Au carrefour de l’espérance et de la vie
La femme dans {Evangelium vitæ}
Alain Mattheeuws, s.j.
N°1998-5 • Septembre 1998
| P. 305-319 |
C’est dans Evangelium vitæ que l’auteur trouve son point d’ancrage. Et plus particulièrement au n° 95 : « Pour obtenir ce tournant culturel en faveur de la vie, la pensée et l’action des femmes jouent un rôle unique et sans doute déterminant ». L’article déploie cette affirmation en portant son attention tour à tour aux « figures » de la femme et aux « blessures » (comme espérance de réconciliation) que le mystère chrétien de la sponsalité, de la maternité et de la virginité éclaire. Certes, d’autres situations singulières - et les événements cruels si souvent marqués d’une souffrance indicible qui les qualifient - ne sont-elles pas ignorées, mais elles ne peuvent, par leur nature même, qu’être évoquées. La proposition présentée ici, et qu’il serait injuste de critiquer comme seulement « essentialiste » ou « idéaliste », balise un engagement et une solidarité « féministes » que la vie consacrée peut entendre.
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La complexité des questions bioéthiques actuelles est à la mesure des enjeux qui touchent notre vie, celle de nos sociétés, celle de l’Église. Cette complexité peut cependant revêtir la simplicité d’une question fondamentale : Voulons-nous vivre d’un Évangile de la vie ou développer les racines de ce qui mène à la mort. « Choisis donc la vie », nous affirme toute notre tradition judéo-chrétienne.
Pour faire ce choix, les réflexions se croisent et s’entrecroisent à nouveau : économie, politique, droit, morale, philosophie, religion ont leur place et apportent matière à la complexité des enjeux. Dans le cadre des sociétés, la culture est essentielle. Il ne s’agit pas seulement de déterminer les effets et les causes à divers niveaux de la connaissance, mais il s’agit de promouvoir une culture de la vie. Dans l’encyclique Evangelium vitæ, la parole de Jean-Paul II se risque jusqu’à donner des critères pour la promotion d’un changement culturel. « Conduisez-vous en enfants de lumière... Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres » (Ép 5,8.10-11). « Dans la situation sociale actuelle, marquée par un affrontement dramatique entre la « culture de la vie » et la « culture de la mort », il faut développer un sens critique aigu, permettant de discerner les vraies valeurs et les besoins authentiques » (n° 95).
Une place exceptionnelle est réservée dans Evangelium vitæ à la famille comme lieu de ce changement culturel et comme instrument au cœur des institutions : la famille « sanctuaire de la vie » (n° 92-94). Cette constatation se couronne par une réflexion sur la femme et sur les femmes blessées. Cette affirmation ne doit pas être considérée trop rapidement comme traditionnelle ou conservatrice. C’est ce point précis que je voudrais commenter et développer. « Pour obtenir ce tournant culturel en faveur de la vie, la pensée et l’action des femmes jouent un rôle unique et sans doute déterminant » (n° 95). Ce point devrait faire réfléchir tout être humain mais particulièrement les hommes et dans l’Église, les religieux et les futurs prêtres.
Ce féminisme magistériel invite à conjuguer à la fois la pensée et l’action des femmes : celles qui sont consacrées dans la virginité, celles qui sont épouses, celles qui sont mères. Ces trois catégories conceptuelles ne recouvrent pas la situation existentielle de toutes les femmes de la terre. Elles sont cependant un soutien et une aide pour considérer le mystère de la femme et sa mission « au carrefour de l’espérance et de la vie ». Le document lui-même ne cherche pas à donner un cadre systématique à la réflexion, mais par là il tient peu compte de celles qui ne sont ni mères, ni épouses ni consacrées dans la virginité. D’autres figures pourraient être envisagées et développées : la femme comme créature et image de Dieu, la femme comme croyante, la femme comme parabole de toute altérité.
Ces limites posées, prenons la mesure de la richesse de ce document. Le féminisme d’ Evangelium vitæ n’est pas le miroir contraire d’une ancienne servitude. Comme l’évolution des doctrines féministes actuelles le soulignent, la place de la femme ne peut être trouvée et acquise dans l’exact renversement du rapport homme/femme où la domination de l’homme devrait être niée par une domination de la femme. De fait, l’encyclique réinterprète le féminisme en l’invitant à ne pas tomber dans une dialectique de revanche (Maître/Esclave) et à ne pas se perdre non plus dans une modélisation masculine. Ce nouveau féminisme devrait être issu de la découverte et d’une prise de conscience plus profonde de la spécificité de la femme dans son rapport avec Dieu, l’homme et la nature.
Pour qualifier la mission de la femme, Jean-Paul II reprend les accents du Message final du Concile à l’humanité et, dans l’encyclique elle-même, il dit aux femmes : « Réconciliez les hommes avec la vie » (n° 99). Tentons de reprendre réflexivement cet appel adressé aux femmes à travers les trois figures de la sponsalité, de la maternité et de la virginité. L’enjeu est de taille : réconcilier les hommes avec la vie, c’est permettre à tous de croire que nous sommes faits pour la vie éternelle. La vie humaine dans sa masculinité et sa féminité est une parabole et un sacrement de la vie éternelle qui nous est offerte par Dieu.
Les figures de la femme
La sponsalité ou le présent de Dieu
Au cœur de la relation conjugale, la femme affirme son égale dignité avec l’homme dans la différence. Les époux sont unis l’un à l’autre non pas pour se perdre dans une fusion indéterminée, mais ils s’unissent pour se distinguer. La force d’union construit l’être propre de chacun dans sa différence : une commune union qui respecte la différence. Le lien conjugal, inscrit dans le corps différent et sexué de l’homme et de la femme, fortifie l’un et l’autre dans ce qu’ils sont en tant qu’être humain ouvert à une destinée éternelle. Dans la relation de conjugalité, la femme permet à l’homme de devenir homme et réciproquement. La relation conjugale assume donc la différence par excellence qu’est la différence homme/femme [1]. Les deux y sont appelés à reconnaître dans l’autre la profondeur de son altérité et à la reconnaître comme une richesse. Cela nécessite un accueil de l’autre pour ce qu’il est, en soi. Cela suppose un exode de soi-même, manifesté par un don-de-soi gratuit, sans réserve. Cet accueil de l’autre en tant « qu’autre » passe nécessairement par un renoncement dans l’ordre des désirs et des satisfactions propres. Amour, accueil, passivité, ouverture, compréhension, don de soi, autant d’attitudes qui témoignent paradoxalement de l’existence de la vie, autant d’attitudes qui fortifient cette vie et lui donnent son sens. Le phénomène vie n’est pas uniformité dans l’ordre biologique. Du point de vue personnel, la vie n’est pas la reproduction à l’infini du même ou de l’identique, au sens du clonage : elle est nécessairement vie singulière, concrète, diverse.
La sponsalité représente la relation du présent de l’homme et de la femme. Elle définit l’homme comme la femme dans leur relation mutuelle comme dans leur relation à Dieu.
La maternité ou la mémoire du Créateur
La maternité est une expérience qui n’est pas déléguable car il ne s’agit pas seulement d’un phénomène biologique, d’une grossesse. La maternité est une œuvre personnelle [2]. La femme y est transformée en son corps et en son être profond. « La maternité comporte une communion particulière avec le mystère de la vie qui mûrit dans le sein de la femme. (...) Ce genre unique de contact avec le nouvel être humain en gestation crée, à son tour, une attitude envers l’homme – non seulement envers son propre enfant mais envers l’homme en général - de nature à caractériser profondément toute la personnalité de la femme » (n° 99). Cette citation de Mulieris dignitatem, reprise par Evangelium vitæ, montre le lien étroit entre la maternité, la vie, la reconnaissance du personnel dans l’être humain : « l’expérience de la maternité renforce en vous une sensibilité aiguë pour la personne de l’autre » (n° 99). S’abandonner à la maternité, c’est se laisser transformer : l’autre prend place dans la chair de la femme qui lui permet de grandir, qui lui fait place. La vie est là, mais reconnue dans son caractère personnel et dans son altérité infrangible. Dans un vocabulaire philosophique, l’être objectif qui surgit du don naturel des époux est un être-de-don. Il manifeste sa différence en même temps que sa communion avec ses parents, particulièrement sa mère par le lien du corps. L’être objectif et personnel de l’enfant est confié à la femme : confiance, offrande de la vie humaine à une autre vie humaine. Cette reconnaissance mutuelle éduque le cœur et la pensée à considérer la dignité inaliénable de tout être humain. Pour les parents – et pour la mère de manière plus explicite-, l’enfant attendu ou imprévu ne doit pas justifier sa présence. Sa dignité personnelle n’est pas un ajout extérieur : sa vie ne peut dépendre de sa force, de son intelligence, de sa beauté, de sa santé. Sa forme comme son existence restent longuement peu visible et discrète. Ce qui est vécu vis-à-vis de l’enfant est une figure de toute relation interpersonnelle. Le plus petit, le plus vulnérable, le plus pauvre est accueilli pour ce qu’il est : sa dignité d’être humain et de fils de Dieu.
La femme est maternelle quand elle enfante ainsi autrui à ce qu’il est et respecte à ce point son altérité qu’elle l’engendre à son être personnel et à son être-au-monde. Cette maternité est un acte de liberté de la femme. Cet acte la transforme ainsi que les relations qu’elle tisse autour d’elle et les institutions dans lesquelles elle se trouve. La maternité rappelle la relation de l’homme et de la femme à leur origine. Elle fait toujours mémoire du passé : nous sommes nés de quelqu’un et non pas seulement quelque part ou d’une technique. Nous sommes nés d’un acte personnel. La maternité humaine nous enseigne sur ce qu’est l’être humain à son origine : sur son être et sur son devenir. Amour, vie et liberté forment le berceau de la liberté humaine. Ne devons-nous pas faire mémoire des nombreuses maternités qui sont à l’origine de tout être humain et qui l’accomplissent ?
La confrontation d’une telle attitude (mémoire et respect) ne cesse pas de poser questions au libéralisme occidental qui peine à penser les lieux de naissance de la liberté. « En régime libéral, la liberté ne naît pas dans l’institution de la société » [3]. Ainsi, « En pensant le lien social sous le mode du contrat et donc de la naissance de la liberté en dehors de ce lien social, l’idéologie libérale s’empêche de penser un fait premier de l’être humain, à savoir qu’il est né dans le corps d’une autre » [4]. Faire mémoire de la source de la liberté humaine engage les hommes dans le bien commun. Toute maternité ouvre l’esprit rationaliste au mystère du corps, mystère bien souvent nié et renié. La femme-mère rappelle ainsi à tout homme que sa liberté ne surgit pas de nulle part ni d’une abstraction. Il est ainsi amené à comprendre que la fécondité d’une vie (corporelle et spirituelle) s’origine dans l’unité de la liberté et d’un corps personnel.
La virginité ou l’avenir de Dieu
La virginité était déjà une valeur pour certaines religions païennes. Le christianisme, tout en empruntant cette estime pour la virginité physique, accorde la priorité à la virginité morale. « Est donc vierge celui dont ‘la chair est intacte’ et qui n’a jamais accompli d’acte sexuel, mais est encore plus vierge, en quelque sorte, celui qui a été régénéré par les eaux du baptême, a renoncé au péché et s’est donné totalement au Christ. Celui-ci, en effet, est devenu la Maître de la nouvelle habitation qu’est le corps du baptisé » [5].
Cette indication éclaire le statut de la virginité chrétienne. L’encyclique parle peu de la virginité et de son lien avec la vie. C’est dans la conclusion que la figure de la « Femme enveloppée de soleil » nous rappelle le lien mystérieux établi en Marie entre la virginité et la maternité. Marie, la Vierge Mère, est celle qui a accueilli la vie en plénitude, « au nom de tous et pour le bien de tous » (n°102). La virginité et la maternité ne s’excluent pas et ne s’imposent pas réciproquement des limites. « La virginité renvoie toujours à la maternité de l’Église. L’expérience montre, disait Ambroise de Milan, que là où abondent les vierges, surabondent les enfants de l’Église » [6].
Ces deux voies se complètent et s’expliquent l’une l’autre dans la vocation de la femme. La virginité a un sens dans l’Évangile de la Vie et son respect participe d’une image de la femme et de la vie dans nos sociétés.
« Dans la virginité librement choisie, la femme s’affirme comme personne, c’est-à-dire comme l’être que le Créateur a voulu pour lui-même dès le commencement, et en tout temps, elle exprime la valeur personnelle de sa féminité, devenant « don désintéressé » à Dieu qui s’est révélé dans le Christ, un don au Christ Rédempteur de l’homme et Époux des âmes : un don « sponsal ». On ne peut comprendre correctement la virginité, la consécration de la femme dans la virginité, sans faire appel à l’amour sponsal : c’est en effet dans cet amour que la personne devient don pour l’autre » [7].
La virginité comme don, charisme offert à la femme, est un chemin de manifestation de la personne et du caractère unique de chaque personne. Pour l’homme comme pour la femme, la virginité chrétienne se comprend à travers son lien sponsal avec le Christ et son lien maternel avec Marie. La femme vierge rencontre le Christ qui se donne à elle, et elle répond à ce don par le « don désintéressé » d’elle-même (GS n° 24). La virginité ainsi comprise ne se limite pas à un statut de célibataire qui dit « non » à la vie et à sa transmission, elle comporte un « oui » au lien nuptial avec le Christ, à un don de soi pour aimer. En ce sens, elle est vraiment vie, témoignage d’une vie qui sera la nôtre dans l’éternité. Elle est pour le Royaume, c’est-à-dire pour la vie éternelle. C’est en ce sens également qu’elle peut être féconde et maternelle. Elle rejoint et participe de la maternité mariale de l’Église. Elle indique à toute maternité sa finalité profonde. Dans la virginité, l’amour sponsal ouvre « à tous les hommes (MD n° 21), objets de l’amour du Christ-Époux ». Comme épouse et comme mère, la femme s’accomplit personnellement par le don d’elle-même. Elle le fait dans le mariage ou dans la virginité. De part et d’autre, c’est la vie personnelle qui est affirmée. Toute virginité est appelée à engendrer dans l’Esprit. Toute maternité est appelée à vivre un lien virginal avec l’être humain pour lui reconnaître en vérité son statut personnel et divin. La virginité rappelle à la maternité son nécessaire détachement pour être au service de la Vraie Vie. C’est ce que signifie la virginité comme témoignage prophétique du Royaume. Engendrer à la vie, c’est engendrer dans l’Esprit. Dans la nouvelle Économie que Paul décrit, il manifeste ainsi l’importance du dépassement du sexuel. « Car vous tous, qui avez été immergés dans le Christ, vous vous êtes revêtus du Christ. Il n’y a plus de Juif ni de Grec ; il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a ni mâle ni femelle ; car tous, vous êtes un dans le Christ Jésus. Et si vous êtes du Christ, vous êtes donc de la descendance d’Abraham, et héritiers selon la promesse’ (Ga 3,38).
« La Bible nous convainc du fait que l’on ne peut faire une herméneutique appropriée de l’homme, c’est-à-dire de ce qui est « humain », sans un recours approprié à ce qui est « féminin ». Cela se retrouve analogiquement dans l’économie salvifique de Dieu : si nous voulons la comprendre pleinement par rapport à toute l’histoire de l’homme, nous ne pouvons laisser de côté, dans l’optique de notre foi, le mystère de la « femme » : vierge-mère-épouse » (MD n° 22).
Les blessures et le combat spirituel
« Réconciliez les hommes avec la vie » (n° 99). En confiant cet appel pressant aux femmes, Jean-Paul II leur fixe une mission ecclésiale. Il les identifie de manière particulière à l’Église, épouse, mère et vierge. Cette mission de réconciliation est d’abord intérieure à l’Église. Elle consiste dans un appel incessant à la conversion, à l’écoute du projet originaire de Dieu sur chacun de nous. Cette mission est aussi en lien particulier avec le monde païen et avec toutes nos sociétés. La femme doit témoigner de l’être de l’Église dans un monde relationnel blessé et où elle est elle-même le sujet le plus communément blessé par la violence de l’homme. Les blessures qui affectent la femme peuvent être paradoxalement les lieux mêmes de toute résurrection. Ils peuvent être des lieux où le Christ guérit les personnes et opère les changements institutionnels nécessaires pour que la Vie soit manifestée.
La sponsalité
L’homme et la femme sont appelés à se situer l’un en face de l’autre. Leurs rapports sont considérés la plupart du temps comme des rapports de force. Les revendications féministes manifestent souvent les blessures de l’histoire, mais aussi l’idée erronée qu’une simple égalité de droits entre l’homme et la femme permettrait la reconnaissance de l’un et de l’autre. Le respect de la femme ne signifie parfois qu’une simple alternance de pouvoir et qu’un renversement de la dialectique Maître/Esclave qui lie l’homme et la femme. La répartition des rôles ou des fonctions, les responsabilités civiles de la femme, ne rendent pas suffisamment compte d’une juste relation d’épousailles. Les études historiques le démontrent avec sagesse : les rôles de la femme à l’intérieur de la maison, comme éducatrice des enfants, ses responsabilités socio-politiques et ses engagements professionnels ont subi des variations et en subiront encore. La domination sexuelle de l’homme sur la femme est une image parmi d’autres de ce qui doit changer.
De fait, la femme comme l’homme doivent pouvoir s’éprouver comme frère et sœur dans le Christ. La relation homme/femme doit tendre à une communion personnelle. L’accomplissement du moi de chacun doit y être compris non pas en termes d’autonomie qui tend à nier l’autre, qui veut se prendre comme unique critère de ses propres choix, mais en termes de communion à l’être reçu de Dieu et par Dieu.
S’il y a seigneurie, domination entre l’homme et la femme, c’est à la manière de Dieu, à l’intérieur de la kénose du Serviteur qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort de la croix. Dans la relation sponsale, ni l’homme ni la femme ne sont le Seigneur absolu. Au contraire, sous le regard du Christ, ils sont appelés à reconnaître l’égale dignité de l’autre, sans jalousie. Cela n’est possible que dans l’affirmation joyeuse de la relation sponsale de l’autre avec l’Autre qu’est le Créateur. L’homme et la femme sont liés sponsalement à Dieu dans une relation sexuée où la masculinité et la féminité font partie intégrante de la relation. C’est dans la mesure où cette relation à Dieu est reconnue que l’homme et la femme se respecteront en vérité. Car la sponsalité peut s’exprimer dans l’acte conjugal comme dans son renoncement. La sponsalité humaine est fortifiée par le respect de la virginité.
La maternité
Pour la femme, le refus de l’enfant, exprimé à la conception comme après, est une blessure de son être maternel. La femme ne protège plus et ne fait plus grandir l’être objectif de l’union conjugale. Elle s’en débarrasse. Elle ne fait pas son travail. La vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi l’ennemi à éviter absolument » (n° 13). La connaissance issue du rapport de l’homme à la nature s’évanouit dans la mort de l’enfant quand il est avorté. La connaissance issue de l’union conjugale voit sa fécondité disparaître dans la disparition du fruit de l’union. La connaissance acquise par la femme est celle d’une dignité humaine fragilisée, brisée en elle, dans l’enfant qui n’est plus, dans la relation avec l’homme qui n’a pas pu ou su reconnaître en elle la mère du fruit de leur union. L’avortement signe le plus souvent un amour brisé, une rupture potentielle du lien conjugal. La femme, plus que l’homme, en sort avec une image d’elle-même fragilisée.
La femme n’accède pas à cette connaissance d’elle-même comme mère du vivant. Cette maternité blessée peine à s’ouvrir à sa propre identité. L’enjeu de l’avortement est donc personnel (il fait mal à la femme), mais aussi social (il fait mal à l’enfant et à la société). Une société où les femmes ne peuvent plus accéder paisiblement à la maternité, est une société stérile et suicidaire. Car « la maternité, au sens personnel et éthique, manifeste une créativité très importante de la femme, dont dépend pour une part essentielle l’humanité même du nouvel être humain » (Mulieris dignitatem n° 19).
L’avortement témoigne d’un combat de la liberté humaine pour entrer dans ce projet de reconnaissance personnelle de tout être humain. Ce combat spirituel est décrit longuement dans la conclusion de l’encyclique à travers le chapitre 12 de l’Apocalypse. La maternité spirituelle de Marie, et à sa suite de l’Église, ne « se réalise toutefois (...) qu’au milieu des douleurs et du « travail de l’enfantement » (Ap 12, 2), c’est-à-dire dans la tension constante avec les forces du mal qui continuent à pénétrer le monde et à marquer le cœur des hommes, opposant leur résistance au Christ » (n° 103). La vie même de Marie témoigne que la maternité participe au don que le Christ fait de lui-même : « elle offre Jésus, le donne, l’enfante définitivement pour nous » (n° 103). Marie est confrontée avec les forces du mal depuis la naissance du Christ (la fuite en Égypte, Mt 2,13-15) jusqu’à la fin des temps (le dragon veut dévorer « l’enfant aussitôt né », Ap 12,4). Tout engendrement est au cœur d’un combat où l’hostilité des forces du mal ne doit pas être méconnue.
Le refus de la maternité est un moment de combat entre la lumière et les ténèbres. Si, par son incarnation, le Christ s’est « en quelque sorte uni lui-même à tout homme » (GS n° 22), « c’est dans la chair de tout homme qu’il continue à se révéler et à entrer en communion avec nous, à tel point que le rejet de la vie de l’homme, sous ces diverses formes, est réellement le rejet du Christ » (n° 104).
Le paradoxe n’est que superficiel : c’est à des femmes blessées que l’encyclique s’adresse aussi pour quelles redeviennent comme Marie, « parole vivante de consolation pour l’Église dans son combat contre la mort » (n° 105). La femme est mère des vivants et son combat sera de le rappeler de manière singulière à temps et à contre-temps. La puissance du Ressuscité se manifestera dans le pardon offert et dans la paix du sacrement de la réconciliation. « Vous vous rendrez compte que rien n’est perdu et vous pourrez aussi demander pardon à votre enfant qui vit désormais dans le Seigneur. Avec l’aide des conseils et de la présence de personnes amies compétentes, vous pourrez faire partie des défenseurs les plus convaincants du droit de tous à la vie par votre témoignage douloureux » (n° 99). Le dynamisme de la vie est redonné et l’élan sacramentel reçu peut porter au témoignage. Cette dialectique du pardon renouvelle la relation dans le lieu même où elle a été blessée. Demander pardon, c’est reconnaître à nouveau un statut à l’enfant avorté ; c’est reconnaître que l’enfant existe toujours, qu’il est auprès de Dieu. Le prier, c’est lui permettre de guérir la maternité blessée de sa mère. Dans ce pardon demandé et reçu, la femme puise à nouveau la source de son être. L’aveu de sa faiblesse devient sa force. L’aveu de sa faiblesse devient force d’interpellation pour l’homme qui est le plus souvent la cause de l’avortement. De faiblesse en faiblesse, de pardon en pardon, la femme interpelle l’homme sur sa véritable identité et sa mission.
La virginité
La prostitution, le viol et les manifestations diverses de la pornographie sont l’antithèse de la virginité. La femme y est considérée comme un objet de plaisir et de consommation. Le sanctuaire de la vie y est profané au sens où l’être personnel n’est plus reconnu comme un don intérieur, mais comme un dû obtenu par la violence ou l’argent. L’économique réduit le mystère du corps à sa matérialité sensible. La séparation corps-personne est consommée et cautionnée par la loi du plus fort. L’intériorité de la personne est niée : le consentement des libertés est travesti par la puissance de l’argent et du désir. La maternité de la femme, ainsi que toute sa fécondité, est refusée dans l’acte même où l’homme met la main sur le corps de la femme pour la posséder. L’unicité de la personne est niée puisque, comme objet de désir sexuel, elle devient interchangeable dans son corps ou dans les images reproduites d’elle-même sur du papier ou sur écran. Le droit à la vie privée n’est plus respecté au sens d’une vie personnelle en lien avec l’absolu du Donateur de toute vie [8].
Quand la beauté de la virginité n’est plus respectée ni comprise, c’est la relation de chacun avec l’Éternel qui est violentée. L’autre n’est plus perçu comme le Temple de l’Esprit. La destinée de son corps est réduite à l’horizon du temps où il est séduisant : Carpe diem... C’est l’instant qui compte dans son caractère éphémère. Le temps n’est pas inscrit dans l’éternité d’une vocation à l’amour. L’absurde de la virginité éclate pour celui qui ne voit pas que l’amour est éternel et que la fécondité de nos actes se mesure à l’aune du don-de-soi définitif et intégral.
De fait, dans le refus de la virginité, c’est l’engagement de Dieu dans l’histoire qui est touché. La transcendance d’un amour qui lie tout être humain de manière sponsale à son Dieu, est niée et refusée. La gratuité de l’amour divin qui fait alliance avec tout être humain n’est plus perçue dans l’horizon réducteur d’une possession violente. La liberté des enfants de Dieu n’est pas respectée. Au contraire, la virginité rappelle au milieu de toutes les bassesses de ce monde, combien tout homme est à l’image de Dieu. Dans sa faiblesse, la virginité est force de vie : elle conduit l’être humain à réfléchir sur le présent de sa liberté et sur l’avenir de ses actes. La virginité rappelle à tous que seul Dieu peut « ouvrir les pages scellées » de la vie des hommes. Cette irréductibilité de la relation de l’être humain avec Dieu et de sa vocation à l’aimer est manifestée dans la virginité humaine : ce temps que tout homme et toute femme peut connaître dans sa vie. Les réactions populaires contre la violence sexuelle subie par des enfants innocents, telle que la marche blanche à Bruxelles en 1996, illustre cette conscience diffuse en l’homme et en toute société, du caractère unique de chaque être humain et de son droit à aimer librement.
Sous forme de conclusion
La femme est au carrefour de tout changement culturel pour la vie. Elle l’est de manière particulière comme épouse, mère et vierge. Toute femme est appelée à vivre et à signifier le mystère de la vie à travers ces figures. Marie l’a fait adéquatement, par grâce et sans contradictions.
Evangelium vitæ invite à l’espérance à travers un regard nouveau posé sur la femme et sur sa mission présente dans l’humanité. Son identité ne semble cependant pas réductible aux figures idéales que présente l’encyclique. D’un point de vue anthropologique, il conviendrait de souligner avec plus de force l’itinérance de la femme – comme celle de tout être humain – à l’intérieur des figures d’épouse, de mère et de vierge. Des situations historiques ont parfois placé la condition féminine dans des impasses culturelles et institutionnelles. De plus l’exercice de sa liberté suppose pour chaque femme l’assomption en son corps des figures de son existence. Être célibataire sans l’avoir choisi reste une blessure et peut-être un inaccomplissement tant qu’un sens n’apparaît pas à la conscience personnelle. On peut envisager aussi des existences consacrées non pas à Dieu mais à des idéaux (la recherche, la science, le combat politique) qui en sont une parabole implicite dans l’histoire humaine.
Les figures de la femme sont variées même si l’encyclique ne nous en donne que les traits anthropologiques les plus saillants. À la suite de ce qui est proposé, il convient cependant de nous laisser interpeller avec vigueur par ces différences et par les figures blessées de la femme. « Car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort », dit saint Paul aux Corinthiens (2 Co 12, 10). Parole d’un « homme » qui est certainement valable pour une « femme ». C’est dans le creux de la faiblesse humaine que gît souvent le trésor le plus précieux de chaque personne. La fécondité de notre existence ne peut être uniquement jugée à l’aune de l’accomplissement parfait de ce que nous sommes. La souffrance et le travail nécessaires à l’homme comme à la femme pour découvrir et accomplir ce qu’ils sont dans le plan de la Création, est le symbole même de la vie de l’Esprit qui les habite. Ils seront féconds en Christ. Toute existence humaine, dans sa masculinité comme dans sa féminité, y trouve là la figure parfaite de son être : être fils ou fille de Dieu. Cette reconnaissance - parfois à travers le sang et les larmes - d’une filiation originelle situe l’homme et la femme dans une égale dignité. À la croix, le don du Fils est pardon et restauration de chacun en son être propre. Cette dynamique du pardon est déjà l’œuvre du Christ ressuscité dans nos vies. Le pardon est puissance de l’Esprit qui restaure chacun dans son être. Là où le péché a abondé, la grâce surabonde. Les personnes et les situations où le péché et la blessure ont été sources de mort, peuvent être les lieux mêmes où se construit une civilisation de l’amour. Seul Dieu peut tirer du mal et de ce qui fait mal, du bien et ce qui fait du bien. Cette dialectique du pardon est incontournable pour faire œuvre de vie. Elle marque les personnes comme les cultures.
« Tout ce qui ramène les hommes à leur naissance trouve en elle (l’Église) un écho particulier car les liens et les corps et les nations et la nature lui évoquent immanquablement ce don premier de la générosité du Père qui a voulu que l’homme soit [9]. Toute femme est appelée à être comme l’Église et à communier à sa mission. L’appel de Jean-Paul II a une tonalité dramatique car il concerne là vie et la dignité des hommes. La femme doit réconcilier l’homme avec la vie, en le rendant fraternel. Par son amour nuptial, maternel et virginal, elle renvoie chacun à respecter le frère qu’est l’autre et à glorifier l’unique Père de tous. La femme intercède pour tous. « En serrant dans ses bras comme au soir du Vendredi saint tous les êtres humains dont les droits ont été bafoués, l’Église supplie tous les autres, leurs frères, de ne plus oublier la Paternité qui les a fait naître » [10].
Notre-Dame della Strada
22, rue Debuck
B-1040 BRUXELLES, Belgique
[1] On regardera avec intérêt le paysage de cette différence telle qu’elle est décrite dans le livre publié sous la direction de X. Lacroix, Homme et Femme. L’insaisissable différence, Paris, Cerf, 1983.
[2] On relira avec profit certaines œuvres personnalistes et plus particulièrement celle de cet existentialiste chrétien qu’est G. Marcel, le « Mystère familial » dans Homo Viator, Paris, Aubier, 1945.
[3] X. Dijon, « La liberté sans mère (méditation critique sur la lecture libérale des droits de l’homme », dans Revue de l’Institut des Droits de l’homme (1989) n° 3, p. 106. Culture chrétienne et droits humains (Lyon, FIUC).
[4] Idem, p. 108.
[5] J.L. Bruguès, Dictionnaire de morale catholique, Chambray, C.L.D., 1991, p. 457.
[6] Idem, p. 457.
[7] Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, n°20.
[8] Le droit à la vie privée est un droit personnel. Il doit cependant être compris non pas comme une liberté pour la femme de faire tout de son corps et de maîtriser ce qui se passe en elle, mais comme un droit à devenir ce qu’elle est.
[9] X. Dijon, « La liberté sans mère... », p. 115.
[10] Idem, p. 115.