Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vita Consecrata : une lecture pour l’Afrique

Silvia Recchi

N°1997-5 Septembre 1997

| P. 301-315 |

Voici une lecture pertinente de Vita consecrata. Son point de vue, l’Afrique, est propice à une perspective qui souligne avec justesse les points que nous n’apercevons peut-être pas toujours avec le même relief. Une très bonne et stimulante entrée, ou réentrée, dans ce document qui se révèle toujours plus riche en le fréquentant.

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Une lecture significative pour l’Afrique

L’exhortation post-synodale Vita consecrata nous offre un témoignage précieux de la valeur théologale de la vie consacrée dans l’Église, de son importance pour le peuple de Dieu, de sa fécondité missionnaire. Cette exhortation, d’une grande intensité doctrinale et spirituelle, fait suite au IXe Synode des évêques, qui s’est tenu en 1994 sur « La vie consacrée et sa mission dans l’Église et dans le monde ». L’exhortation de Jean-Paul II est restée fidèle à ce Synode et à ses orientations. Toutes les propositions des évêques ont été aussi bien considérées que citées et cela non sans une remarquable contribution personnelle du Saint-Père dans la manière de traiter la matière et d’opérer quelques choix fondamentaux.

Nous nous proposons de donner une présentation générale du document en ce qui concerne ses aspects essentiels et en même temps, offrir des suggestions pour une lecture du texte qui soit significative pour le contexte africain.

Structure générale de l’exhortation

La division de l’exhortation en trois parties est très expressive. La vie consacrée est considérée dans ses trois grands axes : identité, communion, mission, c’est-à-dire comme « Confessio Trinitatis », « Signum fraternitatis » et « Servitium caritatis ». Les Supérieurs Généraux auraient préféré parler de la vie consacrée à partir de la mission, pour éviter une approche trop théorique [1] L’exhortation a préféré évidemment une autre démarche considérant d’abord l’identité spécifique de la vie consacrée.

Confessio Trinitatis signifie manifestation, attestation de la Trinité, reconnaissance joyeuse qui entraîne en même temps une profession de foi et une attitude de louange [2]. Foi et louange qui deviennent annonce et proclamation de la transcendance de Dieu, témoignage d’une expérience personnelle d’amour. Cette partie de l’exhortation développe la dimension théologale de la vie consacrée, son fondement trinitaire et christologique. C’est à partir du mystère de la Trinité et du mystère du Christ qu’on peut comprendre la profondeur de cette vie, ainsi que son origine et sa source. Le document va jusqu’à affirmer que la vie consacrée est l’une des traces perceptibles laissées par la Trinité dans l’histoire [3].

La vie caractérisée par la profession des conseils évangéliques confesse dans chaque conseil un aspect de la vie trinitaire : l’amour qui relie les trois Personnes, la correspondance dans ce même amour, le don total et réciproque que se font les personnes divines, l’attestation que Dieu est la seule richesse, la source de toute réalisation humaine. Le document développe ensuite la dimension ecclésiale de la vie consacrée, ainsi que sa place et son rôle dans l’Église. Dans cette partie, le texte aborde les problèmes théologiques les plus délicats en relation aux catégories de charisme, suite du Christ et consécration, assumées par le Pape.

La référence à la personne du Christ est très dense dans le document, elle veut exprimer l’identité profonde de la vie consacrée comme représentation de la forme de vie vécue par le Fils de Dieu sur la terre [4]. La vie consacrée est le sacrement du Christ chaste, pauvre et obéissant, donné totalement au Père et à ses frères. Sous cette optique, les conseils évangéliques ne sont pas des attitudes ou des aspects marginaux dans la vie du Christ, mais la manifestation profonde dans le monde, de son être unique qui nous introduit dans le mystère trinitaire.

Le deuxième axe de l’exhortation considère la vie consacrée sous l’aspect de Signe de fraternité. Dans l’Église, la vie consacrée est essentiellement signe de communion. Dans cette partie, on parle des relations entre évêques et personnes consacrées, entre personnes consacrées et laïcs à l’intérieur de l’ecclésiologie propre de Vatican IL Plusieurs questions pratiques sont évoquées parmi lesquelles celles concernant les instituts mixtes, les nouvelles formes de vie consacrée, la position de la femme consacrée, la formation des membres dans les instituts.

Le troisième axe examine enfin la mission de la vie consacrée dans le monde. Elle est présentée comme Service de charité envers tous les hommes. Les thèmes les plus émergents de cette partie sont les défis que la société réserve à la vie consacrée ainsi que ceux que la vie consacrée pose à la société, l’évangélisation dans les temps actuels, l’option pour les pauvres, la promotion de la justice, la culture, les moyens de communication, la problématique liée à l’inculturation de la vie consacrée dans les différents contextes culturels.

La beauté divine : un luxe pour l’Afrique ?

L’approche trinitaire qui caractérise l’exhortation et qui est une nouveauté dans les documents du magistère peut sembler, à une lecture superficielle, un peu théorique, abstraite ou emphatique. Nous pensons, au contraire, que ces racines trinitaires montrent bien le noyau théologal de la vie consacrée qui n’est pas à concevoir avant tout comme un chemin humain de perfection, un effort de l’homme qui tend à Dieu, mais d’abord comme un don de Dieu qui se révèle soi-même, qui dévoile sa beauté capable de séduire l’homme et de susciter en lui le désir du don total de sa vie.

La vie consacrée est appelée à faire rayonner dans le monde cette « beauté divine ». On comprend bien alors que l’épisode évangélique choisi par le Saint-Père pour caractériser l’appel à la vie consacrée soit celui de la Transfiguration. L’expérience de la Transfiguration vient ici caractériser cette vie de la même manière que la parabole des ouvriers envoyés à la vigne était le passage évangélique choisi dans l’exhortation sur les laïcs et, celle du Bon Pasteur, la plus significative dans l’exhortation sur les prêtres. L’épisode de la Tranfiguration veut contribuer à manifester le sens profond de la vie consacrée qui se justifie dans le rapport spécial que Jésus a établi, au cours de son existence terrestre, avec certains disciples. Comme ces disciples privilégiés, les personnes appelées à la vie consacrée font une expérience unique de la lumière qui émane du Verbe incarné, de la beauté divine et ils accueillent d’une manière spécifique le mystère du Christ [5].

Il faut avouer que ce thème de la beauté divine paraît être loin de nos vies. Certains pourraient même regarder avec soupçon cette approche et se demander si elle ne serait pas l’expression d’une sensibilité étrangère aux difficultés de la vie réelle, aux misères et aux angoisses des pauvres, des déshérités. En un mot, elle peut sonner faux face aux profondes contradictions et injustices qui freinent, empêchent le développement du continent africain et qui invitent non à une contemplation esthétique de la beauté divine, mais plutôt à une action incessante orientée à changer ces conditions de vie.

Le thème de la beauté divine serait-il donc un luxe pour l’Afrique ? Nous pensons exactement le contraire. Ce qui d’emblée pourrait paraître une perspective inadaptée aux personnes confrontées aux problèmes essentiels de la vie, représente par contre le sens profond du choix de vie et de l’action de toute personne consacrée. Dans la vie consacrée nous soulignons souvent nos efforts, notre engagement, nos activités apostoliques au service des autres, surtout les plus pauvres et nous risquons d’oublier les vraies racines d’où tout notre travail doit découler, afin qu’il soit fécond et vraiment évangélique. Sans un enthousiasme personnel pour Jésus, sans une attraction profonde pour sa personne, notre action est sans âme et notre engagement demeure fondé sur nous-mêmes, sur notre besoin de réalisation humaine et donc sujet au découragement, à la déception, à l’abandon de notre mission. C’est l’intimité à la personne du Christ, recherchée pour elle-même, dans sa beauté qui est la vraie lumière dans la vie consacrée.

Le fait d’avoir entrevu la lumière divine dans une intimité privilégiée rend la personne consacrée comme prémunie contre la fausse lumière humaine. C’est justement là où la misère est plus grande, les difficultés plus graves, les contradictions plus profondes qu’il faut se remplir de cette lumière divine qui donne l’élan et l’ardeur pour lutter contre toute injustice et toute misère. Il ne s’agit certainement pas de réduire notre engagement, mais de lui donner les vraies racines. D’ailleurs dans plusieurs passages l’exhortation parle de la Parole qui rend capables d’écouter les appels de Dieu dans l’histoire et d’interpréter les signes des temps [6]. La spiritualité de l’exhortation ne favorise donc aucun désengagement ni fuite de l’histoire, au contraire elle rend plus profonde la conscience de ses problèmes et contradictions.

C’est l’expérience de la Transfiguration, signe d’un appel et d’une faveur particuliers et gratuits, qui nous donne la certitude que celui qui est apparu glorieux sera le vainqueur dans toute lutte et difficulté. En effet le Christ glorieux ne peut être contemplé en étant dissocié de sa vie douloureuse [7]. L’icône de la transfiguration n’est pas seulement une révélation de la beauté de Dieu, de la gloire du Christ, mais aussi une préparation à l’acceptation de la Croix. Elle suppose - rappelle l’exhortation - une « ascension de la montagne » et une « descente de la montagne » : les disciples qui ont joui de l’intimité du Maître, enveloppés par la splendeur de la vie trinitaire, sont soudain ramenés à la réalité quotidienne ; ils ne voient plus que Jésus dans l’humilité de la nature humaine, et ils sont invités à retourner dans la vallée, pour partager ses efforts dans la réalisation de dessein de Dieu et pour prendre avec courage le chemin de la croix [8]. Cet épisode évoque à la fois la dimension contemplative de la vie consacrée et sa dimension apostolique.

Universalité de la vie consacrée : une interpellation pour les Églises locales

La vie consacrée est étroitement liée à la nature de l’Église ; elle forme un chapitre fondamental de l’ecclésiologie. La doctrine du Concile était encore timide à ce propos, même si le fait que, pour la première fois, une Constitution dogmatique sur l’Église ait réservé un chapitre aux Religieux dit, de soi, beaucoup plus que tous les discours sur l’ecclésiologie de la vie consacrée.

En reprenant la doctrine de Lumen gentium Jean-Paul II affirme que la profession des conseils évangéliques appartient indiscutablement à la vie et à la sainteté de l’Église. Cela signifie - ajoute le texte - que la vie consacrée, présente dès les origines, ne pourra jamais faire défaut à l’Église, en tant qu’élément essentiel, constitutif et irremplaçable qui en exprime la nature même. Son origine se trouve dans la volonté « fondatrice » du Christ lui-même. La conception d’une Église composée uniquement de ministres sacrés et de laïcs ne correspond pas aux intentions de son divin Fondateur [9]. En effet sa structure fondamentale est à la fois sacramentelle, institutionnelle et charismatique.

La vie consacrée est à estimer comme un élément nécessaire à l’Église, enracinée dans la révélation et appartenant de façon définitive à son économie de sainteté. Elle ne doit pas être considérée comme une structure dans l’Église mais, par un vouloir divin, comme une structure de l’Église elle-même. Avec ces affirmations claires l’exhortation met fin à la question débattue au Concile. Celui-ci d’ailleurs s’était déjà exprimé en disant que « L’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient cependant inséparablement à sa vie et sa sainteté » [10]. La vie consacrée, en reproduisant la forme de vie assumée par le Christ, est un état qui appartient à ce qu’il y a de plus intime dans le mystère de l’Église. On connaît le débat qui a divisé les Pères conciliaires lors de Vatican II. Une partie d’entre eux soutenait que la vie consacrée est seulement, par droit ecclésiastique et non divin, une structure « dans » l’Église et s’opposait à la rédaction d’un chapitre à part pour les religieux. Il suffisait de parler d’eux, comme le faisait le schéma De Ecclesia de 1963, à la fin du chapitre sur « L’appel universel à la sainteté dans l’Église ». Mais le Concile avait pris position contre les souhaits de ceux qui considéraient simplement la vie consacrée comme une création ecclésiastique et le débat a abouti à la fin, à la rédaction d’un chapitre distinct sur « Les religieux », le sixième chapitre de Lumen gentium [11].

À la lumière de ce débat on comprend mieux l’éclaircissement décisif apporté par l’exhortation. Le pape l’affirme à plusieurs reprises. L’Église ne peut absolument pas renoncer à la vie consacrée, parce que celle-ci exprime de manière éloquente son intime nature « sponsale » [12]. Au long de l’histoire, on pourra rencontrer des formes différentes de vie consacrée, mais sans changement de la nature d’un choix qui s’exprime dans le radicalisme du don de soi par amour du Seigneur et en lui de tous les hommes [13].

Dans l’Église il y a donc différents états de vie, avec leur vocation et mission spécifique : les laïcs, les ministres sacrés et les personnes consacrées. Il s’agit de trois états de vie nécessaires à l’édification de l’Église dont la vie ne se réduit pas à sa structure hiérarchique qui considère d’un côté les ministres sacrés et de l’autre les laïcs ; elle s’explique par contre à partir d’une structure fondamentale plus ample et riche, une structure charismatico-institutionnelle.

Le Pape dans l’exhortation n’a pas peur de parler de l’excellence objective de la vie consacrée [14] contestée par certains courants actuels. Cette excellence qui ne signifie pas privilège de sainteté, se situe au niveau d’état objectif de vie ; il est évident que l’excellence subjective peut se mesurer seulement au degré de charité de chacun, ce qui peut se vérifier dans tous les trois états de vie. La théologie proposée par l‘exhortation est ainsi une théologie forte, audacieuse, capable de soutenir des décisions et choix courageux.

Ce que nous venons d’exposer justifie la continuité et la pérennité de la vie consacrée dans l’Église mais légitime aussi la participation des consacrés à sa mission universelle. Cette vision n’est pas sans signification pour les Églises locales en Afrique.

Si par son essence même, la vie consacrée appartient au mystère de l’Église, cette même essence la lie à l’Église universelle en même temps qu’elle implique l’insertion dans la vie des Églises particulières. Toutes les formes de vie consacrées sont suscitées pour édifier l’unique Église du Christ ; elles ont un caractère d’universalité et de spécificité qui surpasse le niveau diocésain. C’est ainsi que, même s’ils naissent dans un diocèse et y sont insérés, les instituts sont par leur nature universels, tout en respectant l’autorité des évêques comme pasteurs. C’est pour cela que le législateur leur reconnaît des domaines de juste autonomie qui doivent être protégés et non menacés par les évêques diocésains.

Les difficultés des Instituts autochtones dans les Églises d’Afrique sont connues, ainsi que l’histoire mouvementée de leur dépendance par rapport à l’autorité ecclésiastique. Celle-ci, très souvent oriente d’une manière illégitime le vie, les finances, le travail apostolique des Instituts au nom de leur « diocésaineté » leur autonomie et de leur identité purement et simplement réduite à l’accomplissement de tâches et de fonctions supplétives, selon les besoins des diocèses. L’exhortation est très expressive à ce sujet : les évêques sont tenus d’accueillir et d’estimer les charismes de la vie consacrée, de préserver et de protéger leur autonomie, avec une attention spéciale aux instituts de droit diocésain, qui sont confiés à leur sollicitude. Pour ce faire les évêques doivent être conscients que la nature de chaque institut comporte un style particulier de sanctification, de vie et d’apostolat et que l’Église doit être soucieuse de la fidélité des Instituts à l’esprit des fondateurs et à leurs saines traditions [15].

La consécration nouvelle

Ceux qui s’engagent à suivre le Christ pauvre, obéissant et chaste sont consacrés d’une consécration particulière, enracinée dans le baptême et dans la confirmation mais celle-ci ne découlent pas comme une conséquence nécessaire de ces sacrements. Elle n’est en effet possible qu’avec un don ultérieur de Dieu qui appelle à imiter la vie de son Fils. Cette consécration est « nouvelle », elle se fonde à la fois sur cet appel, sur les dons de la grâce divine et sur la réponse de l’homme qui les accueille.

Les évêques au Synode avaient adressé au Saint-Père des requêtes d’éclaircissement au sujet de l’état théologique de cette « consécration ». Entre autres propositions, la troisième posait en effet le problème de la relation entre la consécration baptismale et la consécration donnée par la profession des conseils évangéliques. Ceux qui connaissent le débat qui a caractérisé les années d’après le Concile sur le problème [16], se rendent compte de l’importance de la prise de position de l’exhortation qui constitue l’aboutissement d’une longue évolution doctrinale, déclenchée par le Concile lui-même.

Chez les Pères conciliaires le terme « consécration » appliqué à ceux qui assument comme règle de vie la pratique des conseils évangéliques, avait suscité des difficultés sérieuses. Certains le considéraient impropre, parce que le mot consécration dans l’ordre sacramentel, renvoie à un acte où Dieu est acteur, tandis que dans la profession religieuse, c’est plutôt l’homme qui agit, en se donnant à Dieu. Cette position exprimait une vision selon laquelle la vie religieuse réalise simplement un chemin de perfection, une voie morale qui n’engage pas Dieu, mais plutôt un désir de l’homme de vivre une perfection évangélique plus grande. Ce qui était en jeu c’était l’affirmation d’une perspective anthropologique, selon laquelle c’est la personne qui se donne (consacre) par le don de soi-même, contre une perspective théologale, selon laquelle c’est Dieu qui consacre par une intervention spécifique.

Il a fallu attendre la publication des Acta Synodalia pour bien interpréter le texte de la Constitution Lumen gentium et la signification du mot « consecratur » [17]. L’expression en effet, selon la volonté des Pères, voulait justement sous-entendre que c’est Dieu qui est l’auteur de cette consécration [18] qui a une dimension essentiellement charismatique et pas seulement morale. La doctrine concernant la consécration par les conseils évangéliques, ébauchée timidement dans le texte de la Constitution sur l’Église, déjà plus explicite dans le décret Perfectæ caritatis, a été développée après le Concile. Le débat théologique a vu essentiellement deux groupes s’opposer. D’un côté, ceux qui ne souhaitaient pas donner trop d’importance à la « nouveauté » de cette consécration pas rapport à la grâce baptismale dont elle était considérée comme une expression (ces auteurs craignant une sorte d’appropriation de la sainteté de la part de la catégorie des personnes consacrées). De l’autre côté ceux qui soulignaient (avec différentes nuances) la nouveauté de cette consécration particulière qui exige une nouvelle intervention de la grâce divine légitimant le terme « consécration ». Les documents du Magistère dans l’après Concile ont mis progressivement en lumière la portée du « nouveau titre » conféré par la profession des conseils évangéliques.

L’exhortation Vita consecrata ne laisse aucun doute sur le choix théologique. La vie consacrée dans l’Église implique une dimension charismatique et théologale, qui surpasse tout simple parcours ascétique personnel vers la perfection évangélique. Avec la profession des conseils évangéliques le fidèle est consacré d’une consécration nouvelle qui n’est pas la simple prolongation du baptême ; celui-ci en effet n’implique pas nécessairement un choix vers le célibat, la renonciation à la possession des biens, l’obéissance aux supérieurs. Il s’agit d’un appel spécial entraînant un nouveau don de l’Esprit, un charisme, qui n’est pas donné à tous. Cette consécration n’est pas d’ordre sacramentel, elle est nouvelle et spéciale par rapport au baptême et à la confirmation. Il s’agit de deux consécrations distinctes, mais complémentaires. La seconde n’est pas possible sans la première, mais elle n’est pas exigée par celle-ci.

Dimension charismatique de la vie consacrée

L’exhortation Vita consecrata développe abondamment la dimension charismatique de la vie consacrée, don de l’Esprit à l’Église. Souligner l’aspect charismatique de la vie consacrée nous permet non pas de dégager un discours plus cohérent et plus respectueux de la nature même de cette vie, mais bien plus de montrer que l’édification de l’Église locale ainsi que celle de l’Église universelle passe par la fidélité à ce fondement charismatique et à ses exigences spécifiques.

Cet aspect interroge la vie consacrée en Afrique et l’aide à se libérer d’un équivoque selon lequel les religieux ont été toujours considérés tous simplement comme les missionnaires tout court. Cette identification a contribué à créer des ambiguïtés parce que l’on ne distingue pas les Instituts les uns des autres et on ne s’aperçoit pas de la variété et de la différence des charismes respectifs. Ce manque de perception a des raisons historiques fondées sur l’engagement des Instituts en Afrique, lorsqu’il s’agissait de fonder l’Église et donc de suppléer à tous les charismes. Dans la première phase d’implantation de l’Église en effet, le missionnaire de n’importe quel Institut devait tout faire. Lors de la naissance d’une Église locale, avec son propre clergé, la vie consacrée a dû trouver sa place. Mais son identité charismatique n’a pas été facilement considérée, ni par les religieux habitués à une tradition de mission fondatrice, ni par l’Église locale. Sans une réelle perception de la particularité de la vie consacrée et des différents charismes de fondation, on finit par assimiler les religieux avec le clergé diocésain [19].

Une réelle prise de conscience de la dimension charismatique de la vie consacrée doit amener les chrétiens d’Afrique à une meilleure compréhension de cette vie comme une spécifique vocation ecclésiale. La pratique pastorale et l’accent mis sur la sacramentalisation ont contribué à répandre dans les Églises d’Afrique une image qui survalorise la fonction du sacerdoce ministériel. Les religieux-prêtres sont tout simplement définis comme des prêtres, tandis que les religieux non-clercs sont considérés comme des auxiliaires du clergé. Le visage clérical développé dans les Églises cache trop souvent la spécificité de la vie consacrée et donc sa richesse. Cela est encore plus manifeste dans la situation des Sœurs. Leur vie consacrée peut au maximum les habiliter à accomplir les tâches subalternes du presbytérat ou à représenter une sorte de main d’œuvre pour le service dans les diocèses.

Affirmer la dimension charismatique de la vie consacrée signifie reconnaître que les personnes consacrées contribuent à l’évangélisation, à l’édification de l’Église avant tout par le témoignage de leur vie même, une vie donnée à Dieu et aux frères, dans la fidélité au charisme et à son projet évangélique. Ce témoignage prophétique est le plus grand service de charité que la vie consacrée puisse rendre aux hommes, dans sa manière radicale de suivre le Christ et de l’imiter.

La considération de la dimension charismatique de la vie consacrée entraîne aussi le respect des différents charismes de fondation suscités par l’Esprit pour enrichir et édifier l’Église. Ici on peut évoquer en Afrique le problème de la relation entre les charismes des instituts et les nouvelles cultures rencontrées. Le charisme que le fondateur et la fondatrice transmettent en héritage à ses disciples continue en effet à s’incarner dans les cultures de pays et de temps différents. Pour être plus explicite nous pouvons nous interroger sur les enjeux de cette rencontre là où par exemple un charisme, dont l’origine se trouve en Europe dans les siècles passés, doit vivre aujourd’hui dans un temps et un continent différent.

C’est le problème de l’inculturation du charisme, de la fidélité créatrice à ses origines. Pour être fidèle à l’intuition créatrice des fondateurs, l’actualisation du charisme invite à une imitation elle aussi créatrice et à une attention constante aux requêtes nouvelles de l’Église afin d’apporter des réponses nouvelles aux multiples défis des cultures rencontrées. En effet le charisme qui est à l’origine des Instituts demande une profonde et continuelle conversion, un développement, et une purification que seul un dynamisme pascal de vie-mort-résurrection peut accomplir. Par ce dynamisme pascal toute famille religieuse est appelée à se développer, se purifier, à mourir à sa culture originelle pour renaître dans un temps nouveau et dans une nouvelle culture. La rencontre avec des nouvelles cultures et de nouveaux peuples ne peut pas laisser une famille religieuse figée dans la contemplation de ce qu’elle était comme devant un tout déjà accompli en face duquel les nouvelles cultures rencontrées ont seulement l’obligation de s’agenouiller. La rencontre, au contraire, est féconde si elle entraîne, non seulement une pratique d’adaptation aux exigences extérieures, mais bien plus une transformation de l’intérieur, en opérant dans un même esprit la relecture du charisme et de ses potentialités. Les instituts internationaux qui opèrent en Afrique sont-ils conscients de cette réalité ; ont-ils perçu la portée du problème et les choix qu’ils imposent pour continuer à être significatifs ?

La mission de la vie consacrée et les enjeux de l’inculturation

C’est dans la troisième partie du document que le thème de la mission de la vie consacrée est développé. On parle ici de la mission ad gentes, de l’option préférentielle pour les pauvres, de la promotion de la justice, des défis qui attendent la vie consacrée aujourd’hui.

D’abord le texte affirme l’union étroite entre « consécration » et « mission ». C’est-à-dire que la mission des personnes consacrées est enracinée dans leur consécration qui, par cette mission, acquiert une visibilité. Cette mission n’est pas à interpréter comme l’exercice des activités apostoliques ou le simple accomplissement des œuvres. C’est la vie consacrée elle-même qui devient mission. Les personnes consacrées témoignant d’une vie totalement donnée à Dieu et aux frères, apportent fécondité dans le travail d’évangélisation. Leur mission montre l’aspect dynamique de leur consécration. Il ne serait pas exact de séparer ou opposer ces deux dimensions, comme un certain débat entre théologiens l’a quelquefois montré. Le texte de l’exhortation souligne, à ce propos, le lien étroit entre ces deux dimensions de la même réalité. La mission de la vie consacrée est exprimée à la fois par la consécration, la vie fraternelle et la mission propre à l’institut. Cela signifie que la mission n’est pas à interpréter comme une action spécifique de l’institut, mais elle comprend plutôt toute la vie de la personne consacrée qui dans son être et son agir est orientée à Dieu et au service des nommes.

Un thème s’impose, quand on parle de la vie consacrée et de sa mission en Afrique : celui de l’inculturation. Personne ne saurait nier l’importance du problème, comme l’ont souligné aussi les nombreuses interventions à ce sujet lors du Synode. L’exhortation a dédié à l’inculturation un paragraphe. Celle-ci n’est pas une simple question d’adaptation des coutumes et des traditions, mais bien plus une transformation profonde des mentalités et des manières de vivre concernant la vocation, la formation, l’apostolat, la liturgie, la spiritualité, l’organisation, le gouvernement des Instituts. En Afrique la vie consacrée est appelée à être un ferment évangélique capable de purifier la culture elle-même et de la faire évoluer. Les Pères au Synode avaient fait remarquer que l’inculturation n’exige pas seulement fidélité et réceptivité, mais aussi courage, audace, changements profonds et risques.

Comme le disait le Cardinal Poupard :

La nouveauté évangélique incarnée dans la vie consacrée apporte une réponse claire et rayonnante aux nouveaux défis de la culture de son temps, en puisant dans la contemplation du Christ qui éclaire dans sa profondeur le mystère de l’homme. Une intuition de grâce fait surgir de nouveaux modèles de vie qui rendent le Christ présent de manière vivante, suggestive et attirante dans une culture donnée, en y apportant cette part de l’Évangile vécu qui y manquait. Ainsi Benoît et ses fils, dans l’équilibre du travail manuel, de l’étude et de la prière ; Dominique et ses frères prêcheurs dans un fécond dialogue de l’intelligence de la foi et de la nouvelle culture universitaire ; François d’Assise et ses frères mineurs comme éveilleurs de la simplicité évangélique au cœur de la nouvelle opulente bourgeoisie urbaine ; Thérèse d’Avila au rappel saisissant de la primauté absolue de Dieu dans une culture dominée, déjà, par les valeurs intramondaines. Solo Dios basta .

L’histoire de nombreux fondateurs montre comment ils ont su, à des époques différentes, se plonger dans leur temps sans être submergés, au contraire en montrant de nouveaux chemins à leur génération [20].

Que signifie inculturation de la vie consacrée en Afrique ? Comment peut-elle s’effectuer ? Un des défis majeurs lancés à la vie consacrée c’est l’effort d’assumer une spiritualité plus proprement africaine qui se caractérise par certaines valeurs culturelles et spirituelles telles que la joie, le sens communautaire, la richesse du geste.

Il y a toute une réflexion à développer pour exprimer la pratique des conseils évangéliques selon une sensibilité découlant de l’âme africaine. On doit par exemple tenir compte d’une culture où la fécondité est exaltée pour expliquer le choix de chasteté, qui ne peut être vécue et présentée sans être située par rapport à ces valeurs culturelles. La même réflexion est exigée pour le conseil d’obéissance consacrée, qui doit se justifier et montrer sa dimension libératrice face à une mémoire historique d’esclavage et d’exploitation ou face à un contexte d’asservissement inhumain [21].

On connaît ensuite le problème tout particulier concernant la pauvreté consacrée. Le concept de pauvreté en Afrique est perçu d’emblée non pas comme une valeur mais comme un état de misère contre lequel il faut justement lutter. Le contexte actuel de l’Afrique d’ailleurs est tel que l’entrée dans la vie religieuse est considérée plutôt comme une promotion sociale garantissant au candidat un niveau de vie sensiblement amélioré par rapport à la vie de son peuple.

En parlant de la pauvreté consacrée (ainsi que de l’obéissance et de la chasteté), l’exhortation apostolique Vita consecrata a sans aucun doute comme interlocuteur privilégié le monde et la culture occidentaux. Le choix de pauvreté y est présenté « comme un appel prophétique face à une société qui, dans de nombreuses parties du monde riche, risque de perdre le sens de la mesure et la valeur même de choses » [22]. Même si le contenu de la pauvreté consacrée et son fondement est partout le même, il faut dire que la manière d’en parler n’est pas la même lorsqu’il s’agit d’un jeune de Paris, Bruxelles ou d’un autre de Yaoundé par exemple. La différence se trouve dans l’interlocuteur, dans ses catégories culturelles et dans sa réalité sociologique. En Afrique il faut expliquer aux jeunes candidats à la vie consacrée qu’il y a une pauvreté à embrasser à la suite et à l’imitation du Christ et en même temps une autre pauvreté contre laquelle il faut lutter, en raison de la même sequela Christi qui entraîne le refus de la misère, la lutte contre l’injustice, l’engagement pour la promotion de tous les hommes et de tout l’homme. Une vie consacrée plus inculturée saurait mieux parler aux Africains de la libération qu’apporte la pratique des conseils évangéliques.

Femmes consacrées, femmes d’Afrique

L’exhortation Vita consecrata a réservé une attention particulière aux femmes consacrées. La raison de cette attention est double : d’abord parce que les femmes consacrées représentent le 72,5 % des personnes consacrées et ensuite parce que les temps exigent aujourd’hui un regard renouvelé face à leur rôle et leur présence dans la société de l’Église.

Dans la rédaction de l’exhortation, Jean-Paul II s’est laissé influencé par les interventions des femmes lors du Synode. Il a vraiment écouté la voix des femmes présentes que, par ailleurs, les Pères ont remercié d’une façon spéciale dans le Message final. Leur service au peuple de Dieu dans les différents domaines de l’évangélisation, des activités pastorales, de l’éducation, de service aux pauvres, révèle le visage maternel de l’Église et la tendresse de Dieu. Le Synode reconnaît que la participation des femmes consacrées a enrichi la réflexion sur la vie consacrée, sur la dignité de la femme et sur l’importance de sa collaboration à la mission de l’Église. L’ Instrumentum laboris réservait des expressions très significatives à ce sujet. Les femmes consacrées – disait-il - se trouvent aujourd’hui au croisement des signes des temps. On comprend l’importance de leur contribution à la révélation du mystère du Christ et à faire resplendir le visage de Dieu parmi les hommes [23]. Elles sont invitées à assumer toutes leurs responsabilités, avec leur nature féminine. Le texte souhaitait pour les femmes une formation profonde et continuée ; une meilleure préparation leur donnera la possibilité d’accéder aux lieux de réflexion, de consultation et de décision dans la vie de l’Église [24].

L’exhortation apostolique reprend le sujet dans les paragraphes 57-58 où la dignité et l’importance du rôle de la femme sont clairement affirmées, sa promotion et libération vivement souhaitées. Les femmes sont appelées spécialement à être « un signe de la tendresse de Dieu pour le genre humain » et signe privilégié du mystère de l’Église vierge, épouse et mère. La nouvelle conscience du rôle de la femme peut aussi aider les hommes à revoir leurs schémas mentaux, leur façon de se comprendre eux mêmes, de se situer dans l’histoire et de l’interpréter, d’organiser la vie sociale, politique économique, religieuse et ecclésiale [25]. Il est très urgent de répondre aux nécessités d’une formation des femmes consacrées plus adaptée aux exigences des temps. Ce problème d’une formation plus adéquate concerne d’une manière particulière les femmes consacrées en Afrique. Le document Vita consecrata interpelle profondément la vie consacrée féminine et invite à une considération plus adéquate de la femme en général.

En Afrique, en raison d’une certaine vision anthropologique, la femme est estimée avant tout en fonction de la fécondité et l’aspect de la maternité comporte une nette prédominance par rapport à l’aspect sponsal. Valorisée dans son rôle de mère, la femme africaine est souvent reléguée en marge de la société, soumise à de nombreuses discriminations. Sa fonction de mère, au lieu d’être une réalisation pleine de sa féminité, est souvent pur instrument de production. Face à cette situation l’exhortation apostolique, rappelant l’identité profonde de la femme, apporte une contribution importante pour la valorisation de toutes les femmes, pour l’affirmation de leur dignité en vue d’une plus grande promotion de leur statut social et ecclésial. Aussi dans le domaine de la réflexion théologique, culturelle et spirituelle, on attend beaucoup du génie de la femme, non seulement pour la spécificité de la vie consacrée féminine, mais encore pour l’intelligence de la foi dans toutes ses expressions [26].

Conclusion

L’exhortation Vita consecrata est une attestation dense et courageuse de la part du magistère de l’Église de l’importance et de la dignité du rôle de la vie consacrée au sein du peuple de Dieu. Elle nous exhorte à l’accueil du charisme de la vie consacrée dans le respect de sa nature et de l’identité de ses dons. Vie consacrée qui, dès lors, garde toute sa signification aussi pour le peuple de Dieu qui est en Afrique.

e/o Gemeenschap Redemptor Hominis
Socialestraat, 3
B-3600 GENK, Belgique

[1Cf. B. Secondin, « Exhortation apostolique Vita consecrata dans le contexte eclésiologique actuel. Éléments positifs et critiques », dans Vie consacrée 69 (1997) 77.

[2Cf. D. Nothomb, « Une existence transfigurée. Une première approche de Vita consecrata », dans Vie consacrée 68 (1996) 344-345.

[3Vita consecrata, n. 20.

[4P.G. Cabra, « L’esortazione apostolica Vita consecrata. Una presentazione », dans Commentarium pro Religiosis et Missionariis 77 (1996) 125.

[5Vita consecrata, n. 14-16.

[6Vita consecrata, n. 94.

[7Cf. J. Galot, « La Transfigurazione », dans Vita Consacrata 32 (1996) 351-361.

[8Vita consecrata, n. 14.

[9Vita consecrata, n. 29.

[10Lumen gentium, n. 44.

[11G. Ghirlanda, « La vie consacrée dans l’Église », dans Vie consacrée 68 (1996) 88-101.

[12Vita consecrata, n. 105.

[13Vita consecrata, n. 3.

[14Vita consecrata, n. 18 ; 32.

[15Vita consecrata, n. 48.

[16Au sujet de ce débat, cf. S. Recchi, Consacrazione mediante i evangelici. Dal Concilio al Codice, Milano 1987, 247 p.

[17Cf. Lumen gentium, n. 44.

[18Cf. Acta Synodalia III (VIII) p. 131.

[19M. Zago, « La vita consacrata al Sinodo sull’Africa », dans Informationes SCRIS 20 (1994) 78.

[20Vita consecrata, n. 80.

[21Cf. S. Recchi, Vie consacrée et cultures, Yaoundé, Presses UCAC, 1996, p. 5-6.

[22Vita consecrata, n. 90.

[23Instrumentum laboris, n. 20.

[24Instrumentum laboris, n. 88.

[25Vita consecrata, n. 57.

[26Vita consecrata, n. 58.

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