La prière apostolique à l’école de la vie religieuse
Jean-Pierre Périer-Muzet, a.a.
N°1997-2 • Mars 1997
| P. 91-102 |
À partir d’une réflexion des caractères propres de la prière dans la vie religieuse, l’auteur nous propose un parcours à travers les diverses spiritualités que son histoire a vu naître et se développer. Évidemment liturgique en son fond, la prière, dans la vie religieuse, verra se développer un équilibre vivant entre « action et contemplation », l’une et l’autre étant d’ailleurs les faces d’un même mystère : notre union à Dieu. Elle saura aussi puiser son intelligence de la foi aux enseignements de l’Église où la vie religieuse exerce un rôle irremplaçable au service de la prière.
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La prière, fondement de la vie de foi dans toute vie religieuse
Chaque famille religieuse, dans la perspective de la sequela Christi, aime à être définie et reconnue essentiellement par sa capacité à proposer un chemin de vie spirituelle à tous ses membres. Elle propose dans sa charte d’existence, selon les modalités et expressions variées des « Règles de Vie », - toutes les congrégations ou ordres religieux en ont entrepris la révision à la demande de Vatican II [1] -, une franche qualité de vie évangélique entre frères et sœurs, une quotidienne animation de T âme commune par la prière, par les rencontres, par la prise en charge responsable de la mission [2]. Une façon pour chaque Institut religieux, selon une expression de Paul VI, « d’être un foyer permanent de foi et de charité », à la façon revisitée de la vie apostolique menée par le Christ et ses apôtres.
L’esprit de prière est posé comme pierre de fondation permanente par tous les créateurs ou organisateurs de vie religieuse [3]. Les premières Règles ou Constitutions de toute fondation religieuse ne dérogent pas à cet absolu, quel que soit le mode d’expression particulier utilisé ou l’ordre de classement des recommandations posées : « La vie religieuse ne se doit-elle pas d’être d’abord une vie de foi, de dévouement, de sacrifice, d’oraison, d’esprit apostolique et de franchise [4] ? »
Il en va ainsi pour chaque Règle de vie ou Charte religieuse réactualisée dans son expression nouvelle depuis l’aggiornamento demandé par Vatican II et réalisé patiemment par chaque Institut religieux [5] dans les deux décennies consécutives, après le temps laborieux des rédactions ad experimentum. Réalité vivante et fidèle [6] qui renvoie à l’adage évangélique de Mt 13,52 : « Ainsi donc tout scribe devenu disciple du Royaume des cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux ». La fidélité invite en tout temps à des accents et à des insistances réitérés pour dire ce que doit être, à l’école de la vie religieuse, la prière de toutes celles et de tous ceux qui en deviennent dans l’Église de notre temps, définie bibliquement Peuple de Dieu, comme « les professionnels » ou les « apprentis permanents ».
Les caractères de la prière dans la vie religieuse
Une prière « chrétienne catholique »
C’est dire à la fois toute la richesse et toute l’exigence de la prière, une prière qui soit « au centre de la grande nef, face au maître-autel », une prière qui accueille tout ce que l’Église offre d’essentiel à tous les baptisés, c’est-à-dire les prières qu’elle aime, selon l’ordre où elle les aime : les dogmes, les sacrements, la liturgie. Un accueil donc totalisant, mais aussi hiérarchisé.
Ce choix volontaire de la grande nef et non des bas-côtés, à défaut d’être original, tend à préserver les familles religieuses de tout « vagabondage dévotionnel », au sens d’attachement singulier à des pratiques religieuses plus ou moins marginales ou particulières, trop liées à un lieu, à une histoire ou à un temps propre de l’histoire du Peuple de Dieu. Il est sage et sain de voir toujours préférer comme conduite et régime spirituel dans un Institut ce qui est imposé comme ligne commune à la vie chrétienne baptismale, avec sans doute par les accentuations du temps, mais sans encombrement, sans mépris, sans interdit non plus, par rapport à ce que l’Église propose ou du moins autorise. Le religieux est appelé à vivre sa foi dans la voie royale de l’amour de Dieu et « le sacrement du frère ou de la sœur » en communauté.
Si l’on entend le mot ‘dévotions’ dans son sens large et positif, on peut dire que la vie religieuse en tant que telle n’en reconnaît volontiers que deux ou trois : le Saint-Sacrement, Marie et le patronage de tel ou tel saint dont une famille se recommande expressément. Elles sont suffisamment ordonnées au mystère central de la foi chrétienne pour être reconnues comme pleinement catholiques. La vie chrétienne est théologale, la prière du religieux se doit d’exprimer et d’articuler au mieux ce dynamisme profond de vie théologale.
Une prière au nom de Jésus
Le chrétien prie essentiellement Dieu Père, Fils, et Esprit Saint, mais aussi la Vierge Marie, les saints, les anges. Cette liberté de s’adresser à « tous les cercles du paradis » est-elle la règle suprême ?
La prière de facture trinitaire n’a pas été révélée pour compliquer notre communication avec Dieu, mais, au contraire, pour la rendre simple et fidèle à celle du Christ. Le religieux se tourne en premier lieu vers le Père, car toute prière chrétienne s’adresse d’abord au Père de Jésus Christ, auquel nous attribuons en propre les attributs communs aux trois Personnes, sans particulariser les « visages » des Personnes divines, selon la tradition scripturaire : la Divinité, l’Autorité, le Principe pour le Père ; la Sagesse, le Verbe, l’Intelligence pour le Fils ; la Vie, l’Amour, le Don pour le Saint-Esprit.
Par ce mouvement de la prière en direction du Père, le religieux fait sien le mouvement même de la prière du Fils : tout monte vers le Père pour lui offrir ses propres dons et lui rendre grâce, à la manière même du Christ priant et offrant sa vie au Père. On reste dans le droit fil de la prière trinitaire, à la manière de Jésus, si l’on comprend bien la finalité de toute célébration eucharistique, qui consiste pour Jésus à s’emmembrer les communiants afin qu’eux et lui ne forment qu’une seule offrande et action de grâces au Père, celle du Fils, qui contient tous les enfants de Dieu dispersés. Le Christ dans l’Esprit rassemble en lui ses membres pour que tous disent d’une seule voix, avec les anges et les élus dans le ciel : Abba-Père ! La prière se tourne filialement vers le Père, par le Christ. Et celui-ci vient vers l’homme pour le faire entrer dans sa prière. C’est donc au Père que s’adresse essentiellement la prière chrétienne, au nom et par le Fils, dans l’Esprit. Mouvement à respecter donc et à ordonner dans la prière que traduisent, dans notre langue et dans cette structure successive et respective, les déterminations : « à », « par » et « dans ». Pour reprendre la triple articulation de l’exhortation apostolique Vita cansecrata, bien dessinée autour des trois pôles « Confessio Trinitatis, Signum fraternitatis, Servitium caritatis », la prière du religieux en se déployant se reçoit et se nourrit de cette source trinitaire de sa vie qu’est la louange de Dieu Trinité, le sacrement de la vie fraternelle en communauté et le service de l’unique commandement évangélique, Dieu aimé dans sa passion multiforme pour l’homme.
Ce n’est pas détourner la prière du Père, la lui soustraire ou la lui retirer que de l’adresser aussi au Fils. Dieu est communion de personnes, vie profonde d’amour. S’il crée des fils à son image, c’est pour les y associer. Comme le proclame saint Augustin : « Pater ; Christus, Spiritus, o beata Trinitas ». Le Christ a appris à ses disciples à prier le Père ; et la liturgie, qui constitue la commune école de prière et même la matrice de la façon de prier et de croire, selon l’adage maintes fois repris « lex orandi, lex credendi », guide sur la même voie. C’est toujours vers le Père qu’elle porte la prière au nom du Fils.
Une prière apostolique modulée selon le temps
Après avoir essayé de répondre à la question : « À qui s’adresser dans la prière ? », il faut encore répondre à celle qui lui est liée : « Pour qui prier ? » La prière du religieux est inévitablement nourrie par la spiritualité du fondateur et de la famille dont il a fait choix ; celle d’un ordre ou d’une congrégation de vie apostolique oriente tout spontanément et comme instinctivement vers une prière de type apostolique, selon les deux sens classiques reçus dans l’histoire de la vie religieuse de cet adjectif « apostolique ».
Apostolique ad intra, c’est-à-dire selon la première étymologie, « à la manière des Apôtres », de ce groupe de vie communautaire formé par le Christ et autour de lui pour vivre de sa vie et de sa mission reçue du Père. Par extension tant historique que théologique, apostolique ad extra a été interprété et élargi au sens ecclésial de la construction et de la croissance des groupes chrétiens qui, par la prédication et la mission, ne cessent d’évangéliser le monde. Comment la prière chrétienne du baptisé qu’est le religieux - dont on a dit que la vie était la prise au sérieux de son baptême – ne se laisserait-elle pas dynamiser par cette « prière en action » qu’est la mission ? Elle porte en elle la volonté rédemptrice et salvifique de Dieu, vécue en pleine intensité par le Christ. C’est pourquoi la prière apostolique du religieux ne peut être comparée à un simple temps passé agréablement avec Dieu ou, pire, caricaturée comme un temps de confort spirituel. Elle est bien au contraire animée et habitée dans son surgissement, ab origine, par cette passion de Dieu pour l’humanité que ne cesse de consumer, à travers la vie de tous les baptisés, celle du Fils. Dès lors, avec cette spécificité que marque sa radicalité évangélique, le religieux devient dans sa prière apostolique, avec et en dépendance du Christ, un intercesseur pour le genre humain.
L’idée que la prière a une efficacité apostolique est ancienne, pour ne pas dire originelle. De tout temps, les générations chrétiennes ont fait leur la recommandation du Christ en son Évangile comme celle des premiers apôtres en leurs écrits : « priez sans cesse ». De tout temps les missionnaires de l’Évangile se sont souvenus de la pratique exemplaire du Christ qui se « retirait seul sur la montagne pour prier », et spécialement avant les temps forts de son ministère public. On sait comment, dans une certaine lecture interprétative de l’histoire chrétienne, aux apôtres, ces figures types de l’idéal chrétien, ont succédé aux IIe et IIIe siècles les martyrs, puis avec la paix civile de l’état constantinien, les moines [7]. C’est ainsi que s’est accréditée la conviction que la vie religieuse sous sa forme monastique prenait en relais, surtout par la prière, l’œuvre évangélisatrice. De plus la hiérarchie ecclésiale sut constituer et utiliser des équipes monastiques comme fers de lance dans les nouvelles terres de mission. L’entreprise en fut d’autant facilitée que s’était fortement développée une double pratique ecclésiale : cléricalisation de la vie monastique d’une part et monachisme épiscopal d’autre part. Dans la même ligne d’influence, la pratique des communautés religieuses et notamment la vie canoniale, a servi de modèle au bréviaire du clergé. C’est dire combien la vie chrétienne dans son ensemble fut marquée dès le haut Moyen Âge par ce que les historiens de la vie religieuse ont pu appeler l’âge d’or du monachisme. Il va de soi que dans ce contexte l’activité apostolique elle-même, de sa source jusque dans sa pratique, ne pouvait que s’imprégner du ferment religieux du temps, mûri à l’ombre du cloître.
Sans vouloir retracer ici toute l’histoire de la vie religieuse, il est juste de relever au moins au titre d’illustrations signifiantes trois temps expressifs de cet apostolat religieux, qui a profondément marqué la conception même d’une prière apostolique : la naissance des ordres mendiants et conventuels aux XIIe et XIIIe siècles qui libèrent en quelque sorte la vie religieuse de sa gangue monastique pour l’ordonner à la mission proche et lointaine dans un monde qui s’urbanise, au XVIe siècle, le surgissement des ordres religieux, dont la Compagnie de Jésus fondée par Ignace de Loyola offre l’exemple le plus éclatant et qui prennent en charge dans l’Église, au temps des Réformes, des modes renouvelés et multiples d’apostolat, enfin la lente mais décisive percée de la vie religieuse apostolique, au XVIIe, affranchie non sans peine de la clôture pour une véritable promotion de la femme dans le champ apostolique. Comment de tels modèles de vie religieuse n’auraient-ils pas infléchi la conception même de la prière de ses membres, dont le choix de vie, tout ancré dans la tradition et le sens d’une vie religieuse authentique, n’en offre pas moins une part viscéralement liée à la « passion apostolique » ? Quoi d’étonnant à ce que deux jésuites, les PP. Gautrelet en 1844 et Ramière en 1861, aient voulu jeter un regard neuf sur l’effort missionnaire de l’Église et des congrégations apostoliques, en regroupant des chrétiens laïcs et des religieux dans des associations de prière ? Prier, c’est toujours accroître l’union entre le Christ et son Corps pour l’élargir aux dimensions du monde. En poursuivant la prière de Jésus, la prière apostolique de tous rejoint le mystère du Christ-Tête, qui représente et rassemble toute l’humanité, à la façon de « solos qui se fondent en un concert ». L’horizon de la prière ne peut être, a fortiori chez des religieux apostoliques, qu’un horizon universel.
Nombre de religieux, prêtres-apôtres dans la force des termes joints, se sont fortement nourris de la théologie spirituelle toute sacerdotale qui, dans la mouvance de l’école dite française de spiritualité [8], n’a cessé d’approfondir ce lien vivant articulé autour de trois composantes repensées en ce temps parfois appelé le grand siècle des âmes, qui est aussi celui du catholicisme post-tridentin : sacerdoce, prière et apostolat. Cette trilogie anime de fortes personnalités spirituelles, Bérulle, Condren, Olier, Jean Eudes et ceux que l’histoire enregistre comme leurs héritiers : Jean-Baptiste de la Salle et Louis-Marie Grignion de Montfort, tous missionnaires, mystiques, réformateurs et fondateurs dans l’âme. Leur pensée comme leur action prend appui sur un christocentrisme mystique, une pratique pastorale directe et une prédilection active pour une haute formation pédagogique du clergé, autant d’initiatives ou d’innovations qui se sont prolongées dans de nombreuses familles religieuses : fonder la vie spirituelle sur les grandes réalités de la foi, intérioriser la vie liturgique, restaurer le sens de l’Église, rendre au sacerdoce la dignité de sa charge et de son état : autant d’accents majeurs qui ont façonné les âmes religieuses du temps et modelé le cœur de la prière chrétienne, laquelle pouvait être teintée d’individualisme protestant, de rigorisme moral ou de quiétisme ambiant. À l’inverse, l’imprégnation bérullienne ou salésienne, développée dans l’esprit d’oraison, éveillait le cœur à l’amour large de charité et à la « hantise apostolique » en direction des masses, assez délaissées sur le plan spirituel avant le mouvement des Réformes.
Une prière liturgique
Une congrégation religieuse n’est pas un simple agrégat de personnes même pieuses ou une sphère indépendante, vivant sur et pour elle-même. Elle se situe en Église, pour un service évangélique, à l’école de son fondateur et à l’intérieur d’une tradition spirituelle, dans une fidélité ouverte aux appels et aux besoins de la société ambiante : « Devant Dieu et pour le monde », selon la solide étude du P. Tillard [9]. Cette perméabilité des religieux à l’Église et au monde permet de comprendre d’une part leur nécessaire adaptation comme aussi d’autre part l’inévitable effort qui leur est demandé d’un discernement permanent.
C’est par la prière liturgique, prière officielle de l’Église, que la communauté religieuse marque le lien privilégié de son union à l’Église Corps du Christ, toujours selon l’adage bien compris : lex orandi, lex credendi. C’est pourquoi la manière dont l’Église prie, informe et imprègne le religieux de ce qu’elle croit, dans la fidélité à sa Tradition et dans l’ouverture aux mentalités historiques.
C’est la raison aussi pour laquelle un institut se doit de résister à la mode toujours friande des dévotions et de ne pas encourager les demandes de ses membres qui chercheraient toujours plus de place pour elles, entre la prière liturgique, de facture communautaire, et la prière individuelle, de sensibilité plus personnelle. L’introduction de fêtes à caractère plus spécifié, comme celle du Saint-Sacrement aux XIe-XIIe siècles, celles de la Sainte-Famille, du Saint-Nom de Jésus au XVIe siècle, celles du Sacré-Cœur et du Rosaire au XVIIIe siècle pour n’en citer que quelques-unes, sont de création tardive, codifiées de façon stricte, pour couper court aux improvisations et extensions individuelles, sans vraie tradition biblique.
Rappelons sans cesse, avec le Concile de Vatican II, que la vraie prière, celle de l’esprit et du cœur, ne doit jamais déserter la liturgie pour se réfugier dans des élévations même pieuses. Toute forme de prière authentique aime se trouver rattachée à la source biblique et évangélique de la foi, pour être alimentée valablement et pour être pratiquée dans un esprit chrétien sain. C’est d’ailleurs l’enseignement constant de l’Église que la prière commune se trace un chemin pur pour rafraîchir les âmes, en évitant les deux écueils du conformisme sec et de la création anarchique. Cette directive et cette pratique ecclésiales permettent de canaliser le capital immense de dévotions légitimes, toujours à réconcilier avec l’esprit de la liturgie quand il pourrait s’en éloigner. On sait que le religieux comme le baptisé reste un être très humain, toujours à évangéliser jusque dans sa prière.
Aucun doute : bien des fondateurs et fondatrices d’instituts religieux du XIXe siècle auraient été heureux de voir réhabilitée et promue par Vatican II la grande tradition liturgique de l’Église, remise en honneur dans l’actuelle Prière des Heures. Celle-ci intègre de substantielles lectures bibliques et patristiques, ouvrant cette prière de l’Office aux dimensions du monde et de l’Église universelle : demandes, louanges, intercessions. De même pour l’eucharistie avec l’introduction de la prière universelle, tombée en désuétude dans les sacramentaires depuis le VIe siècle. Cette reprise manifeste une redécouverte de la signification ecclésiale de l’eucharistie et permet de saisir que toute prière liturgique a fondamentalement l’Église comme sujet, première école de la prière du Peuple de Dieu.
Une prière où contemplation et action sont unies
Il ne fait pas de doute enfin que prière contemplative et prière apostolique jaillissent d’un même mouvement, l’amour de foi et l’amour de charité dont l’impulsion vient de Dieu.
Avec le temps, les concepts contemplatif et actif se sont durcis et en sont venus même à opposer deux catégories différentes de ce genre unique d’état de vie qu’est l’état religieux. Mais en fait, et ceci depuis les origines remontant aux Pères du désert, vie de contemplation et exercice de la pratique des vertus sont ordonnés l’un à l’autre comme des moments successifs et complémentaires de l’état religieux La distinction, encore implicite chez saint Grégoire, ne trouve d’écho fâcheux et dichotomique qu’à partir de saint Thomas. De là ensuite la distinction classique dans le classement entre « ordres religieux actifs » et « ordres religieux contemplatifs », avec à la clé des rétrécissements réciproques sans fondement. Terminologie aujourd’hui surannée, à heure de la coexistence recherchée des éléments essentiels communs à la vie religieuse, avec degrés ou nuances divers.
Point de tiraillement donc, pas de conflit, entre les deux sœurs évangéliques, Marthe et Marie, entre les différents buts assignés aux religieux et religieuses. Contemplation et apostolat sont comme les deux poumons de la vie religieuse apostolique, l’oxygène indispensable pour l’équilibre de la vie spirituelle. Mais, soyons bien compris, cet accord de fond ne s’oppose pas à l’existence légitime de sensibilités, de conceptions et d’expressions diverses dans la prière. Comment cette dernière ne serait-elle pas marquée par le caractère clérical ou laïc d’un Institut, la vie monastique ou apostolique ? Qui dit unité de fond entre tous les religieux n’implique pas, bien au contraire, une harmonique uniforme. La prière dans un institut est informée, modelée par le type d’existence de ses membres, leur identité profonde et leur participation au charisme des fondateurs. La vie religieuse est plurielle, multiforme : comment imaginer une prière apostolique qui serait incolore ou passepartout ? Pas plus que l’oraison n’est demeurée l’apanage du cloître, la vie spirituelle des moines n’évacue la préoccupation apostolique. Mais sans doute la prière est-elle vécue différemment là où elle privilégie le goût de Dieu et là où elle apprend à servir Dieu. Et l’on sait dans ce domaine combien la compagnie de Jésus, par la méthode des Exercices, a développé le sens d’une oraison pratique, conçue en fonction de la vie active. C’est pourquoi l’on pourrait dire en ce sens que la prière apostolique, sans être opposée à la prière contemplative, mais tout en coexistant avec des formes antérieures, cherche un dynamisme nouveau, par le biais d’une méthode plus systématique, plus rationnelle ou discursive, de façon à former l’être religieux au « combat spirituel ».
Une prière à base de doctrine
Théologie ne s’oppose pas à expérience de Dieu, selon le mot d’Évagre le Pontique : « Si tu pries, tu es théologien et, si tu es théologien, tu pries vraiment. » Mais il est arrivé au cours du temps qu’il y ait eu distorsion, parfois opposition, entre prière et théologie : certains théologiens, hommes de doctrine, ne sont pas obligatoirement des hommes de prière et l’on n’aurait, dans ce cas de figure, aucune envie de les prendre pour guides malgré la pertinence de leurs propos ou leur mise en forme de la doctrine. L’inconvénient, c’est aussi que certains hommes de prière ne sont pas toujours théologiens et l’on peut à juste titre s’effrayer de certaines pauvretés et lacunes dans diverses expériences de priants, même aujourd’hui. C’est pourquoi la prière a besoin d’une réelle théologie spirituelle, c’est pourquoi aussi il ne suffit pas de se considérer ou d’être considérés comme des professionnels de la prière pour s’estimer ou être estimés capables d’en guider d’autres sur ce chemin. Rien n’est périlleux comme de faire de la prière une sorte de métier, même lorsqu’on y consacre sa vie. Paresse, orgueil et vanité sont toujours à débusquer comme autant de survivances pharisiennes. Gare aux ulémas, gourous, starets, paternités ou maternités de tout poil ! À chacun de bien savoir choisir son guide, à chacun de demander à l’Esprit Saint de le rendre responsable de son choix, car lui sait bien où il est et où il va.
Un bon antidote aux spirituels abusifs, c’est de permettre à la prière d’être infusée par une bonne dose de doctrine. L’enseignement de l’Église et d’auteurs reconnus sur la prière en cette fin de XXe siècle, est sur ce point on ne peut plus didactique et théologique. La pratique pastorale et liturgique, renouvelée par Vatican II, favorise une évolution sûre vers une prière plus communautaire, nourrie de doctrine. L’éclosion de nombreux groupements spirituels, avides de formation, va dans le même sens : éduquer et approfondir l’expérience vécue de la prière grâce à la pensée doctrinale de l’Église.
Conclusion
Il n’y a pas d’autre adjectif qui soit plus approprié que celui de théologal pour qualifier la vraie prière chrétienne, dans son inspiration, dans son mouvement et jusque dans ses modalités. Ce terme convient à merveille pour ce qui est de la réflexion sur la prière et de la pratique de la prière. Nous connaissons, parce que souvent repris, l’enracinement décrit de la vie religieuse dans la vie chrétienne baptismale et théologale, les vœux de religion, obéissance, pauvreté, chasteté étant parfois liés respectivement aux vertus théologales (foi, espérance, charité). C’est la même logique spirituelle et surnaturelle qui pousse à connecter cette expression de toute vie de foi qu’est fa prière, considérée sous l’angle anthropologique, à la trilogie des vertus théologales. Prier, c’est croire, espérer et aimer.
Qui ne percevrait à la lecture de ces quelques lignes la marque profondément augustinienne de la prière du religieux ? Il suffit de relire la réponse d’Augustin à la veuve Proba [10] pour deviner les profondes résonances qu’elle aurait pu inspirer explicitement à nombre de fondateurs et fondatrices, s’ils avaient pu en connaître le texte à leur époque. Peu importe, l’accord fondamental est là : justesse des notes dans l’audition encore aujourd’hui, puisqu’elles peuvent se passer de la partition pour faire entendre la même symphonie.
Communauté Assomptionniste
12, avenue Fontenelle,
F-92330 SCEAUX, France
[1] Cf. Perfectae Caritatis, n° 3 : « Il faut donc réviser convenablement les Constitutions, les ‘directoires’, les coutumiers, les livres de prières, de cérémonies et autres recueils du même genre, supprimant ce qui est désuet et se conformant aux documents du concile » (D.C. n° 1459 du 21 novembre 1965, 1924). Cf. également les règles d’application du concile propres à la vie religieuse dans le motu proprio de Paul VI Ecclesiae sanctae : texte ibid. n° 1477 du 4 septembre 1968, 1458-1466.
[2] Cet appel de l’Église, depuis le Concile de Vatican II, à ouvrir un renouveau évangélique de la vie religieuse - lequel procède toujours à une révision fondamentale et existentielle de la vie des personnes consacrées comme de leurs institutions - a été depuis lors relayé largement par l’enseignement pontifical : citons au moins Paul VI : Exhortation apostolique Evangelica testificatio de 1971 qui se présente comme une charte de la vie religieuse pour aujourd’hui. (D.C. n° 1590 du 18 juillet 1971, 652-661) et de Jean-Paul II : Exhortation apostolique Redemptionis donum de 1984. (D.C. n° 1872, 404-411) et sa toute récente Exhortation apostolique Vita consecrata (D.C. n° 2136 du 21 avril 1996, 351 à 396). De 1976 à 1984, les documents du Saint-Siège sur la vie religieuse ont été rassemblés dans Religieux et religieuses dans la vie de l’Église, Paris, Centurion 1984. On peut lui préférer le dossier plus récent de la D.C. : Les Religieux, Paris Centurion, 1988, 281 p.
[3] Pour s’en tenir aux quatre grandes règles fixées par le canon 13 du IVe concile du Latran (1215), celles des saints Basile, Augustin, Benoît et François, il est évident qu’elles offrent d’entrée cette pratique mystique de la prière comme méditation de la vie du Christ et grâce d’amour dans ce choix radical qu’est l’état de vie religieux.
[4] Nous avons trouvé très éclairantes et très consonantes à notre réflexion les quelques pages que Jaume Pujol consacre à la prière des religieux dans son livre : Les religieux aujourd’hui et pour demain, Paris, Desclée, 1990, chapitre VI, 91 à 107. La citation dans notre texte n’est pas de cet auteur, elle est empruntée au texte des Constitutions écrites par le P. d’Alzon en 1855 ; elle veut illustrer, parmi des centaines d’autres exemples possibles, l’expression et la conviction fortes que la vie religieuse se reçoit d’abord comme don de l’Esprit à l’Église par le canal de la prière qui évangélise la nature humaine.
[5] Statistiquement on comptait en 1988 quelque 1487 catégories d’instituts religieux de droit pontifical, répartis ou distingués selon la terminologie de l’actuel Code de Droit Canonique (1983) en Instituts séculiers, Sociétés de vie apostolique, Ermites et Vierges (ce qui représentait à l’époque 240 441 religieux, 720 169 religieuses de vie active et 65 000 moniales) et quelque 900 instituts religieux de droit diocésain rassemblant quelque 250 000 religieuses de vie active, soit un total général de 1 280 000 personnes. La vie religieuse ne représente qu’à peine 0,1 % de l’ensemble des baptisés du monde catholique ; la proportion féminine dans la vie religieuse est prépondérante : 75, 8 %, et à l’intérieur d’elle, la part active, dite apostolique, est écrasante : 93,7 %. Christiane Hourticq vient de consacrer à cette dernière une sympathique présentation : Les Religieuses... tout simplement, Éd. de l’Atelier, 1996, 156 p.
[6] Comme tend à le montrer, malgré la prudence surveillance de l’institution ecclésiale, la naissance ininterrompue de nouvelles familles et de nouvelles formes de vie consacrée, notamment à l’intérieur de ce qu’il est convenu d’appeler depuis 1975 le mouvement des « communautés nouvelles et charismatiques ». Cf. les paragraphes 12 et 62 du document Vita consecrata. On peut se référer à leur sujet à deux dossiers bien informés : Monique Hébrard, Les nouveaux disciples, dix ans après. Paris, Centurion, 1987, 378 p. et Frédéric Lenoir, Les communautés nouvelles. Interviews des fondateurs, Paris, Fayard, 1988, 385 p., mais surtout au livre, moins descriptif mais plus nourri, de Paul Josef Cordes, Au cœur de notre monde, des forces de renouveau spirituel, Paris, Fayard, 1989, 160 p. On sait qu’une actualité récente a porté sur quelques mouvements de cette mouvance les feux d’une controverse trop mordante pour être équitable (Les Naufragés de l’Esprit, Paris, Seuil, 1996).
[7] Cette présentation historique est étudiée de façon critique dans deux ouvrages synthétiques déjà anciens, mais toujours pertinents : Raymond Hostie, Vie et mort des Ordres religieux, Paris, DDB, 1972, 381 p. et Michel Morre, Histoire vivante des moines, Paris, Centurion, 1965, 381 p.
[8] Le Père R. Deville en a fait une brillante et suggestive présentation en 190 pages dans la collection Bibliothèque d’Histoire du Christianisme, n° 11, Paris, Desclée, 1987.
[9] J.-M.R. Tillard, Devant Dieu et pour le monde, Le projet des religieux, Paris, Cerf, 1977, 460 p., dans la collection Cogitatio fidei n° 75.
[10] Citée dans Itinéraires augustiniens n° 6, juillet 1991. Ce numéro est consacré à la prière.