Sur le rapport de la vie consacrée avec les conseils évangéliques
Point de vue théologique
Noëlle Hausman, s.c.m.
N°1996-4 • Juillet 1996
| P. 252-264 |
Le sous-titre : point de vue théologique, indique bien la perspective où se situe cette dernière contribution. Il s’agit d’une perspective théologique déterminée, où se trouvent intégrées diverses problématiques : celle de l’exégèse spirituelle des paroles et des gestes du Christ qu’effectue, en acte, l’Église et où se déploie la vie consacrée ; celle, encore, de théologie morale, qui élabore le rapport préceptes-conseils ; celle aussi où il est possible de penser une « consécration particulière ». L’exhortation Vita Consecrata ne vient pas infirmer l’orientation de ce point de vue.
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Point de vue théologique
Personne ne conteste qu’il y ait, dès l’Ancien Testament, des figures prémonitoires de la vie religieuse chrétienne. Ainsi de Jérémie, le premier auquel l’Écriture attribue le célibat de façon explicite, comme aussi déjà d’Élie, au moins aux yeux des écrivains chrétiens anciens. Le veuvage d’Ézéchiel et celui de Judith, la continence cultuelle parfois requise de tous et certainement du grand-prêtre pour le jour des Kippurim, la stérilité et même la virginité féminine que Dieu rend (ou promet de rendre) fécondes, tracent également les voies à l’Annonciation faite à Marie ou encore à l’exemple de saint Paul, pour ne rien dire encore du cas prototypique de Jésus.
Mais y a-t-il dans l’Évangile de quoi fonder la vie dite consacrée ? Depuis les trente dernières années au moins, la plupart des auteurs de toutes disciplines ont mis en garde contre une utilisation abusive des « lieux évangéliques » que semblait posséder tranquillement la théologie de la vie religieuse, en particulier pour ce qui touche aux trois conseils évangéliques canonisés par la tradition.
Pour faire bref, le résultat de ces travaux revient, chez qui ne s’embarrasse guère de nuances, à exproprier la vie consacrée des attaches évangéliques qu’elle croyait siennes - un fait qui ne doit pas être sans rapport avec la difficulté générale de présenter cet état de vie dans la prédication. Ainsi, on soulignera que tous sont appelés au témoignage, et tous à la mission ; qu’il n’y a pas de « conseil » en ce qui concerne l’obéissance, imposée à tous par l’exemple du Christ, ou la pauvreté, puisque tous doivent partager ce qu’ils ont reçu. L’homme riche [1] de saint Matthieu (re)devient donc le type de tout disciple de Jésus, puisque tous doivent imiter et suivre leur Seigneur. Reste peut-être le célibat ou l’eunuchéisme de Matthieu 19, mais les exégètes pensent qu’il s’agit là d’une péricope à propos de la fidélité dans un mariage voué à l’échec : l’eunuque en question, c’est d’abord celui que son conjoint abandonne.
Le Père P.-H. Kolvenbach, qui n’est pas suspect de fondamentalisme, disait un jour que cette situation de la critique rend urgent l’approfondissement du sujet. Comment en effet parler à des jeunes religieux de ce Jésus qui demande tout à tous ? N’y aurait-il plus d’accès immédiat au Christ pour celui qui croit entendre sa voix ?
Des tentatives diverses ont été opérées pour trouver ailleurs ces fondements scripturaires : ainsi, le Père J. M. R. Tillard les voit dans la première communauté chrétienne dont parlent les Actes des Apôtres (Ac 2 et 4). D’autres constatent que l’exemple de Paul et son conseil (1 Co 7,25) : « je n’ai pas d’ordre du Seigneur, mais je donne mon avis », résistent à toute réduction. Plus difficile est le traitement du livre de l’Apocalypse, qui identifie tous les chrétiens comme vierges (« ils suivent l’Agneau partout où il va », 14,4), et d’ailleurs martyrs.
Encore une fois, doit-on passer par les Actes des Apôtres, par saint Paul ou même l’Apocalypse pour arriver au Christ ? Mais aussi, faut-il une parole du Christ pour rendre raison d’une pratique du célibat pour le Royaume qui se révèle, dès le premier siècle, comme clairement liée au fait chrétien ?
Il me paraît utile, pour approfondir la question, de considérer d’abord de plus près la doctrine des conseils évangéliques. Une réflexion similaire portera ensuite sur le thème de la consécration. Je proposerai alors les vues du Concile sur le sujet et je risquerai ma propre conclusion.
Conseils et commandements
En rendant en quelque sorte à tous les chrétiens la pratique des « multiples conseils que le Seigneur a proposés à l’observation de ses disciples dans l’Évangile » [2], le chapitre V de Lumen gentium rappelle un enseignement que le Catéchisme de l’Église catholiquedéclare aussi que François de Sales ou Thomas d’Aquin [3] et déjà les Synoptiques, si l’on comprend bien l’appel de Jésus adressé à l’homme riche :
Dans les trois Évangiles synoptiques, l’appel de Jésus adressé au jeune homme riche, de le suivre dans l’obéissance du disciple et dans l’observance des préceptes, est rapproché de l’appel à la pauvreté et à la chasteté. Les conseils évangéliques sont indissociables des commandements.
La distinction des préceptes, prescriptions de la Loi (obligatoires pour tous) et des simples conseils proposés à quelques-uns (qui dès lors s’y obligent), n’apparaît pas évidente à première vue dans les évangiles. Ce dans discernement sera celui de la tradition chrétienne et de la théologie ultérieure. S’il nous est aisé, concernant le Décalogue, de discerner ce à quoi l’on est tenu et ce qui est défendu (« Tu adoreras... tu ne tueras pas... »), il l’est beaucoup moins de discerner dans les paroles de Jésus ce qui s’impose à tous et ce qui n’est que de « conseil », car la façon de parler du Christ paraît absolue en tous points. L’appel à la perfection est universel, il impose toujours, avec le renoncement à soi-même, le service du Christ sans partage et le dévouement au prochain.
Cependant, on s’aperçoit que cette distinction entre les commandements et les conseils rejoint utilement la doctrine évangélique, à condition d’en respecter les horizons véritables. Le texte de Matthieu 19 [4] concernant l’homme riche répond, pourrait-on dire, à une sorte de cas de conscience personnel. Certes, il semble admirablement marquer la distinction entre préceptes et conseils, puisque Jésus commence par rappeler les commandements. L’homme dit : « J’ai pratiqué tout cela, que me manque-t-il encore ? » et le Christ répond : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce qui est à toi, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi ». « Dans ton cas », il faut faire abandon de tout. C’est là une vocation individuelle qui ne marque pas abstraitement l’appel à un mieux par rapport à un bien (le jeune homme a demandé « que ferai-je de bon pour posséder la vie éternelle ? »). Que la loi soit d’abord observée, que les commandements soient respectés mais en outre, en ce qui te concerne, dit Jésus, que soit fait abandon de tous tes biens. Le conseil, s’il y en a un (le mot n’est pas dans le texte) viserait donc la condition individuelle de la perfection demandée. Le même texte de Matthieu 19 porte, à propos de l’eunuchéisme, la recommandation sapientielle qui peut s’appliquer à notre cas : « Que celui qui peut comprendre comprenne. »
Dans l’histoire de la perfection chrétienne, l’interprétation de Matthieu 19 a eu une influence prépondérante sur la forme de vie des ascètes et des vierges et sur le développement de la vie monastique : c’est en entendant ce texte proclamé à l’église que, selon Athanase, Antoine se retire au désert, et il en ira de même, au moment décisif, pour François d’Assise - deux figures prototypes d’époques charnières. Mais autre chose est l’élan de ceux qui entendent, autre chose la réflexion et l’enseignement des docteurs. Dans les anciennes Règles, les premiers moines n’énoncent rien de plus que les conditions d’une vie chrétienne menée selon la loi commune à tous. Ainsi, note dom J. Leclercq, « saint Benoît, qui cite toute la Bible et l’Évangile, ne fait jamais état des textes dont on dit qu’ils sont les fondements (des) conseils évangéliques... saint Benoît, en continuité avec le monachisme ancien, ne distingue pas nettement les exigences du salut et celles de la perfection [5]. »
La différenciation entre préceptes et conseils apparaît cependant assez tôt à la réflexion croyante. « C’est qu’il fallait bien déterminer, tant en face des détracteurs de la pauvreté évangélique et de la virginité chrétienne que devant les exagérations d’hérétiques, qui voyaient dans le célibat ou le dépouillement total une exigence universelle de salut, l’équilibre exact de la conduite chrétienne. » Tel est le sens des textes d’Augustin, d’Irénée, de Jérôme, d’Ambroise, etc. dont on fait classiquement état pour justifier la distinction traditionnelle. « Le souci du moraliste se fait jour également, qui invite, selon l’Évangile même, à n’assumer qu’avec prudence une forme de vie qui exige un grand courage, mais en même temps invite à l’effort magnanime et confiant, porté par la grâce divine et l’élan intérieur de l’amour. »
Avec saint Thomas d’Aquin, la notion déjà traditionnelle des conseils évangéliques va prendre place dans une synthèse doctrinale, dont les lignes essentielles répondent aux deux parties de la Secunda Pars de la Somme. Dans la Prima Secunda, question 108, saint Thomas situe les conseils parmi les secours (la loi et la grâce) que Dieu nous donne pour atteindre notre fin dernière (l’amour de Dieu et du prochain) ; les conseils évangéliques sont donc un moyen relatif à la fin. Dans la Secunda Secundæ aux questions 184 à 189, les conseils évangéliques sont mis en rapport avec la perfection chrétienne, dans l’économie des « états de perfection » ; ils sont les moyens les plus propres à assurer la libération intérieure, au service de la charité parfaite. Le fait que la loi de grâce comporte des conseils indique sa vraie nature, qui est d’en appeler à la générosité de la liberté humaine.
François de Sales [6] remet en évidence la même doctrine : les conseils évangéliques prennent place dans « l’amour de conformité par lequel nous unissons notre volonté à celle de Dieu qui nous est signifiée par ses commandements, conseils et inspirations. » Pour rappeler le texte épinglé par le Catéchisme de l’Église catholique :
(Dieu) ne veut pas qu’un chacun observe tous les conseils, mais seulement ceux qui sont convenables, selon la diversité des personnes, des temps, des occasions et des forces, ainsi que la charité le requiert ; car c’est elle qui, comme reine de toutes les vertus, de tous les commandements, de tous les conseils, et en somme de toutes les lois et de toutes les actions chrétiennes, leur donne à tous et à toutes le rang, l’ordre, le temps et la valeur.
Tout se ramène donc, comme l’avaient compris les premières générations chrétiennes, à l’imitation du Sauveur. Sa loi et son enseignement, c’est d’abord sa personne. Le conseil reçu de lui met en relief l’aspect personnel d’une morale et d’une spiritualité totalement christocentriques.
Quand donc les exégètes ont montré qu’aucun des conseils de la triade classique [7] ne pouvait se réclamer d’un fondement exclusif dans l’Évangile, ils n’ont peut-être pas tellement rendu impossible le rapport de la vie consacrée à l’Écriture que manifesté l’enracinement commun de toute forme de vie chrétienne dans la seule personne du Christ. C’est lui qui dit aux uns « suis-moi » (Mt 8,22 ; Lc 9,59), à d’autres « demeure auprès des tiens » (Mc 5,19), à d’autres encore, « tu ne peux me suivre maintenant, tu me suivras plus tard » (Jn 13,36). Je pense donc que les trois conseils qui ont fini par définir globalement la vie consacrée [8] forment comme une interprétation (spirituelle) de l’Écriture très proche de son sens littéral et fermement soutenue par la tradition de l’Église, celle des saints aussi bien que celle des docteurs. La critique exégétique récente, qui avait d’abord paru les discréditer, a en réalité rendu aux conseils évangéliques leur vertu native, qui réside dans une imitation du Christ mesurée par son Esprit.
Retenons donc, pour terminer ce point, que la vie consacrée se définit par la profession de certains conseils évangéliques (voire d’un seul dans le cas des vierges consacrées), alors que la vie chrétienne consiste déjà en une pratique des conseils, avec les accents que, selon saint François de Sales, Dieu lui-même inspire à chacun.
Une consécration particulière
Si la discrimination de la vie consacrée à partir des conseils évangéliques présente cette complexité, qu’en est-il de la notion même de consécration ? Je commence par recourir à une citation d’un article récent [9] :
Le Père J. Galot, dont les idées présentent beaucoup de ressemblance avec celles que le Pape développe dans ses Audiences générales, a tenté, juste avant le Synode, de montrer dans le Christ le premier des consacrés, à la lumière, non pas de saint Luc et de la Présentation, ou de la première prédication à Nazareth, mais de l’Épître aux Hébreux. C’est dire que l’identité sacerdotale du Christ relève d’une « consécration totale et absolue, dont l’origine n’était pas rituelle », mais reflète la profondeur du mystère trinitaire : « en Jésus, la consécration ne signifie pas seulement l’appartenance de la nature humaine à la personne divine, mais un hommage foncier du Fils au Père, avec une entière ouverture à l’action souveraine et dynamique de l’Esprit ». Ce fondement permet peut-être de comprendre pourquoi le même auteur tient, comme déjà H. Schürmann dans une étude autrefois controversée à faire remonter l’origine de la vie consacrée, notamment féminine, à la même suite du Christ qui donna par ailleurs naissance à la mission sacerdotale.
Ainsi, pour le Père Galot, on peut reconnaître dans l’état de vie des apôtres la première forme de l’état de consécration qui caractérise les prêtres dans l’Église. Mais comme l’état des Douze est partagé par le groupe des femmes qui accompagnent le Maître, on doit y discerner, outre le prélude de la consécration sacerdotale, l’origine de toutes les formes de vie consacrée, et notamment la vie religieuse.
Avant de crier à l’amalgame, réfléchissons à l’utilité du concept de consécration. Quand Perfectæ caritatis définit, au numéro 5, les chrétiens « qui vivent pour Dieu seul » comme ayant entièrement dédié (mancipaverunt) leur vie à son service, ce qui « constitue précisément une consécration particulière (peculiaris consecratio) qui s’enracine intimement dans la consécration du baptême et l’exprime avec plus de plénitude », il faut reconnaître avec K. S. Frank que cette manière de parler « se rattache à la terminologie et aux conceptions traditionnelles » [10], celle de la consécration du baptême d’abord, celle d’un mode de vie distinct de celui du mariage ensuite [11]. Montrons-le brièvement.
Pour la Didachè, le propositum ou décision personnelle pour le célibat à cause du Christ ne requiert pas d’imposition des mains. Bientôt, et déjà chez Augustin, l’engagement dans la vie monastique par la professio ou le pactum fut assimilé à un vœu supérieur à celui du baptême, parce qu’il présuppose une grâce particulière. L’état monastique devint un état consacré dans l’Église, en raison de la décision publique de s’engager dans cette voie (par vœu ou promesse) et du contenu de cet engagement : le don total de soi à Dieu, rendu possible par sa grâce. Chez Jérôme, l’idée du second baptême vient de la théologie de la pénitence et du martyre, mais pour beaucoup, le chrétien dans le monde n’est en somme qu’un moine caché (et le moine, un simple chrétien). Durant le haut Moyen Âge, la profession monastique (consecratio, ordinatio, benedictio monachi) prend la forme rituelle d’une consécration empruntée aux rites du baptême, mais aussi de l’ordination des clercs et de cette consécration des vierges (elle-même inspirée du mariage) qui seule relève de l’évêque. À la même époque apparaît, aux côtés de la professio monastica, la professio canonica ; elles dominèrent jusqu’à la naissance des ordres mendiants : les Franciscains trouvent leur règle dans l’Évangile et voient, avec saint Bonaventure [12], dans le baptême la consécration fondamentale ; les Dominicains s’ordonnent, avec saint Thomas d’Aquin, totalement au service de Dieu (totam vitam suam divino servitio deputare ; se totaliter mancipare divino servitio) [13].
Ainsi, la professio super altare des moines et chanoines lie à telle Église, la professio in manibus des mendiants manifeste le lien personnel avec le supérieur qui envoie prêcher, la professio super hostiam d’Ignace de Loyola montre dans la communion divine l’origine de tout apostolat, la profession dans le cœur des Filles de la Charité signifie la force d’un engagement dont Dieu seul est le témoin... Mais en définitive, cette généalogie des formes de la profession tend toujours à distinguer ceux qui la prononcent de ceux que le baptême a déjà et pareillement sanctifiés. Pourquoi, comment ?
Je pense qu’il faut reconnaître, avec le Père J. Galot toujours, que le Concile a affirmé, en Perfectæ caritatis 5, une consécration particulière distincte de la consécration baptismale, bien qu’enracinée en elle et destinée à l’exprimer de façon plus ample : « la consécration religieuse ne peut donc être le simple produit de la consécration baptismale ». Des considérations semblables peuvent être faites au sujet du sacrement de confirmation. Ainsi,
il importe toujours de reconnaître que cette vie des conseils répond à une grâce supérieure à la grâce baptismale et à la grâce chrismale. Un don plus spécial, qui procède d’une initiative gratuite de l’amour divin, introduit la personne humaine dans un état de vie qui n’est pas de nature sacramentelle, mais porte la vie sacramentelle à un niveau plus élevé. Pour caractériser la différence entre les deux modes d’action de la grâce, on peut parler d’ordre sacramentel et d’ordre charismatique. Dans l’ordre charismatique se manifeste davantage la liberté de l’Esprit Saint, qui suscite chez certains un engagement plus profond que le strict engagement baptismal ou chrismal.
Mener la vie consacrée par la profession des conseils évangéliques (PC 1), c’est mener une vie consacrée à Dieu seul (ibid.), en raison du fait qu’on en a reçu le don, l’appel, la vocation, la grâce, reconnus par l’Église. Ainsi, les consécrations dites objectives conférées par certains sacrements (baptême, confirmation, ordre et, analogiquement, mariage) laissent place à des consécrations personnelles, qui ne sont pas seulement déclaratives, comme la communion solennelle où se renouvellent les engagements du baptême, mais constitutives, comme les vœux religieux, qui introduisent dans un nouvel état [14].
Après l’aspect charismatique que nous venons de souligner, cet aspect ecclésial ne peut demeurer dans l’ombre. Même si l’origine n’en est pas hiérarchique, l’autorité de l’Église accueille et approuve les formes individuelles ou communes de vie consacrée (PC 1), elle veille aussi sur leur croissance (LG 45). Aucune profession n’est d’ailleurs prononcée qui ne soit reçue par les supérieur(e)s, au nom de l’autorité qui leur est conférée (même s’ils ne sont pas clercs). C’est dire que « l’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient cependant sans conteste à sa vie et à sa sainteté » (LG 44).
Il me paraît que cette situation christologique et pneumatologique, charismatique et ecclésiale de la vie consacrée contraste avec certains jugements élémentaires. Ainsi, au terme d’une étude fort rapide sur l’idéal de la consécration à Dieu dans l’histoire de l’Église, A. Manrique affirme qu’on ne trouve dans l’Évangile ni temps de probation, ni vœux ou serments, ni pratiques de piété régulières, ni vêtements spéciaux... Tout y est naturel, libre, spontané. En fait de règles ou de statuts, Jésus offre des paraboles pour dire le règne de Dieu sur les hommes. L’obéissance appartient à l’unique vie chrétienne, les supérieurs doivent être les serviteurs de tous, etc. En résumé donc, le secret de la consécration et de la doctrine de Jésus serait dans le don de soi à l’évangélisation des opprimés et des pauvres. On ne niera pas l’existence de personnes qui se groupent en communauté, mais on n’exclura pas non plus que des personnes seules ou mariées partagent cet idéal. La suite du Christ demande à tous les chrétiens d’être évangéliquement pauvres, obéissants et chastes [15]...
Je crois qu’il n’est pas sage, pour équilibrer les outrances réelles ou supposées d’autrefois, de faire tellement droit aux nécessités spirituelles des laïcs que les religieux et autres consacrés soient exclus du paysage (dans une sorte de renversement où le laïc, entendu comme moine caché, ferait place au religieux, chrétien comme les autres). Cette éventualité a déjà manifesté sa capacité égalitaire au sommet de la Réforme [16] et, dans un registre plus politique que spirituel, durant la Révolution française. Pour y parer, il faut que la pensée et la pratique au sujet de la vie consacrée concourent à manifester l’intelligibilité et le rayonnement chrétiens qui leur sont propres. Est-ce partout le cas aujourd’hui ?
Ainsi, la profession des conseils évangéliques et l’existence liturgique qu’est la vie consacrée nous renvoient finalement aux rapports qu’entretiennent entre eux les états de vie, puis le sacerdoce commun avec le sacerdoce ministériel. Mais revenons-en à notre sujet.
Vatican II
Nous avons présenté la pratique des conseils évangéliques comme une lecture spirituelle authentique du sens littéral des écritures néotestamentaires, en ajoutant que l’histoire soutient également la détermination de ce type d’engagement chrétien en termes de consécration. Il faut toutefois écarter un malentendu :
Le Concile récuse... toute théologie qui présenterait dans l’Église l’état laïc et l’état religieux comme relevant, l’un d’une fidélité aux commandements de Dieu sans plus et l’autre, d’une pratique des conseils évangéliques ajoutée à la pratique des commandements... L’état de vie religieuse et l’état de vie laïque ne se situent pas par rapport aux conseils évangéliques comme la lettre (la pratique) d’un côté et l’esprit de l’autre. Mais la lettre et l’esprit étant communs à tous les états de vie chrétiens, l’état de vie religieux se spécifie par la profession des conseils évangéliques, c’est-à-dire par leur pratique promise à Dieu dans un état de vie stable reconnu par l’Église. La pratique des conseils évangéliques devient, dans la vie religieuse, la norme constante, extérieure, visible, juridique, de toute l’existence, la règle de vie. Ce qui est au cœur des comportements de chaque chrétien doit être professé, c’est-à-dire manifesté visiblement par la structure même de la vie religieuse, par la forme de l’existence, par la règle commune et personnelle de ceux qui s’y trouvent consacrés à Dieu
En fait, le Concile Vatican II dépasse de deux manières la problématique un peu courte du « lieu théologique » de l’état religieux. Tout d’abord, il indique dans la « forme de vie » que le Fils de Dieu a prise et proposée aux disciples qui le suivaient (Lumen gentium 44 ; cf. 42) un genre de vie virginale et pauvre que le Christ Seigneur voulut pour lui-même et que la Vierge sa mère embrassa (LG 46). C’est dire que les conseils évangéliques peuvent « conformer » (LG 42 ; 46) au Christ à la façon du baptême (LG 7), du martyre (LG 42) et de l’exaltation de Marie au ciel (LG 59) ; bref, qu’ils appartiennent à la méditation de l’Église qui pénètre plus avant dans l’intelligence même de l’Incarnation (LG 65).
Ensuite, le Concile situe la vie consacrée à l’intérieur du mystère de l’Église et la présente comme un fruit de l’union du Christ avec l’Église son Épouse. Cette perspective précède partout l’engagement de chaque religieux envers son Seigneur : e signe christique (la « forme de vie ») procède dans l’Église d’un don spirituel (car la vie religieuse est présentée dans Lumen gentium avant tout comme donum). Selon ces réalités dernières, l’état religieux représente dans l’Église la venue du Christ régnant par l’Esprit. La profession des conseils évangéliques rend témoignage, dans sa capacité signifiante même, à l’humble éclat de cette visite divine : le Christ reviendra et déjà il vient.
En d’autres termes encore, on dira que la vie religieuse atteste l’unité indissoluble du sens littéral avec le sens spirituel de l’Écriture, tels que l’Église les entend. La profession religieuse montre, grâce à l’Église, l’union de l’espérance (Il vient) avec la foi (Il est venu), mais c’est dans l’amour de Jésus, Christ et Sauveur aujourd’hui. C’est parce qu’il vient aujourd’hui que je peux me faire présent à lui. C’est aujourd’hui qu’il m’appelle à l’imiter et à le suivre. Le témoignage de la vie religieuse consiste d’abord en cette mise au présent du Ressuscité.
La vie consacrée par la profession des conseils évangéliques
Vaudrait-il mieux parler de « radicalisme évangélique », comme le Père Matura [17] et déjà H. U. von Balthasar [18], ou, selon certaines formules proposées au Synode, de « vie spirituelle consacrée », de « vie consacrée par la profession religieuse », d’« institut de vie charismatique », ou encore, distinguer la « sainteté consacrée » de la « sainteté séculière » [19] ? Peut-être doit-on faire valoir, avant de nous décider, ce que le concept de vie consacrée apporte d’irréductible. On sait que la notion de « vie religieuse » comporte une difficulté semblable, puisqu’elle semble réserver à certains ce qui caractérise en fait tout homme uni à Dieu (religieux), de même que « vie consacrée » semble attribuer à quelques-uns cette proximité du divin qui est sans aucun doute l’apanage de tout homme sauvé dans le Christ. La problématique se complexifie, dans notre cas, parce que ce n’est pas seulement le monde réputé archaïque des religions qui se profile en arrière-plan, mais la nature sacramentelle de l’Église, où Dieu ne se montre pas seulement en figure, comme dans les religions, mais en personne.
Que beaucoup de laïcs, même mariés, désirent aujourd’hui relever de la vie consacrée, alors même que bien des consacrés, surtout les religieux, tiennent la consécration pour une manière révolue de présenter leur existence, peut déjà inspirer quelques commentaires : pourquoi le mariage (et, dans le monde des prêtres diocésains, la seule ordination sacerdotale) ne suffit-il pas à offrir une spiritualité vivifiante, pourquoi les personnes consacrées sont-elles si rétives à voir dans le rapport immédiat à Dieu la seule source d’une existence que rien ne les obligeait, sinon la pente du cœur, à embrasser pour leur salut ?
Ne se trouve-t-on pas devant une réserve de mauvais aloi ? Est-il vraiment inintelligible, en régime chrétien, d’avoir à répondre à une élection particulière de Dieu, de choisir une vie dont les exigences ne s’imposent nullement, mais sont proposées pour la joie de celui qui y reconnaît sa route ? Ne pouvons-nous plus défendre, aux yeux de nos contemporains, une existence qui trouve son seul appui dans la relation sponsale et spirituelle de l’Église avec le Christ ? Est-elle donc inconcevable, à nos propres yeux cette anticipation du Royaume où l’on est mis par Dieu en présence de ses frères, et où le salut des autres importe plus que les dons déjà reçus ? Si la réappropriation des conseils évangéliques par tous les chrétiens et les équivoques sur le concept de vie consacrée, auxquelles on a, ces dernières années, largement fait écho, devaient cacher ce genre de refus, je me prononcerai vivement pour le maintien d’une expression qui ne me semblait pas, jusqu’ici, jouir des promesses de l’éternité.
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B-1640 RHODE-ST-GENÈSE, Belgique
[1] Depuis le début de son pontificat, et particulièrement dans Redemptionis donum (25 mars 1984), Jean-Paul II ne cesse de revenir à la figure de l’homme riche, dont il a fait par ailleurs le fil rouge de Veritatis splendor (6 août 1993) : une coïncidence signifiante. Cf. aussi J.-M. Hennaux, « Va, vends... » in VC, 1996, 3.
[2] LG 42.
[3] CEC § 1973.
[4] On pourrait voir aussi le commentaire limpide que fait P. Beauchamp de la péricope parallèle de Marc, dans « L’homme riche (Mc 10, 17-22) », in Croire aujourd’hui (1987), 485-497.
[5] In « Points de vue sur l’histoire de l’état religieux », dans Vie spirituelle 74 (1946), 826 ; cité par le P. Menessier.
[6] Voir le Traité de l’Amour de Dieu, Livre VIII.
[7] On l’a souvent dit, la cristallisation accomplie au XIIe siècle doit toujours être relativisée, malgré sa convenance anthropologique. Ludolphe le Charteux par exemple, dans sa Vita Christi, comptait douze conseils.
[8] « La vie consacrée par la profession des conseils évangéliques... », PC 1.
[9] Voir N. Hausman, « Le Synode sur la vie consacrée. Lumières et questions », in NRT 117 (1995-4), 481-500 ; et Documents épiscopat (1995), « Contenus théologiques et spirituels du Synode sur la vie consacrée.
[10] Cf. art. « Vie consacrée », in Dictionnaire de spiritualité (1993).
[11] On se rappelle la citation de la Démonstration évangélique d’Eusèbe de Césarée (art. cit. 655) : « Pour l’Église du Christ aussi, deux modes de vie ont été établis par la loi. Le premier dépasse la nature... Il ne vise ni le mariage ni la génération d’enfants ; il ne cherche pas l’acquisition de propriétés. Il laisse entièrement de côté la conduite ordinaire des hommes mais, mû par un excès d’amour céleste, il se voue au service de Dieu... Pour le bien du genre humain tout entier, ils sont consacrés (hierômenoi) à Dieu qui est au-dessus de tout... Ils accomplissent une tâche sacerdotale (hierourgian) pour eux-mêmes et leurs semblables. Telle est la norme de la vie parfaite chez les chrétiens. »
[12] Cf. Apologia pauperum, cité par K. S. Frank, Ibid., 662.
[13] Cf. Somme théologique, IIa IIae, q. 186 a. 1 ; cité ibid, 663.
[14] Cf. J. de Finance, art. « Consécration », in Dictionnaire de spiritualité (1953),1576-1583, qui note comment, pour Grignion de Monfort, la consécration à Jésus par Marie va plus profond encore que les vœux de religion. « On peut dire qu’ici, l’idée de consécration a atteint son expression parfaite » (1583).
[15] « El idéal de consagracion a Dios en la historia de la Iglesia », in Revista Agustiniana 33 (1992-101), 595-612.
[16] À mon sens, les objections de Luther sur les vœux monastiques, qui n’ont pas été rencontrées doctrinalement, ne sont pas rédimées par une théologie où la vie consacrée n’a de rapport qu’au baptême ; cf. Le Jugement de Luther sur les vœux monastiques (1521) in Œuvres (traduction de Weimar), t. III, Genève, Labor et Fides, 1963.
[17] Th. Matura, Suivre Jésus. Des conseils de perfection au radicalisme évangélique (Problèmes de vie religieuse 44), Paris, Cerf, 1983.
[18] Dans « Radicalisme évangélique », in VC 47 (1995), 238-240.
[19] Voir les interventions du 10 octobre (Somé, Gil Zorrila).