Vivre en frères
« Portrait-robot » de la communauté selon saint Augustin
André Brombart, a.a.
N°1998-4 • Juillet 1998
| P. 246-249 |
À qui demander un « vécu » sur la vie en communauté dans la perspective augustinienne ? Notre ami et collaborateur André Brombart, vivant dans la communauté « Maranatha » à Bruxelles, nous en donne un bref mais vibrant témoignage, tout en écho à ce que Sœur Nau a élaboré pour nous dans les pages précédentes.
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Toute communauté est d’abord une réalité vivante, concrète, bien typée. Vouloir tracer le portrait-robot de la communauté augustinienne « idéale », surtout en quelques lignes, est donc une entreprise périlleuse. Mais c’est aussi une bonne occasion de réfléchir à ce qui est notre commun dénominateur, à ce que, au-delà de nos diversités et de nos différences culturelles, sociales, spirituelles, nous avons conservé le plus précieusement de l’immense héritage de notre frère saint Augustin.
Un seul cœur et une seule âme, tendus vers Dieu [1]
Possidius, disciple et biographe d’Augustin a pu dire que celui-ci avait vécu avec ses frères selon « la forme et la règle établies par les saints apôtres » [2]. De fait, un verset du livre des Actes résume tout l’esprit de la communauté augustinienne : « La multitude de ceux qui étaient devenus croyants n’avaient qu’un cœur et qu’une âme et nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens ; au contraire, ils mettaient tout en commun » (Ac 4,32).
La communauté augustinienne n’est pas une pieuse organisation, elle est un don reçu de Dieu. Elle est fruit de la Pâque du Christ et de l’effusion de l’Esprit de Pentecôte. L’Esprit Saint a été répandu sur les apôtres et leur a donné un seul cœur et une seule âme. Ainsi le fait-il des frères et des sœurs rassemblés en communauté : la mise en commun des biens devient pour eux un moyen pour réaliser l’unanimité (une seule âme) et la concorde (un seul cœur).
Seule une communauté où, par-delà les différences, se vit cette unanimité donnée par l’Esprit peut être, comme Augustin le demande à ses disciples, « tendue vers Dieu ». Elle est alors unie au Christ et elle peut, en lui, louer et adorer le Père en vérité.
Mais il ne faut pas croire que la communion spirituelle aille de soi. D’ailleurs, l’essentiel des dispositions de la Règle de saint Augustin vise à permettre la désappropriation des biens, condition d’une vraie communion fraternelle dans la charité.
Puisque l’inégalité existe entre les hommes pour tout ce qui touche à leurs biens matériels, leurs capacités personnelles, et même leurs besoins, la mise en commun (commune) fera que ce qui était possédé en propre (proprium), et engendrait ainsi des inégalités, devienne leur richesse – ou leur pauvreté – commune. De la sorte, chacun peut, sans léser nullement quiconque, recevoir ce dont il a besoin, au lieu de s’approprier ce qui fait l’objet de sa convoitise.
La mise en commun qui est demandée aux membres de la communauté concerne, bien évidemment, les biens matériels, mais elle s’étend beaucoup plus loin et beaucoup plus profond, jusqu’aux liens personnels les plus étroits [3].
Honorez Dieu les uns dans les autres [4]
Cette parole de la Règle révèle la finalité principale de la communauté. En la construisant dans l’amour et le service mutuel, ses membres « honorent Dieu ». Augustin se plaît à rappeler, avec saint Jean, que celui qui dit aimer Dieu, qu’il ne voit pas, et qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est un menteur. Aussi, viser sans cesse au bien commun et à la communion fraternelle, c’est adresser à Dieu la véritable louange.
Dans la communauté augustinienne, le service mutuel est une manière concrète de mettre en œuvre l’amour fraternel, et la vie commune est bien plus qu’une cohabitation, même très conviviale. Tous sont appelés sans cesse à s’encourager, à veiller les uns sur les autres et à s’entraider dans le combat spirituel.
Dans un tel climat, partager à ses frères, sans exhibitionnisme, ce que l’on vit en profondeur, en particulier au plan spirituel, est de la première importance. C’est ainsi que l’on peut porter les fardeaux les uns des autres (Ga 6,2) comme Augustin ne cesse d’y inviter ses frères.
Aussi, dans nos communautés, l’obéissance est d’abord soumission mutuelle, dans l’écoute de la volonté de Dieu. Quant à l’autorité, elle est un service de charité confié à un frère parmi d’autres.
À chacun selon ses besoins [5]
Dès le début, les communautés fondées par Augustin rassemblèrent d’anciens sénateurs et d’anciens esclaves. Il met les uns et les autres en garde contre l’orgueil et les exhorte à l’unité des cœurs dans la charité : « Quel avantage y a-t-il à (...) devenir pauvre, si la pauvre âme devient plus orgueilleuse en méprisant les richesses qu’elle ne l’était en les possédant ? » [6] demande-t-il à ceux qui ont quitté des richesses pour entrer en communauté. Et, s’adressant à ceux qui y sont venus pauvres, il les invite à ne pas se glorifier de la compagnie « d’hommes qu’ils n’oseraient pas approcher au-dehors » : "Qu’il n’arrive pas aux monastères de profiter aux riches plus qu’aux pauvres, si les riches y devenaient humbles et les pauvres orgueilleux” [7].
L’accueil de l’autre, dans la vérité de ce qu’il est, fait naître un climat de simplicité et même d’amitié. Et Augustin voit en celle-ci comme une analogie du lien spirituel : « L’amitié humaine également est un lien doux et cher, à cause de l’unité qu’elle réalise entre plusieurs âmes » [8]. Aujourd’hui encore, la charité du Christ, qui donne à des hommes très différents d’habiter « unanimes dans la maison » [9], trouve son expression humaine la plus élevée dans l’amitié, qui est un trait caractéristique de la communauté augustinienne. C’est pourquoi une grande attention à la personne et un profond respect des besoins particuliers de chacun y seront prônés.
Nulle uniformité ne se justifie, mais en tout la charité, qui donne à chacun selon ses besoins. La charité fait de nous des amis de Dieu et aussi des amis les uns des autres, car la véritable amitié est celle qui recherche, découvre et aime en l’autre la présence de Dieu.
Encouragement pour l’Église
On l’a vu, la communauté selon Augustin est fondée sur un verset des Actes des apôtres qui la caractérise par un cœur et une âme (4,32). Le verset qui suit est introduit par un « et » (kaï, en grec), que certaines traductions omettent malheureusement. Il dit en effet : Et une grande puissance marquait le témoignage rendu par les apôtres à la résurrection du Seigneur Jésus et une grande grâce était à l’œuvre chez eux tous. (Ac 4,33). La concorde et l’unanimité sont, dans la communauté augustinienne, le témoignage primordial et le ressort le plus puissant du dynamisme apostolique.
Ainsi la communauté augustinienne a-t-elle une vocation profondément ecclésiale. Mais cette vocation ne lui est pas extérieure ou surajoutée. Quelles que soient les « œuvres » dans lesquelles elle s’exprime, elle consiste fondamentalement à créer et à faire vivre du « tissu communautaire » chrétien. La concorde fraternelle vécue, par la grâce de Dieu, malgré les imperfections et les limites humaines, est le témoignage le plus crédible de la Bonne Nouvelle annoncée. C’est pourquoi la communauté fraternelle selon saint Augustin n’est pas seulement un moyen ; elle est un but en soi, car en elle est donnée l’expérience de Dieu et en elle aussi est donné le témoignage le plus puissant de la présence du Christ : « Si vous avez de l’amour les uns pour les autres, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » (Jn 13,35).
[1] Règle, 1, 2.
[2] POSSIDIUS, Vie de saint Augustin, chap. 5.
[3] Il vaut la peine, sur ce sujet, de lire la lettre (Epist. 243) qu’Augustin adresse à un jeune religieux, Laetus, dont la vocation était compromise à cause des résistances de sa mère. On y trouve comme une synthèse de ce qui fait l’esprit de la Règle.
[4] Règle, I, 8.
[5] Cf. Ac 4,35 et Règle, I, 3.
[6] Règle, I, 7.
[7] Règle, I, 6.
[8] Confessions, II, 5, 10.
[9] Règle, I, 2.