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Une approche de la théologie de la vie monastique augustinienne à travers la Règle

Pascale-Dominique Nau, o.p.

N°1998-4 Juillet 1998

| P. 230-245 |

On trouvera sans doute un peu brève la demi-page qui, comme point de comparaison, présente la « ligne verticale » (bénédictine) du monachisme occidental. L’auteur, d’ailleurs ne se reconnaît autorisée que dans l’exposition de la « ligne horizontale » (augustinienne) qui forme l’autre composante de l’univers monastique en Occident. On ne forcera donc pas le contraste en une dichotomie et une opposition qui seraient inexactes. De plus, si la communauté augustinienne « horizontale » se retrouve dans le modèle de l’Église post-pascale des Actes des Apôtres, elle se réfère aussi au Mystère de la Trinité. Verticalité s’il en est ! Les développements qui suivent quittent cette « modélisation » pour s’attacher avec finesse et précision à présenter, en lui-même, l’idéal monastique augustinien dans ses principales composantes.

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Introduction

La Règle de saint Augustin est un des éléments fondamentaux présents dans la vie et la législation de l’Ordre des Prêcheurs depuis ses origines. Nous la trouvons évoquée dans les premières lignes des Constitutions de Saint-Sixte [1] :

De même qu’au début de l’Église naissante, la multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme, et chez eux tout était mis en commun, ainsi devez-vous être de mêmes habitudes, de même vie dans la maison du Seigneur.
Il convient donc que, puisque vous vivez sous la même Règle (celle de saint Augustin) et le même vœu de profession, vous conserviez l’uniformité dans la règle de votre vie et dans les observances de la vie religieuse.

Nous la retrouvons de nouveau en tête de la première distinction des Constitutions actuelles des Moniales de l’Ordre des Prêcheurs :

Comme nous en sommes averties par la Règle, notre première raison d’être rassemblées en un [Ps 132,1], c’est d’habiter unanimes dans la maison [Ps 67,7] et d’avoir une seule âme et un seul cœur [Ac 4,32] en Dieu.

C’est la vie qui tient ici la première place – la législation est à son service. En effet, le jour où nous avons fait profession et où nous nous sommes engagées à vivre selon la Règle de saint Augustin et les Institutions des Moniales de l’Ordre des Prêcheurs, nous ne nous sommes pas engagées tellement à suivre des normes établies, à tenter d’être en règle... Nous avons fait le pas avec foi et confiance, en réponse à l’amour de Dieu et à son appel de vivre unies à Lui et à nos frères et sœurs. Nous l’avons fait parce que nous étions sûres que la vie monastique que l’Ordre nous propose est pour nous le chemin qui conduit au bonheur. Et ainsi ont fait profession, depuis près de huit siècles, toutes celles qui nous ont précédées et nous ont transmis cette forme de vie monastique.

Le monachisme en Occident

Je dis : « Cette forme de vie monastique », parce que deux lignes monastiques ont surtout marqué le monachisme occidental : celle de saint Benoît, et celle, plus ancienne, de saint Augustin. Sans faire de coupure nette entre les deux formes – car des influences réciproques aux cours des siècles ont été importantes – il nous faut ici tenter de mettre en lumière ce qui les distingue. Chacune de ces lignes ou traditions monastiques est fondée avant tout [2] sur des versets de l’Écriture qui ont particulièrement marqué le fondateur et qu’il répercute, avec un agencement caractéristique, dans sa règle.

La ligne bénédictine

Dans un récent article, A. de Vogüé [3] a bien fait ressortir les traits distinctifs du monachisme bénédictin avec son fondement scripturaire. Le modèle premier de cette ligne monastique est le groupe des premiers disciples rassemblé autour de Jésus.« [...] si on cherche à définir ce groupe, le terme d’ »école« est le premier qui vient à l’esprit. C’est bien, en effet, d’une école qu’il s’agit : souvent appelé »Maître« , le Christ fait figure d’enseignant, et ceux qui écoutent – au sens plein du mot entendre et obéir – sont donc ses disciples, ses élèves. [...] Comme toute école, ce groupe des douze ou des soixante-douze est bâti avant tout sur un axe vertical [4]. » C’est le modèle que Benoît a hérité de Cassien et de la Règle du Maître. Avec l’inspiration de la Règle de saint Augustin, les références à la communion fraternelle et l’enracinement dans l’Église des Actes sont certes essentiels dans le monachisme bénédictin, mais l’image du monastère-école reste prédominant chez saint Benoît. Je ne saurais en parler plus en détail, n’ayant pas l’expérience de vie bénédictine de l’intérieur. Mais il serait peut-être bon que l’on fasse une étude sur son fondement théologique.

En tout cas, c’est la ligne du monachisme bénédictin, avec son axe principalement vertical, qui a fini par être prise comme la norme de la vie monastique dans l’Église (cf. Perfectæ caritatis [5] et Vita consecrata [6]).

La ligne augustinienne

Le monachisme augustinien est fondé sur le modèle de l’Église postpascale des Actes des Apôtres et, comme nous le verrons d’emblée, la Règle de saint Augustin situe la communauté des frères par rapport au Mystère de la Trinité – son union parfaite dans l’amour. L’axe communautaire de la Règle augustinienne, qui est horizontal, se trouve pris dans la dynamique de la vie de l’Église qui va vers son achèvement au cœur de ce même Mystère. Cela peut s’entendre dès le début de la Règle lorsque Augustin invite les frères à vivre « tendus vers Dieu », bien que le texte ne soit pas précis – nous-mêmes ne pensons pas toujours explicitement à la Trinité quand nous parlons de Dieu bien que nous soyons entièrement convaincus que le Père, le Fils et l’Esprit sont notre Dieu unique. Un certain nombre d’autres passages, chez Augustin, semblent nous indiquer le sens de l’expression : c’est la Trinité que nous cherchons quand nous cherchons Dieu [7] :

Au commencement il y avait la sainte Trinité : tout [...] est comme la conséquence de cette paix ; non de cette paix que nous avons coutume de comprendre, ni même de celle qui, dans cette vie, provient de l’union et de la charité des fidèles entre eux, mais de la paix de Dieu qui, selon les paroles de l’Apôtre « surpasse tout entendement » (Ph 4,7). [...] que ce soit plutôt la paix du Christ qui l’emporte dans nos cœurs (Col 3,15), autant qu’il nous est donné de la goûter dans cette vie. Songeons au bien que les fidèles ont retiré de cette paix qui, de tant d’âmes et de tant de cœurs n’a fait qu’une seule âme et qu’un seul cœur tendus vers Dieu in Deum) et croyons avec une sincère piété, que dans cette paix de Dieu qui surpasse tout entendement, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu, et qu’autant cette ineffable union des trois Personnes est au-dessus de celle qui, de tant d’âmes et de cœurs, n’a fait qu’un seul cœur et une seule âme, autant la paix de Dieu, qui surpasse tout entendement, est au-dessus de cette paix qui faisant des cœurs et des âmes des premiers fidèles, une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu (cor unum et una anima in Deum) [8].

Ainsi la vie au monastère est le déploiement de la foi baptismale où nous sommes devenus fils du Père, frères du Christ et temple de l’Esprit. La foi de l’Église, que saint Augustin n’a cessé de proclamer, reconnaît en ces Trois une communion si parfaite qu’elle est unité. Pour bien comprendre la Règle, il faut la lire dans le contexte de l’immense œuvre d’Augustin qui est comme l’humus où elle fut conçue.

L’influence de saint Antoine

Mais avant de nous pencher plus directement sur la Règle de saint Augustin, il nous faut mentionner une autre figure qui a profondément influencé Augustin lui-même : il s’agit de saint Antoine le Grand. Regardons brièvement le récit de sa vocation :

Moins de six mois après le décès de ses parents, il se rendit comme d’habitude à l’église en méditant ; il considérait comment les Apôtres avaient tout quitté pour suivre le Sauveur ; quels étaient les hommes qui, dans les Actes des Apôtres vendaient leurs biens et en déposaient le produit aux pieds des Apôtres pour que ceux-ci les distribuent aux nécessiteux (cf. Ac 4,32.35) ; et aussi quelle grande espérance leur était réservée dans le ciel. En pensant à tout cela, il entre dans l’église au moment de la lecture de l’Évangile, et il entend le Seigneur qui disait au riche : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ; puis viens, suis-moi, et tu auras un trésor dans les cieux » (Mt 19,21), Antoine eut l’impression que Dieu lui adressait cet évangile et que cette lecture avait été faite pour lui [9].

Nous voyons dans ce récit comment une personne médite et entend la Parole de Dieu à un certain moment de sa vie, dans une société et un contexte historique particuliers, avec ce qui constitue sa personnalité. Il reconnaît que cette Parole lui est personnellement adressée et il ressent un attrait irrésistible à la mettre en œuvre afin d’accéder au salut.

C’est ce même récit de la vie d’Antoine qui a déclenché la conversion de saint Augustin. Comme pour saint Antoine, le chemin d’Augustin sera marqué par l’exemple de la vie des Apôtres et de la première communauté de Jérusalem – en témoignent les très nombreuses citations de Ac 4,32-35 dans ses œuvres. À la méditation d’Augustin s’attachait le désir de les imiter, c’est-à-dire de s’engager dans la « vie apostolique ».

Une précision s’impose ici concernant le terme « vie apostolique ». Deux textes principaux ont été entendus comme le modèle de la « vie apostolique » : 1) notre texte de Ac 4,32-35 – c’est l’approche la plus ancienne ; et 2) Mt 10 : l’envoi des disciples en mission pour proclamer que le Royaume des Cieux est proche (et son parallèle chez Luc 10) – ce texte appliqué à la vie de prédicateur de nos frères dès le XIIIe siècle, était, jusqu’à la fondation de notre Ordre, réservé pour décrire la mission de prédication des évêques et elle l’a été de nouveau par Vatican II [10]. La première approche a malheureusement souvent été oubliée dans la réflexion sur la vie religieuse, jusqu’à Vita consecrata où nous lisons :

Après l’Ascension, grâce au don de l’Esprit, il se constitua autour des Apôtres une communauté fraternelle rassemblée dans la louange de Dieu et dans une expérience concrète de communion (cf. Ac 2,42-47 ; 4,32-35). La vie de cette communauté et, plus encore, l’expérience des Douze, qui avaient tout partagé avec le Christ, ont été constamment le modèle dont l’Église s’est inspirée quand elle a voulu revivre la ferveur des origines et poursuivre son chemin dans l’histoire avec une vigueur renouvelée [11].

La vie de la première communauté rassemblée par Augustin à Hippone est fondée sur Ac 4, 32 et 35, c’est-à-dire : le modèle de la communauté de Jérusalem. Cette première communauté d’Hippone était constituée de frères laïcs venus de toutes les couches de la société – ce n’est donc pas une communauté d’amis rassemblés par des intérêts ou des goûts communs, mais des hommes qui désirent chercher Dieu avec d’autres. C’est pour eux qu’Augustin écrit la Règle, en 397, après avoir reçu la charge d’évêque, qui le força à quitter la communauté. La Règle sera comme un rappel de ce qu’il leur avait enseigné pendant les six ans où ils menèrent la vie commune. Aujourd’hui nous retrouvons cet enseignement dans les œuvres d’Augustin. Notons bien qu’Augustin a commencé par vivre la vie monastique qu’il inscrivit ensuite dans la Règle. Celle-ci n’est donc pas une théorie, mais traduit l’expérience du serviteur de Dieu – c’est-à-dire du moine chrétien. L’expérience précéda l’élaboration de l’écrit – on le remarque d’ailleurs dans toute l’œuvre d’Augustin – et c’est encore l’expérience – la nôtre en l’occurrence – qui permet de bien la comprendre.

La Règle : Son idéal

Augustin a placé au début de la Règle l’idéal qui donne sens, orientation et raison d’être, à tout ce qui suivra :

La première chose pour laquelle vous êtes rassemblés en un, c’est pour vivre unanimes à la maison et pour avoir une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu [12].

Cette phrase est composée de trois textes scripturaires : Ps 132,1 ; Ps 67,7 et Ac 4,32a.

La double clé de compréhension de cet ensemble, c’est la charité et le lien étroit entre la communauté et l’Église qui est le Corps du Christ. De fait, on ne peut parler du monachisme augustinien que dans cette vision de l’Église [13] : le Corps dont le Christ est la Tête ; le « Christ Total » ; l’Épouse, née du côté du Christ crucifié, qui donne la vie aux hommes en faisant d’eux les membres du Christ embrasés par le feu de la charité et tendus vers Dieu dans une unité indivisible.

Regardons rapidement les commentaires qu’Augustin fit de ces trois textes.

Ps 132,1 : Voyez ! Qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères d’habiter en un.

Les frères sont rassemblés « en un » (in unum) non par leur propre initiative, mais par Dieu qui, grâce à fonction du Saint-Esprit, fait, des membres de son Église, un seul Corps, l’unique Christ. Voilà le but qu’indique l’accusatif « in unum » . Cette unité n’est pas un rassemblement de personnes juxtaposées, mais profondément unies par ce qu’elles ont en commun : c’est-à-dire Dieu lui-même.

Dans le commentaire du Ps 132, Augustin rattache ce verset à l’exemple de la première communauté de Jérusalem, lorsqu’il dit :

Ils furent les premiers qui habitèrent en un. Ils vendirent tout ce qu’ils possédaient et ils en déposèrent le prix aux pieds des Apôtres : était distribué à chacun ce dont chacun avait besoin. Personne ne disait que quelque chose lui appartenait en propre, mais tout leur était commun. Et que veut dire : en un ? Ils avaient une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu. C’est donc eux qui ont entendu d’abord : « Voyez qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères d’habiter en un ». Ils entendirent les premiers, mais ils ne furent pas les seuls à entendre [...]. Cette exultation de la charité est arrivée aussi en effet sur ceux qui sont venus ensuite [...] [14].

Mais ce don qu’est l’unité n’est pas seulement pour ceux qui sont rassemblés dans le monastère. Comme le parfum descend de la tête sur la barbe d’Aaron et coule ensuite sur tout le vêtement, l’onction de l’Esprit est descendue du Christ, notre Tête, sur les Apôtres, puis sur le vêtement du Christ, sur son Église. Et le bord supérieur de ce vêtement, c’est la communauté des frères. C’est par la concorde fraternelle que le Christ entre dans son Église.

Ps 67,7 : vivre unanimes à la maison

Les frères sont donc venus pour « vivre unanimes à la maison ». Augustin évoque ici le Ps 67, 7 (LXX) : « C’est Dieu qui fait habiter dans une même maison ceux qui ont un même esprit [15] ». Dans ses commentaires du verset il y a une double interprétation : la maison est d’abord le Temple de Dieu qu’est son Église, le Temple que nous-mêmes formons : « Ceux qui sont unis ensemble par la charité [16] ». C’est encore le Temple de notre cœur, car « c’est dans le cœur que le Seigneur a sa demeure, puisque tous ceux qui sont unis dans la charité n’ont qu’un seul cœur [17] ».

Ac 4,32 : avoir une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu

Les commentaires de ces deux premiers textes scripturaires sont, nous le voyons, en lien étroit avec l’idéal essentiel d’Augustin : avoir une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu [18].

Augustin a d’abord donné une interprétation individuelle de l’unité de l’âme et du cœur. Il dit : « Il nous faut devenir simple et un, c’est-à-dire nous retirer du tourbillon multiple de tout ce qui naît pour mourir, être amants de l’éternité et de l’unité, si nous voulons nous attacher à notre Dieu et Seigneur unique [19] ». Il maintiendra cette interprétation, mais à partir de 397, l’année où il écrit la Règle, il en donne surtout une interprétation communautaire. Ainsi, dans son célèbre Sermon 272 sur l’eucharistie il dit :

Quel est ce seul pain ? « Nombreux, nous sommes un seul Corps ». Rappelez-vous que le pain ne se fait pas avec un seul grain, mais avec beaucoup de grains [...]. Soyez ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes [...]. Pour qu’existe cette forme visible du pain, beaucoup de grains sont mouillés d’eau pour parvenir à l’unité (in unum), afin que se réalise ce que la sainte Écriture dit des fidèles : « Ils avaient une seule âme et un seul cœur tendus vers le Seigneur » (Ac 4,32) [20].

Cette communauté des premiers chrétiens vivant avec les Apôtres, et qu’imite la communauté augustinienne, est le modèle de toute l’Église :

Après sa résurrection, notre Seigneur monta au ciel quand il le voulut et, dix jours après, il en envoya le Saint-Esprit ; ceux qui étaient réunis dans le même lieu en furent remplis et se mirent à parler dans les langues de toutes les nations [...] trois mille hommes vinrent se joindre au Corps du Christ, c’est-à-dire au nombre des fidèles ; après un autre miracle, cinq mille hommes encore se joignirent à eux. Il se forma un seul peuple qui n’était pas sans importance ; après avoir reçu le Saint-Esprit qui enflamma leur amour spirituel, ramenés à l’unité par la charité même et la ferveur de l’Esprit, tous les membres de ce peuple commencèrent, dans l’unité de cette société, à vendre tout ce qu’ils possédaient et à en déposer le prix aux pieds des Apôtres, afin que soit distribué à chacun ce dont chacun avait besoin (cf. Ac 4,34-35). L’Écriture dit alors à leur sujet qu’ils avaient une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu (Ac 4,32) [21].

Elle est aussi l’image de la cité céleste où se trouvent « les citoyens de la cité libre, participants de la paix éternelle où régnera, non pas l’amour propre et en quelque sorte privé, mais l’amour qui jouit du même bien commun et immuable et qui d’un grand nombre fait un seul cœur, c’est-à-dire un amour en parfait accord par l’obéissance de la charité [22]. »

Enfin, elle reflète l’image de la Trinité. À la suite du passage du commentaire de l’Évangile de saint Jean que nous venons de citer, nous lisons :

Ils avaient une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu. Remarquez-le donc, frères, et reconnaissez par là le mystère de la Trinité, comment nous pouvons dire qu’il y a le Père, qu’il y a le Fils et qu’il y a le Saint-Esprit et que pourtant il y a un seul Dieu. Voyez, ils étaient tant de milliers et il y avait un seul cœur ; ils étaient tant de milliers et il y avait une seule âme [23].

et ailleurs dans ce même commentaire :

Que dit l’Écriture de cette communauté de saints ? « Ils avaient une seule âme et un seul cœur » dans le Seigneur. Si la charité a fait de tant d’âmes une seule âme et de tant de cœurs un seul cœur, combien grande est la Charité entre le Père et le Fils ! Elle peut être assurément plus grande que celle qui existait entre ces hommes qui avaient un seul cœur. Si donc cette multitude de frères avait un seul cœur à cause de la charité, si cette multitude de frères avait une seule âme à cause de la charité, diras-tu de Dieu le Père et de Dieu le Fils qu’ils sont deux dieux ? S’ils sont deux dieux, ce n’est pas là que se trouve la Charité la plus haute. Ici-bas en effet si la charité est si grande qu’elle fait une seule âme de ton âme et de l’âme de ton ami, comment là-bas le Père et le Fils ne sont-ils pas un seul Dieu [24] ?

Nous voyons ainsi que la communauté monastique augustinienne est profondément unie à l’Église et que le frère n’est pas un solitaire, mais un homme saisi par le désir de l’unité – un homme qui chemine avec ses frères, sa communauté et l’Église, vers la perfection de cette unité qu’est la Trinité, perfection qui sera réalisée dans la cité céleste. Vie monastique, ecclésiologie, eschatologie, vie dans le Mystère de la sainte Trinité — voilà ce qui constitue le cœur du monachisme augustinien dans lequel notre vie monastique dominicaine s’enracine.

L’idéal et les autres éléments de la Règle

Les autres éléments de la vie monastique augustinienne que sont la pauvreté, la prière, la chasteté, l’obéissance, le service des frères, s’articulent autour de cette intuition, autour de ce cœur. Ils sont tous au service de la dynamique de la vie fraternelle à l’écoute de la Parole de Dieu et en tension vers Dieu.

Parmi ces éléments, deux tiennent une place particulière : la pauvreté – en raison de la place qu’Augustin lui donne dans le texte de la Règle – et l’obéissance qui englobe tous les éléments et préceptes dans un même mouvement.

La pauvreté et l’obéissance

Directement après l’énoncé de la raison du rassemblement des frères, fondée sur Ac 4,32, nous lisons :

Ne dites pas que quelque chose vous appartient, mais ayez tout en commun ; et que vivre et vêtement soient distribués à chacun en raison de ses besoins. Vous lisez, en effet, dans les Actes des Apôtres : « Ils avaient tout en commun », et « on accordait à chacun en raison de ses besoins ».

La pauvreté est fondée sur le texte de Ac 4,35.

Chez Augustin la pauvreté est avant tout un fruit de l’unité, bien qu’elle exige aussi une dépossession personnelle – « pour pouvoir plus facilement suivre Jésus Christ [25] ». La mise en commun est encore la condition de l’unité, comme l’orgueil et l’avarice sont à la racine de la vie privée. Augustin dit dans le Sermon 359 :

Si donc les frères veulent vivre en concorde et en paix, qu’ils n’aiment pas la terre [...] Qu’ils aspirent à posséder un bien indivisible, et ils seront toujours en paix. D’où vient la discorde entre frères [...] si ce n’est que parce que leur âme s’abaisse vers la terre et parce chacun ne considère que sa part [...] ? [26]

Et ailleurs il affirme :

Quand cette glorieuse cité [...] possédera l’héritage qui lui est promis, elle n’aura pas des citoyens qui se réjouissent seuls des richesses particulières, car « Dieu sera tout en tous ». Quiconque, dans cet exil sur la terre, désire fidèlement et ardemment en faire partie, s’accoutume à « faire passer les intérêts communs avant les intérêts personnels », et à chercher non ses intérêts mais ceux de Jésus Christ [27].

La mise en commun des biens est donc l’expression du désir de l’unité, désir nourri de l’espérance des biens à venir, et le Bien suprême qu’est "La Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit [...] la chose unique, par excellence, et commune à tous ceux qui en jouissent [28]”.

Cette mise en commun des biens et le désir qui la sous-tend ne se limitent pas cependant aux choses, mais s’étend également aux œuvres. En cela Augustin ne fait que suivre l’enseignement de saint Paul dans la première épître aux Corinthiens : « La charité ne cherche pas son intérêt » (1 Co 12,31). La mise en commun des biens et la préférence donnée au bien commun sont un fruit de la charité. Ce sont elles aussi qui permettent de voir le chemin parcouru dans le détachement pour la réalisation de l’âme et du cœur uniques.

Dans la Règle, V, 2, nous lisons :

Dans la mesure où vous prendrez plus de souci du bien commun que de vos biens particuliers, vous connaîtrez que vous avez fait davantage de progrès ; afin que la charité qui demeure l’emporte sur tout ce qu’utilise la nécessité qui passera (cf. 1 Co 13,8-13 ; 12,31 ; 7,31).

Comme le passage que nous venons de lire, toute la Règle est fondée sur l’Écriture. C’est vrai pour tous les aspects essentiels de la vie qu’elle propose : la pauvreté, la prière, le jeûne, l’apaisement des disputes, la correction fraternelle, la pureté du cœur, la place du responsable dans la communauté. Ces quelques remarques nous permettent aussi de percevoir ce qu’est l’obéissance dans l’optique de saint Augustin. C’est tout simple, l’obéissance chrétienne.

Le rôle du responsable (præpositus) de la communauté est de « rappeler » la Parole ; il n’est ni un maître ni un père spirituel. Pour lui, comme pour tous les frères dont il est le premier, l’obéissance à la Parole de Dieu est la même. La Règle nous remémore avec simplicité les exigences de cette Parole qui nous guide comme un flambeau à travers la nuit de ce monde.

C’est l’analogie Adam-Christ qui fait comprendre la conception augustinienne de l’obéissance.

Adam, dans le paradis, méprisa le commandement de Dieu, releva la tête, voulant en quelque sorte être son maître et refusant de se soumettre à la volonté de Dieu – ce qui le fit déchoir de l’immortalité et de la béatitude [29].

L’orgueil d’Adam, qui voulait être son propre maître, l’a conduit à la rupture vis-à-vis de Dieu, le Maître de la vie. En raison de cette rupture il a subi la mort qui entraîne la mort éternelle. Le Christ, au contraire, s’est attaché par amour à la volonté du Père jusqu’à accepter volontairement la mort sur la croix ; mais au-delà de sa mort, il est parvenu à la vie éternelle auprès du Père par la résurrection. Pour Augustin, notre obéissance est simplement l’imitation de l’humilité du Christ, Maître de l’humilité qui a totalement accompli la volonté de son Père :

Pourquoi t’enorgueillir, ô homme ? Dieu s’est fait humble à cause de toi. Tu aurais peut-être honte d’imiter un homme humble, imite du moins un Dieu humble. Le Fils de Dieu est venu dans un homme, et s’est fait humble ; il t’est commandé d’être humble, il ne t’est pas commandé de tomber de ton rang d’homme à celui de la bête. Lui, Dieu, s’est fait homme ; toi, ô homme, reconnais que tu es un homme : toute ton humilité consiste à reconnaître ce que tu es. C’est donc parce que Dieu enseigne l’humilité qu’il a dit : « Je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé ». Telle est en effet la recommandation de l’humilité. De fait, l’orgueil fait sa volonté, l’humilité fait la volonté de Dieu.

Aussi « celui qui viendra à moi, je ne le jetterai pas dehors. » Pourquoi ? « Parce que je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé ». Je suis venu humble, je suis venu pour enseigner l’humilité, je suis venu en maître de l’humilité : celui qui vient à moi devient membre de mon Corps, celui qui vient à moi se fait humble, celui qui s’attache à moi sera humble parce qu’il ne fait pas sa volonté, mais celle de Dieu [30].

Le modèle de l’obéissance, c’est donc le Christ qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort par amour pour nous et pour son Père. Et le but de l’obéissance, c’est la vie éternelle.

J’ai dit que l’obéissance n’est pas soumission, mais il reste que les frères sont engagés à obéir à leur responsable, le præpositus « comme à un père [31], avec l’honneur qui lui est dû [...] pour que Dieu ne soit pas offensé en lui » (VII, 1-3). Il est l’homme « pour les autres » (praesse) qui a reçu grâce de Dieu pour conduire la communauté. Sa fonction parmi les frères, qu’il accomplit comme un service fraternel, est de veiller à l’accroissement de la charité et de l’unité effectives dans la communauté et de corriger ce qui pourrait affaiblir son dynamisme et sa cohésion.

Voilà ce qui permet de bien comprendre l’article qui clôt le chapitre sur l’obéissance et le responsable :

C’est pourquoi vous, par une meilleure obéissance, ayez pitié de vous-même mais encore plus de lui, puisque parmi vous, il est exposé à un danger d’autant plus grand qu’il occupe une place plus élevée (VI, 4).

Conclusion

Il y aurait encore beaucoup à dire à partir de cette rapide présentation de l’obéissance chez saint Augustin ainsi que pour approfondir ce que la Règle dit sur la prière, les relations avec les personnes de l’extérieur, des rapports fraternels, etc., mais il faut conclure [32].

L’homme qui s’engage sur la route que trace la Règle est fondamentalement un être de désir. Il est « tendu vers Dieu », « amant de la beauté spirituelle ». L’âme devient belle en aimant : « car la charité est la beauté de l’âme [33] ». Et la perfection de cette beauté n’est rien d’autre que l’unité dans la charité parfaite, que Dieu donne à chaque homme et à l’ensemble de la communauté. Quant à l’Église et à la communauté : leur beauté, c’est le cœur et l’âme uniques :

« La multitude des croyants avait une seule âme et un seul cœur » (Ac 4,32). Les âmes étaient nombreuses, la foi les avait faites une seule. Il y avait tant de milliers d’âmes : elles se sont aimées et ces âmes nombreuses sont une seule ; elles ont aimé Dieu dans le feu de la charité et elles sont venues de leur multitude à l’unité de la beauté [34].

Amour de Dieu, amour du prochain : voilà le sens de tous les préceptes de la Règle. Et nous voici arrivées, à la fin de notre parcours, au prologue de la Règle :

Avant tout, frères très chers, que Dieu soit aimé, ensuite le prochain, puisque ce sont là les deux préceptes qui nous ont été donnés en premier lieu.

C’est cette charité qui est la source de l’unification profonde du cœur et de l’unité des cœurs – du cœur unique – de ceux qui sont rassemblés dans le monastère. Devenir « moine » – monos – signifie dans la terminologie augustinienne, non pas vivre en solitaire, mais vivre dans cette disponibilité et cette ouverture à l’Esprit Saint qui fait de beaucoup un seul.

« Monos signifie un seul, mais non pas de n’importe quelle manière, car, dans une foule aussi, il y a un homme, mais il ne peut être appelé monos, c’est-à-dire un seul, car monos signifie un seul. Par conséquent ceux qui vivent en un de telle sorte qu’ils fassent un seul homme, de telle sorte qu’ils aient vraiment, comme il est écrit, une seule âme et un seul cœur, des corps nombreux mais non pas des âmes nombreuses, des corps nombreux mais non pas des cœurs nombreux, ceux-là sont très justement appelés monos, c’est-à-dire un seul [...] C’est la grâce de Dieu qui fait que les frères habitent en un : cela ne vient pas de leurs forces ni de leurs mérites, mais cela vient du don qu’il leur a fait, cela vient de sa grâce comme la rosée descend du ciel [35].

Des « frères » rassemblés dans un monastère selon la Règle de saint Augustin sont appelés à vivre dès aujourd’hui de cette vie du Royaume vers lequel se dirige toute l’Église : le Royaume de la charité parfaite qu’est Dieu lui-même et qui est le don de Dieu aux hommes. Cherchant à vivre ainsi, ils deviennent pour les autres un reflet de la vie de la Trinité, vie en plénitude pour laquelle Dieu nous a créés.

[1Sur ces constitutions du début du XIIIe siècle adoptées par saint Dominique pour les moniales dominicaines, voir M.H. Vicaire, Histoire de saint Dominique t. Il : Au cœur de l’Église (Cerf, 11957), Appendice VIII, p. 386-396 ; puis M.H. Vicaire, Histoire de saint Dominique t. II (Cerf, 21982), p. 281, où l’auteur note ; « Les sœurs de Prouille elles-mêmes [...] n’hésiteront pas à déclarer en 1236 que, dès le début de leur “conversion”, “elles avaient choisi de servir le Seigneur sous la règle des moniales de Saint-Sixte à Rome.” »

[2Cf. les travaux d’A. de Vogüé, Études sur la Règle de saint Benoît. Nouveau recueil (Bellefontaine, 1996) Coll. « Vie monastique » n° 34. Le P. de Vogüé relève notamment l’influence de saint Basile, de Cassien et de la Règle du Maître, mais également de la Règle de saint Augustin. Cf. aussi M.H. Vicaire, L’Imitation des Apôtres : Moines, chanoines et mendiants, IVe-XIIIe siècles (Cerf, 1963).

[4Ibid., pp. 208-209.

[5Conc. Œcum. Vat. II, Décret Perfectæ caritatis, nos 3.6.9.12 ; Jean-Paul II, La Vie consacrée, n° 6.

[6Jean-Paul II, La Vie consacrée n° 6 (Cerf, Paris, 1996), p. 13.

[7De Trinitate, XV, 2, 3 : BA 16, p. 425 : « J’ai cherché... cette souveraine Trinité que nous cherchons en cherchant Dieu. »

[8Lettre 238, 16 : édition Vivès, tome 6, pp. 256-257 ; cf. aussi M.E BERROUARD, « La Trinité qui est Dieu », dans Augustin, Le message de la Foi. Causeries à Radio Notre-Dame (Desclée de Brouwer 1987) ; L. VERHEIJEN, « Théologie de la vie monastique » dans Nouvelle approche de la Règle de saint Augustin (Bellefontaine, 1980).

[9Liturgie des Heures t. I (A.E.L.F., 1980), p. 1350.

[10Cf. notamment, Christus Dominus.

[11JEAN-PAUL II, La Vie consacrée n° 41, (Cerf, Paris, 1996), p. 61 ; cf. CONC. OECUM. VAT. II, Décret Perfectæ caritatis, n° 15 ; SAINT AUGUSTIN, Regula ad servos Dei, 1, 1 ; PL 32, 1372.

[12Nous citons la Règle, ici dans la suite, d’après la traduction de Sœur MARIE ANCILLA, La Règle de saint Augustin (Cerf, 1996), pp. 20-30.

[13Cf. Sœur MARIE-ANCILLA, « L’Église et le Royaume », dans La Charité et l’unité : Une clé pour entrer dans la théologie de saint Augustin (Marne, 1993), p. 37 ss.

[14En. in Ps. 132, 2 : traduction de M.F. BERROUARD.

[15L. Cl. FILLION (trad.), La Sainte Bible, tome IV (Paris, 1927).

[16S. 336,1 : traduction de M.-F. BERROUARD.

[17En. in Ps. 131,4 ; traduction de M.-F. BERROUARD.

[18Sur l’exégèse augustinienne d’Ac 4, 32, cf. M.-F BERROUARD, « La première communauté de Jérusalem comme image de l’unité de la Trinité », dans Homo Spiritualis, Festgabe für Luc Verheijen (Augustinus-Verlag, 1987), pp. 207-224.

[19S. 4, 10 ; traduction de D. SANCHIS, »Pauvreté monastique et charité fraternelle chez saint Augustin. Le commentaire de Ac 4, 32-35 entre 393 et 403« , Studia monastica, 4, 1962, pp. 11-12

[20S. 272 : traduction de M.F. BERROUARD

[21Tr. in Io. Ev. 39, 5 : BA 73A, pp. 285-287

[22De civ. Dei 15, 3 : trad. M.E BERROUARD.

[23Ibid.

[24Tr. in Io. Ev. 14, 9 : éd. Vivès, t. IX, p. 403.

[25S. 252, 3 : éd. Vivès, t. XVIII, p. 259.

[26S. 359, 2 : traduction (retouchée) de G. Humeau, Les plus beaux sermons de saint Augustin, t. III (Études augustiniennes, 1986) p. 367-368.

[27En. in Ps 105, 34 : éd. Vivès, t. XIV, p. 377.

[28De doctr. chr. I, 5, 5 : éd. Vivès, t. VI, p. 446

[29Tr. in Io. ep. 4, 3 : SC 75, p. 225.

[30Tr. in Io. Ev. 25, 16 : BA 72, pp. 467-469.

[31Cette comparaison, dans le contexte de l’exhortation à obéir, s’explique à la lumière d’En. in Ps. 70. Pour Augustin, le père de famille n’est pas le représentant de Dieu, mais c’est de Dieu qu’il a reçu son autorité. De fait, Dieu a ordonné aux enfants d’obéir à leur père. Il s’ensuit que désobéir à son père, c’est désobéir à Dieu qui lui a donné son autorité.

[32Sur ces points, cf. cependant la Partie IV du commentaire de Sœur Marie-Ancilla, La Règle de saint Augustin (Cerf, 1996).

[33Tr. in Io. ep. 9, 9 : SC 75, pp. 397-399.

[34De symb. s. ad cat. II, 4 : traduction de M.F. BERROUARD, « La première communauté de Jérusalem... », p. 221.

[35En. in Ps. 132, 6 : traduction de M.F. BERROUARD

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