Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Chronique d’Écriture Sainte

Didier Luciani

N°1996-5 Septembre 1996

| P. 319-338 |

Dans cette chronique, comme le signale l’auteur en l’introduisant, on sera particulièrement attentif à la recension des ouvrages de “vulgarisation”. Très sollicitées par tant de tâches ou de services divers dans nos communautés chrétiennes parfois démunies, les personnes consacrées trouveront là des renseignement fort utiles. Il n’est pas sans intérêt de chercher aussi ce qui peut nourrir la lectio divina.

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Dans cette chronique annuelle d’Écriture Sainte, nous recensons vingt-cinq livres, répartis, pour la commodité, en quatre rubriques différentes : trois ouvrages traitent de la Bible en son entier, huit sont consacrés à l’Ancien Testament, neuf au Nouveau et enfin, cinq livres, sans être d’exégèse, abordent des sujets qui sont liés à cette spécialité. Une remarque générale me servira de préambule : parmi ces livres, on notera la multiplication des ouvrages d’introduction et de vulgarisation. Ce constat peut s’interpréter de deux manières : on se réjouira de l’effort consenti par les auteurs et les éditeurs pour mettre à la portée du plus grand nombre les meilleurs acquis de la science exégétique, ou on y verra la faible capacité du monde francophone à publier, en ce domaine comme en d’autres, des études approfondies qui font avancer ou renouvellent la recherche.

I

Le premier ouvrage présenté donne justement une assez bonne idée de ce que cette recherche peut produire, puisqu’il s’agit des Actes du XVe congrès de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Paris, 30/8-3/9 1993) [1]. Les organisateurs s’étaient fixé pour tâche de clarifier le contenu et d’esquisser la trajectoire de ce mouvement de pensée qui va de l’Ancien au Nouveau Testament et que nous nommons sagesse. Trois contributions établissent, à partir des recherches actuelles, un status quæstionis : M. Gilbert (Rome) et J. Vilchez-Lindez (Grenade) pour l’Ancien Testament ; J.N. Aletti (Rome) pour le Nouveau. Les études de textes particuliers font l’objet de dix communications. Pour l’Ancien Testament, B. Lang (Paderborn) étudie Pr 1-9 pour y relever les traces d’un ancien polythéisme précanonique, tandis que J. Lévêque (Paris) souligne le paradoxe du livre de Job : une sagesse qui, face aux démentis de l’expérience, vient contredire l’enseignement traditionnel des sages. J. Trublet (Paris) donne un panorama très complet au sujet du Psautier et de ses attaches à la littérature sapientielle et invite à recourir aux statistiques multidimensionnelles pour affiner les analyses en ce domaine. P. Beauchamp (Paris) voit et fait voir que, sous son argumentation médicale et laborieuse, le livre de la Sagesse enseigne, de manière à peine voilée, la résurrection des justes à l’intérieur d’un cosmos recréé au dernier jour. On pourra comparer cette thèse avec celle de D. Noël (Paris) qui, abordant la sotériologie du même livre, s’en tient à un salut obtenu par préservation d’un potentiel naturellement bon - quoique limité et vulnérable - donné au départ. En ce qui concerne le Nouveau Testament, M. Trimaille (Paris) étudie la veine sapientielle dans la source des logia de Jésus (Source Q) ; J. Schlosser (Strasbourg) traite de Marc, en valorisant particulièrement les données anthropologiques de cet évangile. J.N. Aletti, quant à lui, aborde la littérature paulinienne. M. Morgen (Strasbourg) ensuite, nous parle de l’arrière-plan sapientiel de Jn 3 ; et enfin, E. Cothenet (Paris) de la lettre de Jacques. En marge de ces études de textes, quatre contributions complètent, de manière limitée mais non dénuée d’intérêt, notre information : A.-M. Pelletier (Nanterre) manifeste une grande finesse pour parler de la sagesse au féminin dans la Bible ; S. Amsler (Lausanne) interroge G. von Rad sur sa compréhension de la sagesse ; D. Devauchelle (Paris) traite de quelques problèmes relatifs à l’étude des sagesses égyptiennes tardives et à leur comparaison avec des littératures voisines ; Ch. Perrot (Paris) brosse un trop rapide tableau des sages et de la sagesse dans le judaïsme ancien. Enfin, nous ne pouvons que citer, dans les limites de cette recension, les trois derniers chapitres de l’ouvrage qui ressortissent à la tradition et concernent les Pères (J. Wolinski, Paris), la christologie (M. Fédou, Paris) et la liturgie (C. Wiéner, Paris). Il revenait à J. Joncheray (Paris), non pas de conclure, mais d’ouvrir des perspectives sur l’actualité de la sagesse. Une bibliographie mise à jour, des index très complets, et même la transcription des débats achèvent de satisfaire le lecteur. Avec ce volume, on dispose d’un remarquable panorama sur ce qui commence à ne plus être le parent pauvre de la recherche exégétique : la sagesse.

En 1989, P. Gibert, s.j., professeur aux Facultés catholiques de Lyon, publiait, dans la collection “Parcours”, une petite introduction à l’Ancien Testament qui fut rapidement épuisée. Le livre que nous recensons ici [2] en est la reprise intégrale, complétée par de substantiels développements sur le Nouveau Testament : il devient donc désormais une introduction à la Bible chrétienne. Compte tenu des difficultés inhérentes à ce genre de projet et de la diversité des livres qui composent cette bibliothèque qu’est la Bible, l’auteur choisit d’honorer son propos en présentant une sorte d’histoire de la lente et complexe élaboration du Livre. Le résultat montre qu’il y a là une voie pertinente pour introduire vraiment à la Sainte Écriture et on saura gré à l’auteur de réussir à aborder, tout au long de son parcours, des questions difficiles et fondamentales en y apportant des réponses nuancées, et exégétiquement informées : comment s’articulent Ancien et Nouveau Testaments ? Quelles sont les conditions de l’acte d’écriture et les circonstances de l’émergence de chaque corpus ? Comment s’opère le passage d’une langue à l’autre ? Quelles sont les raisons de l’accroissement du Livre puis de sa clôture ? Quels rapports tous ces récits entretiennent-ils avec l’historiographie ? On reconnaît, particulièrement dans cette dernière question, une des grandes préoccupations - faut-il dire une des obsessions ? - qui ont déjà retenu le P. Gibert dans ses travaux antérieurs sur l’histoire, travaux malheureusement peu accessibles au grand public. Et c’est bien là le second mérite de l’ouvrage que sa lisibilité et sa qualité pédagogique. Non seulement une information claire et sérieuse est donnée sur l’un et l’autre Testament selon un cheminement en trois étapes (Avant d’ouvrir le livre, Une bibliothèque variée, Une longue histoire/Lente et multiple Écriture), mais cette information est accompagnée de conseils et de guides de lecture pour chacun des livres de la Bible. On ne perdra donc pas son temps à lire et à conseiller la lecture de cet ouvrage à qui veut entrer dans la Bible sans s’y perdre.

Le monde de la Bible paraît, en effet, à beaucoup de nos contemporains très étranger à leur propre culture. En même temps, le besoin de repères, la soif de comprendre ou, plus simplement encore, les exigences d’une formation nécessitent des outils permettant d’enjamber le fossé qui nous sépare de ces vieux textes sacrés. Même les éditeurs “profanes” l’ont bien compris qui publient des ouvrages de vulgarisation biblique. Dans une série (Repères pratiques) qui compte déjà des titres aussi variés que “l’hygiène alimentaire” ou “la littérature française”, les éditions Nathan, sous la plume d’A. Paul [3], nous offrent, en 160 pages et dans un tout autre style que l’ouvrage précédent, une remarquable synthèse pour découvrir l’importance historique, culturelle et religieuse des textes bibliques. Ce manuel, divisé en six parties, s’organise par doubles pages, chacune faisant le point sur un thème précis. Sont ainsi passés en revue la question du Livre et de sa transmission à travers les âges, l’histoire depuis les Patriarches jusqu’à la prise de Jérusalem par Titus, la constitution et le contenu de l’Ancien et du Nouveau Testament, quelques textes qui ont marqué de leur empreinte toute notre civilisation occidentale (le récit de la création, le déluge, le décalogue...) et enfin, les problèmes relatifs à l’interprétation des textes bibliques. Ici aussi, l’information est sérieuse, claire, didactique, va droit à l’essentiel sans pour autant céder à la facilité. La typographie (des introductions et des titres en couleurs...) s’allie à l’iconographie (des cartes, des tableaux, des reproductions...) pour faire de l’ensemble un manuel facilement consultable et même, pour une large part, aisément mémorisable.

II

Le même souci pédagogique préside aux intentions de la célèbre collection “Pour lire...”. Dans celle-ci, où il a déjà signé un “Pour lire l’Apocalypse”, J.-P. Prévost, monfortain canadien, professeur d’Écriture sainte à l’Université Saint-Paul d’Ottawa, déploie à nouveau son talent de vulgarisateur pour initier, cette fois, à la lecture des prophètes [4]. Le volume se divise en deux parties : la première traite des questions d’introduction (corpus, vocabulaire, identité et fonction des prophètes, leur témoignage dans le Nouveau Testament), tandis que la seconde donne la parole à certaines des grandes figures du prophétisme vétéro-testamentaire (Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, les prophètes du retour de l’exil, Jonas). Dans l’ensemble, l’ouvrage possède les mêmes qualités que ceux de la collection à laquelle il appartient : un texte aéré, clair et agréablement illustré ; des encadrés pour faire le point sur les questions épineuses ou pour ménager des ouvertures à l’interprétation ; de nombreux tableaux pour visualiser tel repère chronologique, tel parallélisme entre deux textes, tel élément statistique concernant l’usage d’un ou de plusieurs termes à l’intérieur d’un ensemble donné ; enfin, des indications bibliographiques pour prolonger l’étude. En bref, un outil qui remplit son rôle en encourageant et en facilitant la lecture de ce corpus biblique.

Rattaché par la Septante et la Vulgate à ce corpus prophétique (alors que la Bible hébraïque le range parmi les “cinq rouleaux”), le livre des Lamentations ne suscite, en général, ni beaucoup d’intérêt ni beaucoup de commentaires. Je n’en connaissais pour ma part aucun, en français, jusqu’à ce jour. J.-M. Droin, pasteur en Suisse, s’est proposé, dans un bref ouvrage [5], de combler cette lacune. Une introduction (13-27) situe l’enjeu, le contexte historique du livre ainsi que sa place dans le canon biblique. Elle fournit également quelques renseignements sur la forme alphabétique (variante de l’acrostiche) et sur la catégorie biblique de qinah (mot hébreu qui désigne à la fois le rythme poétique et le genre littéraire de la lamentation). L’auteur donne une nouvelle traduction des cinq poèmes qui composent le livre en essayant d’en respecter cette forme alphabétique. Ainsi, il s’efforce de faire commencer chaque strophe par une lettre de l’alphabet, selon l’ordre de celui-ci (A puis B, puis C...). Cela donne lieu parfois à quelques trouvailles ; par exemple, Lm 2,11 (pour la ettre Kaph) : “Knock-out avec mes yeux pleins de larmes...” là où la BJ traduisait plus simplement “Mes yeux étaient consumés de larmes”. Le commentaire s’intercale entre chaque chant et s’achève sur des perspectives théologiques et une prière. Merci à l’auteur de nous aider à relire ce livre biblique trop peu connu.

Chez le même éditeur, un autre livre prophétique (cette fois selon la classification de la Bible hébraïque), occasionne également un commentaire, mais d’une tout autre envergure. La collection “Commentaires de l’Ancien Testament” (CAT) s’enrichit, en effet, d’un nouveau volume, impressionnant de poids (649 p.) et d’érudition, consacré aux livres de Samuel [6]. Les deux auteurs qui se sont réparti la tâche (A. Caquot : 1 S 13-14 ; 17-26 ; 2S 7-14 ; 21-24 ; R de Robert : le reste) sont respectivement professeurs au Collège de France et à la faculté de théologie de Strasbourg. De facture classique, fidèle aux principes de la série des CAT, ce commentaire adopte une démarche résolument historico-critique dont les tenants et aboutissants sont présentés dans l’introduction (7-22). En ce qui concerne la transmission du texte, le massorétique garde la priorité sur toutes les autres recensions (contre P.K. Mc Carter, qui préfère le texte des Septante, Anchor Bible, 1980). Plus importante, cependant, est la question de l’histoire de la rédaction. Là aussi, nos auteurs entendent proposer une vision nouvelle de la formation des livres de Samuel, en trois étapes : un récit primitif dont l’origine est à chercher à Silo, à l’époque de David, parmi le clergé ébyataride ; une seconde rédaction qui émanerait du clergé jérusalémite sadocite, rival du précédent, peu après la mort de Salomon ; enfin, une dernière rédaction, assez restreinte, due à une main deutéronomiste à l’époque de l’exil. Je ne sais si cette ne reconstruction, déjà présentée par A. Caquot dans son article “Samuel (Livres de)” dans DBS XI, 1991, emportera l’adhésion des spécialistes. Elle se distingue des positions les plus récentes en ne multipliant pas les rédactions deutéronomistes (Cross, Smend, Dietrich...) et en n’accordant aucune place à une révision inspirée par le mouvement prophétique (Weiser, Birch...). La bibliographie générale suit l’introduction. Vient ensuite le commentaire proprement dit, chapitre par chapitre, suivant un déroulement constant : la traduction, quelques remarques de critique textuelle et enfin, le commentaire accompagné de notes abondantes. Les uns feront leurs délices de cet ouvrage, d’autres le trouveront trop philologique, pas assez théologique...Tous auront avantage à s’y référer, d’autant plus que le commentaire précédent, en français, sur ces livres date de 1910 (É. Dhorme) !

Changeons de registre et revenons maintenant à la littérature sapientielle - que nous avons rencontrée au début de cette chronique - avec deux commentaires, venant tous deux du Canada : l’un du livre de Job et l’autre du livre de Qohélet.

Davantage et autrement que pour tout autre livre biblique, la lecture du livre de Job ne peut que résulter d’un engagement existentiel et ne s’effectue pas sans comporter une certaine part d’affrontement. En un beau livre [7], W. Vogels, professeur d’Ancien Testament à l’Université Saint-Paul de Montréal, transmet le fruit de son enseignement, mais aussi, de quelque manière, de sa rencontre avec la souffrance d’êtres chers. À l’opposé de la plupart des commentaires antécédents qui adoptent un point de vue diachronique, le texte de Job est ici lu selon sa forme et sa cohérence finales. La problématique qui unifie le récit n’est pas tant celle de la souffrance - même innocente - que celle de la façon de parler de Dieu dans cette souffrance. C’est donc la parole, tout autant que le personnage de Job, qui est au centre du livre. À partir d’une situation de bonheur initial, Job est soumis, à son insu, à une épreuve (maudira-t-il Dieu en face ? cf. 1,11 ; 2,5) qui le transforme en le conduisant à accomplir, jusqu’à la restauration finale, une performance, dans l’ordre du langage, sanctionnée par le verdict divin (Job a bien parlé de moi. cf. 42,7-8). Au fil du récit et de l’évolution psychologique et spirituelle de Job, celui-ci passe du langage de la foi populaire, à celui du silence, puis du doute, de la théologie, de la prière, de la prophétie, pour aboutir enfin à celui de la mystique. On perçoit sans peine la pertinence et la permanence d’une telle lecture. Un aspect me paraît cependant contestable : selon cette progression linéaire, on a un peu l’impression que chaque étape déprécie les étapes antérieures et leur ôte toute signification intrinsèque (voir, par exemple, ce qui est dit du langage de la foi populaire, 59-71 : “des slogans pieux mais vides... expressions d’une foi superficielle” ; ou encore, les oppositions trop simplistes entre la théologie scolaire des amis et la théologie existentielle de Job, 171-181). N’est-il pas plus judicieux et plus conforme au texte de considérer que, dès le départ, Job a bien parlé (“Nu, je suis sorti du sein maternel, nu j’y retournerai. YHWH a donné, YHWH a repris : que le nom du Seigneur soit béni”, 1,21 ; cf. 2,10), mais qu’il faut toute l’expérience d’une vie et les 40 chapitres de dialogues du livre de Job pour mesurer la justesse de ce langage populaire et lui conférer son poids de vérité ?

J.-J. Lavoie, professeur au département des sciences religieuses de l’Université du Québec à Montréal, a déjà publié sur Qohélet un livre reprenant une partie de sa thèse de doctorat (La pensée du Qohélet. Étude exégétique et intertextuelle, Montréal, 1992). Ici [8] le propos est à la fois plus modeste et plus ambitieux : plus modeste quant à la technicité du propos ; plus ambitieux quant au public et au but qu’il cherche à atteindre. L’ouvrage, en effet, s’intègre dans une nouvelle collection (Parole d’actualité) dont l’objectif est triple : “montrer comment, à travers la Bible, Dieu révèle sa propre pensée sur les grands enjeux et le vécu concret de l’humanité ;...fournir des grilles...d’analyse de la réalité contemporaine, au point de vue social, économique, politique, pastoral, moral, aussi bien que spirituel ;...favoriser, au sein d’un monde marqué par l’individualisme, le développement d’une véritable conscience collective, en proposant des ateliers de lecture communautaire de la Bible qui ouvrent la porte à diverses formes d’engagement”. Vaste programme dont chacun pourra, à l’écoute des propos désabusés de Qohélet, vérifier ou non l’effective réalisation ! Concrètement, après les deux premiers chapitres, dans lesquels sont abordées les questions classiques de l’exégèse la plus classique (auteur, datation), J.-J. Lavoie présente les différents thèmes du livre (les fondements de la réflexion sapientiale du Qohélet, le temps, la création, la vieillesse, la mort, la naissance, le travail, le bonheur) dans un langage relativement simple (on n’hésite pourtant pas à recourir à l’hébreu), mais toujours solidement informé. Deux chapitres originaux clôturent cet essai : l’un portant sur les relations entre Qohélet et le Nouveau Testament, l’autre proposant un essai de réécriture actualisante du livre. À la fin de chaque chapitre, sont proposés, sous forme de questions, des sujets de discussions. J’en cite trois (pas tout à fait au hasard) : “M’arrive-t-il de contester les opinions émises par les membres du clergé ?” “Ai-je des exemples précis à donner ?” (16) ; “Mon discours sur Dieu n’est-il pas parfois à ce point encapsulé en une seule idéologie qu’un événement aussi tyrannique qu’Auschwitz, avec ses six millions de juifs assassinés, ne me contraint d’aucune manière à penser autrement ?” (37) ; “Au Canada, dans les années 90, neuf décès sur dix ont lieu à l’hôpital. Que m’enseignent ces statistiques ? En quoi m’interpellent-elles ?” (59). Je ne sais pourquoi, mais en lisant ces questions, j’ai l’impression d’avoir pris, tout d’un coup, un sale coup de vieux !

Les trois derniers ouvrages de cette rubrique vétéro-testamentaire concernent principalement la Torah.

Dans l’état actuel de la critique historique du Pentateuque, il peut être judicieux d’esquiver certaines difficultés en adoptant des présupposés différents et en les appliquant à un texte dont l’unité littéraire est de moins en moins contestée, même par les tenants de cette critique historique. C’est ce que fait, avec bonheur, A. da Silva, enseignante à la faculté de théologie de l’Université de Montréal (encore le Canada !), en proposant une lecture symbolique du cycle de Joseph (Gn 37-50) [9]. Le point de départ de cette recherche est simple : les rêves, dans l’histoire de Joseph et de ses frères, sont nombreux et jouent un rôle déterminant (Gn 37,5-9 ; 40,9-13.16-22 ; 41,1-7.15-32) ; les vêtements, de même, semblent y remplir une fonction symbolique particulière (Gn 37, 3.29-34 ; 39,12-18 ; 41,14.42 ; 45,22). Peut-on, à partir de cette double constatation, établir un lien entre rêves et vêtements ? Si oui, lequel ? Et en quoi ce lien permet-il de mieux comprendre la portée théologique de l’ensemble du récit ? L’hypothèse s’avère être féconde puisqu’elle permet d’articuler et d’éclairer les différentes phases du récit : A) une situation initiale de paix rompue par le statut privilégié conféré à Joseph (don d’une tunique et rêves) ; B) une première épreuve subie par Joseph quand il est dépouillé de sa tunique et jeté dans la citerne (nudité = mort = non-accomplissement des rêves) ; C) un accomplissement apparent des rêves lorsque Joseph devient l’intendant de Potiphar ; B’) une nouvelle épreuve lorsque Joseph est contraint d’abandonner son manteau entre les mains de la femme de Potiphar et qu’il se retrouve en prison ; A’) une situation finale marquée par l’interprétation des rêves de Pharaon par Joseph, sa sortie de prison, l’octroi de nouveaux vêtements et sa promotion au rang de grand vizir (changement de vêtement = nouvelle vie = accomplissement des rêves). La réconciliation survient quand Joseph remet à ses frères, qui ont eux-mêmes traversé des épreuves analogues aux siennes, des habits de fête. Un autre fruit de cette étude : Dieu n’est pas si absent de cette fascinante histoire qu’il y paraît à première lecture ! Ce n’est sans doute pas pour rien que cet ouvrage a reçu deux récompenses (prix académique de la médaille d’or du gouverneur général du Canada, prix du centenaire décerné par la Faculté de théologie de l’Université de Montréal), même s’il nous semble que la double symbolique utilisée gagnerait encore à être mieux intégrée aux autres éléments du récit.

Neuf articles, écrits sur une petite dizaine d’années et partiellement remaniés pour la circonstance, constituent la matière de cet ouvrage d’A. Wénin [10], jeune professeur d’Écriture Sainte à Louvain et à Bruxelles. L’unité du propos tient à deux éléments. Tout d’abord, les textes lus proviennent tous du “Premier Testament” : Gn 1-4 ; 11 ; 22 pour la première partie (“Genèse. Créés pour l’autre”, 29-75) ; Ex 14 et le décalogue dans la seconde (“Exode. Libérés pour vivre en liberté”, 79-129) ; et enfin quelques textes prophétiques dans la troisième (“La loi et les prophètes. Des valeurs pour vivre”, 133-188). Ensuite, les clés de lecture, présentées en ouverture du livre (“Qu’avons-nous à croire le serpent ?”, 15-25) conduisent à découvrir dans ces textes une cohérence fondée sur l’image d’un Dieu et d’un homme, non pas en concurrence mais en dialogue, dans l’exigence d’une altérité recherchée parce qu’elle est source de vie. L’essai est stimulant et traduit bien souvent - oserais-je dire “en français courant” - des intuitions que l’on trouve, exprimées en un langage plus hermétique, chez P. Beauchamp. Cela n’est pas si mal ! Mais dans la mesure même où l’ouvrage donne à penser, il suscite aussi des questions. Je lui en soumets deux : les catégories d’autonomie, d’altérité, de solidarité, de réciprocité..., empruntées aux sciences humaines et chères à notre auteur, suffisent-elles à exprimer la richesse et la variété du donné anthropologique et éthique de la Bible ? Puisque le travail de l’exégète lui-même se situe toujours au-delà (même dans une perspective non chronologique) du péché originel, celui-ci peut-il totalement échapper à la tentation de croire le serpent et de défigurer, de quelque manière, Dieu ?

Hors des milieux juifs, Yeshayahou Leibowitz (docteur en biochimie, en médecine et en philosophie, professeur pendant de longues années à l’Université hébraïque de Jérusalem, décédé en 1994), est peu connu en France. Il a pourtant été une des figures dominantes et inclassables de l’intelligentsia israélienne, n’hésitant pas, entre autre, à bousculer les tabous et les vérités toutes faites sur le devenir du judaïsme et de l’État d’Israël, ni à dénoncer certaines dérives de la politique de ce dernier (voir Israël et judaïsme, ma part de vérité, DDB, 1993). Tirées d’une émission de télévision consacrée au commentaire de la parashah, section de Torah qu’on lit chaque semaine à la synagogue, ces Brèves leçons bibliques [11] (à comparer aux lectures talmudiques d’une autre grande figure disparue récemment : E. Lévinas) nous révèlent une autre facette du personnage : l’homme de foi, lecteur attentif de la Bible, dont on ne tarde pas à découvrir qu’il n’est pas séparable, au nom même d’une autonomie bien comprise, du scientifique comme de l’homme politique. Qu’on lise pour s’en convaincre le commentaire de la première parashah, au sujet du délicat problème du statut de la terre promise (“Béréchit”, Gn 1,1-6,8 ; p. 23-28). En refermant cet ouvrage, je me demande encore pourquoi, dans le même temps qui était imparti à Leibowitz (une douzaine de minutes), les homélies de mon curé sont-elles souvent bien moins scripturaires et bien moins nourrissantes ?

III

Deux livres de présentation des évangiles ouvrent la troisième partie, néo-testamentaire, de cette chronique.

Chez le même éditeur et dans le même format que le livre de P. Gibert, ci-dessus recensé, A. Marchadour, exégète assomptionniste et doyen de la faculté de théologie de Toulouse, publie une introduction aux évangiles [12] remarquable par le sérieux de son information, la qualité de sa réflexion et, ce qui ne gâte rien, son style à la fois clair, serein et convaincant. Tous les sujets qui, de manière artificielle ou véritable, alimentent régulièrement une polémique plus ou moins douteuse à propos des évangiles sont traités : la fiabilité historique de ces récits, la censure qu’exercerait l’Église sur certains autres documents (Qumran, les apocryphes, le 5e évangile), le rôle de Paul dans “l’invention” du christianisme. Par ailleurs, sans cacher ni les zones d’ombres ni le caractère hypothétique de certaines reconstitutions, notre auteur présente l’histoire et l’état de la recherche exégétique actuelle concernant la question synoptique et l’énigme de l’évangile de Jean. À cela, il ajoute encore l’examen de deux questions plus limitées, mais non moins importantes : les miracles et les paraboles. Un chapitre, enfin, récapitule les données précédentes pour montrer comment penser, à la lumière de la résurrection, l’articulation entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. Certains pinailleurs regretteront sans doute que des questions épineuses comme le statut des évangiles de l’enfance ou le problème des frères de Jésus n’aient pas été abordées, mais il ne s’agit pas ici d’être exhaustif et A. Marchadour renvoie lui-même, dans une bibliographie en fin de volume, à des études complémentaires. Une conviction sous-tend et anime cette présentation : si le travail exégétique suppose un (des) auteur(s) et un texte, il ne peut se passer d’un lecteur (un groupe lecteur) pour faire vivre ce texte, le transmettre et même le faire croître en découvrant les potentialités de sens qu’il recèle. Cette médiation indispensable, non seulement ne conduit pas au scepticisme, mais elle est gage de fidélité et de fécondité.

Premier volume d’une nouvelle collection, cet autre ouvrage sur les évangiles [13] met à la disposition d’un public élargi des dossiers qui ont déjà été publiés dans la revue Notre Histoire et y ont rencontré, nous dit-on, un vif succès. La page 4 de couverture nous annonce, en outre, que chaque ouvrage de cette série s’enrichit d’une annexe comportant une bibliographie, un glossaire et une chronologie. Je n’ai pas trouvé ici de chronologie ! L’objectif poursuivi par l’éditeur de cette compilation est triple : traiter un grand sujet d’histoire des religions, signé par une pléiade de spécialistes (F. Bovon, M. Carrez, Sr Jeanne d’Arc, A. Marchadour, M. Morgen, M. Quesnel parmi les plus connus) dans un langage à la portée du plus grand nombre. L’étude de ces textes fondateurs, est menée dans une perspective essentiellement historique qui englobe aussi bien l’amont (avec une mise en valeur du rôle des communautés) que l’aval de leur mise par écrit (avec les trois derniers chapitres sur la transmission du texte, le regard des artistes et l’Évangile à l’écran). Une telle réédition n’aurait-elle pas mérité de profiter d’un prix encore plus attractif ?

Poursuivons avec la littérature johannique. L’évangile de Jean, de par sa forme même, suscite le commentaire spirituel. Deux auteurs se sont récemment essayés à ce genre. Le premier est bien connu dans le monde francophone. Biaise Arminjon [14], jésuite, prédicateur de retraites, nous a, en effet, déjà offert un commentaire sur le Cantique des Cantiques (“La Cantate de l’amour”) et un autre sur les Psaumes (“Sur la lyre à dix cordes”). On retrouve, dans la lecture qu’il propose des 11 premiers chapitres de l’Évangile de Jean, les mêmes qualités qui ont fait apprécier ses ouvrages précédents : informé honnêtement de la problématique exégétique tout en étant nourri de la meilleure tradition spirituelle, l’ensemble est écrit dans un langage sobre, accessible et nourrissant. Les 11 chapitres sont divisés en 15 péricopes. Le texte, proposé dans la traduction de sœur Jeanne d’Arc, précède le commentaire proprement dit, qui ne dépasse jamais la dizaine de pages (sauf pour les morceaux de choix que sont le Prologue et le discours sur le Pain de vie) et n’est alourdi par aucun apparat critique. C’est dire si ce livre peut servir aisément de compagnon pour une lecture méditée de l’Évangile.

Sur presque les mêmes chapitres (Jn 1-10), voici la traduction française d’un autre commentaire spirituel de l’évangile johannique, par un auteur italien [15]’professeur de Nouveau Testament à l’Université pontificale salésienne de Rome, avec préface d’I. de la Potterie. On y glanera aussi certainement d’excellentes choses, mais j’avoue que j’ai été quelque peu rebuté par les caractères typographiques utilisés, qui sont fatigants, et par la présentation du texte vraiment peu encourageante.

Le dix-neuvième centenaire de la rédaction de l’Apocalypse de saint Jean, célébré avec faste surtout par nos frères orthodoxes de Grèce (à moins que ce ne soit l’air du temps ?), a donné lieu, ces derniers mois, à un certain nombre de publications. Parmi celles-ci, l’ouvrage d’E. Cothenet [16]’dont l’objectif est défini par l’auteur lui-même : “Nous ne visons pas à composer un commentaire détaillé de l’Apocalypse... mais nous chercherons à fournir les indications nécessaires pour permettre une compréhension globale du texte en évitant les contresens les plus répandus...nous insisterons sur les passages de l’Ancien Testament qui servirent de point de départ à la méditation de Jean. Ainsi comprend-on mieux que l’Apocalypse n’est pas œuvre d’imagination pure ni chronique anticipée des événements de la Fin, mais relecture de l’Écriture dans la foi au Christ pascal” (33). Avis aux illuminés qui chercheraient ici des explications croustillantes sur les fins dernières ! Le texte utilisé est celui de la liturgie ; aucun chapitre n’est commenté en plus de dix pages ; l’information est précise ce qui fera de cet ouvrage un précieux auxiliaire pour les prédicateurs.

Sur l’Apocalypse, je signale également un petit fascicule, de la collection “Bible et Mission” édité à Kinshasa [17]. Il s’agit de la reprise de quelques chapitres d’une thèse soutenue, en 1987, à l’Institut catholique de Paris, par un prêtre congolais, actuellement professeur à l’Institut catholique de Yaoundé (Cameroun). Cette étude, comme son sous-titre l’indique, porte sur la mission dans l’Apocalypse et n’aborde que les chapitres 2,3,5,11,13 du livre. Elle souhaite également contribuer à l’approfondissement et à l’actualisation de l’enseignement du synode spécial pour l’Afrique.

Un peu plus difficiles sont les ouvrages suivants, à commencer par celui de l’inépuisable Père Grelot [18]. On ne compte plus, parmi ses nombreux travaux, ceux qui trouvent, plus ou moins directement, leur origine dans une actualité controversée. Preuve, s’il en est, que l’exégèse n’est pas d’abord une science pratiquée par des “rats de bibliothèque”. Ici, son enquête aborde, sous un angle strictement théologique, les textes du Nouveau Testament relatifs à la condition de la femme et à sa situation au sein de l’Église. Pour ce faire, dans une première partie, après un bref rappel des données anthropologiques de l’Ancien Testament, l’auteur examine le symbolisme des deux sexes dans le Nouveau (l’Église-Épouse et le Christ-Époux ; la symbolique maternelle). Puis il passe en revue les textes des épîtres, pauliniennes et autres, capables de nous éclairer sur la condition concrète des femmes dans la primitive Église et sur les règles de morale domestique (Ga 3,26-28 et// ; Rm 1,24-27 ; 1 Co 5,1-5, 6,13-20, 7,1-40, 11,2-16, 14,33b-35, Col 3,18-4,1 ; Ép 5,21-6,9 ; 1 P 2,18-3,7 ; Tt 2,3-5 ; 1 Tm 2,9-15 5,3-16). Ceux qui prétendent - conclut-il après l’étude de ces passages - que Paul est misogyne ou dévalue la sexualité disent des sottises ! Dans une seconde partie, notre auteur aborde le problème des ministères féminins en recensant tout d’abord les données néotestamentaires : principalement les salutations finales des épîtres pauliniennes ; les cas de quelques femmes (Prisca, Phoebé...) ; les informations contenues dans les Actes des Apôtres et celles, indirectes, des récits évangéliques. Ces données doivent être évaluées et interprétées en fonction du contexte dans lequel elles sont apparues et non pas à l’aune des tendances culturelles de notre époque. Il en ressort que le Nouveau Testament ouvre aux femmes une participation positive très diversifiée à tous les services d’Église, mais qu’on n’y trouve, par contre, aucune trace précise de participation féminine au ministère de “présidence” ou de “pastorat”. Faut-il voir dans ce fait - s’interroge l’auteur - une adaptation provisoire de l’Église aux coutumes de la société antique, ou une prise de position implicite qui garde aujourd’hui sa valeur ? Pour répondre à cette question, P. Grelot recourt à un principe qui lui est cher : la fidélité à la Tradition apostolique comprise dans sa globalité, non seulement comme dépôt de la foi à l’Évangile (les réformateurs du XVIe siècle), mais aussi comme dépôt institutionnel légué par l’Église des apôtres. Pour lui, il est clair que les apôtres et leurs successeurs ont suivi la tradition du Seigneur Jésus en réservant à des hommes la charge ministérielle de présidence. Ceux-ci “assuraient ainsi l’apostolicité de la foi et de la structure ecclésiale... Ils fixaient du même coup la règle à suivre sur ces deux points, pour que l’Église reste authentiquement “apostolique”, il faut donc s’y tenir, si on ne veut pas que l’apostolicité de l’Église se dégrade” (154). L’argument ne convaincra pas tout le monde, on ne peut pas ne pas en tenir compte.

Reprise d’une thèse soutenue à Lausanne en 1981, l’ouvrage, rapidement épuisé, de D. Marguerat consacré au jugement dans l’évangile de Matthieu [19] n’a rien perdu de son intérêt et n’a pas pris une ride. C’est pourquoi il est aujourd’hui réédité pratiquement sans aucun changement. Je me contente donc ici de signaler les quelques nouveautés qui complètent cette seconde édition et je renvoie, pour le reste, aux recensions de l’époque. Un chapitre, d’une vingtaine de pages, a été ajouté qui cherche à répondre à la question suivante : pourquoi Matthieu accorde-t-il une importance si large et un rôle aussi crucial au thème apocalyptique du jugement, jusqu’à en faire le principal vecteur de sa théologie ? La réponse est donnée en trois étapes. “Du point de vue sociologique, le déploiement d’une eschatologie apocalyptique est l’instrument idéologique par lequel un groupe minoritaire affirme sa croyance face à un courant culturel et religieux qui lui est contraire” (566), ce qui correspond à la situation de la communauté matthéenne. D’où le rebondissement de l’interrogation : l’image de la chrétienté matthéenne, en sa situation de minorité agressée, ne coïncide-t-elle pas avec le profil sociologique de la secte ? Pour notre auteur, “Matthieu sauve sa communauté d’une fixation sectaire face à la synagogue à la fois par un effort théologique (la parénèse du jugement) et par son plaidoyer en vue de l’ouverture à la mission païenne” (574-575). Il n’en reste pas moins que cette ouverture s’accompagne chez lui de la condamnation d’Israël, ce qui pose, en une troisième étape, la question de l’antijudaïsme de Matthieu. Marguerat montre l’anachronisme d’un tel jugement en ce qui concerne le premier évangile dans la mesure où, pour celui-ci, la cassure s’évalue à l’intérieur de la constellation juive. Ceci n’évacue par contre nullement la responsabilité des lecteurs postérieurs de cet évangile dans l’utilisation qu’ils en feront pour alimenter la controverse antijuive (du même auteur et sur ce sujet, on trouvera des réflexions un peu plus développées dans RTL 26, 1995, 145-164). On voit ainsi comment la réflexion s’est approfondie et a continué à mûrir. Dernière remarque : la bibliographie a été mise à jour pour les années 1981-1994. Ne valait-il pas la peine de mentionner l’ouvrage de L.-J. Frahier, Le jugement dernier. Implications éthiques pour le bonheur de l’homme (Mt 25,31-46), Paris, Cerf, 1992, même s’il s’agit d’une thèse de morale plutôt que d’exégèse ?

Dans la ligne de ses commentaires précédents (Au fil de l’évangile selon saint Matthieu, 1972 ; 1974), avec son collaborateur Ph. Bossuyt (comme pour son Jésus, Parole de la grâce selon saint Luc, 1981), Jean Radermakers nous offre un commentaire, depuis longtemps promis, des Actes des Apôtres [20]. Comme pour les ouvrages antérieurs, ce commentaire se compose de deux tomes conjoints mais bien distincts. Le premier propose une traduction, ou plutôt un décalque du texte grec sur la base de la deuxième édition du Greek New Testament (United Bible Societies, Londres, 1968). Les variantes les plus importantes du texte occidental sont mentionnées en bas de page. On sait en effet que la question de l’établissement du texte est un des premiers problème auquel se heurte tout lecteur des Actes et que c’est cela qui a, par exemple, conduit Dom J. Dupont à renoncer à tout commentaire intégral de ce livre. Ici, sans être totalement ignorée, cette question passe un peu au second plan au profit de ce que nous pourrions appeler la structure de surface du texte. Tout un arsenal, désormais bien rodé, de conventions typographiques permet de visualiser l’organisation du texte et les articulations de ses différentes parties telles que nos auteurs pensent pouvoir les mettre à jour. Cette structuration serait d’un intérêt réduit si elle ne conduisait aux portes de l’interprétation développée dans le second volume. Celui-ci s’ouvre par une substantielle introduction (9-95) qui, à la lumière des travaux les plus récents, aborde non seulement les questions d’auteur, de composition, de datation, mais aussi celles touchant à la signification de l’œuvre et aux grands thèmes qui y sont traités. Le commentaire lui-même suit l’itinéraire géographique, en cinq étapes, des témoins de la Parole de la grâce : “Les témoins dans Jérusalem” (1e section : Ac 1,4-8,1) ; “De Jérusalem à Césarée, croissance de la Parole” (2e section : Ac 8,1-11,18) ; “L’œuvre de la grâce à Antioche” (3e section : Ac 11,19-15,35) ; “La Parole de ville en ville” (4e section : Ac 15,36-21,14) “Le prisonnier témoin de la grâce” (5e section : Ac 21,15-28,31). La lecture continue de chacune de ces sections comprend une mise en situation des chapitres, une proposition de structure, une présentation du texte, un résumé de son message et une conclusion tout à la fois théologique, spirituelle et actualisante (voir “le point de vue de Théophile”). Quatre présupposés orientent fortement ce parcours : l’unité Luc/Actes, le rôle de l’Ancien Testament dans les Actes, le rapport juifs/païens dans le plan du salut et enfin la question de l’ouverture aux autres cultures et religions. Ces dernières précisions suffisent à montrer le réel intérêt de ce commentaire qui, tout en s’appuyant sur une solide information scientifique déployée dans de copieuses notes, reste cependant accessible à tous chrétiens désireux d’approfondir le message des Actes.

IV

Terminons cette déjà longue chronique par cinq ouvrages traitant de questions connexes à l’étude de la Bible.

De nombreuses manifestations et publications ont marqué, ces dernières années, la célébration du centenaire de l’École Biblique et Archéologique française de Jérusalem. B. Montagnes, archiviste de l’ordre dominicain, a eu l’heureuse initiative de couronner ces manifestations en nous offrant une biographie, de celui qui en fut le fondateur, le Père Marie-Joseph Lagrange [21]. Il était particulièrement bien placé pour le faire, ayant, entre autres, déjà publié une partie de la correspondance du célèbre exégète avec le Père Cormier (provincial puis maître de l’ordre). Avant cela, nous ne possédions, comme ouvrage à peu près équivalent (et en dehors des souvenirs personnels du père), que le livre déjà ancien de F.-M. Braun, L’œuvre du Père Lagrange, datant de 1943. L’histoire du catholicisme de cette époque commence à être bien connue, mais c’est un réel plaisir de la parcourir à travers la vie, tissée d’épreuves et de fidélité, de celui qui en fut l’un des acteurs et des témoins principaux. Dans cet ouvrage, qu’on lirait un peu comme un roman si l’aventure n’avait blessé tant d’hommes, on découvrira maints détails qui nous rendent attachante la figure du Père Lagrange. Et l’on comprendra peut-être aussi que ce n’est pas sans raison que plusieurs aujourd’hui espèrent sa prochaine béatification.

À l’occasion d’un autre anniversaire (70 ans), le 5 octobre 1995, les collègues et amis de P. Beauchamp ont organisé une séance d’hommage au cours de laquelle ils lui ont remis un volume de Mélanges (parus aux éditions du Cerf). Les éditions du Centre Sèvres (Paris) ont tenu à publier le texte des différentes interventions prononcées au cours de cette soirée [22] : le mot d’accueil de P. de Charentenay (Président du Centre Sèvres), une conférence de P. Ricœur (“Accomplir les Écritures selon P. Beauchamp, L’un et l’autre Testament, t. II”), une présentation des Mélanges par P. Bovati (Rome) et R. Meynet (Rome). L’ensemble se clôture par les remerciements du maître lui-même.

La marche vers la paix s’avère douloureuse et souvent parsemée d’embûches. Le Proche-Orient en fait, depuis longtemps, l’expérience. Et quand, en cet endroit du globe, tous les obstacles seront aplanis, la question du statut de Jérusalem, “nombril du monde” (Éz 38,12) ou “coupe de vertige” pour les nations risque encore de réduire à néant les efforts déjà accomplis sur ce chemin de la paix. Le livre de J. Potin [23]’assomptionniste et bon connaisseur de la Terre Sainte, peut trouver sa place dans notre chronique, dans la mesure où la situation présente de la ville s’enracine aussi dans l’histoire biblique. C’est précisément cette “histoire tourmentée” qui constitue la première des quatre parties de l’ouvrage. Dans la perspective de dialogue interreligieux qui caractérise la collection à laquelle le livre appartient, une seconde partie propose “trois visions de la Ville Sainte” : la juive, la chrétienne et la musulmane. Une troisième partie, rédigée en collaboration avec F. Bouwen, père blanc du couvent Sainte Anne, présente Jérusalem comme “ville de confrontation et de dialogue”. Le tout s’achève sur un chapitre prospectif, intitulé “Un avenir pour Jérusalem”. Que retenir de cet ensemble ? Le parcours historique est succinct, mais clair. L’approche interconfessionnelle m’a paru quelque peu anecdotique et, à vrai dire, trop “chrétienne”. N’aurait-il pas mieux valu laisser à un juif et à un musulman le soin de parler de leur ville ? On a seulement ici le point de vue, qui reste assez extérieur, d’un chrétien sur ce qu’il pense être la vision juive ou musulmane de la ville. La dernière partie est, sans doute, la plus instructive. Elle permet d’apprécier les progrès impressionnants qui ont été accomplis ces dernières années (surtout depuis la visite de Paul VI en janvier 1964) dans le rapprochement entre les différentes communautés locales, mais aussi de percevoir le caractère humain (trop humain ?) du mystère qui se joue dans cette ville qu’on appelle “sainte”. S’il y a un lieu au monde qui nous aide à saisir le réalisme de l’incarnation, est-ce si étonnant que ce soit Jérusalem ?

On ne quitte ni l’actualité ni le peuple d’Israël avec le livre de D. Cerbelaud [24]. L’impensable déflagration de la Shoah aura eu au moins le mérite de contraindre les chrétiens à davantage “écouter Israël”. Ce constat suffit à indiquer qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Dès lors se pose la question : comment une tradition qui plonge toutes ses racines "dans le judaïsme a-t-elle pu développer une négation aussi féroce de sa propre origine ? Que signifie la “déjudaïsation” des figures fondatrices, à commencer par celle de Jésus ? C’est à ces questions, et à la réévaluation critique de l’ensemble de la théologie chrétienne qu’elles provoquent, que le jeune dominicain de l’Arbresle s’attache à répondre dans son dernier ouvrage. Dans le prolongement de Nostra Ætate, et informé des meilleures recherches sur le sujet, notre auteur mène une enquête à la fois exégétique, théologique et historique sur les raisons d’un tel déni et sur ses conséquences. La figure biblique de la Sagesse et sa réinterprétation différenciée dans le judaïsme (Sagesse = Torah) et dans le christianisme (Sagesse = Christ ou Esprit Saint) soulignent tout à la fois une symétrie et opère pourtant déjà une première fracture entre les deux traditions (ch. 1 et 2). Les racines et le développement de cette séparation sont étudiés dans le Nouveau Testament (Le Christ sauveur : ch. 3 ; Les juifs dans le Nouveau Testament : ch. 4 ; L’Église a-t-elle remplacé Israël ? : ch. 5 ; L’ancien et le nouveau : ch. 6). Ce parcours néo-testamentaire donne de mesurer, entre autres, la diversité des points de vue théologiques quant à la manière dont la communauté chrétienne naissante se situe face à Israël (modèle de la “continuité”, de la “substitution”, de la “coexistence”). Les chapitres suivants sur la crise gnostique (ch. 7), l’antijudaïsme des Pères (ch. 8) et la crise arienne (ch. 9) montrent comment l’Église s’est battue, aux premiers siècles de son histoire, contre les démons qui la poussaient à occulter ses origines, sans toujours réussir à les vaincre. Les pages sur l’Islam (ch. 10) permettent d’établir un parallèle suggestif entre la prétention des musulmans vis-à-vis du christianisme et l’attitude que ce dernier a développée à l’égard du judaïsme. Les deux derniers chapitres enfin (Dialogue judéochrétien et œcuménisme intrachrétien : ch. 11 ; Pour une sophiologie des religions non chrétiennes : ch. 12), situe un des principaux enjeux de toute cette réflexion : si, comme le pense D. Cerbelaud à la suite de F. Lovsky, à travers le juif, c’est l’Autre - tout autre - qui se trouve nié dans son altérité, alors l’écoute renouvelée d’Israël ne sera pas sans répercussions sur l’unité même de l’Église ainsi que sur le dialogue avec les autres religions. Si cet ouvrage indique la voie à suivre, il témoigne également du chemin parcouru.

Accompagner régulièrement des pèlerinages et parcourir fréquemment une région peut faire naître, à la longue, l’idée d’écrire un livre. C’est, au moins le cas de M. Hubaut [25], franciscain, prédicateur itinérant, qui, fort de son expérience dans tout le bassin méditerranéen, nous propose un guide historique et spirituel pour marcher sur les traces de saint Paul. L’expérience du terrain, irremplaçable, ne saurait toutefois se substituer à la compétence exégétique. Il ne faut donc pas s’attendre ici à une contribution originale ou de première main sur l’Apôtre des gentils : l’auteur suit principalement, comme fil conducteur biographique, le récit des Actes, occultant allègrement toute la part d’hypothèses et d’incertitudes qui accompagne une telle reconstitution. La qualité de l’ouvrage, divisé en trois parties (vie de saint Paul, grands thèmes de ses épîtres, historique et plans des principaux sites qu’il a traversés), réside plutôt dans le rassemblement, la mise à disposition et la présentation simple et pédagogique de données qui sont le plus souvent dispersées ou difficiles d’accès (je pense surtout aux plans de la dernière partie). À ce titre, on peut aisément le recommander à tous ceux qui préparent un voyage paulinien ou en reviennent. N’est-ce pas la vocation d’un guide ?

188 rue Henri Blès
B- 5000 NAMUR, Belgique

[1La Sagesse Biblique : de l’Ancien au Nouveau Testament. Actes du XVe Congrès de l’ACFEB. Paris (1993), Coll. Lectio Divina 160. Paris, Cerf, 1995, 22x14, 617 p.

[2Gibert, P. Comment la Bible fut écrite. Paris, Bayard/Centurion, 1995, 22x15,

[3Paul, A. La Bible. Histoire, textes et interprétations. Coll. Repères pratiques. Paris, Nathan, 1995, 21x15, 160 p.

[4Prevost, J.-P. Pour lire les Prophètes. Coll. Pour lire. Paris/Cerf ; Outremont,/ Novalis, 1995, 21x21,204 p.

[5Droin, J.-M. Le livre des Lamentations. Coll. La Bible, porte-parole. Genève, Labor et Fides, 1995, 21x15, 106 p.

[6Caquot, A. ; Robert, Ph. de. Les livres de Samuel. Coll. Commentaires de l’AT/VI. Genève, Labor et Fides, 1994, 24x18, 649 p.

[7Vogels, W. Job. Coll. Lire la Bible 104. Paris, Cerf, 1995, 18x11, 268 p.

[8Lavoie, J.-J. Qohélet. Une critique moderne de la Bible. Coll. Parole d’actualité. Montréal, Médiaspaul, 1996, 20x14, 149 p.

[9da Silva, A. La symbolique des rêves et des vêtements dans l’histoire de Joseph et de ses frères. Coll. Héritage et projet 52. Québec, Fides, 1994, 21x14, 211 p.

[10Wénin, A. L’homme biblique. Anthropologie et éthique dans le Premier Testament. Paris, Cerf, 1995, 23x14, 196 p.

[11Leibowitz, Y. Brèves leçons bibliques. Paris, DDB, 1995, 20x12, 291 p.

[12Marchadour, A., Les évangiles au feu de la critique. Paris, Bayard/Centurion, 1995, 22 x 15, 187 p.

[13Les évangiles. Coll. Notre Histoire. Paris, DDB, 1995, 21x13, 148 p.

[14Arminjon, B. Nous voudrions voir Jésus. Avec saint Jean 1-11. Coll. Christus 82. Paris, DDB, 1995, 20x13, 203 p.

[15Zevini, G. Commentaire spirituel de l’évangile de Jean. Coll. Vivre la Parole. Paris, Médiaspaul, 1995, 13x21, 259 p.

[16Cothenet, E. Le message de l’Apocalypse. Paris, Mame/Pion, 1995, 22x14, 184 p.

[17Poucouta, P. L’Église dans la tourmente. La mission dans l’Apocalypse. Coll. Bible et Mission. Kinshasa, Éditions de l’Épiphanie, 1996, 20x14, 112 p.

[18Grelot, P. La conception de la femme d’après le Nouveau Testament. Paris, DDB, 1995, 14x21, 167 p.

[19Marguerat, D. Le jugement dans l’évangile de Matthieu (2e édition). Coll. Le Monde de la Bible 6. Genève, Labor et Fides, 1995, 22x15, 624 p.

[20Bossuyt Ph. ; Radermakers J., Témoins de la Parole de la grâce. Actes des Apôtres. 2 vol., Bruxelles, éditions de l’IÉT, 1995, 24x16, 116 et 782 p.

[21Montagnes, B., Le Père Lagrange (1855-1938). L’exégèse catholique dans la crise moderniste. Paris, Cerf, 1995, 19x12, 246 p., 125 FR

[22Bovati, P. ; Meynet, R., Hommage à Paul Beauchamp. Paris, Médiasèvres, 1996,21x14, 45 p.

[23Potin, J. Jérusalem. Paris, Bayard/Centurion, 1995, 22x15, 265 p.

[24Cerbelaud, D. Écouter Israël. Une théologie chrétienne en dialogue. Paris, Cerf, 1995,23x14, 187 p.

[25Hubaut, M., Sur les traces de saint Paul. Paris, DDB, 1995, 22x13, 296 p.

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