Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Les émotions et l’accompagnement des malades

Geneviève Piret, p.s.m.

N°1997-2 Mars 1997

| P. 112-117 |

Riche d’une expérience quotidienne dans l’accompagnement des malades, cette courte mais intense réflexion nous offre de découvrir un statut authentiquement évangélique aux « émotions ». Dans leur rapport à la souffrance, à la vérité, à la mort, elles sont un chemin où se reçoit, comme une grâce, le repos du cœur.

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Quelle est la place des émotions dans l’accompagnement des malades ? Je livre ici un témoignage qui résume mon expérience d’aumônerie en milieu hospitalier.

L’approche chrétienne du thème apparaîtra, vu l’identité chrétienne de l’hôpital où je me trouve et aussi parce que la plupart des patients, des familles que je rencontre, adhèrent à la foi catholique, même si leur croyance ne s’accompagne pas toujours d’une pratique religieuse régulière.

Les émotions et la souffrance

« Quand je suis au fond du gouffre, ravagé par la souffrance, je lève les yeux vers la petite croix de ma chambre, vers Jésus qui a souffert comme moi et qui a pleuré son ami Lazare ; alors, doucement, je retrouve une certaine paix », me confiait un malade.

« Quand je pleure, j’ouvre ma Bible », me disait une dame protestante. Je constate que pour beaucoup de grands malades, la prière, sous toutes ses formes et peut-être davantage la lecture de la Bible, spécialement la récitation des psaumes [1], peut apaiser certaines réactions émotionnelles si douloureuses parfois.

Toutes les émotions apparaissent notamment dans les psaumes de supplication à travers lesquels nous osons crier vers Dieu : souffrance, épreuve, combat, plainte, lamentation, appel, imprécations, injures, supplication mais aussi confiance et abandon à la bienveillance de Dieu. Les malades y trouvent, exprimés en termes poignants, des émotions, des cris qui correspondent aux leurs, cris jaillis du cœur, de la chair qui hurle, de l’esprit en déroute... Et ce cri instinctif de l’homme qui en appelle à la divinité - car avec Dieu, il n’y a pas de mots réservés ou d’émotions déplacées - se transforme en relation véritable, reçoit la visite de Dieu qui vient partager ses émotions, les apaiser, les purifier. « Grâce aux psaumes », me rappelait un grand malade, « j’offre mes émotions à Dieu plutôt que de les enfermer dans mon coffre-fort. » Oui, si pour le chrétien, ouvrir la Bible est toujours décacheter une lettre d’amour qui s’adresse à lui personnellement - car la Bible dépasse le langage de l’information pour un langage de relation - dans ce face à face avec Dieu, sa désespérance peut devenir chemin d’espérance, chemin que nous ouvre le psaume [2].

Si la prière des psaumes peut aider ainsi les malades à exprimer leurs émotions, mais aussi à retrouver une plus grande sérénité dans la peine, je remarque dans la pratique que cette forme de prière est particulièrement suivie par nos frères protestants. Le patient catholique sera tout autant désireux d’ouvrir les pages du Nouveau Testament et de suivre Jésus, vrai Dieu et vrai homme, Jésus qui est à la fois ce Dieu qui est prié et l’homme qui prie. Il découvrira alors quelqu’un dont il est fréquemment, dit à travers les pages d’évangile qu’il était pris de pitié, littéralement « ému aux entrailles », en face des malades de tout genre, en face de la foule sans berger ou en présence de telle souffrance précise. Pour mon compte personnel également, lorsque le soir je me sens parfois envahie d’une grande tristesse, résultat du cumul des émotions liées à de nombreuses souffrances rencontrées tout au long de la journée, cela me réconforte de savoir que Jésus lui-même a pleuré. J’aime également me rappeler que Jésus a prié, qu’il a notamment repris tous les psaumes et a fait siennes les émotions du psalmiste, montrant par là que Dieu comprend et accueille nos propres émotions.

Tout ce que je viens d’évoquer dans ce premier point, chacun l’entend avec ses propres convictions. Mais pour le chrétien, c’est là, dans la foi, que se trouve l’enracinement qui donne vérité aux mots religieux, aux rites, aux sacrements dont je ne peux parler ici mais qui sont porteurs, pourquoi pas, d’émotions spirituelles.

Les émotions et la vérité

À la question fréquemment mais maladroitement posée : « faut-il dire la vérité au malade ? », dans la pratique, je réponds en formulant une autre interrogation : « quelle vérité le malade est-il capable de porter aujourd’hui ? » Ainsi, entre le parti de nier la mort et celui de dire la vérité brutale, il y a une place pour toutes sortes de vérités qui tiennent compte, justement, de l’état émotionnel du patient. Dans l’expression : « faut-il dire la vérité au malade ? », il n’y a pas de place pour l’émotion. Tandis que dans l’interrogation : « quelle vérité le malade est-il capable de porter aujourd’hui ? » la question traduit la capacité de s’en référer à l’état émotionnel dans lequel a plongé le patient. « Sœur... je ne me sens pas bien, j’ai peur, je vais mourir... ». À ce moment, il n’existe pas une vérité catégorique mais un état de santé à reconnaître au fur et à mesure de la maladie, la vérité consistant à prononcer ces états successifs en respectant au maximum l’évolution émotionnelle du patient.

Il y a trois ans, lors d’une rencontre axée sur le thème de la vérité, j’évoquais que déjà, dans l’Ancien Testament, le psalmiste s’écrie : « Amour et vérité se rencontrent » (Ps 84). Je l’expérimente chaque jour : l’amour sans la vérité est illusion - l’amour sans aucun contrôle des émotions (pourrai-je ajouter volontiers) - tandis que la vérité sans l’amour est tyrannie, ne laissant aucune place à l’évolution émotionnelle du patient.

En tant que chrétiens, nous pouvons alors nous poser la question : « Quelle vérité Jésus était-il capable de porter, au moment de sa mort ? » Certes, les évangélistes tiennent à souligner que Jésus, dans sa divinité, avait connaissance du sort qui lui était destiné et du sens de sa passion, de sa mort. Et le langage de Jésus annonçant sa passion suppose une conscience dont le mystère nous dépasse. Cependant, cette conscience est celle d’un homme, et nous y avons accès.

Epinglons simplement deux points. D’abord, Jésus n’est pas mort d’une « mort naturelle » mais d’une « mort violente » - en un vocable médical d’aujourd’hui-, ce qui laisse déjà entrevoir tout l’impact que peuvent avoir les émotions devant pareille situation dramatique.

Ensuite, citons simplement quelques passages évangéliques traduisant l’état émotionnel de Jésus, qui a connu la peur de la souffrance, la détresse de l’abandon. Ainsi, au jardin des Oliviers, il exprime sa détresse : « Mon âme est triste à mourir » (Mt 26,38) et sur la croix, il a ce cri : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46). Il dit aussi son effroi : « Éloigne de moi cette coupe » et il fait des reproches à ses disciples : « Ainsi, vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi » (Mt 26,40).

Nous connaissons la suite... sur le bois de la croix, du sein de sa détresse, Jésus ne cesse de manifester aux autres une attention pleine de tendresse. Mais le plus bouleversant [3], c’est que Jésus lui-même, peu de temps avant de subir sa passion, s’appropriera la question de la vérité à dire ou à ne pas dire en pensant à ses disciples. Dans son discours d’adieu, comme nous le relate saint Jean, est sous-jacente à la pensée de Jésus : « Quelle vérité sont-ils capables de porter aujourd’hui ? » Une fois encore, toutes les émotions sont prises en considération. En effet, dans les chapitres 14 à 16 de saint Jean, Jésus, proche de sa mort, aide ses disciples à l’avance, avec une extraordinaire tendresse, à effectuer le travail de son deuil. « Mes petits enfants, bientôt vous ne me verrez plus. Je pars, mais je ne vous laisserai pas orphelins. Je vais vous préparer une place dans la maison du Père et puis, je viendrai vous chercher. Vous allez avoir beaucoup de peine, vous allez pleurer, mais votre tristesse se changera en joie. » Jésus ne leur interdit donc pas de pleurer... Il voit aussi leur angoisse infinie : « Que votre cœur ne se trouble pas. Je vous donne ma paix. Je vous donne ma joie. Je prie pour vous. » Les disciples comprennent et ne comprennent pas. Cependant, la parole de Jésus est à chaque instant mesurée par la vérité, mais aussi par l’amour. « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant. » Et la première chose qu’ils ne peuvent porter, c’est la vérité nue, brutale : « Je vais mourir. Dans quelques heures, je serai mort [4].

Ainsi, ce grand dialogue chez saint Jean (14-16) signifie pour moi, personnellement, que l’homme ne va pas à la vérité avec son intellect seulement, mais « avec toute son âme », comme disait Platon.

Les émotions et la mort

Quelques heures après le décès de son mari, une dame disait, à travers ses pleurs et sa grande détresse : « Heureusement qu’on a la foi en des circonstances pareilles... Sans cela, je ne pourrais tenir ».

Ce message, je le reçois de nombreuses fois tout au long de mes rencontres avec les familles endeuillées. Comment dès lors le décrypter ?

Avoir la foi, n’est-ce pas croire que la mort a été vaincue par Jésus et que, comme lui, le mari de cette dame ressuscitera ? Mais contrairement à certaines religions orientales, la foi chrétienne ne parle pas de la vie éternelle comme d’une sorte de perdition de soi dans l’absolu, comme une goutte d’eau s’absorbe dans la mer, car chacune compte personnellement aux yeux du Seigneur. Cela signifie que le mari de cette dame restera lui-même, et son corps de résurrection tout différent qu’il soit du corps terrestre, comportera une certaine continuité par rapport à lui. Bien plus, rien de ce qui a fait sa joie profonde sur terre et les liens d’amour tissés en sa vie ne pourra se perdre.

Cette conviction n’est-elle pas suffisante pour que nous pensions qu’effectivement, en pareilles circonstances de deuil, la foi en notre résurrection peut à elle seule atténuer quelque peu une grande souffrance, une vive émotion liée à la peine ? Et si cette veuve affirme sa foi dans la communion des saints, cette communion qui signifie que des liens véritables nous unissent, nous les vivants, à tous nos défunts, n’est-ce pas un nouvel apaisement d’espérer que son cher mari lui sera toujours présent, mais d’une autre manière ?

Oui, les émotions sont permises dans la vie chrétienne. Sans doute peuvent-elles être apaisées lorsqu’il s’agit de lourdes souffrances au moment de la mort. Mais elles pourront être déployées lorsqu’il s’agira de la perspective du bonheur éternel. À l’horizon de notre foi, il y a le « banquet céleste » où toute la famille humaine est rassemblée en Dieu.

À travers cet exemple, dans la certitude de l’espérance mais aussi dans une sobriété de l’imagination (car je n’ai pas imaginé ni parlé du paradis), les émotions trouvent leur place. Trouvent leur place également notre intelligence et notre raison qui peuvent nous ouvrir le chemin vers la vie spirituelle, celle-ci dépassant toutefois l’ordre de l’intelligence, de la raison, dans une expérience du cœur.

Conclusion

Je cède la parole à saint Augustin, qui guide continuellement mon action, suivant les Constitutions des Pauvres Sœurs de Mons :

Tu (Seigneur) nous as faits orientés vers toi
et (que) notre cœur est sans repos
tant qu’il ne repose pas en toi.
(Confessions, I, 1, 11...)

Ce passage célèbre des Confessions de saint Augustin récapitule ce que j’ai esquissé tout au long de ce témoignage : l’inquiétude humaine se calme en Dieu seul, car Dieu a fait l’homme pour lui et l’homme n’a de repos qu’en lui.

vers toi : c’est notre voyage terrestre vers Dieu ;

en toi : c’est le but atteint, la possession calme et rassasiante.

Rue des Auduins 185
B-6060 GILLY, Belgique

[1En fait, c’est depuis des siècles que d’innombrables croyants, sous tous les cieux, n’ont cessé de faire monter vers Dieu la prière des Psaumes : dans le secret du cœur, le silence des cloîtres, le chant solennel des messes de funérailles. Il est intéressant également de savoir que le mot « psaume » vient de la racine d’un verbe grec : (psallo) qui signifie littéralement : faire vibrer la corde d’un instrument de musique. Enchâssés au centre de la Bible et en son cœur, entre les récits historiques et les cris des prophètes, les psaumes traduisent tous des états d’âme de l’homme devant Dieu.

[2À titre d’exemple, mentionnons simplement le psaume 50, appelé le Miserere, dont autrefois on lisait les versets en conduisant un défunt vers le cimetière. Bouleversante, dans ce psaume, est la progression modeste et sûre du vertige de l’homme en son péché jusqu’à l’assurance sereine de la tendresse de Dieu. ‘‘Qu’ils dansent, les os broyés »... les os des hommes abîmés par la maladie. Pas question d’oublier cette humanité sanglante. Mais pas question non plus d’oublier la présence de Dieu, qui peut nous laver dans la neige, nous parfumer, nous ouvrir la bouche crispée. Ainsi ce petit livre des psaumes : cent cinquante poèmes, cent cinquante marches érigées entre la mort et la vie, sont aussi cent cinquante miroirs de nos révoltes et de nos fidélités, de nos agonies et de nos résurrections. L’auteur juif A. Chouraki écrivait : « Nous naissons avec ce livre aux entrailles. »

[3Cette réflexion s’inspire largement d’un séminaire intitulé : « La mort aujourd’hui » I.E.T. Bruxelles, 1992, 59 ss.

[4À la lumière de l’enseignement de Jésus, volontiers nous ajoutons au titre donné à notre réflexion : Émotions : - à nier jamais ? - à contenir parfois ? - à exprimer souvent ? - à reconnaître toujours ? - à prévoir ?

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