La direction spirituelle
Un chemin, une direction, une mission
Alain Mattheeuws, s.j.
N°1997-1 • Janvier 1997
| P. 8-28 |
Cet article, proposé dans ce premier numéro, en ce début d’année 1997, et alors que nous entrons dans le temps du Jubilé et que Jean-Paul II nous invite à célébrer, le 2 février, la vocation à la vie consacrée, prend tout son sens de cet environnement ecclésial. De quoi avons-nous, en effet, le plus besoin en ce kairos ? Si ce n’est de chercher, trouver et accomplir la volonté de Dieu. La réflexion anthropologique (la liberté), la perspective ecclésiale (l’exercice du sacerdoce des fidèles), la sagesse des conseils pour la pratique de ce « sacrement du frère », tout, dans ce très bel ensemble, nous y aide. La rigueur du théologien et la chaleur d’un praticien se combinent pour nous offrir un chemin, une direction, une mission.
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L’expérience chrétienne témoigne depuis les origines de cette aide fraternelle que les hommes et les femmes peuvent s’offrir dans leur quête de Dieu, la réponse à Sa volonté, l’exercice des vertus et l’amitié profonde que chacun est amené à développer avec son Seigneur. La sainteté chrétienne n’est pas le fruit de l’individualisme. Elle s’appuie sur la communion des saints et la tradition de l’œuvre de sagesse divine en nos vies. Le conseil spirituel, l’accompagnement spirituel, la direction spirituelle, la paternité spirituelle sont des signes tangibles de la sollicitude personnelle de Dieu pour chacun de ses enfants. Ce trésor de sagesse est connu et visité de manière différente selon les époques de la vie de l’Église. Les traditions sont nombreuses, mais se rejoignent et se confirment mutuellement sur l’essentiel du « désir de voir Dieu ». Elles avouent toutes l’importance de ce « sacrement fraternel » qu’est l’accompagnement spirituel dans la croissance en sainteté.
Une légende hassidique rapporte que, dans le ventre de sa mère, l’enfant a le temps de prendre connaissance de tous les secrets du monde. Le jour où il vient à pousser son premier cri, l’ange de la vie se penche sur lui et lui pose délicatement le doigt sur les lèvres, lui conseillant de les garder tout au fond de lui...
Cette légende nous rappelle que le secret de l’homme se trouve enveloppé par un double mystère : celui de notre naissance et celui de notre mort. Et tout au long de notre histoire et dans le souffle de notre cœur, il nous est donné, à travers les bénédictions que Dieu a laissées dans le jardin de la Création, de pouvoir le re-connaître. Le secret de l’homme en définitive est caché en Dieu.
À lui la tâche de le découvrir avec l’aide de ses frères et sœurs en Église.
Dans cet exposé, nous décrirons successivement l’accompagnement spirituel comme un chemin, une direction, une mission. Par ces trois termes, nous essaierons de marquer l’importance du passé, du présent et de l’avenir de tout accompagnement. Nous mettrons cette description en lien avec le sacerdoce commun de tout baptisé : prophète, roi et prêtre. Cette manière d’écrire nous permettra de suggérer chaque fois quelques réflexions fondamentales (des points d’appui) avant de dégager quelques pistes d’applications pour l’accompagnement spirituel.
Un chemin. Un don prophétique
L’homme n’est pas « fait » tout de suite et d’une pièce. Sa conception, sa naissance, sa croissance sont le signe que son être profond doit toujours advenir. Le petit de l’homme doit encore « apprendre » beaucoup sur la vie, sur lui-même, sur les autres. Cette reconnaissance joyeuse d’une vie qui éclot, grandit, fleurit, est fondamentale pour entrer dans l’expérience spirituelle. Qui dit « vie », dit mouvement, saisons, variations, devenir. Qui parle d’une « vie » assumée par une liberté, consciente d’elle-même, veut signifier que chacun a une histoire personnelle, liée à l’histoire de ses frères et sœurs, de chair et d’esprit. L’accès à Dieu, à son intimité et à sa volonté, est une histoire. Nous marchons vers Dieu : la vie spirituelle est un chemin. Nous faisons route en frères et sœurs tous ensemble. Pèlerin de l’Absolu, l’homme cherche LE chemin, LA vérité, LA vie.
Des points d’appui
La réflexion philosophique autant que théologique nous mène à reconnaitre que nous ne sommes pas à l’origine absolue de nous-mêmes. L’homme est une créature. Il est donné à lui-même, « confié à l’univers ». L’homme, comme être d’esprit, est un être-de-don. Il est donné « une fois pour toutes » à lui-même par un acte bon et créateur. Il peut ne pas être conscient du Donateur de son être. Il est cependant « laissé à son conseil », autonome en ce qu’il est. Il est sujet de don, sujet à part entière, appelé à reconnaître l’origine de son existence et à consentir à la loi du don qu’il est. Cette assomption de l’homme par lui-même est son œuvre. Il nous est bon de reconnaître une croissance progressive de la liberté spirituelle de chaque personne à travers les actes posés de don-de-soi. Cette liberté spirituelle structure l’homme en même temps qu’elle est aidée et façonnée par l’usage de ses facultés : par son intelligence, sa mémoire et sa volonté. La liberté apparaît dans toute sa grandeur et son risque dans le consentement ou le reniement par l’homme de l’être qu’il est, de la créature en obligeance native d’elle-même. Dès l’origine, l’homme est appelé à se donner librement à Dieu et aux autres. « Que signifie la liberté, sinon le pouvoir de se donner et de tout donner en se donnant ? » Le chemin de tout homme vers sa liberté est le chemin par lequel il lui sera possible de rencontrer son Dieu. D’autre part, pesons l’enjeu de cette affirmation : cheminer vers sa liberté est le seul chemin par lequel Dieu peut attester sa présence dans l’histoire humaine. Sans Dieu, comment l’homme peut-il s’accomplir ? Sans l’homme, comment la question de Dieu peut-elle s’enraciner dans l’histoire ?
L’homme se reçoit toujours du Tout-Autre (l’Absolu, Dieu, l’Altérité) qui le fonde de part en part comme don. L’acte humain est ou non l’hommage rendu au don reçu. Ainsi plus un être est en acte, plus l’être-de-don se donne. D’un point de vue théologique, la liberté spirituelle de chacun a un centre : l’attachement personnel et décidé au Christ, la réponse à son appel, le goût de ses « mystères contemplés », l’amour de son Nom [1]. Ainsi l’homme est-il révélé à lui-même dans le dialogue vrai avec son Dieu. Cette mutuelle interaction des libertés est centrale. La liberté, dit encore M. Zundel, est « la clé d’une expérience de Dieu, de toute expérience de Dieu » [2].
Arrêtons-nous à ce qui nous paraît être une évidence. Que l’homme puisse entrer dans l’intimité divine et acquérir une connaissance certaine, quoique toujours limitée, de la volonté de Dieu, montre à la fois la noblesse et la grandeur de Celui qui l’a voulu ainsi. Saint Ignace parle de « chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie, pour le bien de son âme » (ES,1). « Tout mouvement de Dieu n’est pas nécessairement une volonté de Dieu », dit le P. Surin. La découverte de cette volonté suppose un travail, un désir, un choix de la liberté, une disposition pour entendre et comprendre ce désir divin. Tout l’être de l’homme est touché par ce projet. Toutes les puissances de l’homme seront exercées pour atteindre cet objectif : mémoire, intelligence, volonté. La liberté, creuset de ses puissances, manifestera à Dieu et à l’homme lui-même le fruit de cette recherche et lui permettra d’y correspondre. Que la volonté humaine puisse faire sienne le désir de Dieu, telle est sa grandeur et sa beauté. En cette capacité librement assumée réside le bonheur.
Dieu ne gouverne-t-il pas toute chose avec sagesse et par amour ? La providence n’est pas vide. Elle est chargée du dessein de Dieu, de la volonté aimante d’un Père qui, en son Fils et dans l’Esprit, nous appelle à Lui. Cette providence n’est pas générale au sens de la bonté de Dieu pour le monde. Ce souci de Dieu est singulier : il touche tout homme en particulier. « Toi, tu me sondes, Seigneur. Tu me connais. Que je me lève ou m’assoie, Tu le sais. Tu perces de loin toutes mes pensées » (Ps 139, 1-2).
Cette volonté est inscrite dans l’histoire des hommes. Elle est « lisible » à qui il est donné de « voir et d’entendre ». Elle est « compréhensible » : elle a ses critères, ses raisons qui convainquent, éclairent, illustrent, confortent (cf. la tradition de discernement des Pères du désert, les règles des Exercices spirituels de saint Ignace). Quelle audace spirituelle que d’affirmer pouvoir entrer dans cette connaissance ! Quelle joie de pouvoir y correspondre de toute la force et la dignité de la liberté humaine ! Là où certaines conceptions anthropologiques limitent l’homme à l’horizon terrestre ou à la découverte de tous ses conditionnements (réels !), l’affirmation chrétienne retentit : forte, encourageante, exigeante. L’homme est capable de découvrir le dessein personnel de Dieu sur lui et de l’accomplir. C’est une harmonique spirituelle essentielle de la définition anthropologique patristique : homo capax Dei.
Points d’application pour la relation spirituelle
Tout chemin d’accompagnement est un retour à l’origine de l’être personnel. Ce retour n’est pas souvenir nostalgique, simple déclinaison d’identité, analyse psychologique, relation descriptive. Il s’agit, dans les premiers moments de la relation personnelle comme après, de faire mémoire et de garder en mémoire vive les dons reçus comme le visage de don de celui qui se confie à nous. Pour tout homme, retrouver son origine, c’est prendre conscience avec force et paix de l’acte créateur qui l’a mis au monde (Dieu et le ministère des parents) et qui continue à soutenir son existence à chaque instant. L’homme n’est-il pas « la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même (GS 24) [3] » ? Ce retour à l’origine est « le fondement » de toute démarche spirituelle. Prendre le départ, faire le point, risquer une décision, toutes les attitudes spirituelles importantes ne peuvent s’exercer sans cette reconnaissance du fondement de son être. Cette reconnaissance doit être expérientielle. C’est à ce type d’expérience vitale qu’Ignace convie le retraitant au début des Exercices spirituels : « L’homme est créé pour louer, servir et respecter Dieu Notre Seigneur et par là sauver son âme » (ES 21).
L’homme est donné à lui-même : il se repose en son origine s’il fait mémoire du don et des dons reçus. Il se « recueille » (au sens marcellien du terme) quand il se rappelle ce qu’il a reçu et rendu, ce qu’il est. Cette dynamique de la mémoire, profondément inscrite dans l’homme, traverse toute l’histoire du salut. Faire mémoire est l’acte par lequel le peuple d’Israël trouve et retrouve toujours son identité4, « Écoute, Israël... » Dans les récits de vocation, l’identité propre du prophète appelé, du roi, des disciples, du jeune homme riche... cette identité s’affermit dans la considération de l’œuvre de Dieu dès l’origine. « Dès le sein de ma mère, tu me connais et me conduis » (Ps 139).
Si le directeur spirituel invite le dirigé à faire mémoire de sa vie, à relire sa vie, c’est pour fortifier son identité de créature et vivifier la certitude de la providence des dons de Dieu. Cette prise de conscience de l’histoire sainte de chacun est une condition nécessaire pour saisir l’instant de sa vie. Le sens spirituel des événements ne jaillit pas uniquement de l’instant présent. Il se lit dans la mémoire d’une histoire personnelle. Il faut « visiter » et « revisiter » son histoire pour y saisir la trace de Dieu, le sens des événements. C’est le socle sur lequel tous deux peuvent bâtir le moment présent et dessiner l’avenir : options et motions diverses apparaissent toujours dans l’horizon d’une mémoire sainte. Cette « épaisseur » du passé n’est pas pure ténèbre, même si l’acte de mémoire peut révéler des souffrances et des trous noirs. L’acte de mémoire surgit de la liberté : celle-ci permet à chacun d’assumer ses faiblesses en les connaissant lucidement. Elle permet ainsi à la grâce de Dieu d’être « pardon, résurrection et vie transfigurée ». Faire mémoire, c’est s’enraciner dans la certitude que les trous et les souffrances de l’histoire personnelle ont été assumés par Dieu. Dieu a été présent à chaque instant. Le directeur spirituel développe l’assurance de cette présence et appelle le dirigé à en vivre de plus en plus profondément. Faire mémoire, c’est poser un acte de confiance, c’est renouveler sa confiance. Le sujet peut relire plusieurs fois sa vie. Cet exercice réalisé fraternellement, parfois devant des personnes différentes, doit l’amener à grandir dans la communion avec Dieu, plus intime à lui-même que lui-même. La découverte spirituelle de chacun passe par cette mémoire. Elle s’enrichit de lectures diverses. L’être humain y découvre toujours plus sa véritable identité de Fils de Dieu.
S’il m’est arrivé d’aider quelqu’un, ce fut toujours en le ramenant à son fonds personnel ; en repartant du désir de vivre qu’il ressentait à nouveau, maintenant que l’étouffement de la formation première avait cessé ; en reprenant les choses à partir de son besoin d’agir, de se dépenser, de communiquer avec autrui, enfin de son besoin d’aimer et de se savoir aimé, tous désirs que son intuition percevait comme la part la plus authentique de lui-même. Appuyé sur ce moi véritable, il fallait alors lui faire découvrir sa relation à Dieu, sa manière personnelle de prier, ses possibilités d’expression avec autrui. Parmi les plantations que nous faisions, seules restaient vivaces celles que venait irriguer, comme une eau vive, son besoin profond d’exister. C’est bien là le premier souci que doit avoir le directeur : faire exister un homme ; sinon, il bâtira sur le sable son édifice spirituel. Il ne s’agit certes pas de développer une superbia vitæ, ni de vouloir à tout prix « santé plus que maladie, vie longue plus que vie courte ». Mais pourquoi, sous prétexte que nous sommes pétris de péché, vouloir éteindre cette puissance de vie qui nous habite ? Dieu ne craint pas de la faire surgir avec risques. Elle doit seulement être en harmonie avec celui qui en est le Créateur et Seigneur. (...) Si la direction spirituelle n’accueille pas tout entier cet être en toutes ses forces vives, elle ne lui permettra pas de s’ordonner à Dieu.
L’acte de faire mémoire est un acte de consolation. Il donne des fruits de paix et de joie, même si le frère fait mémoire de souffrances ou d’errances. Les souffrances comme le péché appartiennent à la vie d’homme. Dieu donne à l’être humain de pouvoir guérir de ses souffrances et de recevoir le pardon. En faisant mémoire librement, l’homme se dispose à cette action divine. Parfois une démarche spirituelle longue est nécessaire pour pouvoir trouver la paix et la joie, recevoir la certitude d’être dans les « bras de Dieu », goûter la tendresse d’un Père qui nous aime de toute éternité, s’unir intimement au cri des pécheurs pardonnés et clamer en vérité ce cri de la liturgie pascale : « Heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! »
Une direction. Un don royal
Le chemin emprunté par chacun ne mène pas dans le vide. S’il y a départ, c’est dans une direction déterminée. Le Seigneur lui-même nous y invite par la voix d’Isaïe : « Je n’ai pas dit à la descendance d’Israël : ‘cherchez-moi dans le vide ! »’(45,18-19). De plus tous les chemins ne mènent pas à Dieu ; certains sont des impasses, d’autres nous en éloignent ou nous en rapprochent. À la réflexion, nous n’avons pas à accepter de vivre dans un espace-temps conçu à la mode païenne, dans l’éternel retour du même et des choses. Notre temps n’est pas circulaire. Le chemin où l’homme est en train de marcher mène quelque part. Qui dit « origine et histoire », dit aussi terme à cette histoire. Entre l’origine et la fin, surgit toute l’originalité de l’instant, du moment présent. Le temps appartient à Dieu. L’homme en dispose pour s’unir à son Créateur. Chaque instant est grâce. C’est « l’heure », le moment favorable. Dans la vie spirituelle, il y a des kairoï dont il faut discerner le poids pour et dans l’histoire personnelle de chacun.
Des points d’appui
Tout homme est appelé à se donner pour s’accomplir lui-même. Les actes humains, accomplis en conscience, nous construisent ou nous détruisent. L’homme ne s’y réduit pas, mais il s’y construit ou s’y détruit. Comme cœur, corps et esprit, l’homme doit se trouver en prenant des décisions et en posant des gestes qui le touchent, touchent ses frères et sœurs, touchent Dieu. La liberté est incarnée. Elle entre dans les médiations de l’histoire : patience, actualité, adéquation ou non des désirs à la réalité.
Un vrai spirituel développe en lui le sens de la nature et de l’histoire des hommes. Comme dans l’une et dans l’autre, il y a des âges dans la vie spirituelle. L’histoire de chacun se déroule à l’imitation de la grande histoire qui va de la création jusqu’à l’accomplissement dans l’Apocalypse.
Histoire sainte, histoire des hommes : où trouver Dieu sinon dans le monde auquel nous appartenons ? Sans le circonscrire à ces limites, il nous est cependant difficile de Le rencontrer en dehors de l’espace-temps de notre humanité. Il n’est pas vain de dire que le monde est créé par Dieu et que chacun peut y lire la trace du Créateur. Il est gracieux de faire mémoire que le « Verbe s’est fait chair et qu’il a demeuré parmi nous et nous avons vu sa gloire » (Jn 1,14). Le flux de l’instant n’est pas absurde. L’instant est présence de l’Éternité dans le temps. Tout événement porte un sens à déchiffrer. Une lumière sur nos actes quotidiens et sur nos paroles est livrée, voilée parfois, toujours vraie, bonne et belle. Il n’y a pas de « petits événements », il n’y a que de « petites gens » qui peinent à lire la splendeur de l’éternel dans la vie des hommes. L’incarnation nous offre un regard nouveau sur notre vie quotidienne. L’Esprit lui-même vient à notre aide pour transfigurer nos vies, leur donner une saveur éternelle si nous le voulons.
La vie de tous les jours nous offre de nombreuses occasions de prendre des décisions. N’est-ce pas le propre de l’homme que de décider et d’assumer les conséquences de ses décisions ? Décider construit l’homme, lui permet de grandir. Cette constatation est valable dans la vie spirituelle : une bonne décision engage, confirme, fortifie. Des fruits spirituels en surgissent toujours. Dans le concret de l’existence, l’homme expérimente la puissance étonnante de sa liberté qui, à travers ses facultés (mémoire, intelligence, volonté), se découvre non seulement apte à connaître la volonté de Dieu, mais à l’assumer et à la faire. Car il ne suffit pas de connaître la volonté de Dieu, il faut l’accomplir.
Ces réflexions ne peuvent faire oublier l’amont de toute décision chrétienne : l’élection. La matière de toute décision, la manière de la mettre en acte, son efficacité spirituelle dépendent fondamentalement de la correspondance entre la liberté personnelle et celle de Dieu. L’homme est en alliance avec Dieu, puisque Dieu a fait alliance avec lui. Dieu a fait les premiers pas. La plupart des décisions humaines doivent opérer ce retournement à la fois affectif et rationnel suivant : Dieu veut-il que je fasse cela ? Dieu m’a-t-il appelé et choisi pour ce travail ? Prendre conscience du « choix de Dieu », c’est reprendre la prise de décision à sa source : se reconnaître choisi de Dieu, appelé à se donner de telle manière, dans tel événement, dans tel état de vie.
Si l’homme est choisi, il est assuré de la force même de Dieu pour ce qu’il a à faire, pour ce qu’il décide. Sa décision revêt un caractère divin qui porte ses fruits de paix et de joie. Il entre dans le dessein de Dieu. Il dit « oui » librement à l’œuvre de salut de Dieu dans l’histoire humaine. La décision humaine est participation à l’œuvre de Rédemption. Elle peut l’être à condition de reconnaître toujours sa source (l’appel de Dieu) et d’y correspondre librement, sans attaches désordonnées. Les efforts de discernement, ainsi que toutes les règles qui y sont attachées, n’en revêtent que plus d’importance à la lumière de la venue du Christ dans notre histoire humaine.
Points d’application pour la relation spirituelle
Toute relation humaine est située dans le temps. Une différence d’âge entre le directeur spirituel et le dirigé peut être une aide pour entrer plus facilement dans un conseil. Ce n’est pas une nécessité : la vie des saints nous les montre parfois « dirigeant » des personnes plus âgées qu’eux ou se confier à de plus jeunes pour des motifs particuliers.
Certaines périodes de la vie sont cruciales pour des options de vie. Les questions concernant l’appel à un état de vie ne doivent pas être ajournées indéfiniment. Dieu ne prend pas plaisir à laisser les siens dans le doute et l’hésitation sur la mission confiée ou le bonheur promis. Il revient aux hommes d’affronter les questions posées en vérité et à l’âge adéquat.
Il faut souligner l’horizon concret de toute direction : un séminaire, un noviciat, un couple, des jeunes en recherche de vocation. Souvent, on propose au séminariste le nom d’un Père spirituel : une histoire peut commencer, mais il faut le temps de l’apprivoisement et de la confiance. Les conditions de vie du séminaire changent par rapport à ce que les jeunes ont connu antérieurement : le séminaire a son rythme, son règlement intérieur. On sait qu’un jugement d’aptitude doit être prononcé quant à leur vie donnée au Christ et à l’Église. C’est la mission du supérieur et de ses conseillers. La direction spirituelle est complémentaire et peut être précieuse pour permettre aux séminaristes de voir clair dans leur vie et de fortifier leur propos. Elle doit rester un véritable espace de liberté.
La jeunesse du dirigé, son manque d’expérience spirituelle, sa conversion récente, sont des facteurs dont il faut toujours tenir compte pour saisir l’enjeu de ce qui est dit dans l’instant. Écouter un jeune dans le feu de la conversation, c’est toujours mesurer le poids de ce qu’il dit à l’aune de ce qu’il sera dans une dizaine d’années. La maturité spirituelle tient compte également du processus de la maturation humaine. Dans cette croissance, le moment présent doit être le plus souvent relié à ce qu’il pourra devenir. C’est une condition de la vérité du discernement.
La direction spirituelle est toujours donnée à des personnes en relation à Dieu.
Je rappelle un seul point : il convient de suivre le rythme du temps, de la vie. La direction spirituelle est souvent liée à un certain âge de la croissance : adolescence, jeunesse, temps de formation. Cependant, l’enfant peut, très jeune, recevoir une direction spirituelle. Les paroles dites à l’âge de trois, quatre ou cinq ans peuvent orienter sa vie. Et il n’y a pas d’âge où la direction spirituelle devient inutile. Il est bon de garder, durant toute la vie, une référence, quelqu’un à qui demander conseil pour « chercher et trouver la volonté de Dieu ». Qui n’appréciera la confirmation donnée, la consolation à recevoir de l’Église, un témoignage que l’Esprit inspire pour nous fortifier ?
C’est le XVIIe siècle qui voit se fixer un certain vocabulaire et une pratique renouvelée de la direction spirituelle. Les mots « direction » ou « conduite » sont employés indifféremment [4]. Saint François de Sales leur donne un souffle nouveau :
Le jeune Tobie commandé d’aller à Raguès : « je ne sais nullement le chemin », dit-il, « Va donc », répliqua le père, « et cherche quelque homme qui te conduise ». Je vous en dis de même, ma Philothée, voulez-vous à bon escient vous acheminer à la dévotion ? Cherchez quelque homme de bien qui vous guide et vous conduise ; c’est ici l’avertissement des avertissements. Quoi que vous cherchiez, dit le dévot Avila, vous ne trouverez jamais si assurément la volonté de Dieu, que par le chemin de cette humble obéissance, tant recommandée et pratiquée par tous les anciens dévots.
Si la figure de la direction spirituelle apparaît comme autoritaire ou arbitraire, ce n’est pas sans raison. La tentation est réelle. L’histoire de la direction spirituelle en montre certaines âpretés (au XVIIIe siècle, avec la tentation janséniste). La centration sur le sujet, l’affirmation de son autonomie au siècle des Lumières, la découverte de la place unique de la conscience ne feront que renforcer une méfiance par rapport à une « direction » à donner ou à suivre. Cette œuvre de purification est bienfaisante. Elle ne doit pas nous faire oublier que l’œuvre de la relation spirituelle n’est pas bilatérale. Elle est toujours asymétrique. Non pas quelqu’un qui connaît face à celui qui ne sait pas, quelqu’un qui mande et quelqu’un qui obéit, mais quelqu’un qui fait appel au discernement et à l’écoute d’un autre pour en recevoir lumière, force, chaleur, ouverture concernant sa vie concrète et des décisions personnelles à prendre. Si le directeur spirituel est toujours « affecté » dans la relation qu’il vit avec le dirigé, ce n’est jamais de sa vie qu’il s’agit. Il n’a pas à rendre compte ni à faire confidence de lui-même à son dirigé.
Malgré ses ambiguïtés, la responsabilité spirituelle est bien « gouvernement de l’âme ». Le directeur spirituel est amené parfois à exercer fermement l’autorité qui lui est reconnue en toute liberté. Si la conscience personnelle reste le lieu secret de la liberté qui se prend elle-même en charge, il n’est pas « interdit » au dirigé d’obéir, c’est-à-dire de suivre un conseil reçu en toute connaissance de cause. L’obéissance est à vivre si elle est l’œuvre de la liberté qui vit en vérité. Cette obéissance au directeur spirituel n’est pas servile : elle est confiance, parfois dans les ténèbres.
« Chercher et trouver la volonté de Dieu » concerne proprement le sujet personnel dans sa relation à Dieu. Le mystère de la personne y demeure distinct de ses actes en leur expression visible ou suivant leur référence au bien d’autrui. La relation de la personne à Dieu ne peut se réduire aux paroles et aux gestes qui l’expriment « extérieurement ». Elle indique le sanctuaire où l’être humain est visité de Dieu et se réfère à lui (Gaudium et Spes, 16). Ici, point d’obéissance à un être humain : la direction spirituelle aide à reconnaître la volonté et la bonté de Dieu dont la voix même se fait entendre. La relation de la personne à Dieu et à sa sainte volonté est plus intime que tout acte posé et que toute relation aux autres.
Cette autorité du directeur spirituel, ce pouvoir royal appartient au sacerdoce commun des fidèles. Elle est participation aux paroles et gestes d’autorité du Christ et à la grâce reçue au baptême. Elle a un autre caractère lorsque le directeur spirituel est un prêtre ou un évêque [5]. Le directeur spirituel l’exerce vis-à-vis de celui ou celle qui s’est confié à lui. Elle n’est pas autorité arbitraire d’un frère sur un autre. Elle est écoute mutuelle de l’œuvre de l’Esprit.
Le temps de la direction spirituelle est un temps de prière, en tout cas pour celui qui la donne. Pour celui qui la reçoit, l’attention donnée aux paroles peut légitimement le prendre plus entièrement. Mais écouter quelqu’un sans écouter Dieu, c’est manquer la profondeur de ce qui se passe. Parler sans demander la lumière de l’Esprit est un peu court.
Si la liberté est vraiment accordée pour nous donner à Dieu et aux autres, cette dépendance fraternelle ou filiale vis-à-vis d’un directeur spirituel ne peut pas être perçue ou vécue comme une perte d’autonomie ou d’identité personnelle. Se donner, c’est dépendre librement d’autrui. C’est « au nom de la liberté » que l’on décide de lui faire confiance au point parfois de suivre cet avis plutôt que le sien. Pour le directeur spirituel aussi, le cœur de la relation est la liberté. Respecter l’autre qui se confie au point « d’obéir », le respecter de telle manière que grandisse toujours sa liberté. Pour tous deux, il s’agit bien de veiller à obéir à l’Unique : à celui qui sanctifie, à l’Esprit Saint.
Dire la vérité, enseigner ce qui est bien et ce qui est mal, être vrai, conduire à l’objectivité du faire : il ne suffit pas d’invoquer la volonté de Dieu ni de la connaître, il faut la faire. La part d’enseignement du directeur spirituel est très variable selon les questions posées et la formation du dirigé. Il est bon de répondre aux demandes, surtout au début de l’aventure spirituelle. Des indications précises peuvent être données sur la vie sacramentelle, la pratique des commandements et des vertus, les engagements de la charité et les différentes manières de prier. L’enseignement ne doit pas prendre toute la place de l’entretien. Il risquerait d’être un refuge. L’enseignement n’est pas un témoignage : la vie spirituelle du directeur n’a pas à devenir un modèle. Que sa vie donne autorité, tant mieux. Elle s’efface cependant devant l’unique Seigneur et devant sa volonté telle qu’elle s’exprime dans le cœur d’autrui. Il ne s’agit pas d’imiter son Père spirituel, ni de transformer quelqu’un à son image. Il faut permettre au semeur de moissonner ce qu’il a semé et fait grandir. L’enseignement peut conduire à recommander certaines lectures appropriées.
Une mission. Un don sacerdotal
La conviction originelle qu’il existe une relation personnelle entre Dieu et tout homme fonde l’aventure spirituelle. Les décisions de chaque instant sont liées au terme même de cette aventure risquée. Le lieu de l’expérience spirituelle est bien l’existence prise dans sa totalité et avec tous ses enjeux. Le moment présent surgit toujours dans l’horizon limité de la vie humaine. Vivre, n’est-ce pas se préparer à bien mourir ? La vie éternelle promise n’est-elle pas déjà commencée ? La question de la vie et de la mort, de l’éternité bienheureuse, n’est pas si éloignée des consciences contemporaines. Parfois il semble opportun d’éclairer la jeunesse et ses questions. La perception intime que le Seigneur nous attend et « qu’il essuiera toute peine et tout pleur » donne une saveur d’éternité à nos faits et gestes de chaque jour. La question du jeune homme riche reste d’actualité : « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? »(Mt 19,16). Cette question révèle notre destinée la plus profonde : nous sommes faits pour participer à l’éternité même de Dieu. Cette finalité de nos vies est l’horizon de notre vie morale, de toute croissance spirituelle. Car le Seigneur répond simplement : « Viens et suis-moi. » Cette suite du Christ n’a d’autre but que de le connaître intérieurement, le servir et l’aimer et « par là sauver son âme » (ES, 23). Se donner au Seigneur pour correspondre à son appel suppose toujours un « saut » de confiance. L’éternité se reçoit, se conquiert et se mérite. L’amour de Dieu est infini : il est bon de s’y plonger dès maintenant pour aimer sans mesure. Cette mesure infinie révèle par ailleurs la densité spirituelle de nos vies.
Des points d’appui
Celui qui s’est confié à un directeur spirituel, se confie également à sa prière. Cet engagement, pas toujours explicite, est certainement moral. Prier, ce n’est pas d’abord penser à quelqu’un, à ses soucis. Au contraire, il faudra souvent au directeur spirituel un temps et un effort pour prendre distance par rapport à la personne et à ses confidences. Prier, c’est mettre le dirigé dans le cœur de Dieu et le lui abandonner. Cette prière est purification de l’affectivité, abnégation de l’esprit propre, ascèse. Le directeur spirituel qui prie se met dans les dispositions intérieures pour écouter et comprendre le plan de Dieu sur son dirigé. Il laisse Dieu parler et lui ouvrir l’esprit. Le directeur spirituel, s’il est prêtre, est appelé à confier particulièrement son dirigé dans l’Eucharistie célébrée pour faire grandir cette disposition d’âme et pour accomplir ainsi sa mission d’intercesseur. Abandonner celui ou celle qui nous est confié à l’amitié de Marie et des saints est une manière de construire l’avenir et de vivre dans l’espérance.
Prier, c’est préparer le chemin à l’action de Dieu. C’est entrer dans la vigilance. Le directeur spirituel est un veilleur. Il scrute dans la nuit ce qui lui est confié, l’aurore d’un nouveau matin. Il peut être le premier à deviner et à accueillir le « soleil levant » qui vient visiter le cœur du dirigé. Cette mission est ecclésiale. Elle participe à celle de Marie, confiante dans la nuit de Pâques et forte de l’attente d’une résurrection dont la surprise est à la mesure des douleurs ressenties. Sans pouvoir ou devoir toujours le dire, le directeur spirituel est parfois même celui qui court le plus vite au tombeau pour « voir et croire » (Jn 20,4), et s’effacer ensuite. Le Ressuscité donne force et lumière à nos vies. Le directeur spirituel est appelé à en percevoir tous les signes et à confirmer ainsi ses frères. Il témoignera ainsi que le Christ est « venu pour qu’ils aient la vie en abondance ». Cette vie, n’est-ce pas connaître le Christ, le Vivant, le seul Dieu ?
La direction spirituelle n’est pas une exhortation morale, une prédication qui convainc, un cours qui éblouit. La mission commune est de chercher et de trouver la volonté de Dieu. Le discernement n’est pas qu’une analyse de situation, mais il comporte toujours une interprétation de sens ou un jugement. Dieu se plaît à compter sur les hommes. Son amour le rend vulnérable. Sa volonté n’est pas tyrannique ni arbitraire. Elle s’exprime dans des appels. Dieu s’est lui-même livré à nous à travers son Verbe. La Parole qu’est le Christ transfigure toutes les paroles humaines. Elle donne aux conversations non seulement un goût d’éternité, mais une saveur de découverte, d’actions à entreprendre, d’attitudes à prendre. L’avenir de l’homme se dessine avec les couleurs des mots de Dieu : ceux qu’il nous a transmis dans l’Écriture et dans la Tradition, ceux qu’il fait résonner étrangement dans le cœur de chacun.
La priorité donnée à la parole est capitale : elle commande l’attitude de disponibilité de celui qui est témoin de l’Esprit, car la direction spirituelle, c’est d’être témoin à neuf de l’action de Dieu dans une âme, telle qu’elle se confie dans la parole. Il n’y a pas à souffler des paroles édifiantes, constructives ou même illuminatrices ; il faut discerner, dans ce que le « dirigé » peut confier de lui-même, ce qui le conduit à Dieu ou le détourne de Dieu.
C’est par la parole que l’homme découvrira la mission reçue. C’est dans la parole qu’il avouera les obstacles rencontrés et les joies offertes. La liberté creuse son chemin par la parole. Elle y exprime ses désirs et ses pensées. L’homme y advient à lui-même : à son être de fils, comme le Fils.
En se disant, le visiteur déchiffrera lentement le sens de son histoire. En exprimant ce qu’il ressent, il s’objectivera devant autrui. Avec étonnement, il verra apparaître les motivations de ses actes, autres que celles qu’il croyait. Il consentira peut-être à vivre avec son corps - ce qui n’est pas si courant - et ne s’effraiera plus de ses « monstres intérieurs ». En somme, il devra s’accepter sans réserve, non certes pour se contenter de ce qu’il est, mais parce qu’en s’imaginant différent, il s’épuiserait à façonner de l’irréel. Qu’il laisse donc la vérité se faire en lui, douloureuse, mais bienfaisante.
S’il consent à sa vérité, s’il est prêt à l’accueillir quelle qu’elle soit, il commence déjà à être libre, libre en lui-même, libre avec les autres, libre devant Dieu. Sinon, il n’y a pas d’espoir qu’il y parvienne jamais. Cet effet purificateur et libérant de notre propre vérité est sans doute l’un de ceux qu’ont visés de tous temps les spirituels par la « manifestation des pensées » ou « l’ouverture de conscience ». Quant au psychologue, je ne pense pas qu’il désavouerait cette quête de lucidité.
La conversation est la matière du dialogue entre le directeur spirituel et le dirigé. Elle est un lieu de discernement. Les paroles échangées sont des signes à travers lesquels Dieu dessine son projet sur chacun d’entre nous. Cet échange suppose beaucoup de vérité et d’ouverture dans les propos. On peut parler ici, avec la tradition spirituelle orientale, d’une transparence du cœur. Le chrétien confie son cœur, c’est-à-dire ce qu’il ressent et ce qu’il vit, et ses pensées à un autre frère. Cette transparence est lumière pour transmettre nos élans, nos désirs, les merveilles que Dieu fait en nous. Être transparent, c’est ne pas cacher ce que l’on vit, déplier les plis de son cœur avec confiance, pudeur et discrétion. Un proverbe dit : « voir un chrétien transparent, c’est voir Dieu qui parle. » La parole est de gratuité et dans la confiance. Pour le directeur spirituel, il ne s’agit pas de faire parler mais de laisser parler le frère [6]. La parole est à entendre dans les silences qui l’accompagnent. Écouter cette parole d’autrui est une ascèse et une abnégation. Il s’agit d’être docile à cette transparence telle qu’elle se vit pour l’ordonner à Dieu au rythme de la confiance qui s’affermit.
Le discernement opéré à l’intérieur de tout ce que je vis dans mes rapports avec Dieu, avec les autres, avec moi-même, me conduit à vivre au-delà des émotions ou des états d’âme, dans ce qu’Olivier Clément appelle quelque part cette « émotion non émotionnelle », où nous laissons la pensée de Dieu nous envahir pour ne nous reposer qu’en lui. « C’est à leurs fruits que vous jugerez », dit Jésus. Quand j’en viens à ne trouver de joie que dans l’accomplissement de sa volonté, je rejoins l’attitude du Seigneur Jésus, qui ne vit que pour le bon plaisir du Père. L’être en est transformé. Le souvenir de Jésus passe au crible mes intentions et mes désirs pour n’avoir qu’en lui mon bonheur et nous établit dans cet état où « rien ne peut nous séparer de l’amour du Christ » (Rm 8), parce que nous sommes agis par l’Esprit.
Points d’application pour la relation spirituelle
Il faut discerner ses propres dons et obéir aux critères apostoliques de la mission. En plus de l’acquisition d’une compétence issue d’une formation théologique et spirituelle, il faut s’ouvrir à la réalité des dons que Dieu offre à chacun : écoute, discernement, art de la conversation, confiance, compréhension rapide des enjeux spirituels, bon jugement et ouverture d’esprit. La direction spirituelle a été considérée comme un « art », une manière divine de faire. Elle est à la fois un don de Dieu et l’exercice comme approfondissement de ce don. Parlons donc d’un certain apprentissage. Il ne faut pas hésiter à travailler et à réfléchir dans ce domaine, à demander cette grâce et à être prêt à peiner longuement pour l’obtenir et la garder. Saint Antoine déclare à propos du discernement des esprits : « Il faut beaucoup de prière et d’ascèse pour pouvoir, par le charisme du discernement des esprits, reçu du Saint-Esprit, connaître ce qui les concerne [7]. »
L’accompagnement spirituel suppose chez le directeur spirituel un travail personnel sur lui-même, une prise de conscience de ses propres dons (comme de ses limites) en même temps que l’aspiration à mieux connaître les voies de Dieu pour mieux en faire part. Il s’agit de recevoir de Dieu lui-même ce qu’il convient de dire et de faire dans la relation avec le dirigé. Cette écoute fraternelle est toujours sous le regard de Dieu. Le Maître intérieur est l’Esprit qui sanctifie et configure au Christ. Cette écoute du cœur manifeste combien le directeur spirituel et le dirigé sont tous deux à l’école de Dieu qui les instruit. Elle rappelle concrètement au directeur spirituel qu’il n’agit pas en son nom propre, mais qu’il est toujours envoyé par Dieu pour aider et fortifier ses frères.
Au point de départ de tout, il y a Dieu. Il nous précède. C’est lui le premier qui est à l’œuvre : « Lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de son Nom » (1 Tm 2,4). Par conséquent, nous avons sans cesse à nous rappeler : « Un Autre combattra pour toi », ou encore « Laisser le Créateur agir avec sa créature ». Et il pourra nous être donné par grâce d’être témoin de deux libertés qui se rencontrent, celle de l’homme et celle de Dieu.
Dans la direction spirituelle, celui qui guide doit être attentif aux appels de Dieu, il aide à les reconnaître et à y répondre. Il a certainement une « mission » de sourcier. Il cherche et mène le dirigé aux sources de la vie. Ce n’est pas lui qui est la source, mais sa mission sera d’en confirmer l’existence. Parler de mission, c’est signifier que cette action ne se fait pas de soi-même, ni pour le directeur spirituel ni pour le dirigé.
La tâche du maître spirituel, s’exerçant sur des individus, garde une dimension ecclésiale. Elle vise à inscrire l’effort de chacun dans le mystère total, celui dont parle Paul dans ses épîtres et dont Jean, à travers évangile et épîtres, révèle la nature. Mystère que nous vivons dans l’Église par les Sacrements. Il évite ainsi l’individualisme spirituel, toujours prêt à renaître chez celui qui s’occupe de pureté de cœur et de docilité à l’Esprit. Plus que de se soucier de résultats chiffrés et de compte rendus d’activités, il s’efforce dans ces détails de montrer le sens. Sa démarche demeure ouverte et centrée sur le mystère de Dieu et de l’Église.
Cette mission se vit en référence à Dieu, pour Dieu, dans l’Église. Cette référence peut (et doit parfois) être explicitée dans le cadre institutionnel d’un séminaire, d’une maison de formation. Le directeur spirituel y est envoyé et nommé par l’Évêque. Sa responsabilité et son autorité sont référées à la mission donnée pour un temps à l’égard de certaines personnes. L’accompagnement est un service dans l’Église et pour l’Église. C’est un service et non un métier ou une fonction. Tout y est gratuit. « Ce que vous avez reçu gratuitement, donnez-le gratuitement. » Personne ne gagne sa vie de cette manière, même si la communauté chrétienne doit penser à « nourrir » ceux et celles qui exercent cette mission en son sein. N’y cherchons aucun avantage matériel ou affectif.
Dans ce domaine, la fonction ne crée pas nécessairement l’organe. La formation et l’expérience jouent un rôle essentiel. Chacun, avec son directeur spirituel, est amené à reconnaître aussi les dons spirituels reçus du Seigneur et à les approfondir. La direction spirituelle n’est pas toujours valorisée comme œuvre pastorale. Elle n’est pas spectaculaire ni médiatique. Elle ne touche pas les « masses ». L’homme y mesure souvent l’humilité de son action, tout en prenant conscience parfois de l’énergie spirituelle qu’elle nécessite. Elle suppose l’humble patience des jours. « Seigneur, je n’ai pas le regard fier ni l’esprit ambitieux. Je ne suis pas un chemin de grandeur qui me dépasse. Je ne poursuis ni grands desseins ni merveilles qui me dépassent « (Ps 130,1).
Du côté du dirigé, il arrive fréquemment qu’au séminaire le supérieur lui propose une personne pour l’accompagner. Cette étape qui conduit au sacerdoce est balisée. Sa structuration même donne une impulsion à la vie spirituelle du séminariste. Les échos doivent en être régulièrement évalués avec le directeur spirituel. Toute formation réclame une intégration personnelle qui suppose le temps et parfois des modalités diverses pour que l’intégration soit vraiment effective.
Pour le séminariste il ne s’agit pas de chercher « chaussure à son pied » dans l’arsenal des caractères ou des spiritualités. Le Père spirituel ne « sert » pas à cela. Le point essentiel est de choisir Dieu. Les vrais spirituels partent toujours d’un point concret de la vie pour franchir les frontières. Ce qui importe est donc la vie spirituelle du prêtre.
Vu du côté du dirigé, le choix peut s’opérer de diverses manières. La figure du directeur spirituel choisi et les critères apparaissent dans cette description du P. Gouvernaire :
À qui demander cette aide spirituelle ? Évidemment à quelqu’un de bon jugement et d’assez fine psychologie, à quelqu’un qui écoute beaucoup plus qu’il ne parle, et surtout à quelqu’un ayant un sens spirituel juste, avisé, éclairé par une patiente réflexion sur les multiples chemins qui s’ouvrent devant la foi. Il est nécessaire qu’il ait été formé à l’entretien pastoral et initié aux éléments de théologie spirituelle. Il sera prudent, enfin, de s’assurer qu’il est reconnu apte par ses pairs déjà aguerris ou désigné par ceux qui sont responsables de ces ministères.
Sous forme de conclusion
Tout guide spirituel fait penser à Jésus. Ne doit-il pas être comme le bon berger qui connaît ses brebis par leur nom et les conduit vers les bons pâturages, va jusqu’à donner sa vie pour elles ? Ne doit-il pas être comme le bon samaritain qui recueille le blessé sur le bord du chemin et le sauve ? N’a-t-il pas le don de panser les blessures avec l’onguent du Saint-Esprit ? Par la prière, n’est-il pas appelé à confier chacun à l’auberge qu’est l’Église ? Jésus prenait les siens à part et leur expliquait le sens des paraboles. Il les enseignait personnellement. Ainsi en est-il de chaque guide spirituel. Jésus priait la nuit durant de longues heures. Chacun de nous est ainsi pris en charge dans la communion des saints et plus particulièrement par son guide spirituel.
Le guide spirituel fait passer sur l’autre rive. Il y a des passages dans la vie spirituelle qui sont plus ou moins faciles à vivre. Ils peuvent être le reflet de la vie humaine : de l’enfance à la vieillesse. Ils peuvent surgir face à des événements particuliers : un malheur, une maladie, une mission nouvelle, une crise de confiance. Personne ne vit jamais exactement la même situation qu’un autre. Cependant, qui dit expérience et sagesse dit capacité de comprendre l’autre et charité fraternelle qui osent se partager. Le guide spirituel ne « fait » pas les choses à notre place. Il ne vit pas notre vie. Il peut cependant nous aider à atteindre plus aisément et plus rapidement le but poursuivi : étancher notre soif de connaître et d’aimer Dieu.
Rue De Buck, 22
B. 1040 BRUXELLES, Belgique
[1] Ce qui est enseigné sur l’unité dans PO aux prêtres et futurs prêtres, surgit dans la continuité de LG 28 et vaut de tout baptisé : « Le Christ demeure toujours la source et le principe de l’unité de vie de ses ministres. Les prêtres réaliseront cette unité en s’unissant au Christ dans la découverte de la volonté du Père, et dans le don d’eux-mêmes pour le troupeau qui leur est confié » (PO, 14).
[2] M. Zundel. Quel homme et quel Dieu ? Paris, Fayard, 1976, 25 ; 53 ; 148.
[3] « Tout se passe chez eux (Israël et la communauté chrétienne) comme si l’épreuve rendait à l’homme la mémoire, comme si un homme sans mémoire ne pouvait être un homme fidèle. La réponse aux questions, aux impasses, aux détresses, n’est jamais donnée dans l’Écriture d’une manière abstraite ou dogmatique. La réponse est dans l’histoire. La Bible n’est jamais la mémoire nostalgique du temps passé, du paradis perdu, mais elle est une évocation de ce que Dieu fait, en vue d’une invocation pour ce qu’il fera. Une invocation qui est la reconnaissance d’une Présence sous-tendant la suite des événements, et leur donnant le sens d’une histoire sainte » (Cl. Flipo, « Invitation à la prière », 33).
[4] Saint François de Sales. Introduction à la vie dévote, Paris, Seuil, 1962, 1e partie, ch. III, 22 et ch. IV, 24.
[5] Voir à ce propos les distinctions opérées par A. Chapelle, ibid., 59-61.
[6] « Le silence permet de recevoir l’autre, de l’écouter, de le regarder, de découvrir au-delà de ses ténèbres la lumière qui luit dans son cœur. L’important est que ce silence ne naisse pas en toi de ta peur, de ton inquiétude ou de ton indifférence. Développer la certitude que quelque chose doit se passer, sans savoir ni quand ni comment. Laisse venir ce moment où la parole brève, simple et tonifiante te sera donnée, qui fera jaillir joie et lumière en celui qui la reçoit » (J. Laplace. La liberté... cité supra n. 6, 24).
[7] Athanase. Vie d’Antoine, Coll. Spiritualité orientale, 28, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 19, 41.