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La vie des communautés monastiques en Lituanie à l’époque soviétique (1944-1990)

Régina Laukaityté

N°1998-4 Juillet 1998

| P. 259-272 |

On ne commente pas une page de sang et de souffrance de l’Église. On reçoit un témoignage. Sans doute, la destruction des archives et la disparition des témoins rendent la tâche difficile. Le travail qui est entrepris par l’historienne R. Laukaityté n’en est que plus nécessaire et doit être connu. Il servira aussi à tisser des liens de communion et de collaboration entre les personnes consacrées pour une Europe respectueuse de sa mémoire chrétienne.

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En guise d’introduction : un témoignage

Pendant cinquante ans d’occupation soviétique, l’idéologie communiste essaya de détruire l’identité propre de notre pays. Environ trois millions d’habitants vivaient en Lituanie à cette époque-là et un tiers de la population s’est trouvée en danger : certains ont émigré mais beaucoup plus ont été déportés en Sibérie.

Pourquoi ? La réponse gouvernementale est simple : il s’agissait “d’éléments antisoviétiques”. L’idéologie soviétique voulait avoir le contrôle sur tout et sur tous, et dans sa “sagesse”, œuvrait à massacrer la foi de l’intérieur. Seuls les communistes pouvaient avoir accès à des postes de responsabilité, et un communiste ne pouvait aller à l’église, les yeux du KGB étant vigilants et toujours présents. Si quelqu’un faisait baptiser son enfant, le lendemain même on le priait gentiment de quitter son travail. Beaucoup d’églises furent fermées, puis transformées en hangars ou en salles de sports ou en musées, ou encore devinrent simplement des bâtiments vides laissés à l’abandon. Un seul séminaire fut maintenu à Kaunas, mais même là, des “délégués” du KGB se trouvaient parmi les professeurs et les séminaristes. Il était strictement défendu de célébrer les fêtes religieuses, de donner la catéchèse, de parler de Dieu. En fait, il était strictement interdit d’être croyant. Les gens étaient profondément habités par la peur et par le doute - fruit de l’idéologie. Dieu n’était plus le Père du Ciel pour la majorité des jeunes, mais une relique du Moyen Âge, de même que les monastères et les moines. Les églises restantes devinrent de plus en plus vides, seulement habitées par les prières des vieillards qui n’avaient plus rien à perdre. Les fidèles essayaient de garder leur cœur tourné vers le Seigneur par la prière personnelle, mais ils hésitaient à parler de leur foi, même à leur amis.

Évidemment, les archives de l’Église ont été détruites à cette époque-là. Il y a extrêmement peu de documents qui parlent de l’expérience si cruelle de l’Église lituanienne. Et pourtant, les fidèles comprenaient bien l’importance de transmettre ce qui se passait dans le “paradis de l’Union soviétique” au-delà du rideau de fer. C’était l’un des buts de la “Chronique de l’Église Catholique de Lituanie” (dont il est fait mention dans l’article ci-dessous) et beaucoup de gens ont pris de gros risques en s’engageant dans ce travail.

Il n’y a donc pas d’histoire de l’Église lituanienne tranquillement écrite et donnant les faits exacts. Il y a la douleur de cinquante ans d’occupation que reflète l’article de Régina Laukaityté qui ne s’est pas appuyée sur des chiffres secs, mais sur les expériences de témoins qui sont passés par des galères d’épreuves incroyables.

Zydré Bakutyté

Étudiante en théologie
Institut d’Études Théologiques
B-BRUXELLES, Belgique

Dans cet article, nous voulons présenter, d’une manière presque encyclopédique, factuelle, les données les plus importantes sur l’activité des communautés monastiques [1] de Lituanie à l’époque où le pays était incorporé dans l’URSS - un État athée, intolérant à l’égard de l’Église catholique, à cause de son universalité et du lien d’obéissance de tous ses échelons au Vatican.

Le catholicisme en Lituanie est la religion majoritaire. En 1940, environ quatre-vingt-six pour cent de ses habitants étaient des catholiques. Avant la première occupation du pays par l’URSS, la Lituanie comptait six communautés monastiques masculines et neuf féminines. Elles possédaient septante-trois monastères de sœurs et vingt-trois de frères qui abritaient 771 religieux ayant prononcé leurs vœux (281 hommes et 490 femmes), 137 novices (51 hommes et 86 femmes), 132 candidats et postulants. À l’époque, les communautés monastiques lituaniennes étaient vraiment très jeunes - la majorité absolue des moines ayant prononcé leurs vœux (54 % de prêtres) et septante-huit pour cent des sœurs n’avaient pas atteint l’âge de quarante ans !

En été 1940, dès l’occupation de la Lituanie par l’URSS, des mesures de répression ont été entreprises contre l’Église catholique : les liens avec le Vatican ont été rompus, le nonce expulsé, l’activité des organisations catholiques et l’édition de leurs journaux interrompues, la propriété ecclésiale nationalisée. Les propriétés foncières des monastères ont été également nationalisées ; les bâtiments, les écoles et les autres bureaux administratifs expropriés. Les moines ont dû trouver de nouveaux moyens de subsistance et, pour cette raison, ils se sont dispersés.

Les Allemands qui ont envahi le pays en 1941 ont permis aux moines lituaniens de vivre en communautés et leur ont restitué une partie des biens expropriés ainsi que certaines écoles. Mais en 1944, l’URSS a occupé la Lituanie pour la deuxième fois, et ce jusqu’en 1990.

L’histoire de l’Église lituanienne des années 1950-1990 n’a pas encore été étudiée d’une façon détaillée. Tout d’abord, parce que c’est une histoire “vivante”, liée aux noms de nos contemporains, et son analyse nécessiterait un écart de temps plus long. D’autre part, la nature des sources documentaires de cette période, incomplètes et fragmentaires, complique la tâche d’un historien. Presque toutes les communautés monastiques ont en effet supprimé leur documentation, les archives anciennes n’ont pas été conservées car elles auraient pu devenir compromettantes dans les mains du KGB. Des recherches plus approfondies pourront être sans doute réalisées à l’avenir, après avoir réuni des mémoires, étudié toutes les conditions de l’infiltration des agents de sécurité dans les structures de l’Église.

Cet article est donc écrit en se basant sur les réponses fournies par les supérieurs et supérieures des communautés aux questions d’une enquête concernant leur vie clandestine et sur l’information parue dans la presse lituanienne ainsi que sur les manuscrits des personnes contenant l’histoire de leurs ordres ou de leurs congrégations.

La suppression des communautés monastiques en 1944-1949

Après la seconde guerre mondiale, l’État a commencé une lutte acharnée contre l’Église catholique. Très vite, les communautés ont été éliminées de la vie publique. La propagande officielle a considéré la diminution du nombre des monastères comme une conséquence du changement des conditions politiques et sociales : la disparition, à l’entendre, se serait faite de façon naturelle. Alors que les actes juridiques concernant la nationalisation de la propriété ecclésiastique ont été officiellement actés par le gouvernement, les monastères et les églises ont été fermés par décisions secrètes des pouvoirs locaux. Habituellement, elles étaient inspirées d’instructions envoyées par le responsable pour la République Soviétique de Lituanie du Conseil secret des affaires des cultes religieux auprès du Conseil des Ministres de l’URSS [2].

La propriété des monastères - les bâtiments, la terre, les écoles, les hospices et toutes les autres institutions - ont été nationalisées en 1944-1948. Les monastères et les églises ont été taxés d’impôts très élevés. Pour cette raison, les religieux et les religieuses ont été forcés de se disperser de nouveau et de chercher des ressources pour leur survie. Les prêtres ont continué leur mission sacerdotale dans les paroisses, les frères sont devenus organistes, sacristains, etc. Les sœurs pouvaient seulement trouver un travail qui en fait ne leur permettait pas d’avoir de contacts avec la jeunesse.

Le KGB ne lâchait pas des yeux les communautés monastiques en s’efforçant de les déstabiliser et de les contrarier en promouvant aux postes dirigeants les personnes acquises au régime.

Pendant les années 1945 à 1950, trente-trois moines ont été déportés en Sibérie pour avoir prononcé des sermons contraires à la politique de l’État et pour avoir aidé des mouvements clandestins. Aucun procès officiel n’a eu lieu (ils ont été condamnés par décision du conseil extraordinaire auprès du ministre de la Sécurité de l’URSS). Les jésuites ont été déportés systématiquement : douze des dix-sept prêtres et un frère de cet ordre ont été incarcérés dans les prisons et dans les camps de travaux forcés. Parmi les religieux de l’Ordre des mariens, dix ont été exilés ; parmi les franciscains, quatre prêtres et un frère ; et également trois salésiens, deux capucins, un franciscain conventuel de nationalité polonaise.

Pour ceux qui n’avaient pas été exilés et pour les prêtres revenus de la Sibérie, les organes administratifs s’efforçaient de créer des conditions de vie et d’activité religieuse insupportables. Par exemple, ils étaient constamment déplacés d’une paroisse à l’autre.

En 1948-1949, les dernières communautés monastiques ont été évincées. Lors d’une campagne de l’enregistrement des églises, des paroisses et du clergé [3], il a été maintenu en Lituanie seulement quatre monastères de religieux (celui des mariens à Vilnius, ceux des jésuites et des capucins à Siauliai, le monastère des franciscains à Kretinga - qui a été transféré plus tard à Kaunas) et tous les membres de ces ordres ont été forcés de se regrouper dans ces monastères. De même seulement un monastère de religieuses a été retenu (à Juodsiliai, où à peu près cinquante sœurs d’origine polonaise ont été déplacées). Tous les autres monastères de différents ordres et congrégations qui fonctionnaient dans plusieurs villes et villages n’ont pas été enregistrés. C’était le prétexte pour les considérer comme clandestins, et ils ont très vite été fermés par décision des pouvoirs locaux. Les communautés des cinq monastères enregistrés ont pourtant été aussi dispersées. Sur l’ordre du responsable pour la RSS de Lituanie du Conseil des cultes religieux auprès du Conseil des Ministres de l’URSS, les organes des collectivités locales ont privé les moines des certificats de fonctionnaires du culte et leur ont ordonné de quitter leurs villes. Les religieuses de Juodsiliai ont dû quitter le monastère, n’ayant pas les fonds nécessaires pour vivre. Au début de l’année 1949, le responsable des cultes religieux auprès du Conseil des Ministres de la RSS de Lituanie a donné l’ordre aux prêtres travaillant dans les communautés monastiques de renoncer à l’état monastique. Faute d’alternative, plusieurs prêtres ont remis au responsable les déclarations correspondantes, parce que seulement l’abandon de l’état monastique leur permettait de remplir leur mission sacerdotale dans les paroisses.

La fermeture forcée des monastères n’a pas impliqué la disparition des ordres et des congrégations. Malgré les grands efforts des autorités publiques et des organes de la sécurité, les communautés monastiques de Lituanie n’ont pas été supprimées. Il est évident que les années allant de 1940 à 1949 représentèrent une période difficile pour les religieux lituaniens : ils sont restés sans abri, sans le réconfort et le support spirituels de la communauté. Au cours de ces années, ils ont connu les plus grandes pertes recensées au XXe siècle. Revenus dans le milieu laïc et étant installés séparément, certains moines ont renoncé à leurs vœux et ont fondé des familles. Il est difficile de dire le nombre exact de ceux-ci. Nous pouvons supposer qu’il constitue à peu près quinze pour cent des membres des communautés. Cet abandon n’a pas dû entraîner un grand affaiblissement des ordres et des congrégations, car le nombre des sortants n’a pas été considérable, et les moines qui sont restés étaient les plus résistants.

L’organisation des communautés

L’histoire des communautés après 1949 peut être divisée en deux périodes.

Au cours de la première, qu’il est possible de considérer comme transitoire, la structure des communautés monastiques s’est délabrée, leurs membres se sont dispersés. Les liens des moines isolés avec leurs supérieurs ont été rompus. Pour quelques décennies, la plupart des ordres et des congrégations de Lituanie ont perdu le contact avec leur maison générale à Rome et avec le Vatican. Les bâtiments expropriés sont devenus écoles, musées, appartements, etc. La Sécurité continuait à surveiller les “anciens” moines : un réseau des agences (de la Sécurité) a été créé pour découvrir les monastères illégaux, les prêtres et les moines clandestins, et pour les assigner en procès à cause de leurs “opinions antisoviétiques” ou pour “activité antisoviétique”. Les organes de la Sécurité manifestaient leur méfiance envers les groupes de femmes vivant ensemble. Dès qu’ils avaient reçu des informations sur ces monastères, ils donnaient l’ordre de les disperser immédiatement. Les femmes âgées étaient forcées de déménager dans les hospices.

Pourtant, au milieu des années 60, une nouvelle étape a commencé. La vie monastique a pris une autre forme, de nouveaux modes de vie ont été trouvés pour exister et pour accomplir la mission apostolique. La vie monastique est devenue conspiratrice. Les responsables des communautés menaient une activité secrète, les religieuses et les religieux se réunissaient chaque mois, par petits groupes, pour des journées de recueillement et de récollection. Les personnes vivant séparément (le plus souvent par deux ou par trois) n’ont pas manqué non plus à leurs obligations spirituelles : elles rejoignaient la communauté lors des prières quotidiennes, s’efforçaient de participer le plus fréquemment possible au sacrifice de l’Eucharistie. Les sœurs qui ne pouvaient pas participer à la messe pouvaient recevoir le Saint Sacrement à la maison. Lina Vanagaité, sœur de la congrégation de sainte Catherine, qui était professeur dans une petite ville, a caché le Saint Sacrement dans son appartement pendant près de trente ans.

Il était évidemment particulièrement difficile d’accueillir et de former de nouveaux membres. Les noviciats de toutes les communautés religieuses, excepté celles des Servantes de Sainte Marie Immaculée et du Sacré Cœur de Jésus, ont été fermés pour une période plus ou moins longue. Les religieuses vivaient dans la crainte des répressions de la part des organes de la Sécurité et des infiltrations possibles organisées par le KGB. En 1955-1957, dès le début de la période du “dégel khrouchtchévien”, le nombre des ecclésiastiques non conformistes s’est accru (c’étaient les années du sacre des évêques Julijonas Steponavicius et Vincentas Sladkevicius m.i.c. ; du retour de l’exil en Sibérie de l’évêque Teofilis Matulionis et de dizaines de prêtres). Les communautés religieuses étaient désormais sous leur protection et ils se préoccupaient de leur rétablissement. Dès 1956, les communautés religieuses de sœurs ont commencé à accueillir des candidates.

Il est bien entendu que les noviciats ne correspondaient pas aux normes canoniques. Dans la majorité des cas, les novices travaillaient ou faisaient leurs études en habitant seules chez elles ou, à une ou deux pour les sœurs plus âgées. Elles se rassemblaient pour suivre des cours en secret, quelquefois mensuellement ou même plus rarement, en changeant toujours le temps et le lieu des rencontres. Les prêtres participaient à ces leçons en donnant des conférences et en confessant les religieuses. Les candidates aux communautés monastiques n’étaient plus les mêmes qu’auparavant : elles étaient plus âgées, plus nombreuses à vivre en dehors de la communauté que pendant les années de l’entre-deux-guerres. Les noviciats sont donc restés vides pendant quelques années.

La lutte du système soviétique contre l’Église et la foi n’a pas diminué la vitalité de l’idéal monastique. Au cours des années 40-45, quelques nouvelles communautés monastiques de femmes sont apparues en Lituanie : les sœurs d’une congrégation ont été transférées de la Biélorussie ; le statut de congrégations de droit diocésain a été accordé par les évêques à trois communautés de tertiaires ; deux nouvelles communautés monastiques ont été créées. L’activité de leurs fondateurs et de leurs membres était un vrai défi au système. Raison pour laquelle les organes du pouvoir et de la Sécurité ont tout fait pour les supprimer ou pour les affaiblir. Ils y sont assez bien parvenus : presque toutes les communautés monastiques de l’après-guerre se sont divisées en branches diverses. Il n’est pas certain qu’un historien réussisse à révéler toutes les circonstances, les prétextes et les causes de ces désaccords, car la plupart des processus qui ont affecté l’Église lituanienne ont été déterminés par des décisions et des ordres non écrits. D’autre part, à l’époque soviétique, les communautés monastiques fonctionnaient dans des circonstances particulièrement compliquées. Il était difficile pour les sœurs de réaliser leur vocation religieuse personnelle, car elles choisissaient leur communauté “à l’aveuglette” ; il n’y avait aucune information publique sur les congrégations existant dans le pays. Pour cette raison, même dans la vie des communautés monastiques fonctionnant dans le pays depuis longtemps, se sont développés des processus inhabituels : les sœurs changeaient de congrégation, des groupes plus ou moins grands se séparaient des communautés.

Au milieu des années 60 ont commencé à se renouer les liens des communautés monastiques de femmes avec leurs centres (tout d’abord avec ceux qui se trouvaient en Pologne), la correspondance était à nouveau entretenue. Plus tard, des déléguées furent envoyées aux chapitres généraux des Instituts qui avaient des provinces en Lituanie. Leurs supérieures visitaient les monastères lituaniens. Au cours des années 70, des liens ont été renoués aussi avec les centres existant dans les autres États. Nous pouvons citer la congrégation des Pauvres Sœurs qui a pu rétablir une relation avec les États-Unis en 1973. La supérieure générale de la congrégation de Sainte Catherine, qui résidait en Allemagne, a visité les sœurs de Vilnius en 1974, 1980, 1983 et 1986. Cependant, les communautés ont continué à fonctionner sur le régime de “derrière le rideau de fer” jusqu’à la fin des années 80. Le Vatican, les supérieurs des ordres et des congrégations ne recevaient pas de vraies informations sur le nombre des religieux en Lituanie. Ils n’avaient aucune possibilité de les administrer ou de leur fournir une aide matérielle. Pendant plusieurs années, le prêtre Pranas Raciunas m.i.c. fut le protecteur des communautés monastiques de Lituanie ayant reçu du Saint Siège les pouvoirs pour cette mission grâce au cardinal Stanislav Wyszynki. Il organisait régulièrement des réunions avec les supérieures des congrégations, il résolvait leurs problèmes intérieurs, il organisait l’activité clandestine, etc. C’était un travail dangereux et difficile ; la plupart des sœurs agissaient très prudemment, n’accordant pas confiance aux prêtres (certains d’entre eux ne soupçonnaient même pas l’existence des religieuses dans leur paroisse).

Dans la jointure des années 70 et 80, les études de théologie par correspondance ont été organisées pour les sœurs des communautés monastiques. Leur objectif était d’éduquer les supérieures des congrégations, les maîtres et maîtresses des noviciats, et de donner aux sœurs la formation nécessaire pour leur travail avec les enfants et la jeunesse, pour la mission. Tous les manuels nécessaires ont été préparés d’après le matériel des conférences des enseignants du Séminaire interdiocésain des prêtres de Kaunas ou traduits de langues étrangères et copiés. Il existait trois groupes de sœurs guidés par le père Vaclovas Aliulis m.i.c., le prêtre Albinas Deltuva et le père Jonas Boruta s.j. Les sœurs de différentes congrégations se réunissaient une fois par mois pour vérifier les résultats de leurs études individuelles. En 1989-1990, quatre-vingt-huit auditrices de ces cours clandestins ont passé les examens de fin d’études et elles travaillent aujourd’hui comme catéchistes.

Grâce aux évêques et aux religieux mariens et jésuites, presque toutes les congrégations de femmes ont renouvelé leurs constitutions en se basant sur les orientations de Vatican II et sur les changements du nouveau code du droit canonique.

La vie des communautés de frères a été particulièrement difficile et hasardeuse. Leurs supérieurs, épouvantés par les répressions, ne se décidaient pas à renouveler leur activité. Les études de théologie au Séminaire des prêtres de Kaunas, contrôlées par les organes de sécurité, étaient inaccessibles pour les moines. Pour cette raison, la plupart des communautés monastiques ont accueilli les premiers candidats seulement quelques décennies plus tard. Seules les communautés des mariens et des jésuites ont continué à croître à l’époque soviétique. Leurs prêtres organisaient les études de théologie de manière clandestine : P. Raciunas m.i.c., Vaclovas Aliulis m.i.c., Viktoras Sauklys m.i.c., Jonas Danyla s.j., Antanas Seskevicius s.j., Jonas Lauriunas s.j., Algis Baniulis s.j. et les autres ont formé à peu près quarante ecclésiastiques de différentes nationalités en utilisant la méthode des études individuelles. Ils ont été consacrés par les évêques Julijonas Steponavicius et Vincentas Sladkevicius, qui, à l’époque, ont été destitués de leurs fonctions et envoyés dans les paroisses éloignées.

L’activité clandestine

À l’époque soviétique, les communautés monastiques se sont trouvées devant une alternative : devaient-elles accomplir leur mission apostolique, leurs obligations particulières, ou fallait-il se borner au soin spirituel personnel de leurs membres, c’est-à-dire de la mission interne, purement ecclésiastique ? En effet, c’était une question existentielle. Les communautés monastiques socialement engagées auraient été supprimées, mais d’autre part, l’isolement les menaçait de disparition. Il est naturel que les opinions sur ce sujet aient été différentes, même les membres d’une même communauté concevaient différemment leur mission.

Malgré le contrôle exercé par la Sécurité et les administrations locales, les communautés monastiques de femmes ont organisé une assez large activité dans les paroisses : elles catéchisaient les enfants, elles dirigeaient les chorales, les processions, etc. Plusieurs parmi elles travaillaient comme sacristines, organistes, femmes de ménage dans les presbytères, elles ont aussi pratiqué un métier recherché en confectionnant et en brodant des habits liturgiques (elles recevaient des commandes même des autres républiques de l’URSS).

Cependant, le prix payé, en termes apostoliques, pour assurer cette activité fut considérable, car seulement les “bigotes” qui n’avaient rien à perdre (“le travail en premier lieu”) pouvaient s’occuper plus tranquillement dans les églises. Et les possibilités limitées d’une action sociale à l’extérieur n’encourageaient pas les communautés monastiques à instruire leurs membres.

Le domaine principal de l’activité des communautés monastiques de femmes pendant les années soviétiques était l’aide du clergé. Les sœurs, qui n’étaient pas si rigoureusement contrôlées, pouvaient les remplacer dans des ministères qui étaient sévèrement interdits aux prêtres ; leur tâche essentielle consistait à enseigner le catéchisme.

À l’époque soviétique, toute annonce publique de la religion était considérée comme propagande, un acte criminel. En 1944, interdiction fut faite aux prêtres de catéchiser les enfants dans les écoles et dans les églises, de créer des organisations religieuses. Les coupables devaient payer une amende de cinquante roubles ou bien être jugés et condamnés de six mois à un an d’emprisonnement dans les colonies de travaux correctionnels réservées aux condamnés de droit commun. Les religieuses, qui ont préparé des milliers d’enfants pour leur première communion et pour le sacrement de confirmation, n’ont pas non plus évité les sanctions. Pourtant, pour se cacher, elles catéchisaient les enfants par petits groupes ou individuellement et elles passaient souvent d’une famille à l’autre en profitant de l’occasion pour accomplir également leur mission apostolique parmi les adultes. L’ampleur de ce travail, grâce au dévouement de quelques dizaines de sœurs, a été considérable.

Auprès des églises, les prêtres et les sœurs créaient des centres spirituels, organisaient des rassemblements pour la jeunesse. C’est le Mouvement des amis de l’Eucharistie qui s’est élargi le plus considérablement en Lituanie. Il fut organisé en 1969 par Pranciskus Masilionis s.j. et Jadvyga Stanelyté, sœur de la Congrégation de Jésus Eucharistique. Les amis de l’Eucharistie organisaient des conférences pour la jeunesse, des pèlerinages vers les lieux saints et d’autres actions religieuses ; ils propageaient aussi la presse clandestine.

Les religieux prêtres, plus solidaires entre eux que le reste du clergé, participaient activement à la lutte clandestine de l’Église lituanienne. C’est pendant les réunions secrètes des mariens et des jésuites que l’idée est née de commencer une activité de presse clandestine (La Chronique de l’Église Catholique de Lituanie, Austra...), de rédiger des protestations contre la discrimination de l’Église catholique et des croyants, qui, signées par les prêtres et les croyants, étaient envoyées aux instances supérieures du PCUS et du gouvernement, et aussi aux organisations internationales. La Chronique de l’Église Catholique de Lituanie fut rédigée par Sigitas Tamkevicius s.j. (de 1972 à 1989), et, après son arrestation en 1983, par le père jésuite Jonas Boruta. Des religieuses de différentes congrégations les aidaient en recueillant l’information, en la copiant et en la diffusant.

Faute de pouvoir opérer plus largement en Lituanie, les prêtres et les religieuses partaient souvent en missions apostoliques dans les républiques de l’ancienne URSS, en Sibérie. Les prêtres sortis des camps de déportation au milieu des années 50, ont été les pionniers de ces missions : ils sont restés en exil comme volontaires pour servir les déportés de différentes nationalités. Quelque temps après, les supérieurs de communautés y envoyaient les prêtres ordonnés clandestinement et qui, de ce fait, ne pouvaient pas travailler dans les paroisses de Lituanie ou, encore, ceux à qui les organes du pouvoir avaient interdit d’exercer (c’est-à-dire qui avaient été privés du certificat de fonctionnaire du culte). À peu près dix jésuites, cinq mariens, quelques franciscains et salésiens travaillaient constamment dans ces missions. Les prêtres et les religieuses de Lituanie ont fait de grands efforts pour organiser les paroisses catholiques dans le Caucase, en Asie centrale, en Sibérie et en essayant de légitimer leur “fonctionnement” selon les lois soviétiques. La géographie de l’activité missionnaire des sœurs de la congrégation des servantes de Jésus Eucharistique englobait la Géorgie, le Kazakstan, le Tadjikistan, les villes de Sibérie. Les sœurs de la congrégation du Sacré Cœur de Jésus ont aussi largement participé à ces missions : à partir de 1973, dix sœurs de cette congrégation habitèrent en Arménie, en Géorgie, au Tadjikistan. Les supérieures des autres congrégations envoyèrent aussi quelques missionnaires. Les sœurs traduisaient en russe et copiaient la littérature religieuse. Habituellement, elles quittaient la Lituanie pour longtemps. Elles travaillaient dans les usines et les bureaux où elles avaient le plus de possibilités de réaliser leur mission apostolique. L’autre méthode de “travail missionnaire” consistait à partir (le plus souvent pendant les congés) pour de brefs séjours dans des familles de connaissances afin de catéchiser les enfants et les adultes, de préparer les gens pour les sacrements qui leur étaient administrés par des missionnaires itinérants.

Les “communautés monastiques” - une structure importante totalisant mille cinq cent personnes environ - ne sont pas restées inaperçues. Les organes du pouvoir, qui n’ont pas réussi à les anéantir, s’efforçaient pourtant de faire “prompte justice” à leurs représentants les plus actifs. Les religieuses les plus actives ont été appelées au parquet, au comité de la Sécurité, et prévenues, menacées de différentes sentences si elles ne cessaient pas leurs activités avec la jeunesse et les prêtres “extrémistes”. Une grande partie des religieux a dû supporter la surveillance du KGB, les perquisitions fréquentes, les interrogatoires. Le moyen répressif le plus “populaire” était le licenciement. Il pouvait paraître modéré, cependant le renvoyé était privé des possibilités de trouver le poste correspondant à sa formation et à ses goûts et le service dans les églises restait le seul moyen de gagner sa vie. Au cours des années 60-70, les prêtres Prosperas Bubnys m.i.c., Liudvikas Povilonis m.i.c., Jonas Kastytis Matulionis s.j., P. Lygnugaris s.j., Aleksandras Markaitis s.j., A. Seskevicius s.j., S. Tamkevicius s.j., le frère jésuite Anastazas Janulis, les sœurs Danuté Musinskaité (congrégation de Saint Casimir), Genovaité Navickaité et Onuté Vitkauskaité (congrégation de la Sainte Famille), Nijolé Sadunaité (congrégation de Sainte Marie Immaculée), Jadvyga Stanelyté (congrégation de Jésus Eucharistique), Marija Matuzaité (congrégation des Pauvres sœurs) furent envoyés en prison pour leur activité religieuse : la catéchisation des enfants, l’édition de La Chronique de l’Église Catholique de Lituanie et d’autres publications, le travail missionnaire, etc.

Et l’avenir...

Les cinq décennies soviétiques ont été désastreuses pour les communautés de la Lituanie. Elles ont subi le nivellement, la perte de leur spécificité, et maintenant, elles sont amenées à poser de nouveaux fondements à la vie communautaire et de retrouver leur prestige social. En 1990, il y avait en Lituanie six communautés monastiques de frères et vingt-cinq de sœurs. Leur nombre croît chaque année, car les moines viennent ici de Pologne, de France, des pays Scandinaves, même de l’Inde et du Brésil. La plupart des communautés monastiques lituaniennes ne sont pas grandes (cinquante-huit pour cent d’entre elles comptent jusqu’à vingt-cinq membres, et trois seulement plus de cent personnes), la moyenne d’âge va de quarante-quatre à septante ans. Les nouvelles possibilités d’agir, les premières expériences d’une activité à nouveau publique font ressortir les problèmes intérieurs de l’Église et des communautés monastiques. Il est évident que les fondements des diverses communautés monastiques sont très différents. Il est possible que seules les plus fortes survivront à cette période de changements. Ce seront celles qui s’appuient sur une base spirituelle solide et qui sont capables non seulement de sentir les besoins de l’époque, mais aussi d’y répondre.

En comptant sur leur expérience et sur l’aide de l’Église, les communautés religieuses sont aux prises avec leur réorganisation, elles se débarrassent des complexes hérités de la période clandestine. Les bases posées au cours de ce XXe siècle marqué par l’épreuve les aideront à se rétablir et à trouver leur place dans la société et la culture lituanienne du siècle prochain.

Lietuvos Istorijos Institutas

Kraziu G-Vé 5

LT-2001 VILNIUS, Lituanie

[1“Monastique” s’entend ici de toute vie religieuse vivant en “monastère” (ou couvent, ou maison religieuse repérable comme telle) et donc embrasse pratiquement l’ensemble de la vie religieuse masculine et féminine de Lituanie. Ce qui explique, par exemple, que l’on parle des jésuites et d’autres ordres ou congrégations sous le terme de monastique. Nous avons souvent gardé cette manière de dire propre à la langue de l’auteur (NDLR).

[2Le Conseil des affaires des cultes religieux auprès du Conseil des Ministres de l’URSS a été créé à Moscou en 1943 pour régler les rapports entre l’État et l’Église. Son responsable pour la RSS de Lituanie était le réalisateur principal de la politique du Parti Communiste de l’Union Soviétique en matière de religion.

[3Selon les lois soviétiques, une communauté religieuse (une paroisse) pouvait exister seulement enregistrée par le Comité Exécutif d’une ville ou d’une région, c’est-à-dire par une institution administrative locale. Les ecclésiastiques de routes les confessions ont été enregistrés en 1948. Ils ont reçu les certificats de fonctionnaires du culte qui servaient au gouvernement de moyen efficace pour contrôler le clergé, car l’administration reprenait pour un certain temps ces certificats des personnes insoumises et déloyales : les dirigeants de l’Église ne pouvaient pas déplacer un prêtre dans une autre paroisse sans consentement des autorités.

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