Qu’est-ce que la vie consacrée ?
Une description à partir de Vita consecrata
François Morlot
N°1997-1 • Janvier 1997
| P. 29-42 |
Reprenant quelques mots et expressions type utilisés par l’exhortation, l’auteur, vicaire épiscopal pour la vie consacrée dans le diocèse de Troyes, de façon très fine et en même temps suggestive, mais non exhaustive, produit une « description » d’une réalité qui, on le constate encore à nouveau, a bien du mal à entrer sous un seul concept théologique. Les nombreuses « clés » de lecture que l’on voit produire par les études des revues spécialisées en sont une bonne preuve. Quoi de plus normal donc que l’article se contente, dans un premier temps, de repérer les travaux qu’il faudra fournir pour éclairer certaines prises de position de Jean-Paul II et en recevoir l’inspiration dans une créativité fidèle.
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L’exhortation apostolique Vita consecrata met un point d’orgue à une longue recherche qu’a mise en route l’annonce du synode des évêques sur la vie consacrée. Les réponses au questionnaire préalable, les Lineamenta, les réactions, l’Instrumentum laboris, les débats dans l’assemblée générale et dans les groupes de travail, les deux synthèses de ces débats, les cinquante-cinq propositions des Pères synodaux ont fourni au pape un immense dossier dont il a essayé de tirer le meilleur dans son exhortation postsynodale.
En la lisant attentivement, on est frappé de l’aisance du style et de la forte dimension spirituelle. Il est clair que plusieurs rédacteurs ont collaboré en apportant leurs vues propres. Cela explique sans doute en partie que bien des points de vue se présentent et qu’on peut déceler différentes approches de la vie consacrée.
On note par ailleurs que l’inspiration du document n’est pas limitée aux travaux synodaux. Les nombreuses notes font parfois appel aux saints fondateurs eux-mêmes, parmi lesquels les plus grands sont soigneusement choisis pour quelque citation typique. Mais surtout on se réfère aux documents majeurs du concile : la constitution Lumen gentium et le décret Perfectæ caritatis. De même sont utilisés les nombreux documents pontificaux parus depuis le concile, soit de Paul VI ou de Jean-Paul II, soit de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique. Tout ce riche matériau est habilement exploité pour proposer à toute l’Église une vue approfondie et attachante de la vie consacrée. Il serait évidemment intéressant de suivre pas à pas l’évolution de la doctrine enseignée par le magistère depuis trente ans.
Il est impossible de commenter l’ensemble du texte de Jean-Paul II : il y faudrait un volume. De nombreuses sessions seront possibles pour une exploration complète du texte. Je me contenterai ici de relire surtout la première partie, laissant de côté la deuxième (la vie fraternelle) et la troisième (la mission), sans nier leur importance, mais en relevant qu’elles ont leur fondement dans la première. Je n’insiste pas non plus sur la méditation de la Transfiguration qui constitue le fil conducteur mystique du texte ; elle mériterait un examen pour elle-même.
La première question qu’on peut poser est majeure : qu’est-ce que la vie consacrée ? Depuis le IIIe siècle il existe dans l’Église des hommes et des femmes qui mènent un genre de vie particulier, ceux qu’on a longtemps appelés simplement des religieux. Mais il a toujours été difficile de déterminer ce qui constitue leur spécificité. On a souvent parlé de « vie parfaite » ou de « vie plus parfaite », d’« instituts de perfection » ; mais ces expressions ont paru inadéquates quand on a mis en relief la vocation universelle des baptisés à la sainteté. Que de fois n’a-t-on pas entendu l’objection ironique : « Ils ne sont pas plus saints que les autres » ! Et quand on a considéré les œuvres apostoliques soutenues par les religieux dans l’éducation ou le soin des malades par exemple, on a bien dû constater qu’il n’était pas besoin d’être religieux pour les entreprendre. Et c’est un fait qu’il est très difficile de donner une définition simple de la vie consacrée. Prudemment l’exhortation procède par touches successives que nous allons explorer patiemment.
La vie consacrée est un don
Déjà le concile, après avoir exalté le « don insigne » que constitue le martyre, parle de la chasteté embrassée pour le Royaume comme d’un « don précieux de la grâce divine » (LG 42) ; un peu plus loin, on lit : « Les conseils évangéliques de chasteté vouée à Dieu, de pauvreté et d’obéissance (...) sont un don divin que l’Église a reçu de son Seigneur et qu’elle conserve toujours par sa grâce » (LG 43).
De même Jean-Paul II rappelle que la vie consacrée « est un don de Dieu le Père à son Église » (l et 48), « à la communauté ecclésiale » (2), au « Peuple de Dieu » (3). Un don qui est fait par le Père (1) ou par la Trinité (20), don « grand » (13), « précieux et nécessaire » (3) et même « inestimable » (104). Cette première observation est importante : elle montre que la vie consacrée n’est pas une invention humaine ni de l’Église hiérarchique ni des fondateurs et par conséquent que l’Église ne peut en disposer à son gré ni la manipuler à sa guise. Et du fait que c’est un don nécessaire, il est facile de conclure que dans toute Église particulière la vie consacrée doit prendre racine, que cette Église doit utiliser tous les moyens pour la développer en son sein.
Si la vie consacrée est un don pour l’Église, elle est aussi un don pour ceux qui y sont appelés : « La profession de ces conseils suppose un don de Dieu particulier qui n’est pas accordé à tous » (30). Don gratuit qui n’est pas lié aux mérites ou aux capacités humaines de la personne qui en bénéficie, qui accorde des grâces particulières, mais qui crée aussi des responsabilités spéciales en donnant une mission propre dans l’Église.
Vie consacrée = consécration spéciale
Cette vie est appelée consacrée à cause de la consécration spéciale qu’on y reçoit. Cette « consécration nouvelle est spéciale, mais elle n’est pas sacramentelle » (31) : elle est le fruit de « la profession publique des conseils évangéliques » (9,10 et 31). C’est ce que le concile appelait « l’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques » (LG 44). Il y aurait là beaucoup à dire. En effet le terme de consécration n’est employé en ce sens que récemment (il est ignoré du Nouveau Testament grec et latin et des anciennes versions françaises) et il recèle beaucoup d’ambiguïtés. De même l’expression conseils évangéliques, quoique plus traditionnelle, aurait besoin de précisions et de nuances : car, si la chasteté du célibat pour le Royaume est évidemment un conseil que donne Jésus et que rappelle saint Paul, pauvreté et obéissance font partie des vertus qui s’imposent à tout chrétien. On peut d’ailleurs s’étonner que le concile, qui commence par parler des « multiples conseils que le Seigneur a proposés à l’observation de ses disciples dans l’évangile » (LG 42), se limite aussitôt aux trois traditionnels.
L’usage récent a procédé à une réduction de sens regrettable. Suivant le concile, le nouveau code parle de « la vie consacrée par la profession publique des conseils évangéliques ». Mais bien vite on en est venu à un raccourci commode en parlant de « la vie consacrée », comme s’il ne pouvait y avoir d’autre consécration à Dieu que celle induite par la profession des trois conseils. C’est ce langage qu’adopte l’exhortation en parlant sans cesse de vie consacrée et de personnes consacrées ; il faut être bien conscient que cela ne peut exclure d’autres formes de consécration encore à définir.
Le pape utilise d’ailleurs une autre expression intéressante lorsqu’il parle de « la consécration totale (de la personne) à Dieu dans la sequela Christi au service de la mission » (65). Nous aurons à revenir sur ces deux éléments majeurs que sont la totalité et la suite du Christ. Que la consécration saisisse l’entièreté de la personne qui y est appelée est exprimé par « le don total de soi » (76) et par la « très intime consécration à Dieu » (77).
Le concile avait enseigné que cette consécration particulière « s’enracine intimement dans la consécration du baptême et l’exprime avec plus de plénitude » (PC 5). Jean-Paul II nous dit que « la vie consacrée (...) se met au service de la consécration de la vie de tous les fidèles, laïcs et clercs » (33).
Mais plus profondément elle est participation à la consécration même de Jésus « premier consacré et premier missionnaire du Père » (22 ; cf. 9 et 70), consécration réalisée par l’incarnation même, manifestée au baptême et trouvant son plein épanouissement dans la pleine donation de la Croix sanctionnée par la résurrection. Dans chaque chrétien, cette consécration est l’œuvre de l’Esprit Saint(19) et chacun peut voir en Marie « un exemple sublime de consécration parfaite, par sa pleine appartenance à Dieu et le don total d’elle-même » (28).
Vie consacrée et Trinité
Il est frappant que le mystère de la Trinité soit continuellement présent à l’exhortation apostolique ; c’est une dimension nouvelle dans un document pontifical, qui lui donne une tonalité spirituelle beaucoup plus accentuée. Le texte est inclus dans le mystère puisqu’il commence par ces mots : « La vie consacrée, profondément enracinée dans l’exemple et l’enseignement du Christ Seigneur, est un don de Dieu le Père à son Église par l’Esprit » (l) et se termine en invoquant « le Seigneur suprême de toutes choses, qui est Père, Fils et Esprit Saint » (112).
Quelques phrases font allusion à la Trinité en général. « La vie consacrée devient l’une des traces perceptibles laissées par la Trinité dans l’histoire pour que les hommes puissent connaître la fascination et la nostalgie de la beauté divine » (20). Mais d’ordinaire l’exhortation prend soin de distinguer les personnes divines et de manifester leurs relations. « La vie consacrée est une annonce de ce que le Père accomplit par le Fils dans l’Esprit » (20). Elle est en effet « un mode (de vie) pour ainsi dire divin, parce qu’il a été embrassé par lui, l’Homme-Dieu, afin d’exprimer sa relation de Fils unique avec le Père et avec l’Esprit Saint » (18).
Les personnes consacrées sont non seulement appelées à contempler le mystère des trois Personnes, mais elles entretiennent des relations propres avec chacune d’elle, car elles mènent « une vie uniquement vouée au Père, saisie par le Christ, animée par l’Esprit » (25). « C’est ainsi que sont annoncés au monde la paix qui vient du Père, le don de soi dont témoigne le Fils et la joie qui est le fruit de l’Esprit Saint » (25).
Plus largement il est dit encore : « Tout charisme comporte constitutivement une triple orientation : vers le Père d’abord avec le désir de rechercher filialement sa volonté dans une conversion continuelle. (...) Les charismes de la vie consacrée comprennent également une orientation vers le Fils, avec lequel ils invitent à entretenir une communion de vie intime et joyeuse à l’école de sa générosité au service de Dieu et de ses frères. (...) Enfin tout charisme comporte une orientation vers l’Esprit Saint, car il invite la personne à se laisser guider et soutenir par lui » (36).
Il faudrait relire ici entièrement le n° 18, où il est expliqué comment la vie consacrée va du Père au Père par le Fils dans l’Esprit Saint. Cela permet de voir en Marie « un modèle sublime de consécration au Père, d’union avec son Fils et de docilité à l’Esprit » (28).
S’agissant tout particulièrement des conseils évangéliques, le pape montre comment ils manifestent l’union de celui qui les professe avec les Personnes divines. « Rapporter les conseils à la Trinité sainte et sanctifiante, c’est révéler leur sens le plus profond. En effet ces conseils expriment l’amour porté au Père par le Fils dans l’unité de l’Esprit. En les pratiquant, la personne consacrée vit avec une intensité particulière le caractère trinitaire (...) qui marque toute la vie chrétienne ». Et il entre dans plus de détails. « La chasteté des célibataires et des vierges (...) constitue le reflet de l’amour infini qui relie les trois Personnes divines dans la profondeur mystérieuse de la vie trinitaire ; amour dont témoigne le Verbe incarné jusqu’au don de sa vie ; amour répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui pousse à une réponse d’amour total pour Dieu et pour les frères ». « La pauvreté (...) devient une expression du don total de soi que se font mutuellement les trois Personnes divines ». « L’obéissance (...) manifeste la beauté libérante d’une dépendance filiale et non servile (...) qui est reflet dans l’histoire de la correspondance dans l’amour des trois Personnes divines » (21).
La vie fraternelle, au-delà de ses aspects humains et même d’une expression spécifique de la loi de charité mutuelle, « tend à refléter la profondeur et la richesse de ce mystère, en se construisant comme un espace humain habité par la Trinité, qui prolonge ainsi dans l’histoire les dons de communion propres aux trois Personnes divines. (...) La vie consacrée a certainement le mérite d’avoir contribué efficacement à maintenir dans l’Église l’exigence de la fraternité comme confession de la Trinité » (41). Il y aurait beaucoup à réfléchir sur les communautés de vie religieuse ou les groupes séculiers consacrés comme des manifestations, des épiphanies de la communion incessante du Père, du Fils et de l’Esprit ; non seulement la vie fraternelle y voit un modèle, mais elle trouve sa source en y participant.
Il n’est pas jusqu’à la formation qui ne trouve en ce mystère divin son véritable sens : « Par le don incessant du Christ et de l’Esprit, Dieu le Père est le formateur par excellence de ceux qui se consacrent à lui. (...) La formation est ainsi la participation à l’action du Père qui, par l’Esprit, développe dans le cœur des jeunes (...) les sentiments du Fils » (66).
Il y a là une abondante matière à contemplation.
Vie consacrée et Esprit Saint
On mesurera l’importance de ce point quand on saura que l’Esprit Saint n’est pas mentionné moins de 113 fois dans le texte de l’exhortation, ce qui pourrait bien, en dehors de l’encyclique Dominum et vivificantem, constituer un record dans les documents pontificaux.
En premier lieu l’Esprit nous est présenté comme la source de la vie consacrée dans l’Église : « Par le don fondamental de l’Esprit, (la contemplation du Christ crucifié) est à l’origine de tous les dons et, en particulier, du don de la vie consacrée » (23) ou encore : « La vie consacrée a été, à travers l’histoire de l’Église, une présence vive de cette action de l’Esprit, comme un espace privilégié d’amour de Dieu et du prochain » (35).
En particulier il faut admirer l’action de l’Esprit dans les fondateurs qui, inspirés par lui, ont suscité dans l’Église de nouvelles formes de vie consacrée pour répondre aux besoins de leur temps : « ils ont su interpréter les signes des temps » (9). La variété des charismes ne fait que manifester la diversité des dons de l’Esprit et ne nuit pas à l’unité si l’on a su opérer le discernement nécessaire. Aussi faut-il se réjouir de l’apparition aujourd’hui de formes nouvelles de vie consacrée qui ne peuvent qu’enrichir l’Église. « La vigueur des diverses institutions de vie consacrée, des plus anciennes aux plus récentes, de même que le dynamisme des communautés nouvelles, entretiendront la fidélité à l’Esprit Saint, qui est principe de communion et de nouveauté permanente de vie » (62). Le pape n’hésite même pas à envisager la constitution de groupes de personnes mariées désireuses de vivre pleinement l’évangile dans leur condition, même s’ils ne peuvent être des instituts de vie consacrée au sens canonique du terme.
L’appel à la vie consacrée est « un don spécifique de l’Esprit Saint » (30 ; cf. 72). La personne ainsi choisie doit avoir « le désir de se plonger dans le foyer d’amour qui brûle en elle et qui n’est autre que l’Esprit Saint » (26) et elle « se laisse conduire par l’Esprit jusqu’aux sommets de la perfection » (20). De cette manière on peut dire que « des personnes unies par un engagement commun dans la sequela Christi et animées par le même Esprit Saint ne peuvent que manifester visiblement la plénitude de l’évangile de l’amour » (52).
« L’égale dignité de tous les membres de l’Église est l’œuvre de l’Esprit, écrit encore le pape. Mais la pluralité est aussi l’œuvre de l’Esprit. C’est lui qui fait de l’Église une communion organique dans la diversité des vocations, des charismes et des ministères » (31).
La vie consacrée, c’est suivre le Christ
Il est toujours difficile de dire en une formule brève en quoi consiste la vie consacrée par la profession des conseils évangéliques. L’histoire de la théologie spirituelle a connu plusieurs approches de cette réalité, et on trouve l’écho de ces diverses expressions dans l’exhortation. C’est en manifestant ces diverses facettes complémentaires qu’on découvre mieux le visage de la vie consacrée. « Le fondement évangélique de la vie consacrée, dit Jean-Paul II, est à chercher dans le rapport spécial que Jésus, au cours de son existence terrestre, établit avec certains de ses disciples, qu’il invite non seulement à accueillir le Royaume de Dieu dans leur vie, mais aussi à mettre leur existence au service de cette cause, en quittant tout et en imitant de près sa forme de vie » (14). « En effet, à travers la profession des conseils, la personne consacrée ne se contente pas de faire du Christ le sens de sa vie, mais elle cherche à reproduire en elle-même (...) la forme de vie que le Fils de Dieu a prise en entrant dans le monde » (16).
Pour mieux exprimer cela, l’exhortation reprend une expression traditionnelle qui tend à redevenir courante : la sequela Christi, expression difficile à traduire, car elle veut dire plus que suivre le Christ comme tout chrétien doit le faire ; en effet, quand Jésus dit : « Si quelqu’un veut venir à ma suite », le plus souvent il s’adresse à la foule de ceux qui l’écoutent. C’est pourquoi tout en employant fréquemment cette expression ou d’autres équivalentes (1, 6, 12, 14, 15, 18, 23, 37, 64, 65, 66, 84, 85, 104), le pape tient à préciser.
Il le fait de deux manières. D’une part en donnant à « suivre » de nombreux synonymes plus précis. Il s’agit donc de recevoir, de partager ou d’adopter les attitudes de Jésus (5, 9,23) ; se laisser saisir (22) ; imiter (4, 24) ce qui est assez différent de suivre ; reproduire, s’approprier, éprouver (7, 19, 20) ; se laisser configurer (16, 18, 19, 70) ou se laisser identifier (8) ou se laisser façonner (70) : « ils deviennent jour après jour des personnes christiformes » (19) ; on dit équivalemment : se conformer : « chercher à se conformer toujours plus pleinement au Seigneur, c’est la condition d’authenticité de tout renouveau » (37 ; cf. 36). « Suivre le Christ » fait encore appel à d’autres dimensions. D’abord celle de la mémoire : « La vie consacrée constitue en vérité une mémoire vivante du mode d’existence et d’action de Jésus comme Verbe incarné par rapport à son Père et à ses frères. Elle est tradition vivante de la vie et du message du Sauveur » (22). Ensuite, et c’est un point important, intervient l’idée de manifestation : manifester (1 et 9), rendre visible (1 et 76), montrer (16), représenter (22), refléter (24), proposer (64) : « Les personnes consacrées (...) pourront devenir un signe authentique du Christ dans le monde. Leur style de vie doit aussi refléter l’idéal qu’elles professent, en se présentant comme des signes vivants de Dieu » (25). Allant un peu plus loin, le pape parle des personnes consacrées comme étant une sorte de présence du Seigneur : « La profession des conseils évangéliques est intimement liée au mystère du Christ, car elle a pour mission de rendre présente en quelque sorte la forme de vie que le Christ a choisie » (29) ; « Les personnes consacrées ont la mission de rendre présent, même parmi les non-chrétiens, le Christ chaste, pauvre, obéissant, orant et missionnaire » ; elles sont ainsi « un prolongement dans l’histoire d’une présence spéciale du Seigneur ressuscité » (19).
D’autre part le pape multiplie les formules pour désigner ce que les personnes consacrées sont invitées à suivre ou plus exactement pour dire ce qu’elles doivent suivre ou imiter plus spécialement dans le Christ Seigneur. Il parle des « sentiments » (« s’approprier les sentiments du Christ Seigneur »68 ; cf. 18 et 69) en reprenant un texte bien connu de l’épître aux Philippiens (« Ayez en vous les sentiments du Christ Jésus »). D’une manière plus originale il dit : « Les conseils évangéliques, par lesquels le Christ invite certains à partager son expérience d’homme chaste, pauvre et obéissant » (18). Il dit encore à plusieurs reprises que « la profession des conseils évangéliques est intimement liée au mystère du Christ » (29 ; cf. 5 et 16), « car, ajoute-t-il, elle a pour mission de rendre présente en quelque sorte la forme de vie que le Christ a choisie » (29). Cette expression : la forme de vie, revient à plusieurs reprises pour désigner la façon dont le Fils a voulu vivre sa vie d’homme : « À travers la profession des conseils, la personne consacrée ne se contente pas de faire du Christ le sens de sa vie, mais elle cherche à reproduire en elle-même (...) la forme de vie que le Fils de Dieu a prise en entrant dans le monde » (16 ; cf. 18, 22). Le pape dira dans une formule voisine : « le mode d’existence et d’action de Jésus comme Verbe incarné » (22). Il parle ailleurs des « traits caractéristiques de Jésus », et ici la précision est importante et éclairante : « de Jésus chaste, pauvre et obéissant » (l ; cf. 12, 31, 77) « totalement consacré à la gloire de son Père et à l’amour de ses frères et de ses sœurs » (85). C’est un autre aspect que l’on trouve dans l’expression : « imiter la condition de serviteur du Verbe incarné » (6) qui devient un peu plus loin : « se laisser façonner par l’expérience pascale, par une configuration au Christ crucifié, lui qui accomplit en toutes choses Ta volonté du Père et qui s’abandonne entre ses mains jusqu’à remettre son esprit » (70). Bref les personnes consacrées sont appelées à « manifester en leur temps la vivante présence de Jésus » (9) ou à être « prolongement dans l’histoire d’une présence spéciale du Seigneur ressuscité » (19), « la présence amoureuse et salvifique du Christ » (76).
Il est facile de conclure que, pour bien comprendre la vie consacrée, il faut étudier de près en quoi la vie du Christ fut une vie de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Il y a à ce sujet d’intéressants passages dans l’exhortation (cf. 18, 21, 88-92).
Totalement
Le Concile, parlant de la vie consacrée, oscille sans cesse entre le comparatif et le superlatif : plus fidèlement, de plus près, ou : pleinement, totalement. L’exhortation choisit de préférence la seconde formulation avec tout un luxe de vocabulaire qu’il suffit d’énumérer :
- totalement (17, 18, 23, 59, 73), total (2, 12, 16, 17, 18, 19, 21, 60, 65, 76), totalité (17, 65), tout (25, 36, 72, 104) en évoquant le don total de soi qui consiste à se consacrer totalement pour être tout à Dieu ;
- pleinement (10, 28, 37), la plénitude de la réponse (25), une pleine conversion (35) ;
- entièrement : « le renoncement à soi-même pour vivre entièrement du Seigneur » (35) ;
- uniquement : « une vie vouée uniquement au Père » (25) ;
- radicalement (84), radical (6, 14, 15, 16, 18), radicalisme (3), radicalité (5, 28, 59) ; c’est un mot relativement nouveau dans le vocabulaire de la vie consacrée : il veut dire que la vie doit être jusque dans ses racines saisie par l’Évangile ;
- exclusif (15, 17, 59, 109) : cet adjectif introduit une nouvelle nuance en écartant tout ce qui pourrait troubler la radicalité du don qui doit être « total et exclusif » ;
- sans partage (1, 21, 104) ;
- « sans rien préférer à l’amour du Christ » (6) ;
- « la forme de vie que le Christ a choisie (...) est une valeur absolue » (29) ;
- on retiendra enfin cette formule : « l’affirmation du primat de Dieu et des biens à venir, telle qu’elle se révèle dans la sequela Christi » (85) alors qu’il est dit auparavant que la vie consacrée donne « le témoignage prophétique du primat de Dieu et des valeurs de l’Évangile dans la vie chrétienne » (84).
Spécialement
Il est toujours difficile de dire ce qui caractérise précisément la vie consacrée, surtout si on veut la différencier de celle des chrétiens non consacrés par la profession des conseils évangéliques. Les documents conciliaires s’exprimaient par des termes comparatifs (plus aisément, plus fidèlement etc). L’exhortation emploie rarement ce langage : « il ne s’agit pas seulement de suivre le Christ de tout cœur (...) comme il est demandé à chaque disciple » (16) ; « la personne consacrée ne se contente pas de faire du Christ le sens de sa vie » (ibid.) ; elle veut « suivre le Christ de plus près » (72).
Jean-Paul II aborde le problème de front en rappelant d’abord la grande loi mise en valeur par le concile : « Tous les fidèles, en vertu de leur régénération dans le Christ, ont en commun la même dignité ; tous sont appelés à la sainteté ; tous participent à l’édification du même Corps du Christ » (31). Puis il précise : « Cette consécration ultérieure a toutefois une particularité par rapport à la première (la consécration baptismale) dont elle n’est pas une conséquence nécessaire. En réalité, quiconque est régénéré dans le Christ est appelé à vivre, par la force qui vient du don de l’Esprit, la chasteté correspondant à son état de vie, l’obéissance à Dieu et à l’Église, un détachement raisonnable des biens matériels, parce que tous sont appelés à la sainteté qui réside dans la perfection de la charité. Mais le baptême ne comporte pas par lui-même l’appel au célibat ou à la virginité, le renoncement à la possession des biens, l’obéissance à un supérieur, sous la forme précise des conseils évangéliques » (30). Il y aurait ici beaucoup à chercher, car si ces lignes s’appliquent facilement aux religieux qu’on disait naguère de vœux solennels, on sait combien il est malaisé de définir en quoi consiste le vœu de pauvreté et encore plus celui d’obéissance dans un institut séculier, puisqu’il s’agit de personnes vivant en leur particulier au milieu des occupations profanes.
Pour éviter de reprendre une locution autrefois en usage qui disait la vie consacrée meilleure ou plus parfaite que la vie des autres chrétiens, le pape préfère parler de vocation particulière (1, 14, 18, 20, 21, 28, 72) ou spéciale (2, 14, 16, 17, 28) ou encore spécifique (6, 72). Il utilise plus rarement : « une expérience unique » (15), « une valeur singulière » (28), « une voie privilégiée vers la sainteté » (35).
Il n’est plus question de comparer la valeur de divers états de vie, mais seulement de dire ce que fut la préférence du Christ : « tout en approuvant et en défendant la dignité et la sainteté de la vie conjugale, le Christ assume la forme de vie virginale » (22).
Signe de l’appel de tous à la sainteté
Peut-être est-ce là l’apport le plus neuf de l’exhortation apostolique. Tous en effet sont appelés à la sainteté, et il n’y a pas de plus haute sainteté que celle à laquelle appelle le baptême. Mais certains, sans être nécessairement plus saints que les autres, ont pour mission de rappeler à tous cette vocation par leur genre de vie. Avec un vocabulaire savant, le pape rappelle d’abord le principe général : « Les vocations à la vie laïque, au ministère ordonné et à la vie consacrée peuvent être considérés comme paradigmatiques du moment que toutes les vocations particulières, d’une manière ou d’une autre, les rappellent ou s’y rattachent » (31) (on sait qu’un paradigme est, en grammaire, un mot-type qui est donné comme modèle pour une déclinaison ou une conjugaison). Plus simplement : « La vie consacrée (...) fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne » (l) ou plus clairement : « Le fait que tous soient appelés à devenir des saints ne peut que stimuler davantage ceux qui, en raison de leur choix de vie, ont la mission de rappeler aux autres cet appel » (39).
On s’arrêtera plus longuement sur deux textes importants. « Dans l’Église, en ce qui concerne sa mission de manifester la sainteté, il faut reconnaître que la vie consacrée se situe objectivement à un niveau d’excellence, car elle reflète la manière même dont le Christ a vécu. C’est pourquoi il y a en elle une manifestation particulièrement riche des biens évangéliques et une mise en œuvre plus complète de la finalité de l’Église, qui est la sanctification de l’humanité » (32).
« Une fonction particulière de la vie consacrée est de maintenir vive chez les baptisés la conscience des valeurs fondamentales de l’Évangile, en rendant ‘le témoignage éclatant et éminent que le monde ne peut être transfiguré et offert à Dieu sans l’esprit des béatitudes’ (LG, 31). Ainsi la vie consacrée rend continuellement présente dans la conscience du peuple de Dieu l’exigence de répondre par la sainteté de la vie à l’amour de Dieu répandu dans les cœurs par l’Esprit Saint, en reflétant dans le comportement la consécration sacramentelle que Dieu opère par le baptême, par la confirmation ou par l’ordre. Il convient, en effet, de passer de la sainteté conférée par les sacrements à la sainteté de la vie quotidienne. La vie consacrée, de par son existence même dans l’Église, se met au service de la consécration de la vie de tous les fidèles, laïcs et clercs. (...) En vertu de cet enrichissement réciproque, la mission de la vie consacrée devient plus éloquente et plus efficace : montrer aux autres frères et sœurs, en gardant les yeux fixés sur la paix future, le but qui est la béatitude définitive auprès de Dieu » (33).
On perçoit ainsi ce qu’on pourrait appeler dans un sens large la « sacramentalité » de la vie consacrée. De même en effet que l’Église est « en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen (signum et instrumentum) de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG 1), on pourrait dire que la vie consacrée est en quelque sorte le signe et l’instrument de l’appel de tous à la sainteté. De même encore que les diacres sont ordonnés pour le service, mais que par là ils signifient que toute l’Église doit être servante et qu’ils en sont les instruments pour tout le peuple de Dieu, de même les personnes consacrées sont signe permanent que toute l’Église est appelée à la communion intime avec Dieu et par leur vie même et leur témoignage elles aident toute l’Église à s’acheminer vers ce but. C’est pourquoi le pape peut conclure : « Il est indispensable que les personnes consacrées renouvellent leur engagement dans la sainteté pour aider et soutenir en tout chrétien la recherche de la perfection » (39).
Dimension eschatologique
La tension eschatologique est essentielle à la vie en Christ : ressuscité, il est entré le premier dans le sein du Père et nous y attire tous à sa suite. L’Église présente, enracinée dans le mystère pascal, est tendue vers son avenir ; c’est « la tension de toute l’Église-Épouse vers l’union avec l’unique Époux » (3). Et le pape peut écrire que « le caractère trinitaire de la vie chrétienne » est « en quelque sorte anticipation de l’accomplissement eschatologique vers lequel tend toute l’Église » (14).
« Dans cette perspective, on comprend mieux le rôle de signe eschatologique propre à la vie consacrée. En effet, la doctrine constante la présente comme une anticipation du Royaume à venir. Vatican II reprend cet enseignement lorsqu’il affirme que la consécration ‘annonce la résurrection future et la gloire du Royaume céleste’ (LG 44). C’est ce que fait avant tout le choix de la virginité, toujours entendu par la tradition comme une anticipation du monde définitif qui, dès maintenant, agit en l’homme et le transforme en tout son être. Les personnes qui ont consacré leur vie au Christ ne peuvent que vivre dans le désir de le rencontrer, pour parvenir à être avec lui pour toujours. (...) Le regard tourné vers les réalités du Seigneur, la personne consacrée rappelle que ‘nous n’avons pas ici-bas de cité permanente’ (He 13,14) parce que ‘notre cité se trouve dans les cieux’ (Ph 3,20). La seule chose nécessaire est de chercher ‘le Royaume et sa justice’ (Mt 6,33) en implorant sans cesse la venue du Seigneur » (26). De sorte qu’on peut dire que « la vie consacrée annonce et anticipe en quelque sorte le temps à venir, dans lequel, une fois survenue la plénitude du Royaume des cieux qui est déjà présent en germe et dans le mystère, les fils de la résurrection ne prendront plus ni femme ni mari, mais seront comme des anges de Dieu (cf. Mt 22,30) » (32).
Jean-Paul II prend quelques exemples éclairants : « L’Orient chrétien, dit-il, souligne cet aspect lorsqu’il désigne les moines comme des anges de Dieu sur la terre qui annoncent le renouveau du monde dans le Christ. En Occident le monachisme est célébration de mémoire et de veille : mémoire des merveilles que Dieu fait, veille dans l’attente de l’accomplissement ultime de l’espérance » (27 ; cf. 6). « Par leur vie et leur mission, (les contemplatives) anticipent la gloire future » (8 ; cf. 59). Et « les vierges consacrées (...) constituent une image eschatologique de l’Épouse céleste et de la vie future, dans laquelle l’Église vivra finalement en plénitude l’amour pour le Christ son Époux » (7).
Mais le pape prend soin de souligner que cette tension eschatologique « est tout autre que passive : tout en se tournant vers le Royaume à venir, elle se traduit par le travail et la mission, parce que le Royaume se rend présent dès maintenant à travers l’instauration-de l’esprit des béatitudes ». D’où cette affirmation solennelle, qui balise bien notre route : « la tension eschatologique se traduit dans la mission, afin que le Royaume s’affermisse et progresse ici et maintenant. À l’invocation : ‘Viens, Seigneur Jésus’, s’ajoute l’autre prière : ‘Que ton Règne vienne’ » (27).
Vie consacrée et Église
Tout ce qui vient d’être dit montre la place que la vie consacrée tient de fait dans l’Église. L’exhortation insiste pour affirmer que la vie consacrée est non seulement utile, mais qu’elle est nécessaire à l’Église parce qu’elle en est un élément majeur, « un élément décisif pour sa mission » (...) Elle appartient de manière intime à sa vie, à sa sainteté et à sa mission.(...) La profession des conseils évangéliques est une partie intégrante de la vie de l’Église, à laquelle elle donne un élan précieux pour une cohérence évangélique toujours plus grande » (3 ; cf. 29). On lira de même : « La signification sponsale de la vie consacrée prend un relief particulier, car elle évoque la nécessité pour l’Église de vivre pleinement et exclusivement vouée à son Époux dont elle reçoit tout bien » (34).
De manière plus précise, on peut encore relever ces deux affirmations : « Les personnes consacrées, par leur être le plus Profond, se situent dans le dynamisme de l’Église, assoiffée de absolu de Dieu, appelée à la sainteté » (39). « Les personnes consacrées sont appelées à être des ferments de communion missionnaire dans l’Église universelle » (47).
Pour être complet, il faudrait encore étudier ce qui est dit de la consécration et des conseils évangéliques au-delà des quelques notations relevées çà et là. Il faut seulement relever ici que le pape a suivi l’ordre des conseils adopté au concile : chasteté, pauvreté, obéissance. En effet, comme il a été dit plus haut, la chasteté vouée dans le célibat est l’élément déterminant de la vie consacrée, car elle est « considérée à bon droit comme la porte de toute la vie consacrée » (32).
L’exhortation n’a pas résolu tous les problèmes et n’a pas donné une définition simple et définitive de la vie consacrée. Mais elle en renouvelle la connaissance en en multipliant les descriptions.
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