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Sur la vie religieuse féminine en Lituanie

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°1996-4 Juillet 1996

| P. 265-267 |

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Appelée à collaborer au Rising Sun Program financé par la Conférence épiscopale américaine, j’ai passé récemment dix jours à Vilnius. Mes impressions sont évidemment limitées, puisque j’ai rencontré une cinquantaine de sœurs sur le millier que compte aujourd’hui le pays. Cependant la situation me paraît très préoccupante, et du côté du clergé diocésain, dont la formation laisse beaucoup à désirer, et du côté de la vie religieuse, qui est essentiellement apostolique (il n’y aurait qu’un monastère bénédictin et un Carmel) et féminine (j’ai cependant aperçu des dominicains, des franciscains et des jésuites).

Dans l’ensemble, la vie religieuse manifeste une émouvante vitalité après plus de cinquante ans d’occupation communiste, nazie et de nouveau communiste. Trois générations sont assez également réparties : les anciennes, qui ont le plus souffert, notamment dans les prisons et les déportations en Sibérie, poursuivies jusque dans les années 80 ; la génération du milieu, assez bien formée professionnellement (on y compte des professeurs et des médecins), mais qui n’a guère connu les pratiques les plus habituelles de la vie religieuse, comme la vie communautaire ou la mise en commun des biens (on donne, par exemple, dix pour cent de son salaire, ce qui est encore beaucoup dans les circonstances économiques actuelles) ; les plus jeunes enfin, davantage prises par l’avenir et qui représentent évidemment la chance d’y parvenir.

Je n’insiste pas sur l’environnement socio-économique, qui est pourtant lamentable. Dans certains hôpitaux, on manque des moyens les plus élémentaires, y compris de narcotiques pour les opérations les plus délicates ; le thermomètre et le tensiomètre sont également rares, ainsi que les médicaments les plus ordinaires, courants dans d’autres pays - la remontée spectaculaire de la tuberculose chez les enfants et chez les adultes constitue à cet égard un indicateur infaillible. “Caritas” fait l’impossible, mais c’est insuffisant.

Au point de vue spirituel, la situation est tout aussi difficile. Si les années de clandestinité ont vu le meilleur, elles ont aussi connu le pire. Des religieuses, ainsi que des prêtres et des séminaristes, ont fini par céder au KGB, en sorte que certaines de leurs consœurs en ont subi les conséquences. Il est bien difficile aujourd’hui d’avoir à vivre ensemble au grand jour après ces trahisons réelles ou supposées. Par ailleurs, la magnifique résistance de la plupart ne pouvait s’appuyer que sur la fréquentation discrète de l’Eucharistie et les prières vocales, toujours très à l’honneur dans la communauté chrétienne tout entière. La fermeture du pays à toute influence étrangère et l’attachement à la langue lituanienne ont, de plus, retardé la prise de connaissance des grands événements ecclésiaux, à commencer par le Concile. Il n’y a que deux ans, paraît-il, que l’Ancien Testament est traduit, de même que l’office des Heures. J’ai pu constater que l’existence même d’un nouveau Code de droit canonique est inconnue de la plupart ; le Catéchisme de l’Église catholique n’est accessible qu’en polonais.

Mon sentiment, basé sur des observations fragmentaires, je le répète, est que les trésors de la formation spirituelle ne sont pas connus : qu’est-ce qu’une retraite de huit jours et que peut-on bien faire durant une récollection ? Qu’est-ce qu’une direction spirituelle - pas un prêtre, dit-on, ne veut s’en charger - et qui peut y contribuer ? Que faire durant le temps consacré à la prière sinon réciter des formules ? De même, les éléments essentiels de la doctrine sur la vie religieuse ne sont ni connus dans leurs exigences, ni, souvent, assumés, à commencer par la vie fraternelle à mener en commun - les raisons objectives ne manquent pas pour l’empêcher. Mais pourquoi porter un habit - qu’on enlève et remet d’ailleurs à loisir -, si l’action est dispersée, si l’unité manque, y compris celle des cœurs, si la visibilité de l’institut est encore minimale, beaucoup hésitant encore à se manifester aux autres ? Comment vivre aujourd’hui avec les blessures du passé parfois inscrites dans la chair ? - il faut pouvoir dire que la virginité est spirituelle d’abord, quand plus d’une a subi les violences des geôliers. Comment éviter de passer de la tyrannie de l’occupant à l’arbitraire de certaines supérieures ?

L’entente entre les aînées et les jeunes représente, ici comme ailleurs, un immense enjeu ; mais les jeunes semblent les plus assoiffées de formation spirituelle et doctrinale, et ce sont elles qui pourront le mieux transmettre ensuite aux autres ce qu’elles ne demandent qu’à recevoir. L’essentiel n’est pas connu, je l’ai dit, mais, quand on l’énonce, il est aussitôt reconnu par beaucoup ; c’est donc un signe qu’il est profondément vécu. La vie religieuse de Lituanie se trouve aujourd’hui devant deux ou trois années qui seront décisives pour ses orientations : endossera-t-elle les moyens et les fins de la vie religieuse même, ou restera-t-elle en marge des instituts séculiers, voire du ministère paroissial ? C’est le devoir des autres religieuses d’Europe, qui ne manquent ni de moyens intellectuels, ni de méthodes de discernement, d’aider leurs courageuses consœurs à traverser ce kairos pour leur réconfort, leur avenir et leur joie.

Avenue du Pré au Bois, 9
B-1640 RHODE-ST-GENÈSE, Belgique

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