Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Comment vivre l’amour des ennemis au quotidien ?

Benoît Standaert, o.s.b.

N°1997-5 Septembre 1997

| P. 316-324 |

Dans les Exercices Spirituels de Saint Ignace, lorsqu’il fait contempler le Sermon sur la Montagne (Mat 5-7), nous sommes invités, dans son « troisième point », à la perfection de l’obéissance à la Loi qui est résumée dans l’amour des ennemis. Ici aussi, la méditation nous conduit pas à pas à un véritable « exercice spirituel », un des plus hauts ! La sagesse monastique et l’enseignement des Pères se conjugent pour ouvrir un accès à l’amour extrême - « Il les aima jusqu’à la fin » - qui est accès au Chemin déjà accompli et sur lequel, en lequel, nous sommes invités.

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Le thème me remplit de sentiments très forts, contradictoires [1]. L’amour des ennemis : c’est beau et terrible, sublime et consumant. J’ai accepté, et depuis lors cela me brûle. Parlant le dernier, il me faut descendre dans la pratique, rejoindre un niveau plus existentiel. J’essaierai, en restant branché le plus possible sur les grands textes qui trahissent en eux-mêmes une méthode ou des éléments de cheminement pratique. Je parlerai en simple lecteur de traditions reçues. Lisons et entrons en ce qui doit nous purifier et nous acheminer vers l’amour dans sa plénitude, qui est Dieu en son fond le plus secret.

Notons que l’amour des ennemis est un enseignement. Celui-ci, dans les évangiles et chez Paul, n’est pas isolé mais fait partie d’un ensemble de maximes. Du point de vue rhétorique, on peut remarquer à ce propos deux aspects :

  1. L’enseignement de l’amour des ennemis apparaît comme un sommet, le point ultime d’une série, l’achèvement ou le parachèvement d’une catéchèse morale. C’est très clairement le cas dans le Sermon sur la montagne de Matthieu (5,20-48). On retrouve cinq ou six antithèses qui s’enchaînent et forment comme une montée qui va du « Tu ne tueras pas » à l’impératif « Tu aimeras. » Or Tu aimeras non seulement ton prochain comme toi-même, mais tu aimeras tes ennemis. Le dernier trait de tout ce développement, le « Soyez parfaits » (48) dit assez qu’on est arrivé à l’ultime, à une recommandation qui ouvre à la perfection. Alors seulement nous serons de vrais « fils de notre Père qui est aux cieux », lui qui fait lever son soleil et donne la pluie aux uns et aux autres, royalement indifférent aux distinctions bons-mauvais/pécheurs-justes (Mt 5,45-47).
  2. Ailleurs, l’amour des ennemis apparaît comme le cœur, le noyau, le centre de l’exhortation à l’amour. Cet impératif peut être appuyé ou relayé par d’autres qui sont comme autant de compléments, mis en parallèles, et qui renforcent une seule intuition principale : aimer ses ennemis ; prier pour ceux qui nous persécutent ; faire du bien à ceux qui nous haïssent ; bénir ceux qui nous maudissent ; ou même jeûner pour ceux qui vous persécutent (Didachè I, 3).

Cette deuxième manière de présenter l’enseignement, rhétoriquement assez différente, dit deux choses : l’amour des ennemis est le centre, le point focal, la quintessence de l’ordre de l’amour ; il se vérifie, se vit, se réalise par la prière, par le jeûne, par des actions, c’est-à-dire finalement par toute la vie. Il doit affecter toutes les dimensions de la personne. Il doit entrer dans toutes les activités possibles du sujet.

Il y a une certaine tension entre la vision selon Matthieu et celle de l’évangile selon Luc. Tension fertile, à conserver dans notre réflexion ultérieure : ce qui est un sommet est aussi le centre ; ce qui arrive à la fin fait partie du véritable milieu. Une visée corrige jusqu’à un certain point l’autre : ce qui pourrait sembler ne nous concerner qu’à la fin d’un long mûrissement est en réalité l’exigence centrale et d’une certaine façon première de l’enseignement évangélique.

Grâce à la version de Matthieu, nous pouvons à bon droit, établir dans la pratique des échelles, des rampes d’accès, qui nous permettront d’entrer dans le grand secret. Suite à la version de Luc, nous devons nous garder de nous excuser trop facilement, comme si l’amour des ennemis était réservé à quelques-uns seulement, aux alpinistes de la vie évangélique.

Esquissons donc deux échelles pratiques. Laissez-moi introduire ici un double étonnement. Qui sait si l’un ou l’autre d’entre vous se reconnaîtra dans ce genre de réflexions.

Premièrement, en parcourant ses écrits, nous devons reconnaître que notre starets Silouane parle à tout prendre beaucoup de l’amour des ennemis. Or ne vivait-il pas sur la sainte montagne de l’Athos ? La vie des monastères est-elle traversée de tant d’inimitiés qu’il faille en parler si souvent ? L’étonnement se généralise quand on constate que Benoît, dans sa Règle, revient à plusieurs reprises sur ce même thème : deux fois dans le seul chapitre IV ; et dans son échelle de l’humilité (chapitre VII) il y a tout un degré, le quatrième, où le moine subit injures et injustices, et le législateur n’a pas l’air de s’étonner que cela puisse arriver dans la communauté cénobitique. Dom Louf, abbé du Mont-des-Cats, dira que ce paragraphe dans la Règle décrit « la nuit » typique du moine bénédictin. Lui aussi donc trouve cela normal. Si vous relisez encore Dorothée de Gaza ou la vie de saint Zosime, éditée récemment en français par Bellefontaine, et en italien par Bose, ces cénobites palestiniens du Ve siècle étaient confrontés à la même réalité. Manifestement la vie de moine, que ce soit au Mont-Athos, au Mont-Cassin ou en Palestine, connaît des ennemis et on apprend à les aimer.

En deuxième lieu, un jour que je donnais une session à des maîtres et des maîtresses de novices sur l’amitié, je proposai un plan pour les quatre jours de session. Au troisième jour, nous traiterons de l’amour des ennemis. Tout de suite après cette introduction, une moniale vient droit sur moi, et me demande : « Mais qu’est-ce que cela vient faire dans cette session, l’amour des ennemis ? » Elle était outrée, pour le moins surprise, et n’était-ce pas logique : le thème annoncé était l’amitié, et je parlerais des ennemis à aimer ! Voyant mon étonnement, elle ajouta : « D’ailleurs, je n’ai pas d’ennemis ! » En disant cela, elle en avait un, juste en face d’elle ! Je dois lui avoir répondu : « Si de fait tu n’as pas d’ennemis, tu ne dois pas non plus les aimer. Alors ce qui est un des sommets de l’enseignement de Jésus n’est pas écrit pour toi... »

Nous avons beaucoup ri, le troisième jour de cette session, grâce à cette petite femme directe et habile à se tirer d’affaire dans l’interaction avec ses consœurs. Elle a peut-être compris quelque chose. Pour certains d’entre nous, c’était évident : elle s’identifiait strictement avec son côté lumière et ses bonnes intentions, mais ne réalisait rien de son ombre qui, malgré elle, pouvait nuire, agacer, déranger ou ennuyer son entourage. Et s’il arrivait que quelqu’un cognât contre son ombre, c’était la faute de l’autre ! C’était le problème de l’autre. Elle était déjà ailleurs, en se lavant les mains aussi vite que gentiment - c’est-à-dire fort bien intentionnée.

Les monastères sont des lieux où la proximité de l’autre peut prendre la forme d’une inimitié. Que cela soit ainsi ne scandalise que les nouveaux venus. « Et ça dans un monastère ! » Même dans le monde on ne m’a jamais traité de cette façon-là Et justement, pourrait-on répliquer, vous n’êtes plus dans le monde. Une autre vérité sur soi et sur l’autre éclate. Il y a de quoi réfléchir.

Commençons alors par une première échelle, bien humble mais fort solide. Elle est biblique, très ancienne, et toujours à redécouvrir. Il s’agit de deux versets en Lévitique 19,17-18 :

Tu n’auras pas de haine dans ton cœur pour ton frère.
Tu dois réprimander ton compatriote et ainsi tu n’auras pas la charge d’un péché.
Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas rancune envers les enfants de ton peuple.
Et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le seigneur.

Nous nous trouvons devant quatre propositions qui sont encadrées par deux « je suis le Seigneur », le Tétragramme. Le paragraphe existe pour lui-même. Tout le chapitre 19 commence par « Soyez saints car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint ». Ce chapitre forme le cœur de la Loi de sainteté, le cœur du livre du Lévitique qui se trouve au beau milieu et forme le vrai centre de toute la Torah de Moïse.

Les quatre propositions s’enchaînent dans un ordre qu’on pourrait traduire par : d’abord 1, puis 2, après quoi 3 et enfin 4. Ce n’est qu’après 1, 2 et 3 que tu seras en mesure d’aimer. L’amour est le fruit d’un cheminement, et quel cheminement ! Notons encore que l’autre reçoit à chaque étape un nom différent (frère, compatriote, enfants de ton peuple, prochain).

D’abord pas de haine dans ton cœur. C’est la première pierre de toute la construction. La haine est nommée, elle existe, tu peux la ressentir, mais tu ne l’entretiendras pas, tu ne lui donneras pas de dominer ton cœur en rapport avec ton frère.

Puis vient la correction fraternelle. Tu es responsable de ce qui se passe dans la communauté des compatriotes. Si tu ne réprimandes pas, tu te fais complice et tu te charges d’un péché. Ne réprimande qu’après avoir ôté la haine de ton cœur.

Puis vient en troisième lieu la vengeance et la rancune. Ici tu as subi un tort. C’est tout différent de la haine. L’initiative malveillante vient de l’autre et tu es l’objet d’un comportement qui t’a nui. Le texte ne nous interdit pas de connaître la haine ni de ressentir ce qui crie vengeance. Mais on nous éduque à vivre ces réalités d’une certaine manière. Le fameux paragraphe de la Règle de Benoît qui parle des iniuria (injures et injustices) que le moine peut avoir à souffrir dans la vie communautaire, ne se prononce à aucun moment sur le fait que ces choses arrivent. Ailleurs le législateur dira même que ce sont là des choses quotidiennes. C’est pourquoi le Notre Père sera récité à haute voix deux fois par jour, de manière à guérir ces nombreuses blessures qu’on se fait mutuellement chaque jour.

Et tu aimeras. L’amour est ainsi le fruit de ce long travail sur soi, où la haine est écartée, la responsabilité assumée, la rancune et le goût de la vengeance maîtrisés. L’amour de ce prochain est amour de l’ennemi à l’intérieur des relations entre fils du peuple. Une thèse récente défendue à Rome illustre bien cette qualité d’amour déjà présente dans le premier Testament [2].

Passons à une deuxième échelle, on descend plus bas et on remonte plus haut. Elle s’appuie sur l’enseignement de Matthieu :

Premier échelon : « Œil pour œil, dent pour dent ». En milieu chrétien, cette règle de jurisprudence est souvent mal comprise. On croit trop vite qu’en tant que chrétien, on est bien au-delà de ce principe primitif de la loi du talion, mais, en réalité, comme il nous est difficile, en cas de tort personnel, d’en vivre toute la rigueur, même entre baptisés dans l’Esprit de Jésus ! Pour pratiquer cette règle il faut passer par un tiers ; c’est ce tiers qui, au nom de la communauté, va établir le degré de tort subi et qui présentera une équivalence pour que le coupable dédommage la victime ; une fois la somme payée, on est quitte. Et l’on se regarde à nouveau les yeux dans les yeux, sans garder la moindre dent contre l’autre ! Quelle maturité cela ne requiert-il pas de tous, quelle foi dans le jugement du tiers !

Deuxième échelon : Laissez la vengeance à Dieu. Il y a certes des situations qui crient vengeance. Je les subis. Que faire ? Paul dit aux Romains : Laissez la vengeance à Celui qui dit À moi la vengeance. Notre Dieu est un Dieu de justice. Il ne supportera pas qu’un pauvre soit opprimé impunément. Tout le psautier nous éduque à exprimer le cri de ce qui nous atteint si profondément comme oppression, comme injustice, mais en même temps à nous confier au Dieu qui fait justice (Psaume 94 (93) : « Dieu de vengeance, YHWH, Dieu des vengeances, parais ! Lève-toi, juge de la terre, retourne aux orgueilleux leur salaire »). Ce langage, qui effraie certaines oreilles chrétiennes, a ceci de remarquable : À Dieu la vengeance, quand il veut, comme il veut. Celui qui, innocent, souffre, renonce à prendre lui-même en main le glaive qui sanctionne.

L’histoire que Jésus raconte de ce juge inique (Lc 18,1-7) et de la pauvre veuve qui réclame son droit implique le bon droit de réclamer que justice soit faite, et exprime même la foi de Jésus que « Dieu fera prompte justice », mais on laisse à Dieu de se choisir le temps (« tandis qu’il temporise à leur sujet »).

En la fête de saint Luc, on nous lisait il y a quelques jours ce fragment de la 2e épître de Paul à Timothée : « Alexandre le fondeur m’a fait beaucoup de mal. Le Seigneur lui rendra selon ses œuvres. Toi aussi méfie-toi de lui car il a été un adversaire acharné de notre prédication. La première fois que j’ai eu à présenter ma défense, personne ne m’a soutenu, tous m’ont abandonné. Qu’il ne leur soit pas tenu rigueur ! Le Seigneur, lui, m’a assisté et m’a rempli de force. À lui la gloire dans les siècles ! Amen » (2 Tm 4,14-18). Des choses contraires, graves, méchantes même nous arrivent ; il faut rester vigilant, mais à Dieu appartiennent le jugement et la rétribution. Et enfin il ne reste que Sa gloire.

Troisième échelon : bénir là où l’on nous maudit ; faire du bien plutôt que répliquer par un autre mal à celui qui nous fait du tort ; prier et même jeûner. Se purifier ainsi et travailler sur soi. « L’amour des ennemis purifie le cœur et efface nos péchés quotidiens » [3]. Ce troisième échelon emporte toute une gamme d’attitudes inventives à découvrir. Il faut développer l’énergie positive à l’égard de l’autre. Développer en soi le goût de l’ennemi, l’amour de ses qualités ; chercher ce que je peux faire avec lui ; aimer ce qu’il aime à bon droit, ou encore « mettre en valeur la part de vérité à laquelle l’autre s’attache ». Augustin dira : quant à soi, au moins « prier pour arriver à aimer ses ennemis », et quant à l’autre, « prier non parce qu’il aime Dieu mais pour qu’il aime Dieu ».

Le travail sur soi peut se faire en considérant en profondeur celui qui se trouve en face de moi comme ennemi. L’histoire de la spiritualité, en Orient comme en Occident, laisse voir des paradigmes. Notons-en 3 :

  • Considère ton ennemi comme ton maître. Lui plus que tous ceux qui t’aiment et disent du bien de toi peut révéler tes véritables faiblesses. On peut lire dans un texte bouddhiste : « Si j’ai aidé quelqu’un de mon mieux et si cette personne m’outrage de la façon la plus ignoble, puissé-je regarder cette personne comme mon plus grand maître ».
  • Considère ton ennemi comme ton médecin et ton bienfaiteur : ainsi l’abbé Zosime : « L’ennemi ? Il m’a été envoyé par Jésus pour guérir ma chair malade, mon âme malade de vaine gloire, pour la cautériser au fer rouge ». « Nos ennemis, sont nos vrais bienfaiteurs, ils nous procurent le Règne des Cieux ». « Ils tressent nos couronnes », dira Bonaventure.
  • Considère ton ennemi comme ton frère et futur compagnon du ciel. « Considère ton frère dans ton ennemi ». Toute la tradition se souvient d’Étienne priant pour la conversion de Saul. « Fort de la force de son amour, il vainquit Saul, son cruel persécuteur, et mérita d’avoir pourcompagnon au ciel celui qui le persécutait sur terre » (Pseudo-Fulgence). Un des exemples les plus éloquents est sans doute celui de T. More qui, en réponse à la sentence de mort prononcée par ses juges, leur dit : « Le bienheureux apôtre saint Paul était présent et consentant à la mort de saint Étienne et garda les vêtements de ceux qui le lapidèrent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et pourtant, ne sont-ils pas maintenant tous deux ensemble, deux saints au ciel, et n’y seront-ils pas ensemble et amis toute l’éternité ? De même j’ai sincèrement confiance et prierai dans ce but avec ferveur que, bien que vos Seigneuries aient été sur terre les fourriers de ma condamnation, nous pourrons néanmoins nous retrouver heureusement plus tard au ciel tous ensemble pour notre salut éternel. Et de même je désire que Dieu tout-puissant préserve et défende sa Majesté le roi, et lui envoie un bon conseil ».

Pour conclure ce paragraphe, où l’on travaille sur l’image de l’autre comme sur l’image de soi, citons Anselme de Cantorbéry, antérieur de quelques siècles à Thomas More. On a conservé de lui une prière célèbre au sujet des ennemis, où il révèle toute la richesse et la justesse de son cœur. L’ennemi le plus ennemi reste en face de Dieu co-serviteur comme lui ; et lui-même, tout blessé qu’il puisse être, n’oublie jamais pour autant qu’il est co-pécheur avec eux. En tant que serviteur il n’est pas plus que les autres, et en tant que pécheur il n’est pas moins qu’eux. Quel merveilleux travail une telle prière peut faire sur la conscience qu’on a de soi, à l’heure où l’on souffre injustement. Voici quelques extraits de ce grand mouvement de prière [4] :

- Ton serviteur te supplie pour ses co-serviteurs à toi,
Qu’ils n’offensent pas pour moi (profiter me) la bonté d’un Seigneur si grand, si bon, Mais qu’ils soient réconciliés avec toi, Et qu’ils se mettent d’accord avec moi selon ta volonté, pour toi.
Voilà la vengeance (vindicta) que veut exiger mon cœur le plus secret : quant à ces ennemis qui sont serviteurs et pécheurs avec moi (conservi, compeccatores),
Que de façon concordante, avec la charité comme maîtresse, nous suivions le Seigneur commun dans le bien commun.

Dieu est à la fois mon Dieu et leur Dieu ; et le souci de celui qui prie est parfaitement décentré quant à soi : que l’honneur de Dieu, sa volonté, sa grandeur et bonté règnent en tout sur moi comme sur les autres, à sa plus haute gloire !

Reste un quatrième et dernier échelon. Il s’agit d’aimer nos ennemis comme Dieu les aime, à savoir dans le sacrement de l’amour du Christ ou le sacrement de l’Esprit Saint. Comme l’écrit Benoît dans sa Règle : In Christi amore pro inimicis orare. Prier pour les ennemis dans l’amour du Christ. Chez Silouane on peut lire : « Nul ne peut aimer ses ennemis si ce n’est dans l’Esprit Saint. » Ici, on dépasse la tension de tout effort moral et l’on se trouve ailleurs, ouvert à la profondeur mystique de toute relation. Un est le Père, tous nous sommes fils, communiant aux entrailles de miséricorde de Dieu.

Je n’ai jamais aussi bien compris que le jour où je fus l’objet d’une haine systématique d’un de nos étudiants stagiaires. Je n’ai pas encore compris ce qui m’est arrivé et je reste effrayé de la virulence de ce mépris et de la volonté de me nuire, en face mais même derrière moi, auprès d’autrui (me disant par exemple froidement qu’il venait de me démolir auprès d’une sœur qui viendrait l’an prochain à l’Institut et qui ne m’avait encore jamais rencontré). C’est alors que j’ai compris une chose : j’avais un ennemi et si quelqu’un avait dû me dire : « Aime-le ! » je n’aurais plus trouvé en moi un atome de cette bienveillance première, naturelle, aucun penchant simple et bon, rien qui ressemble à quelque beau sentiment de bonté. L’ennemi m’avait acculé à un point où la source naturelle de bonté était comme tarie en moi. Aimer ç’aurait été donner ce que je n’avais plus. Je compris alors qu’aimer l’ennemi, n’est plus de la morale. Ici, le paradoxe est tel qu’il faut donner ce qu’on n’a pas, il faut rayonner avec ce qui vient d’au-delà du vide affectif : il se passe un amour qui vient d’ailleurs, né de notre mort. Les saints l’ont compris. Jean Chrysostome écrit : « Cet amour nous rend égal à Dieu ». Chez notre starets Silouane on retrouve cette idée à plus d’un endroit : « Abba Païssios priait pour un de ses disciples qui avait rejeté le Christ, et pendant qu’il priait, le Seigneur lui apparut et dit : Païssios, pour qui pries-tu ? Ne sais-tu pas qu’il m’a renié ? » Mais le saint continuait d’avoir pitié de son disciple, et alors le Seigneur lui dit : « Païssios, par ton amour tu t’es assimilé à Moi. » C’est ainsi que nous trouvons la paix, il n’y a pas d’autre voie. Si un homme prie et jeûne mais n’a pas d’amour pour les ennemis, il ne peut posséder la paix de l’âme. Je ne pourrais en parler si le Saint-Esprit ne m’avait pas enseigné cet amour.

Isaac le Syrien, que Silouane connaît de l’intérieur, écrivait ceci, à propos de cette limite révélée au fond du cœur :

Qu’est-ce qu’un cœur miséricordieux ? C’est un cœur qui brûle pour tout l’univers créé, pour les hommes, les oiseaux, les bêtes, pour les démons, pour toute créature. Il suffit qu’il pense à eux ou qu’il les regarde, pour que ses yeux se mettent à verser des larmes. Sa pitié est si forte et si intense, sa constance si grande que son cœur se brise et qu’il ne peut supporter de devoir entendre la moindre peine ou la plus petite tristesse sur terre. C’est pourquoi il prie à tout instant pour les animaux sans intelligence, pour les ennemis de la vérité et pour tous ceux qui lui causent du mal : qu’ils soient préservés et qu’il leur soit pardonné. Dans la miséricorde infinie qui monte de son cœur il prie, à l’image de Dieu, même pour les serpents.

En conclusion, l’enseignement de l’amour est paradoxal. Silouane insiste : c’est impossible en dehors de l’Esprit Saint. Les échelles présentées font réaliser que le chemin est long et le travail sur soi ardu et laborieux. Tout l’enseignement montre que nous touchons ici le cœur de la liberté chrétienne avec son enracinement dans le cœur et la liberté de Dieu même. « Païssios, par ton amour tu t’es assimilé à moi ! »

Sint-Andriesabdij
Zevenkerken
B-8200 BRUGGE 2

[1Conférence donnée par le Père Benoît Standaert, o.s.b. Nous remercions la Revue Arche Vivante. Cahiers de Silouane l’Athonite de nous avoir permis de la reproduire ici sans le premier paragraphe de circonstance.

[2Barbiero, G., L’asino del nemico. Roma, 1991. - Trois textes y sont étudiés méthodiquement : Exode 23, 4-5 ; Deutéronome 22, 1-4 ; Lévitique 19, 17-18.

[3Raban Maur. Patrologie latine, 110, 41, bc.

[4Voir Patrologie latine 158, col. 908-910.

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