L’inculturation de la vie consacrée en Afrique
Dominique Nothomb, m.afr.
N°1998-3 • Mai 1998
| P. 160-175 |
Le texte du P. Nothomb nous est arrivé peu après celui du P. Cauvin. L’occasion était trop tentante de les publier ensemble (avec une relecture demandée à S. Recchi, cf. ci-dessous) pour y résister. Voici donc, comme en écho, une réflexion sur la question de l’inculturation de la vie consacrée. Sans doute, ne faut-il pas tomber dans un piège qui, par manque de perspective, inviterait à croire que, en groupant ainsi ces textes, nous présentons une élaboration complète du thème pour l’Afrique. D’abord, il n’y a pas d’Afrique ! Mais des cultures et des peuples africains extrêmement variés même dans une région géographique relativement circonscrite (“l’Afrique sub-saharienne”). Il reste, ensuite, que d’autres aspects sont à explorer et certains à reprendre pour eux-mêmes. Néanmoins, voici qui invite au dialogue, à la proposition neuve. Lecteur(trice)s des Afriques, ou d’ailleurs, devenez auteurs !
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On parle beaucoup, dans nos pays d’Afrique sub-saharienne, de l’inculturation de la vie consacrée (ou : religieuse : la différence entre les deux concepts s’exprime difficilement dans une langue africaine). On s’attendait donc à un développement sur ce sujet dans l’Exhortation post-synodale. Et en effet, Vita consecrata contient deux numéros (79-80) sur ce thème. Dans un article extrêmement pénétrant, le Père Bruno Secondin [1] estime avec raison que ce passage est un de ceux qui sont les moins réussis. L’exposé du thème, dit-il, manque de « vigueur » et « d’audace », il est « rendu générique et incolore » [2]. Cette faiblesse est peut-être, paradoxalement, une chance. Elle laisse ouvert un immense chantier qui n’en est qu’à ses débuts. Ecclesia in Africa qui a suivi le Synode des évêques pour l’Afrique n’a pas non plus été d’un grand secours. Ce document, précédent de peu Vita consecrata, donne un excellent exposé des fondements théologiques de l’inculturation [3] et indique des domaines où elle doit se poursuivre. Mais la vie consacrée n’y est pas mentionnée [4].
Une des faiblesses de ces deux textes magistériels sur le sujet est, me semble-t-il, la confusion entre l’acculturation et l’inculturation [5]. La distinction de ces deux concepts, si connexes soient-ils dans la pratique, va nous permettre une réflexion qui vise à rejoindre les problèmes concrets et quotidiens de la vie consacrée en Afrique [6].
Le sens des mots
Je ne m’attarde pas au sens du mot « culture ». Qu’on s’en tienne à la bonne définition donnée dans Gaudium et Spes au n° 53 § 3. D’une manière condensée, on peut la comprendre comme la mentalité générale d’un peuple et son mode de vie dans la mesure où cet ensemble est transmis par le milieu et acquis par apprentissage ou héritage collectif, donc par l’éducation.
Il y a d’abord l’enculturation. C’est le processus par lequel une personne est introduite et insérée dans sa propre culture d’origine. Ce processus ne se fait qu’une seule fois. On peut le considérer comme irréversible et non renouvelable. Jésus fut un homme enculturé dans la tradition culturelle du peuple juif et n’en est jamais sorti jusqu’à sa mort.
Il y a ensuite l’acculturation. C’est la rencontre de deux cultures qui réagissent mutuellement l’une sur l’autre et qui s’en trouvent partiellement modifiées. Cette rencontre se fait en chacun de nous quand nous prenons contact avec des personnes d’une autre culture que la nôtre. À l’origine, se situe un « choc culturel » qui peut, pour certains, être traumatisant, et très bienfaisant pour d’autres.
Ces deux processus (enculturation et acculturation) et d’autres encore relèvent, on le voit, des sciences humaines, psychologiques ou sociologiques. Tout au contraire, le concept d’inculturation est, et n’est, que théologique. Il s’agit ici, en effet, d’un processus par lequel une réalité divine, en soi non-culturelle, à savoir un don de l’Esprit Saint, la foi, la charité, la Parole de Dieu, l’appel et la grâce de Dieu, un charisme... s’incarne (comme le Verbe s’est incarné dans une nature humaine) ou s’enracine dans une culture humaine.
Une personne humaine (un missionnaire, une religieuse, un coopérant...) n’a pas à s’inculturer, elle ne le peut même pas. Mais, enculturé une fois pour toutes, il peut, il doit s’acculturer au milieu culturel dans lequel il est amené à vivre. Par contre, on peut parler de l’inculturation de la vie religieuse qui, dans son essence, est un don de Dieu (Vita consecrata n’a cessé de le redire).
En fait, le problème est plus compliqué que cela. Car, sauf pour le Saint-Esprit lui-même et ses dons, les réalités chrétiennes, en soi non-culturelles, rejoignent les hommes à travers des expressions, verbales ou symboliques, nécessairement culturelles. La Parole de Dieu ne nous a rejoints qu’à travers les paroles des prophètes, de Jésus et des apôtres, tous déjà enculturés. C’est pourquoi, sauf de nouveau pour les dons du Saint-Esprit, la grâce et les charismes, tout processus d’inculturation de la foi, de l’Église et de ses institutions (comme celles de la vie consacrée) exige au préalable un processus d’acculturation des personnes qui les transmettent. L’inculturation des dites réalités s’en distingue cependant, et ne peut se réaliser avec chance de réussite que par des personnes enculturées dans la culture concernée.
Revenant au sujet de cet article, concluons que l’inculturation de la vie consacrée (en Afrique en l’occurence) suppose la résolution de problèmes humains d’acculturation. Mais elle (l’inculturation) ne pourra se faire heureusement que par des Africains et Africaines bien enculturés dans leur culture et non culturellement aliénés. Les personnes consacrées appartenant à d’autres cultures peuvent, et doivent peut-être, jouer un certain rôle dans ce processus nécessairement lent, mais un rôle qui sera d’autant plus efficace qu’il sera modeste et discret. Qu’elles ne s’imaginent pas être capables de le faire à leur place...
Problèmes concrets d’acculturation
Deux cas d’espèce se présentent. Il est utile de les envisager l’un et l’autre : celui des Instituts internationaux, et celui des Instituts nationaux.
Les Instituts internationaux
Il y a d’abord deux perspectives extrêmes, aussi néfastes l’une que l’autre. D’une part, le projet d’assimilation culturelle des candidats africains. Jamais, sans doute, un tel projet n’a été conçu en théorie. Mais en pratique, il est arrivé que cela se produise plus ou moins dans tel ou tel Institut. Et pas seulement à l’époque coloniale... Dès qu’un(e) candidat(e) se présentait, on l’envoyait déjà pour le postulat, voire même avant, dans le pays d’origine de l’Institut... Encore de nos jours, on connaît le cas d’instituts européens en quête de vocations, et qui, un an ou deux déjà après leur arrivée dans un pays, accueillent des candidat(e)s [7]... En passant dans un pays d’Afrique, on m’a signalé une maison religieuse appelée, dans l’entourage, « le petit Canada ». De jeunes Africaines devaient s’y acculturer, de fait jusqu’à l’assimilation. C’était d’ailleurs le cas considéré comme normal, avant l’indépendance du Mozambique, des jeunes mozambicains admis dans les Instituts d’origine portugaise.
L’autre excès est le rêve d’assimilation culturelle du ou de la missionnaire. On voulait, selon la formule paulinienne du « grec avec les Grecs », devenir « africain avec les Africains ». Tentative illusoire, sauf schizophrénie. Elle suppose un mépris et un rejet de sa culture d’origine, ce qui est malsain, voire impossible. Même les missionnaires comme Matheo Ricci (1552-1610), Robert de Nobili (1577-1656) et plus près de nous Vincent Lebbe (1877-1940), « chinois avec les Chinois » sont toujours restés, et heureusement, « enculturés », enracinés, dans leur première culture.
Mais s’il ne faut viser l’assimilation ni d’un côté ni de l’autre, il faut tout faire pour réussir une acculturation équilibrée, donc une intégration paisible dans le nouveau milieu culturel. Cet objectif est rarement atteint à la perfection. Cette acculturation suppose, dès avant le premier contact avec ce nouveau milieu culturel, une préparation sérieuse, intellectuelle et psychologique. Ce n’est, hélas, pas toujours le cas. En parachutant du jour au lendemain un religieux européen dans un pays africain, on risque de le traumatiser ou de l’acculer à des réflexes d’antipathie, de gêne, de froideur, de peur, parfois de mépris vis-à-vis des réalités locales. Une connaissance suffisante, un a priori de sympathie et surtout le respect de la culture du pays, de ses ressortissants et de ses réalités, sont indispensables.
Après le premier contact, doit commencer le processus d’intégration dans le milieu. Un regard de compréhension ; des relations humaines empreintes de simplicité et de politesse ; le rejet volontaire (car il n’est pas spontané, tant s’en faut) de tout complexe de supériorité culturelle ; le souci de connaître l’histoire du pays, des communautés et des personnes ; le refus de tout jugement prématuré ou hâtif sur les personnes, les situations ; une certaine réserve dans l’expression de ses impressions, et donc, au niveau spirituel, l’humilité du cœur, autant de conditions préalables à une saine acculturation.
Mais celle-ci sera toujours bancale sans la connaissance suffisante de la langue locale véhiculaire, ou au moins d’une des langues de la région. La diffusion généralisée d’une langue internationale (français, anglais, portugais) est un prétexte de plus en plus invoqué pour s’en dispenser. À mon avis, c’est une grave erreur. Dans le cadre d’une communauté religieuse, l’ignorance totale par les formateurs et formatrices de la langue des candidates est un handicap dont on n’a pas toujours conscience. La communication et la vie commune y perdent une certaine vérité et une certaine profondeur.
Respecter la culture des autres ne périme pas le respect de sa propre culture. Rester soi-même et accepter la différence des autres est une règle générale de toute saine convivialité, qui s’applique également dans notre cas.
Il est alors important que dans la vie quotidienne, chacun et chacune, expatrié et autochtone, ne cesse de tenir compte des réactions culturelles des frères et des sœurs de l’autre culture. Que chacun, de son côté, accepte de petits compromis dans tous les domaines concrets : nourriture, manière de se détendre, de se saluer, d’aménager les pièces communes, les horaires, les rythmes de vie et de travail... Que l’effort ne se situe pas seulement d’un côté mais des deux, et surtout, insistons-y, des expatriés qui font bien de se souvenir qu’ils ne sont pas dans leur propre pays. Les Africains, en général, s’acculturent beaucoup plus spontanément et rapidement aux Européens, que ceux-ci à ceux-là. On trouvera de nombreux cas concrets des différences de sensibilité culturelle dans le merveilleux petit livre de la Sœur M. Pascale Ducrocq [8] décrivant son expérience au Burundi. Par exemple, concernant les goûts esthétiques, si divers de part et d’autres [9], l’ornementation des locaux (faut-il mettre le beau côté des rideaux vers l’extérieur ou vers l’intérieur ? Quelles images pendre aux murs ? Quel objet mettre sur la table ?), l’accueil des hôtes (Qui ? Où ? Quand ? Qu’offrir ? : que de questions difficiles...), les détails vestimentaires (voile ou non ? souliers ou sandales ?), les activités de loisir, les formes de dévotion, le choix des chants religieux... Que de part et d’autre, on soit très attentif aux susceptibilités nationales, surtout si la période coloniale a laissé un mauvais souvenir dans la conscience (ou la sub-conscience) collective... Que les expatriés n’importent pas le folklore même religieux de leur pays d’origine (les sapins enneigés de Noël, les cadeaux de St Nicolas, même le « mois de mai » dont les coordonnées printanières sont incompréhensibles).
L’inspiration spirituelle qui peut orienter le dosage des compromis mutuels pourrait être l’idée de l’hôte : l’hôte accueillant et l’hôte reçu. En Europe, on s’adapte aux réalités européennes, cela va de soi. Qu’en Afrique, on sache s’adapter et s’accommoder aux réalités africaines. Sans doute, l’hôte recevant s’efforce de mettre à l’aise l’hôte reçu. Mais celui-ci accepte avec courtoisie les habitudes de la maison, son rythme de vie, ses conventions sociales... et ainsi de suite. Plus évangélique est le paradigme de la fraternité qui y apporte une dimension de simplicité, de franchise et de spontanéité, mais aussi de continuité et de fidélité que l’image de l’hôte comporte moins.
La vie religieuse, introduite par des expatriés, ne s’implantera bien dans un milieu neuf que si cette acculturation entre frères et sœurs, expatriés et autochtones, aura réussi d’une manière suffisante, de telle sorte que d’un côté il n’y ait aucune domination culturelle, ni de l’autre un réflexe de rejet. Qu’aucune personne ne se sente gênée, ou ressentie comme gênante.
Les Instituts nationaux
On pourrait croire que, dans ce cas, il n’y a plus de problèmes d’acculturation puisque tous les membres de l’Institut appartiennent à la même culture. En fait, les problèmes culturels sont encore là, légèrement déplacés, mais parfois plus graves que dans les Instituts internationaux.
Dans ceux-ci, dès qu’un malaise se fait sentir, et qu’on cherche la cause, le bouc émissaire est tout de suite trouvé : ce sont « les autres », les expatriés pour les autochtones, et vice versa. Lorsque les autochtones sont entre eux, se réveille alors un sentiment subconscient plus ou moins refoulé quand les expatriés étaient là : la susceptibilité ethnique...
À cet égard, il y a deux situations. Dans certains pays, on a fondé deux Instituts absolument semblables, l’un (de fait) pour les membres d’une ethnie majoritaire, et l’autre (de fait) pour ceux des autres ethnies minoritaires. Cela n’est évidemment pas théorisé dans les déclarations d’intention, mais cela se produit comme par la force des choses. Tout n’est d’ailleurs pas négatif dans ces situations.
L’autre cas est celui d’un Institut national dont les membres appartiennent à des ethnies différentes. On sait qu’actuellement en Afrique la susceptibilité ethnique s’est exacerbée. Ce qui se passe dans la société ambiante se transmet comme par osmose dans la communauté religieuse. Il arrive qu’on refuse d’en prendre conscience, et de n’avoir jamais le courage de se poser des questions. Mais elles sont sous-jacentes et conditionnent nécessairement les comportements. Parfois, au contraire, la tension éclate au grand jour. Des ruptures peuvent se produire alors, par exemple lors de l’élection d’un(e) supérieur(e) général(e) et de son conseil, avec toutes sortes d’intrigues plus ou moins camouflées. Ou dans la constitution des communautés locales ou l’attribution des charges et des responsabilités : on tient compte plus des ethnies que des compétences réelles. Il se peut que ces décisions se prennent pacifiquement, dans le constat serein d’une situation de fait, que l’on accepte. Il se peut aussi qu’elles soient prises dans un climat conflictuel.
Dans tous ces cas, réapparaît la nécessité de parvenir à une acculturation réciproque entre les personnes provenant des ethnies différentes. Un des facteurs qui compliquent le processus est celui de la langue utilisée dans les relations quotidiennes et dans les documents officiels. La solution de facilité sera l’adoption de la langue européenne généralisée dans le pays concerné : le français, l’anglais ou le portugais. C’est peut-être la seule solution réaliste et applicable. Mais ne va-t-elle pas compromettre, ou du moins retarder, la réussite de l’inculturation de la vie religieuse, dont nous n’avons pas encore parlé ?
Quoiqu’il en soit, que les religieux et religieuses africaines osent regarder en face le phénomène de réveil des tendances d’ethnocentrisme qui caractérise l’évolution sociologique de l’Afrique noire actuelle. Si on n’y prend garde, ce cancer pourrait contaminer les communautés religieuses elles-mêmes, et en provoquer la ruine. Grâce à Dieu, dans la plupart des cas, les réflexes chrétiens finissent par avoir le dessus et triompher des germes de division que le milieu ambiant dépose inconsciemment dans les cœurs.
Il y a encore un autre niveau d’acculturation qui peut apparaître dans les Instituts nationaux. Dans ceux-ci, comme dans les autres, certains membres plus doués vont faire des études ou des stages de formation à l’étranger, Europe ou Amérique. Ils ramènent chez eux des réalités culturelles qu’ils ont assimilées là-bas. D’ailleurs, toute la littérature sur la vie religieuse, ou presque, dont on se sert pour la formation initiale et permanente, provient des pays dits « occidentaux ». Mais ceci nous amène à aborder maintenant les problèmes qui relèvent de l’inculturation de la vie religieuse.
Problèmes concrets d’inculturation
Le sujet est si vaste qu’il mériterait un livre. Mais ce livre ne pourrait être écrit que par un « enculturé » africain, et non par un expatrié, si bien acculturé soit-il...
Je me contenterai donc de rappeler quelques généralités, puis de suggérer certains aspects pratiques au sujet desquels je poserai des questions sans y apporter de réponses - lesquelles ne seront trouvées qu’après de longs tâtonnements par les Africains eux-mêmes.
Généralités
L’inculturation de la vie consacrée, comme de tout autre don de l’Esprit Saint, comporte nécessairement trois étapes :
- l’accueil de ce don par la culture (plus précisément, par les personnes enculturées en elle),
- puis la transformation endogène, par l’intérieur, des valeurs culturelles qui ont rendu cet accueil possible,
- enfin l’expression, par les ressources propres de cette culture ainsi évangélisée, du don de Dieu intimement assimilé dans les cœurs.
a) Sur la première étape, je ne dirai rien ici, car le processus d’accueil du don de la vie consacrée a été déjà réalisée dans la plupart de nos pays, ici avec enthousiasme, là non sans réticence. Dans le pays où je vis depuis vingt ans, le Tchad, elle n’en est cependant qu’à ses débuts. Et, en partie, je pense, pour des motifs d’ordre culturel.
b) Car la seconde étape, l’évangélisation de la culture, est absolument requise, et pour que l’accueil du don de la vocation religieuse soit perçu comme désirable et valorisant, et pour que l’expression culturelle des réalités spirituelles du charisme de la vie consacrée puisse être authentiquement chrétienne, donc vraiment inculturée. Or je remarque que dans les recherches ou les discussions sur l’inculturation de la vie religieuse, on court trop vite vers les questions d’expression, de formes visibles, de gestes, d’aménagements matériels, vestimentaire, organisationnel... sans avoir assez réfléchi sur la nouveauté chrétienne des relations avec Dieu, avec autrui, avec les choses et avec l’argent, et ainsi de suite, qu’il faudra ensuite exprimer culturellement.
Il y a donc lieu d’attacher une extrême importance à la transformation que l’Esprit Saint, à travers la foi, l’espérance et la charité, produit, et doit produire, dans le cœur du candidat, éventuel ou actuel, à la vie consacrée dans les domaines suivants, culturellement très conditionnés :
- avant tout, l’image qu’on se fait de « Dieu », du « Sacré » et du monde invisible auquel les cultures africaines sont très sensibles.
- la conception des relations communautaires et fraternelles, et surtout du rôle, dans une communauté, de l’autorité et de son but, et donc des rapports avec cette autorité. La vision chrétienne de ces réalités est, quoiqu’on en pense, d’une nouveauté radicale par rapport à la tradition culturelle.
- la conception qu’on se fait du rapport de la pensée et de la parole à la vérité et à la charité. Ce point est rarement abordé.
- celle du rapport entre Dieu, le monde invisible, l’homme d’une part, et les « choses » (dont les animaux) d’autre part. Comment passer d’une sacralisation, culturellement admise, des « choses », à une transfiguration d’un univers matériel consistant en lui-même, fonctionnant selon ses lois propres, naturelles, mais reflet de Dieu, signe de sa présence créatrice et paternelle, et moyen offert par Dieu aux gérants que nous sommes devenus, par lui, en vue de nous conduire à notre destinée surnaturelle et éternelle ?
Tant que ces quatre aspects de la nouveauté chrétienne n’ont pas été assimilés, les tentatives d’expression inculturée de la vie consacrée seront un leurre, ou du folklore.
c) Passons maintenant à cette troisième étape, celle de l’expression, par la culture évangélisée, du don de la vie consacrée. Parmi les nombreux domaines où elle doit se réaliser, je me limite ici à quelques-uns dont on parle moins.
Prière mentale personnelle - C’est chaque fois pour moi un sujet d’étonnement d’apprendre que beaucoup de religieux et religieuses africains font oraison en langue française, alors qu’ils parlent avec leurs pères et mères, frères et sœurs dans leur langue maternelle évidemment... N’y aurait-il pas là une déformation du sens de la prière, du rapport amoureux avec Dieu, et une sorte d’aliénation culturelle mentale à toujours s’entretenir avec son Dieu, Père et Époux, dans une langue étrangère, qui n’est pas la langue de son cœur ? On me dit : tout notre vocabulaire religieux, nous l’avons appris en français, et tous nos livres spirituels sont écrits en français... Mais justement, c’est alors un langage non-inculturé. On ne peut séparer la culture de la langue. Il est urgent, me semble-t-il, de se forger un vocabulaire de spiritualité pratique, voire de théologie, dans sa langue africaine maternelle. J’en suis convaincu après quarante ans en Afrique : on peut traduire tous les mots religieux chrétiens en langue africaine, fut-ce en inventant des néologismes, ce qu’on fait dans toutes les langues. J’ai souvent dit à mes frères et sœurs africains : si vous ne pouvez pas traduire un mot dans votre langue, c’est que vous ne le comprenez pas. Alors, pourquoi l’employer dans la prière ?
Je n’aborde pas ici la question de l’expression inculturée de la liturgie et de l’utilisation des symboles culturels dans les rites liturgiques. De plus compétents que moi (L. Mpongo, B. Adoukonou, E. Penekou, E. Mveng, Kasabele Lumbala, A. Abega...) en ont traité d’une manière très intéressante, mieux que je ne le pourrais. Certains problèmes délicats sont encore des quæstiones disputatæ, comme celui de l’usage d’aliments locaux dans la célébration eucharistique [10].
Vie communautaire - Les relations interpersonnelles prennent une autre allure dans une communauté religieuse exclusivement africaine que dans une communauté eur-américaine, ou mixte. Un visiteur occasionnel, avec un peu de flair, le remarque assez vite. Autres manières de se saluer, de se communiquer, de se détendre, de prendre les repas, de travailler ensemble, de se supporter (voire de se disputer), de suivre un horaire... Mille impondérables contribuent à cette manière originale de vivre ensemble.
À condition qu’on ait pu dépasser les réflexes ethnocentriques dont j’ai parlé plus haut, c’est sans doute dans ce domaine que l’inculturation de la vie religieuse, en terre africaine, se fait et se fera de la manière la plus spontanée et la mieux réussie... Elle n’a rien de spectaculaire, on n’en parlera guère dans les publications, mais elle est, à mon avis, de la plus haute importance et de la meilleure authenticité.
Virginité consacrée - Dans « Une Afrique assoiffée de fécondité » (Matungulu Otene), elle peut poser problème. Je ferai seulement deux observations.
- La virginité (ou le célibat chaste) « pour le Royaume des deux », peut être comprise comme une grande valeur à partir du moment où la personne appelée par Dieu à cet état a réalisé qu’elle est la condition d’une fécondité spirituelle, beaucoup plus belle que la fécondité biologique. Désirer être « père » ou « mère » est une richesse incontestable des cultures africaines. Il n’y a pas à la brader, mais il y a à découvrir une paternité ou une maternité spirituelle rendue possible par l’action du Saint-Esprit. Elle consiste à contribuer à communiquer, à de nombreuses personnes, la vie éternelle de Dieu, par la prière, par le don de soi à Jésus crucifié et ressuscité, par le service de la Parole, l’éducation des enfants ou l’exercice des œuvres de miséricorde...
- Seconde observation, plus en profondeur. Ce qui, à première vue, peut sembler un obstacle dans ce domaine, c’est la conception africaine traditionnelle du mariage et des relations entre l’époux et l’épouse dans le couple. L’image culturelle africaine de ces relations ne correspond pas à ce qu’en ditGaudium et Spes dans ses admirables (pour nous) descriptions des nos 48 et 49 (elle s’y retrouve mieux au n° 50). C’est pourquoi le paradigme de « Jésus l’Époux » et de la religieuse « épouse du Christ » gène et semble peu compatible avec le donné culturel, du moins aussi longtemps qu’il n’est pas profondément évangélisé sur ce point. L’an passé, j’ai rédigé un texte où je parlais de la religieuse « épouse du Christ ». Une instance religieuse africaine officielle m’a demandé de supprimer ce passage, risquant de choquer...
À quoi il faut répondre, je pense, ce qui suit. La compréhension de la relation nuptiale avec le Christ (et Dieu) ne provient pas d’une image conjugale traditionnelle seulement humaine. Le Père Biaise Arminjon, s.j, dans sa splendide lecture suivie du Cantique des Cantiques, La cantate de l’amour [11], cite cette phrase très éclairante de Bergson : « Quand on reproche au mysticisme de s’exprimer à la manière de la passion amoureuse, on oublie que c’est l’amour (humain) qui avait plagié la mystique et lui avait emprunté sa ferveur, ses élans, ses extases [12] ».
Ce n’est donc pas à l’image culturelle traditionnelle des relations des époux qu’il faut se référer dans notre cas. Par contre, l’expérience spirituelle que font déjà, et feront encore les consacrés africains de leur union à Dieu dans l’amour, sous la conduite de l’Esprit, leur fait et leur fera découvrir de plus en plus que la seule manière de l’exprimer avec justesse, c’est d’emprunter d’abord le vocabulaire et les symboles du Cantique des Cantiques, d’Osée, d’Isaïe ou des autres expressions du thème nuptial dans la Bible jusqu’à l’Apocalypse.
Peut-être ont-ils déjà eu, ou auront-ils la chance de lire les mystiques chrétiens. Thérèse de Lisieux pourrait être un bon premier guide qui les conduirait par la main jusqu’auprès des plus grands. Pour les hommes, les écrits de Charles de Foucauld pourraient être une bonne introduction. Ils fréquenteront alors François de Sales, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, François, Bernard et d’autres jusqu’à Origène. Dans la foulée, ils trouveront des accents nouveaux dans leurs langues maternelles pour exprimer la ferveur de leur amour envers Jésus qu’ils ne craindront plus d’appeler l’Époux...
À la longue et indirectement, comme cela s’est fait sous d’autres deux, ils inviteront les époux chrétiens à considérer leurs rapports mutuels à un autre niveau d’affection admirative et d’élan amoureux que la tradition culturelle ne connaissait que rarement... Mais il y faudra un long temps, des siècles peut-être...
Pauvreté évangélique - Je renonce à entrer ici dans le labyrinthe de l’inculturation africaine de la pauvreté évangélique. D’abord parce que je m’y suis déjà risqué autre part [13] et qu’il n’est pas nécessaire de se répéter. Ensuite, parce que ce sujet a fait l’objet de multiples articles, études, sessions, par de plus compétents que moi [14].
Autorité- obéissance - L’inculturation africaine des relations « autorité-obéissance » mérite aussi une réflexion particulière. Dans aucune culture humaine non encore évangélisée, la conception de l’autorité n’est conforme à celle que propose l’évangile. Les cultures africaines ne font pas exception. Les modèles traditionnels (le roi, le chef à tous les niveaux, même le père et la mère de famille) ne peuvent être des références pour ceux qui exercent chrétiennement l’autorité, ni pour ceux qui choisissent de s’y soumettre. Les seules références valables sont l’exemple de Jésus et ses paroles, telles que la tradition biblique et la vie des saints nous les ont transmises et interprétées.
Sous tous les cieux, celui d’Afrique également, l’exercice de l’autorité, et celui de l’obéissance, dans la vie religieuse, est difficile. On pense parfois que pour les Africain(e)s, l’obéissance serait plus facile qu’autre part, surtout pour les filles qui, culturellement, sont habituées à se soumettre à leurs parents, ou au mari. Je remarque seulement qu’il n’en est rien...
Une difficulté particulière pourrait consister dans le fait que, sauf exception, les enfants font peu de confidences à leurs parents et vice versa. Les garçons se confient spontanément aux autres garçons de leur classe d’âge, et les filles à leurs compagnes. La communication de haut en bas et de bas en haut se fait selon des modes qui ne favorisent pas l’ouverture et la confiance, mais plutôt la peur, la réserve, la dissimulation, le non-dit, la flatterie, l’appréhension des conséquences fâcheuses, ou au contraire la réaction violente.
Il y a cependant dans la tradition culturelle africaine une coutume précieuse qui peut apporter un remède à ces défauts. Elle peut aussi s’harmoniser très bien avec la conception chrétienne de l’autorité-service et de l’obéissance-adhésion à la volonté de Dieu. C’est la fameuse « palabre africaine ». La Sœur Angèle Mutonkole en a donné une excellente description dans son Compte-rendu de la Onzième Assemblée de l’USUMA (ex) Zaïre, paru dans Vie consacrée [15]. Cette palabre combine heureusement la nécessaire intervention de tous les membres du groupe, celle d’un groupe de « sages », et celle de la personne qui a le dernier mot. Elle implique écoute, partage, respect, solidarité, souci du bien commun, et en régime chrétien : docilité à l’Esprit de Dieu, et elle doit aboutir à l’unanimité (au moins acquise après la décision). Elle exige donc beaucoup de temps. Elle ne peut réussir qu’au prix d’un effort d’humilité et de charité que, justement, l’évangile inspire. C’est dans ce sens du recours à la dynamique propre de la palabre africaine que la recherche doit se poursuivre.
Conclusion
On m’a raconté l’anecdote suivante. Un Provincial des Jésuites de l’ex-Zaïre, le regretté P. Pasu-Pasu, mort dans un accident d’auto, aurait tenu un jour à des jeunes compagnons jésuites réunis pour réfléchir à l’inculturation de la vie religieuse jésuite, des propos comme ceux-ci :
Chers compagnons, avant de nous demander comment nous pouvons devenir des jésuites vraiment Zaïrois, cherchons d’abord comment nous pouvons, nous Zaïrois, devenir de vrais jésuites. Quand nous le serons devenus, la manière zaïroise d’être jésuite viendra d’elle-même....
Réflexion d’un sage...
Je me suis demandé parfois si nous ne parlons pas trop de l’inculturation. L’inflation du discours sur ce thème pourrait nuire à sa cause et à sa réussite. Elle risque de précipiter trop vite les personnes concernées sur des recettes ou des opérations de plâtrage. L’essentiel, incontournable, c’est que la Source jaillisse, pure et abondante. Laissons aux religieux et religieuses africains le temps de poursuivre, à leur rythme, leur expérience merveilleuse du don de la vie consacrée. La ferveur, et la profondeur, et la fraîcheur de leur amour passionné envers la Personne de Jésus, notre Seigneur, leur feront trouver, avec la spontanéité qui est la leur lorsque l’enthousiasme les a conduis, les formes africaines de leur consécration à Dieu. L’Esprit Saint les leur inspirera d’autant mieux qu’ils lui seront dociles en restant eux-mêmes et sans penser qu’ils « font de l’inculturation ».
Lorsque Benoît de Nursie (480-547) vivait son expérience monastique à Subiaco puis au Mont Cassin, seul puis avec des frères, et qu’il écrivait sa Règle, il n’avait sans doute pas le projet « d’européaniser » ou d’inculturer en Occident le monachisme qui venait de l’Orient. Pourtant, c’est bien cela qu’il faisait, et avec quelle sagesse et quelle « discrétion ». Ainsi feront nos frères et sœurs consacrés à Dieu dans cette « nouvelle Patrie du Christ » qu’est l’Afrique, dans la mesure de la pureté et de l’ardeur de leur don total au Seigneur.
Paroisse Ndoguindi
B.P.210
MOUNDOU, Tchad
[1] « Exhortation apostolique Vita consecrata dans le contexte ecclésiologique actuel. Éléments positifs et critiques ». Vie consacrée, 15 mars 1997.
[2] Art. cit. p. 87.
[3] Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Africa, sur l’Église en Afrique et sa mission évangélisatrice vers l’an 2000, du 14/09/1995, n.n. 59-60.
[4] Dans le n° 94 de Ecclesia in Africa, sur « les hommes et les femmes consacrés », aucune allusion n’est faite au défi de l’inculturation.
[5] Confusion fréquente. Exemple typique : un discours du Pape Jean-Paul II au Kenya, le 7 mai 1980. La Documentation catholique, 1er juin 1980, 534.
[6] Les observations que je me permets de faire sont conditionnées par une expérience de plus de vingt ans au Rwanda, et de presque vingt ans au Tchad, et de ce que j’ai cru voir et entendre, à l’occasion de retraites dans une dizaine d’autres pays d’Afrique subsaharienne. Poste d’observatoire forcément très limité mais assez large pour autoriser une réflexion.
[7] Ecclesia in Africa y fait discrètement allusion au n° 94.
[8] Ducrocq, M. Pascale, o.p., « Et la nuit comme le jour illumine ». Questions et clartés en vie monastique au soleil de l’Afrique, Collection « Vie Consacrée », 1994 (175 pages « écrites dans un style superbe », N. Hausman).
[9] « Oh ! comme c’est beau... » - « Vous trouvez ça beau ?... », ibid., p. 61. « Ah, ces européennes et leurs paysages, je me demande comment elles font pour s’en passer quand elles dorment... », p. 75. Voir p. 77, à propos des discussions sur le plan d’une chapelle qui doit être belle « pour le Seigneur » (disent les Européennes). Réaction des Africaines : « Pour le Seigneur ? Pour vous plutôt, oui, oui... ».
[10] Voir l’exposé, très fouillé, de cette question difficile dans R. Jaouen, O.M.I., L’eucharistie du mil. Langage d’un peuple, expressions de la foi, Karthala, qui contredit vigoureusement (ce qui est parfaitement légitime) la position que j’ai défendue dans « Une eucharistie sans pain ni vin », Nouvelle Revue Théologique, janvier-février 1983, 69-79.
[11] B. Arminjon, La cantate de l’amour. Lecture suivie du Cantique des Cantiques, DDB, 1983, (373 p.).
[12] B. Arminjon, ibid, p. 33. Henry Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, P.U.F. 1970, p. 1010.
[13] « Pauvreté religieuse africaine », in Pentecôte d’Afrique, déc. 1991, 43-46. Comme un trésor caché... Essai sur la pauvreté évangélique, Paris, Téqui, 1996, pp. 176-180 ; 181-190 ; 208-215 et passim.
[14] J’en signale plusieurs dans mon Comme un trésor caché. - Plusieurs fois, la revue si méritante Pentecôte d’Afrique y est revenue, par ex. dans ses nos 6, 12, 19, 25. Le livre de M. Pascale Ducrocq, cité plus haut, contient un grand nombre de réflexions de bon sens sur ce sujet difficile.