chère à nos fondateurs cisterciens ne trouve plus son expression dans l’uniformité d’une seule culture, mais dans la volonté d’accueillir une pluralité de formes où le charisme trouve son expression et sa vie. Cela signifie un engagement au dialogue à l’intérieur de l’Ordre, une ouverture à la nouveauté des formes et une patience vis-à-vis des inévitables erreurs qui se produisent dans les débuts ou les étapes expérimentales de tout processus d’adaptation. Nous sommes aujourd’hui appelés à avoir assez d’humilité pour affirmer que nous n’avons pas le monopole du charisme cistercien. Comme le prêchait Guillaume de Saint-Thierry, nous ne devons pas penser que le soleil ne luit que devant notre propre cellule, que la grâce de Dieu se limite aux formes sous lesquelles nous en avons fait l’expérience.
Si nous voulons faire en sorte d’aller vers l’avenir, nous ne devons pas enterrer notre talent pour le protéger, nous devons permettre au charisme cistercien d’entrer en interaction avec le monde réel et avec l’Église, et en tirer tout profit que le Seigneur voudra bien nous en faire obtenir.
Inclusivité
Les ténors de notre temps demandent que nous construisions des ponts et non des murs, que nous cherchions à inclure dans notre famille cistercienne tous ceux qui se sentent appelés à s’associer avec elle. En premier lieu, cela implique que nous minimisions une certaine animosité ou au moins une indifférence, qui fut le résultat des divisions historiques à l’intérieur de l’Ordre lui-même. Cela veut dire que les moines et les moniales cisterciens partagent le même charisme et doivent être considérés comme membres d’un seul Ordre. Bien plus, il semble que partout dans le monde Dieu appelle des hommes et des femmes laïcs, non seulement à trouver leur propre identité spirituelle en s’associant à des monastères cisterciens, mais aussi à s’organiser eux-mêmes en nouveaux groupements qui pourraient éventuellement être reconnus comme d’authentiques expressions du charisme cistercien. Qui sait quels degrés plus forts d’inclusivité l’avenir peut nous apporter ? On pourrait peut-être imaginer l’aventure de moines et moniales cisterciens vivant ensemble dans une seule communauté. Peut-être y aura-t-il une acceptation plus marquée de vocations temporaires, où des personnes bien particulières mèneraient la vie monastique à l’intérieur d’une communauté pour une période réduite, qui serait plus courte que la durée d’une vie. Et peut-être le monachisme cistercien sera-t-il appelé à dépasser les frontières des dénominations confessionnelles, et à être officiellement reconnu comme centre d’anticipation, non seulement de dialogue et de koinonia, mais d’intercommunion, anticipations prophétiques si cela se produisait, de l’unité pour laquelle le Christ a prié.
À côté de ce qui peut être appelé « inclusivité horizontale », il y a ce que l’on pourrait appeler une « inclusivité verticale ». En dépit des pressions des romantiques, l’Ordre semble satisfait de changer sa stabilité du XIIe siècle pour celle du XXIe. Cela implique d’accepter ce qui est bon dans la société contemporaine, et de l’utiliser comme un moyen de poursuivre notre croissance dans les perspectives pour lesquelles l’Ordre cistercien existe. Il y a certainement une nostalgie parmi les anciennes générations de moines et de moniales pour cette netteté et ce bon ordre des anciennes coutumes, mais pas vraiment d’intérêt pour remonter le temps vers ce que Rembert Weakland a appelé le « néo-primitivisme ».
Il me semble qu’il y a lieu d’être optimiste pour l’avenir de l’Ordre. Malgré la diminution du nombre des membres, le monachisme cistercien se répand géographiquement, il s’adapte lui-même à de nouvelles langues et cultures, et il a moins une mentalité de clocher pour définir sa propre identité. Il y a un fondement solide pour l’espérance, mais pas de place pour des compromissions.
Le signe de l’ombre
Il est un autre signe qui ne doit pas être ignoré. On pourrait l’appeler le « signe de l’ombre ». En même temps que l’on rencontre des indications encourageantes de croissance, il est évident qu’il y a un certain degré de lassitude, voire de détérioration qui n’est sans doute pas sans précédent, mais qui est davantage visible aujourd’hui.
Les douleurs d’enfantement de l’expansion
La situation de l’Ordre peut être interprétée différemment, d’une manière tout aussi valide, mais qui laisse alors assez peu de place au triomphalisme. Il est facile de se réjouir de l’aventure de nouvelles fondations et des nouvelles formes d’inculturation, sans se rendre compte des sacrifices consentis par les fondateurs, des pénibles incompréhensions qui se produisent entre les cultures, des erreurs inévitables et parfois sérieuses qui naissent de la tentative de traduction du charisme cistercien dans de nouveaux idiomes, et simultanément de sa transmission à de nouvelles générations. Nous devons être conscients du prix payé par les fondateurs pour répondre à leur mission ; nous ne devons pas sous-estimer la difficulté qu’il y a à prendre les bonnes décisions dans une situation totalement nouvelle. C’est une sagesse nouvelle qui est nécessaire, et elle ne s’acquiert que par l’expérience, c’est-à-dire en commettant des erreurs. Et là où il y a des erreurs, il y a souffrance. Nous avons beaucoup à apprendre dans la manière de faire les fondations nouvelles, de les soutenir, et beaucoup à désapprendre.
En outre, nous trouvons beaucoup de nouveaux monastères (et aussi quelques anciens) qui sont entourés de troubles politiques et parfois de dangers physiques réels. Ces situations requièrent des prises de décisions courageuses et consciencieuses, qui souvent sont seulement possibles après une prière prolongée et une ouverture à la grâce. Encore une fois, ceci ne doit pas être regardé de façon romantique. Le fait de se sentir pressé durant des semaines et des mois par une insécurité menaçante a des répercussions sur la vie personnelle. La croissance monastique habituelle semble suspendue, et on doit se rattacher à quelque chose de plus profond que des routines pieuses. Les Sept Martyrs de l’Atlas ont captivé l’imagination du public comme un exemple éminent. Mais il y a d’autres communautés qui ont à faire face à des ruptures substantielles durant de longues périodes, simplement parce qu’elles ont choisi de vivre en « amants du lieu », à des endroits que la paix a désertés.
Communautés déclinantes
Pendant ce temps, dans le monde du monachisme établi, la situation s’est altérée. Les changements démographiques font qu’il y a moins d’entrées et que bien des communautés doivent affronter la perspective d’être moins nombreuses et plus âgées qu’elle n’en avaient l’habitude. Ceci conduit nécessairement à repenser des domaines comme les travaux qui procurent les ressources suffisantes, comme l’entretien des bâtiments et les services à assurer, en particulier lorsqu’il y a des membres plus âgés et plus infirmes dans la communauté. De telles communautés ne peuvent pas espérer vivre l’ascétisme, possible et convenable pour des membres jeunes et en bonne santé. Vivre sur les pensions et les placements est une manière de joindre les deux bouts, mais cela correspond peu au rude idéal qui animait nos fondateurs, eux qui voulaient gagner leur pain par le travail de leurs mains. Inévitablement, aussi, c’est une situation qui s’est imposée d’elle-même sans que personne ne l’ait voulue. Une communauté qui remplit difficilement le quart des stalles au chœur sera vite démoralisée et, sans le stimulus des nouvelles recrues, il sera difficile de maintenir la ferveur. Il semble que, sans que l’on y prenne garde, beaucoup de nos engagements apparents dans les valeurs monastiques par le passé, étaient liés au succès visible de nos efforts.
Scandales et tragédies
La nécessaire tâche de l’aggiornamento et la rédaction de nouvelles Constitutions se sont déroulées sans divisions sérieuses, dans bien des communautés. Mais cela a pu entraîner une certaine discontinuité entre les générations. Avec le bouleversement causé par plus de vingt changements importants dans la manière de vivre, entre 1967 et 1972, le processus tranquille de la maturation monastique a été interrompu. Beaucoup de ceux qui étaient dans l’âge moyen et qui allaient être appelés à exercer des responsabilités en communauté en fonction de leur rang d’ancienneté, se sont retrouvés sans voix au chapitre et marginalisés. La conséquence fut la dépréciation de l’expérience et, ça et là, des excès dans l’adaptation, pour lesquels il a été difficile de faire machine arrière. Tout cela a eu un impact non seulement sur la qualité de la vie cistercienne, mais aussi sur le bien-être des individus. Le ferment nécessaire et providentiel de ces années a provoqué des turbulences entraînant diverses perturbations dans les psychologies et les comportements, qui ont été cause de souffrances pour les personnes concernées et aussi pour leurs communautés. Des centaines de moines et de moniales ont quitté l’Ordre et certains même semblent avoir quitté l’Église. Beaucoup de ceux qui ont quitté dans ces dernières années ont demandé la dispense de vœux dans les deux ou trois années suivant leur profession solennelle. Il y eut aussi d’autres scandales et d’autres tragédies, certains livrés au public, d’autres supportés en silence. Cela s’est-il produit parce que les communautés ne sont pas capables d’aider les personnes à trouver leur propre voie ? Est-ce un invincible cas de résistance à la grâce ? Est-ce le résultat d’une sélection et d’une formation déficientes, ou simplement la faiblesse humaine ? Qui le sait ? Nous sommes bien conscients, nous cisterciens, que nous ne sommes pas exempts des aberrations humaines. Il n’y a aucune garantie qu’en ouvrant votre journal, demain, vous n’y lisiez pas les méfaits de moines ou de moniales cisterciens, quelque part dans le monde.
Ne jamais désespérer de la Miséricorde de Dieu
J’ai parlé de l’ombre que l’on peut trouver derrière les signes de croissance dans l’Ordre cistercien aujourd’hui. Ce n’est pas parce que je suis un pessimiste. Les souffrances, les scandales et les tragédies qui nous entourent peuvent être perçus comme un don de Dieu qui écrit droit avec des lignes courbes. Aucune qualité n’est autant nécessaire aux moines et aux moniales que l’humilité. La leçon à apprendre de notre expérience négative est que, de nous-mêmes, nous ne pouvons rien accomplir, car tout est grâce. Il y a un danger à être des cisterciens qui réussissent : cela pourrait nous écarter de notre appel à suivre un Seigneur crucifié, et nous conduire à un point où nous perdrions notre dépendance quotidienne de la Miséricorde de Dieu. Nous pourrions cesser de tirer notre vitalité de notre foi en Dieu et, à la place, trouver notre sécurité dans quelque approbation mondaine.
Si le monachisme doit avoir un avenir, c’est en étant le témoin de la puissance de l’amour de Dieu qui renouvelle et restaure l’humanité déchue. C’est en étant le signe d’une confiance non seulement envers les frères dans la foi, mais spécialement envers ceux qui sont le plus éloignés de Dieu et qui sont le plus désespérés. Les cisterciens les plus authentiques sont ceux en qui la Miséricorde de Dieu est la plus évidente.
Seuls ceux qui ont besoin de Miséricorde reçoivent la Miséricorde. C’est seulement après avoir fait l’expérience de tomber et d’être relevés que nous pouvons chanter la gratuité de l’Amour de Dieu. Nos ancêtres cisterciens étaient les champions de la Miséricorde, simplement parce qu’ils en avaient fait l’expérience personnelle. Pour devenir comme eux, nous devons nous réjouir d’être comptés parmi ceux qui dépendent de la bonté de Dieu et de son pardon. Quand nous célébrons le neuvième Centenaire et regardons vers le Millénaire, il serait intolérable de seulement louer les premiers cisterciens pour leurs réussites, alors qu’eux-mêmes attribuaient tout à la Miséricorde de Dieu.
Tarrawarra Abbey
Yarra Glen, VIC, 3775, Australia
[1] Nous remercions la direction de la revue Collectanea Cisterciensia et Dom Casey, o.c.s.o., qui nous ont volontiers permis de reproduire cette conférence donnée à la Grange de Clairvaux, le 25 octobre 1997 (Collectanea Cisterciencia 60 (1998) 20-30). Et puisque les remerciements sont une opération transitive, ils s’étendent encore à la traductrice, Sœur Marie-Pascale, o.c.s.o. de Chambarand. La date de cette conférence nous a obligés à actualiser quelques temps verbaux dans le premier paragraphe.