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Pour réfléchir au célibat sacerdotal

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°1996-5 Septembre 1996

| P. 295-305 |

Proposées à des séminaristes, les réflexions de cet article, sans manquer évidemment de fondement théologique, se veulent aussi de théologie spirituelle. Elles s’ouvrent ainsi à un propos plus large qui concerne le célibat consacré envisagé comme étant, dans l’Église, à la racine de tant de formes de réponses personnelles à un appel divin singulier. Quelques “figures” (saint Joseph, Thérèse de Lisieux, la Vierge Marie) viennent donner son rayonnement de gloire à la chair ainsi transfigurée.

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On trouvera dans les pages suivantes une réflexion proposée à des séminaristes diocésains à propos de leur choix du célibat pour Dieu. Ce charisme personnel est aujourd’hui présupposé chez les futurs prêtres de l’Église catholique latine. Que signifie-t-il pour ceux qui le vivent ? Comment peuvent-ils trouver dans la tradition de l’Église les modèles d’un effacement dont, finalement, l’amour seul peut rendre compte ? À ces deux questions correspondront les deux parties de notre travail. Mais auparavant, il peut être utile d’écarter une objection.

À lire les documents conciliaires sur “le ministère et la vie des prêtres”, Presbyterorum ordinis (1965) et sur “la formation sacerdotale” Optatam totius, on peut en effet s’étonner de voir l’obéissance, la chasteté et la pauvreté “exigées” des prêtres, s’appuyer quasiment sur les mêmes références et citations scripturaires que celles qui fondent les trois conseils évangéliques voués par les religieux. Dans le cas particulier de la chasteté et du célibat des prêtres (PO 16), il s’agit de Mt 19,12, trois fois cité dans ce numéro, de 1 Co 7,32-34 et de Lc 10, 35-36. Pour former les séminaristes, on invoquera, plus brièvement, en OT Mt 19,12 et Lc 20, 36.

Pour mémoire, je note que LG 42, qui déploie la séquence martyre-virginité-obéissance-pauvreté comme forme de la charité parfaite demandée à tout chrétien, fonde le don précieux du célibat sur les mêmes textes (Mt 19,11 ; 1 Co 7,7 ; 32-34), tandis que le décret Perfectae caritatis, parlant de la chasteté des religieux, invoque aussi, au numéro 12, ces deux “lieux scripturaires”, Mt 19,12 et 1 Co 7,32-35.

On pourrait donc se demander, et certains le font, si le concile Vatican II déjà n’a pas en quelque sorte aligné le célibat du prêtre sur le célibat des religieux, bref, n’a pas fait ou refait du prêtre (comme l’École française du chrétien) le religieux de Dieu [1]. Pour importante qu’elle soit, la question me paraît mal posée. D’abord parce qu’elle repose sur une base étriquée : pourquoi, rétorquera-t-on, ce qui est demandé à tous dans l’Église (la chasteté chrétienne) ne pourrait-il sourdre de la même parole vivante du Christ - et, dans le cas de Mt 19, de la métaphore vive qu’est le Christ Seigneur en personne ?

Cependant, il faut avancer en eaux plus profondes et pour cela, lire l’Écriture dans la Tradition qui nous la livre. Le célibat pour le Royaume a été reconnu par l’Église comme convenant si bien au sacerdoce, dans le rite latin, que l’évêque, depuis le concile d’Elvire peut-être (début du IVe siècle), depuis le Moyen Âge sûrement [2], ne choisit plus ses collaborateurs que parmi ceux qui ont reçu de l’Esprit Saint ce don du célibat (cf. PO 16). Paul VI l’a clairement affirmé dans son encyclique Sacerdotalis cælibatus : “C’est donc à l’autorité de l’Église qu’il appartient d’appeler au sacerdoce ceux qu’elle juge aptes, c’est-à-dire ceux à qui Dieu a accordé, en plus des autres signes de la vocation ecclésiastique, le charisme du célibat sacré” (62).

Comme l’a montré le Cardinal Lustiger dans une conférence [3], reprise dans son livre Oser croire avec quelques corrections [4], il y a là, plus qu’une décision disciplinaire, la reconnaissance d’une figure du prêtre, proche de celle de l’évêque, et d’une logique spirituelle toute différente d’une vision fonctionnelle du ministère : le choix spirituel de ceux que Dieu appelle au célibat précède aujourd’hui l’appel de l’Église hiérarchique ; celle-ci subordonne son propre choix à l’évidence de la vocation de tel homme à remettre toute sa vie à la seule puissance aimante de Dieu. Tous les célibataires pour le Royaume ne sont pas appelés au ministère sacerdotal, mais tous ceux que l’Église latine appelle au sacerdoce sont, pour la loi ecclésiastique, issus de cette vocation où un homme baptisé et confirmé (normalement) s’est déjà reconnu le charisme du célibat [5].

L’antériorité dont je parle est théologique. Il se peut que, d’un point de vue chronologique, certains perçoivent la vocation au sacerdoce avant la vocation à la continence et à la virginité, et qu’ils découvrent ensuite ce que présupposait l’appel au ministère sacerdotal, et tout au moins ce qu’il requiert. En tout état de cause, pour que la loi du célibat ne reste pas à jamais extérieure au cœur humain [6], il convient que la vocation à la virginité soit reconnue avant l’appel officiel de l’évêque [7].

Pour creuser cette réflexion à propos du célibat pour Dieu, nous procéderons en deux temps : porter un regard sur l’Écriture, puis un autre sur l’histoire spirituelle, l’une et l’autre témoignant, aux yeux de la tradition chrétienne, d’une pratique que l’exemple du Christ a définitivement marquée.

Le célibat chrétien

Quoi qu’on en ait dit, même l’Encyclopædia Universalis le reconnaît dans son article “célibat”, les ascètes, vierges et continents, qui paraissent dès les premiers temps du christianisme, sont une création chrétienne. Jamais en effet, ni chez les Grecs, ni chez les juifs, ni dans les courants ultérieurs, gnostiques, encratiques, etc., le célibat n’a pris cette ampleur, ce sens, cette permanence, qui affleure partout aux III. et IVe siècles et se spécifiera bientôt en érémitisme, monachisme, cénobitisme, vie canoniale, etc. Car lorsque les moines se feront prêtres, les prêtres se feront moines et leurs sœurs les suivront de loin (diaconesses, chanoinesses, béguines, etc.). Cet extraordinaire chassé-croisé de la vocation sacerdotale et de la vocation religieuse a été mis en lumière et réfléchi dans un article déjà ancien du Père Carpentier, “Vocation sacerdotale, vocation religieuse”, qu’il est encore utile de consulter [8]. On y apprend comment le Pape Nicolas II faillit bien, en 1059, imposer la vie commune à tous les prêtres, comme on leur imposait, depuis plusieurs siècles déjà, le célibat. Si l’on en croit l’article du Père C. Dumont que j’ai déjà cité, l’état sacerdotal et l’état religieux n’auraient pas pour autant été absorbés l’un par l’autre : “du fait qu’il y a une double expression du commandement de l’amour, on ne saurait tirer la moindre opposition entre les chrétiens qui, dans leur engagement de service total, ont directement Dieu en vue (les religieux) et ceux qui mettent en premier lieu la perspective du don de soi au prochain dans l’Église (l’évêque et ceux qui participent effectivement de sa charge)” [9].

Laissant de côté l’histoire, on peut convenir que le célibat, tragique et quasi impensable pour l’Ancien Testament (voir le cas de Jérémie), est vécu, dès le Nouveau Testament et dans le cas de Paul, comme une prophétie du monde qui disparaît (1 Co 7), mais aussi, comme un gage du Royaume qui vient.

La péricope tant citée de Matthieu 19 montre en effet quelle réalité commence à poindre dans notre histoire : par trois fois, il est indiqué que le Royaume appartient aux pauvres (19,16-26), aux petits enfants (19,13-15), aux “eunuques” volontaires (19,10-12). Ainsi que Jésus l’explique par ailleurs, ceux qui ne prennent ni femme ni mari “ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils à des anges et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection” (Lc 20,35-36). “Le point de ressemblance avec les anges, commente le Père L. Legrand, n’est pas dans leur nature spirituelle, mais dans leur immortalité, qui fait que l’homme ressuscité n’a plus besoin de procréer”. Le chrétien voué au célibat montre qu’une telle vie a déjà commencé. Selon la citation d’Augustin que rappelait au Synode des Évêques le Cardinal Danneels, “Virginitas est in carne corruptibili perpetua incorruptibilitatis meditatio”, “la virginité est, dans la chair corruptible, méditation constante de l’incorruptibilité”.

De même, au chapitre 7 de l’Apocalypse, les 144.000 qui suivent l’Agneau sont les martyrs. Mais au chapitre 14, cette suite est composée de “vierges” (14,4). Certes, le terme indique in recto leur fidélité, par opposition à l’idolâtrie, mais la paraphrase “ils ne se sont pas souillés avec les femmes” signifie au moins qu’il y a entre le martyre et la chasteté une ressemblance, qui est d’avoir lavé son vêtement et de s’être purifié dans le sang de l’Agneau (7,14).

Pour en revenir au texte de Matthieu, quel rapport y a-t-il entre la virginité et le Royaume des cieux ? Quelle est la valeur de la préposition “pour le Royaume des cieux”, dia tèn basileian ton ouranôn ? Dans le contexte, il s’agit sans doute de finalité plutôt que de causalité. Mais on ne peut bâtir une théologie, encore moins une vie, sur la force d’une particule [10].

Si la préposition reste vague, l’expression “Royaume des deux” a, au contraire, un sens bien déterminé. Thème majeur des Synoptiques (il équivaut à “la vie” chez saint Jean), le terme désigne tous les biens que le salut apporte, les temps à venir, la vie future. C’est donc essentiellement un terme eschatologique [11] : ce que les prophètes avaient promis et les apocalypses, déjà décrit - l’alliance nouvelle, le don de l’Esprit, la nouvelle création, la Jérusalem d’en-haut-, c’est tout cela, le Royaume des cieux (ou, équivalemment, le Royaume de Dieu).

Mais surtout, avec l’incarnation du Verbe, le monde eschatologique est rendu présent, “jusqu’à ce qu’il vienne”, dit la liturgie, et donc (en) tant que le Seigneur vient. En sa personne, les forces du monde futur sont à l’œuvre, à la manière d’une semence qui finira par transformer toute la création (comme le manifestent les paraboles). Le temps présent est donc à la fois promesse et accomplissement (ce vocabulaire est plus catholique que celui de “déjà-là, pas-encore”). Les signes des temps, c’est la réalité qui se fait présente, de manière encore cachée. Le célibat de Jésus, dont la mise en cause est peut-être à l’origine de la péricope de Mt 19, est une prédication en acte de la venue du Royaume : il constitue déjà, dans le monde présent, la “métaphore vive”, l’icône, de ce que sera la condition de l’homme dans les temps à venir.

“À cause du Royaume des cieux” ne signifie donc pas “pour avoir accès au Royaume” : le célibat n’est pas une condition nécessaire au salut, mais un don, destiné à quelques-uns, qui ont des oreilles pour entendre (19,11). “En vue du Royaume” ne signifie pas non plus “afin de travailler plus librement pour lui” : le texte ne vise ni activité particulière, ni apostolat missionnaire. “En vue du Royaume” signifie simplement : “afin de se trouver accordé avec lui” : les eunuques volontaires sont tels parce qu’ils ont compris que la virginité - l’exemple de Jésus et de sa Mère l’atteste - est la condition qui répond le mieux à la nature d’un temps où Dieu se fait proche comme le Royaume - et la grâce de le comprendre porte en soi sa responsabilité.

Dans la bouche de Jésus, l’appel au célibat a un accent eschatologique très prononcé, correspondant au ton de sa prédication galiléenne, note encore le Père L. Legrand. C’est le mystère de la croix et de la résurrection qui donnera tout son sens aux paroles du Seigneur, celles-ci et d’autres, où Jésus assume lui-même la figure de l’Époux qu’avec celle du Père Israël avait finalement reconnue en son Dieu. Jean-Baptiste le dit : Jésus est l’Époux qui déjà à l’épouse (Jn 3,29-30) ; mais quand Jésus lui-même s’est désigné ainsi (Mc 2,19-20), c’est pour annoncer qu’il sera enlevé, pour des noces mystérieuses dont il reviendra (Lc 12,26 ; Mt 25,1.5.10), après avoir été investi d’une royauté (Lc 19,11 sv) qui n’est pas de ce monde (Jn 18,36). Le Christ s’est livré pour l’Église, il l’a lavée dans son sang, il l’a rendue innocente et sainte (Ép 5,25-32) ; lui ayant tout donné, il peut tout lui demander. Ainsi l’Apôtre nous dit-il fiancés, comme une vierge pure, à un Époux unique (2 Co 11,2).

Que cette vérité des épousailles constitue, plus encore que la désignation du Corps uni à sa Tête, la relation même du Christ et de l’Église, que tous les baptisés s’y trouvent conviés pour leur vie éternelle, cela n’exclut pas, mais appelle qu’il en aille ainsi, dès maintenant, pour ceux qui y reconnaissent leur décisive et unique beauté [12] On peut comprendre l’insistance de Pastores dabo vobis sur la signification nuptiale du corps humain rapporté à la maturité affective du candidat au sacerdoce (44). Une maturité dont les critères ont été énoncés dans le n° 11 du Décret conciliaire OT sur la formation des prêtres.

Luc et Paul ont approfondi cette théologie des origines : Paul dans sa réponse aux Corinthiens (1 Co 7), Luc, plus discrètement, dans les vues sur la virginité qu’il a distribuées dans son évangile (Lc 14,26 et 18,29 sur l’“épouse” à quitter), et surtout lorsqu’il décrit le rôle de la virginité de Marie dans l’histoire du salut ; en sorte qu’on peut dire que le portrait de Marie constitue la meilleure synthèse de la doctrine chrétienne de la virginité : sa pauvreté anticipe la croix et en tire déjà son sens, par la force de l’Esprit.

Par le même Esprit, ce mystère se prolonge dans la vie virginale de bien des disciples, de saints et de saintes qui nous ont précédés dans la foi. Bien plus que les textes-sources, le fait incontournable de “la condition de virginité et de pauvreté que le Christ Seigneur a voulue pour lui-même et que la Vierge sa Mère embrassa” (LG 46), a joué un rôle déterminant dans la tradition chrétienne. Il n’est sans doute pas malaisé d’interroger sur ce point quelques figures plus emblématiques. Ce ne sont pas tous des prêtres, mais leur engagement peut éclairer celui que les futurs prêtres ont à mûrir : l’éducation ne procède-t-elle pas aussi par imitation ? En ce domaine pourtant, notre regard doit se faire plus réaliste que celui de l’hagiographe qui nous cache souvent les constats de l’historien.

Considérer l’exemple de quelques devanciers

Le Père A. Chapelle, dans son livre Sexualité et sainteté [13]. a décrit la maturation de la sexualité masculine dans le célibat sous la forme de trois étapes, ou plutôt de trois types de relations qu’un homme appelé au célibat peut être amené à. connaître : rencontrer la jeune fille rêvée, la jeune femme partenaire de vie, la jeune femme partenaire de vie et mère de l’enfant désiré. À chaque fois, la spécificité de la situation, les critères de discernement, l’attitude de prière qui s’impose, le fruit spirituel, sont rigoureusement définis. Pour traduire au féminin cette analyse, j’avais moi-même choisi - dans un article écrit sur le mode de la théologie spirituelle plutôt que de l’anthropologie chrétienne-, d’examiner trois visages de “saintes femmes” : Jeanne d’Arc, qui avait promis de conserver sa virginité “aussi longtemps qu’il plairait à Dieu” et mourut Pucelle en invoquant le nom de Jésus ; Thérèse d’Avila, qui dut, au début de sa vie religieuse à l’Incarnation d’Avila, se dégager de la “grande affection” d’un prêtre par ailleurs concubinaire ; Thérèse de Lisieux enfin, dans ses relations avec ses compagnes de noviciat mais aussi avec les deux jeunes prêtres que ses supérieures lui avaient confiés comme “frères” [14].

L’histoire de l’Église n’est pas avare de grandes rencontres qu’il ne faudrait pas reconstruire imaginairement sur le modèle du drame d’Abélard et d’Héloïse. Sans compter que beaucoup se sont sanctifiés dans la plus absolue des solitudes humaines, je dirai en un mot, pour ma part, que ces grandes amitiés entre hommes et femmes, à chaque fois qu’on y regarde de plus près, se trouvent traversées par un renoncement qui les rend plus redoutables que désirables : Claire et François, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix [15], François de Sales et Jeanne de Chantal, pour ne citer qu’eux, ont vu la distance se creuser entre eux, parfois sur de longues années, en sorte que ces affections réelles, qu’ils avaient reçues parmi d’autres de la main même du Christ, leur furent totalement rendues et de ce fait, s’en trouvèrent bien plus relativisées qu’on ne le dit communément.

Saint Joseph

Peut-être pouvons-nous d’abord rencontrer le premier des hommes de cette lignée qui remonte au Christ et à Marie, et c’est, avant même Jean-Baptiste, saint Joseph [16]. Pour ce faire, l’évangile de Matthieu me paraît le plus adéquat, encore que l’épisode lucanien de Jésus perdu et retrouvé (Lc 2,41-52) puisse également être envisagé [17]. En ce qui concerne saint Matthieu, souvenons-nous de l’annonce de la conception de Jésus (Mt 1, 18-25), où Joseph apparaît comme un homme juste et chaste, de la fuite en Egypte (2,13-15), où son obéissance est manifeste, ou encore de l’établissement à Nazareth (2,19-23), tout illuminé par sa simplicité et sa pauvreté.

Sans entrer dans le détail d’aucun de ces textes, que chacun peut considérer à loisir, notons tout de même quelques caractéristiques récurrentes. Tout d’abord, Joseph ne parle pas, il rêve. Par quatre fois, l’évangile de Matthieu nous rapporte que Dieu communique ainsi avec lui, comme en réponse à ses préoccupations. Mais on ne connaît pas d’autre réponse de Joseph que sa prompte docilité à ce qu’il a entendu : “réveillé de son sommeil, Joseph fit comme lui avait prescrit l’Ange du Seigneur et il prit avec lui son épouse” (1,24) ; “lui, se levant, prit avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Egypte” (2,14) ; “lui, se levant, prit avec lui l’enfant et sa mère, et il entra au pays d’Israël” (2,21) ; “il se retira dans la région de Galilée et vint habiter dans une ville appelée Nazareth” (2,23). Plusieurs fois, cette sorte d’obéissance d’exécution est confirmée par la Parole même de Dieu (2,15 ; 2,23), surtout celte des Prophètes, qui semble 1e lieu privilégié de Joseph dans l’Écriture. S’il y a une sorte d’évolution dans sa vie, le vocabulaire peut nous l’indiquer : Marie est dite “son épouse”, puis, par trois fois, l’expression “l’enfant et sa mère” peut nous faire songer que Jésus est le vrai centre de cette relation. L’épisode lucanien du Temple montre dans le même sens que Marie dit “mon enfant” et “ton père” (2,48) - comme si la paternité de Joseph l’inscrivait immédiatement devant Jésus. Un secret impressionnant entoure pour le reste la vie de Joseph, “homme de silence”, dont nous ne savons plus rien après que Jésus ait en quelque sorte confirmé pour lui et pour Marie sa conception virginale (Lc 2,49). On devine seulement que Joseph, pas plus que Marie, ne comprend pas alors ce que dit Jésus, mais, avec Marie toujours, “garde en son cœur” cette prémonition [18].

Homme de la nuit et de l’obscure enfance, homme de la fuite et de l’exil, charpentier de Nazareth dont le nom reste à cause de la renommée de Jésus, Joseph se présente auprès de Marie et de l’Enfant-Dieu comme le modèle de ceux qui suivent sans discours la parole entendue, le premier aussi de ceux que Dieu consacre à la responsabilité du mystère de sa présence parmi nous [19]. Comme le disait Ignace d’Antioche, trois choses au moins ont échappé au démon : “le prince de ce monde a ignoré la virginité de Marie et son enfantement, de même que la mort du Seigneur : trois mystères inouïs qui furent accomplis dans le silence de Dieu” (Ép 19,1, cité par CEC 498). De cette impuissance de Dieu où s’opèrent pourtant les plus retentissants mystères, saint Joseph demeure dans l’Église le témoin.

Thérèse de Lisieux

Plus près de nous dans le temps, Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la sainte Face, “qui est, dans l’espérance de beaucoup, docteur de l’Église”. Son incroyable influence sur certaines vies d’hommes - sans parler des femmes - ne date pas de la guerre 14-18, mais déjà de la fin de son existence. Mais peut-être faut-il regarder, ici encore, les choses de plus près.

C’est tout à la fin du Manuscrit C de son “Histoire d’une âme”, au moment de laisser tomber la plume, trois mois avant sa mort (1897) que Thérèse rapporte sa joie d’avoir été choisie, dès 1895, par Mère Agnès, alors prieure, comme sœur d’un futur missionnaire. Il faut, ce sont ses termes, remonter à son enfance pour trouver le souvenir de pareilles joies : “Je sentais que de ce côté mon âme était neuve, c’était comme si l’on avait touché pour la première fois des cordes musicales restées jusque-là dans l’oubli [20]”.’On peut la comprendre, puisqu’elle vient de rapporter son irréalisable désir d’avoir un frère prêtre, “qui chaque jour pense à moi au saint autel” [21] - mais n’y a-t-il rien de plus ?

Nous savons aujourd’hui que l’abbé Maurice Bellière, né en 1874, séminariste depuis octobre 1894, n’entamera réellement sa correspondance, d’ailleurs irrégulière, qu’un an après sa demande du 15 octobre 1895, qui avait tant réjoui Thérèse. Il s’embarque le 29 septembre 1897 (Thérèse meurt le 30) pour le noviciat des Pères blancs, à Alger, et il est ordonné le 29 juin 1901. Rentré en France en 1906, il meurt des suites de la maladie du sommeil, à Caen, le 14 septembre 1907 : il avait 33 ans, dont 6 de ministère. En fait, il sera précédé dans la correspondance par Adolphe Roulland, des Missions étrangères (1870-1934), lequel lui est adjoint par Mère Marie de Gonzague, dès mai 1896. Ordonné le 28 juin de la même année, il embarque le 2 août pour la Chine. Rappelé en France en 1909, il sera témoin aux deux Procès, ordinaire et apostolique. De l’avis des commentateurs, ces deux séminaristes, dont le premier est souvent en crise, ne se rendent pas bien compte de ce que cette correspondance représente pour Thérèse, et d’ailleurs pour eux-mêmes ; un bon exercice consisterait à comparer les lettres envoyées aux lettres reçues. On pourrait épiloguer à cet égard sur la propension de l’écriture à perpétuer le narcissisme, spécialement chez des êtres jeunes.

Quoi qu’il en soit, il faut être sensible tout d’abord aux conditions strictes que Thérèse pose pour que ces relations épistolaires, et ce qu’elles signifient, fassent du bien, non du mal : “il faut pour cela une volonté expresse de l’autorité” (donc une mission), une mortification de la curiosité propre (donc un renoncement à soi-même), et finalement, un partage spirituel qui rende “fille de l’Église”, comme on le dit dans la tradition carmélitaine (et donc attachée au Pape, dont les intentions “embrassent l’univers”).

Suit alors l’extraordinaire commentaire du verset du Cantique des Cantiques “Attirez-moi, nous courrons...”, où se découvre pour Thérèse l’unité du double commandement de l’amour. Après quoi, elle reprend en première personne, fait sans doute unique dans l’histoire de la spiritualité, la prière sacerdotale du Christ, qu’elle achève ainsi : “pour que le monde connaisse que vous les avez aimés comme vous m’avez aimée moi-même” (Ms C, 34 v°). Le désir se transfigure, s’exhausse, dans les figures de son accomplissement. Ici s’ouvre également l’espace d’une réflexion sur le lien intime du sacerdoce commun avec le sacerdoce ministériel.

** La Vierge de l’Annonciation

Pour finir, j’aimerais proposer un exemple qui cristallise la docilité priante et ingénieuse de saint Joseph avec l’“amoureuse audace” de Thérèse de Lisieux : c’est le dialogue de Marie avec l’Ange à l’Annonciation. Un Dominicain chargé de la formation de ses frères, le Père Boureux a écrit un jour, au détour d’un article sur l’écoute pastorale, un commentaire de l’Annonciation dont j’extrais ces lignes inattendues [22] :

Le récit de l’annonciation (Lc 1,26-32) propose un schéma paradigmatique d’entretien biblique : Gabriel, l’envoyé de Dieu, s’adresse à une jeune fille qui l’écoute en silence. Elle intervient une première fois (1,34) pour relancer l’explication de l’ange sur les modalités de sa participation au dessein divin, la seconde (1,38) pour redire à sa manière la salutation initiale de l’ange et le conforter dans sa disponibilité, dans son obéissance à Dieu (...).
Marie respecte à la lettre la première règle de l’écoute : elle se tient juste au bord de ce que dit l’ange sans anticiper sur ce qu’il va dire. Elle manifeste la qualité de son écoute en formulant sa question dans le prolongement de la révélation de l’ange sans poser a priori de limites à son accomplissement. Elle ne dit pas qu’il ne sera pas possible qu’elle enfante, puisqu’elle est vierge, elle ouvre un espace à la parole de l’ange en demandant le comment de la réalisation du projet divin. Elle incite par là l’ange à s’expliquer davantage (...).
L’écoute de Marie est traversée de bout en bout par une préoccupation essentiellement pratique, qui prépare sa décision, son fiat (...). Les modalités pratiques de la conception de l’enfant, dont on pourrait dire qu’elles restent obscures, ne sont pas éludées : elles sont, d’une part, renvoyées au mystère de l’efficience de l’action de Dieu... et d’autre part corrélées (au signe d’Elisabeth)... L’écoute est une pratique qui va de l’action à l’action.

Il importe beaucoup à l’avenir du célibat catholique que cette écoute, ce questionnement, cette disponibilité, ce réalisme, deviennent le propre de ceux à qui il est donné de comprendre (Mt 19,12) que “tout est possible à Dieu” (Mt 19,26).

65, rue Gaston Bary
B-1310 LA HULPE, Belgique

[1Cf. la recension parue dans les Études, à propos du livre du Cardinal Lustiger, Le choix de Dieu, cité note 4, mars 1988, 407.

[2Cf. R. Gryson, “Dix ans de recherches sur les origines du célibat ecclésiastique”, in RTL 11 (1980), 157-185 (164-176).

[3Publiée sous le titre “Pour vous je susciterai des pasteurs selon mon cœur”, in Communio VI-6, 1981, 43-56.

[4Ouvrage édité au Centurion, en 1985, 267-282.

[5Les précisions qu’apporte ici l’article du Père C. Dumont, “Spiritualités de religieux et de prêtres séculiers”, in VC 64 (1992), 344-358 sont en ce domaine capitales. Ainsi : “Lui interdire - à l’évêque, donc au prêtre - pareil programme de vie - qui module à sa manière l’obéissance, la chasteté et la pauvreté - sous prétexte qu’il n’est pas un religieux, c’est le réduire au statut d’un pieux fidèle, simplement doté d’un pouvoir sacramentel... Dans cette situation, on ne saurait comprendre de quel droit l’Église lui demande de consacrer toute sa personne par le choix délibéré de la continence parfaite”(356).

[6Voir l’exhortation apostolique postsynodale Pastores dabo vobis au n° 50 : “En ce sens, le célibat sacerdotal n’est pas à considérer comme une simple norme juridique ni comme une condition tout extérieure pour être admis à l’ordination. Au contraire, le célibat est une valeur profondément liée à l’Ordination. Il rend conforme à Jésus-Christ, Bon Pasteur et Époux de l’Église”, etc.

[7Cf. A. Sicari, “Appartenance à l’Église. Charismes. Sacerdoce ministériel”, in Communio XV-6, 1990, 28-52.

[8Cf. NRT 84 (1962), 142-162.

[9O.c., 354 et 358.

[10R. Gryson, dans l’article cité, 170, relève ce point : “Dans tout le dossier des origines du célibat ecclésiastique, le seul texte où cette citation (de Mt 19,11-12) apparaît est le canon 3 du concile perse de Beit Edraï (486), qui décrète que tous les clercs sont pleinement libres de choisir entre la continence et le mariage.” (Voir Idem, Les origines du célibat ecclésiastique du premier au septième siècle, Gembloux, 1970, 106-109).

[11Cf. L. Legrand, o.c., 37.

[12Cf. N. Hausman, “Chemins du célibat pour le Royaume”, in VC 54, 223.

[13Bruxelles, Éditions de l’I.E.T., 3, 1977, 57-95. Repris dans l’ouvrage Bienheureux de Dieu. La sainteté des consacrés, Collection Vie consacrée 10, Namur (diffusion Brepols), 1995, 91-127.

[14Voir “Chemins du célibat...”, o.c.

[15En fait, Thérèse se trouvait beaucoup plus proche de Gratien de la Mère de Dieu que de Jean de la Croix, dont elle dit quelque part qu’une entrevue avec lui lui rompait la tête...

[16J. Guitton a, dans son ouvrage sur la Vierge Marie, cette formule grandiose : “elle virginisa Joseph”.

[17On pourra lire l’exhortation apostolique Redemptoris custos de Jean-Paul II (15 août 1989) ou l’article “Joseph et Jésus” du Dictionnaire de spiritualité.

[18Cf. Gn 37,11 ; 1 Sam 21,13 ; Dn 7,28...

[19Comme le note l’oraison du 19 mars : “Dieu tout-puissant, à l’aube des temps nouveaux, tu as confié à saint Joseph la garde des mystères du salut....”

[20Thérèse de Lisieux, Manuscrits autobiographiques, Lisieux, 1957, 302-309 (ici : 303).

[21Chez les Martin, quatre enfants sont morts en bas âge, dont deux garçons.

[22In “Réflexions sur l’écoute pastorale”, dans Le Supplément 170 (1989), 195-205 (ici : 202-205).

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