Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Monotropie, équanimité et souvenir continuel de Dieu

François Neyt, o.s.b.

N°1996-4 Juillet 1996

| P. 232-245 |

« Il est certes dangereux de prendre un thème, tel les conseils évangéliques et de regarder l’histoire de la spiritualité sous cet éclairage ». Ainsi mis en garde, nous sommes, dans cet article très suggestif, introduits à une compréhension nuancée du dynamisme du monachisme primitif, dont les trois dimensions évoquées dessinent la figure pleine de promesses des monachismes égyptien et palestinien.

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La monotropie, l’équanimité et le souvenir de Dieu reflètent des réalités essentielles de la tradition monastique orientale. Les mots sont porteurs d’une manière de vivre les conseils évangéliques dès l’apparition des premières formes du monachisme égyptien et palestinien aux IV. et Ve siècles ; ils demeurent tout aussi précieux pour nos communautés chrétiennes à l’aube du troisième millénaire. Sans doute, de nos jours, pouvons-nous trouver d’autres traductions où la réalité qu’ils portent en eux soit reflétée selon les cultures et les milieux de vie où ils s’enracinent sous le souffle fécond de l’Esprit Saint.

Il est certes dangereux de prendre un thème, tel que « les conseils évangéliques » et de regarder sous cet éclairage l’histoire de la spiritualité. En effet, la formulation des conseils évangéliques apparaît au XIIe siècle lors de la réforme des clercs vivant en communauté ; elle ne correspond donc pas aux visées du monachisme primitif [1].

Notre perspective est globale. Elle évoque, dans les limites de cet article, la dynamique qui habite les premiers moines dans leur recherche de Dieu. Les trois dispositions mentionnées s’entendent d’un choix de vie qui se rend souple au dessein de Dieu. La monotropie est une démarche de vie, qui découle d’un rapport au temps qui relie l’instant présent au retour du Christ, ou plus exactement regarde le quotidien à la lumière du Christ qui revient. Elle appelle le chrétien à laisser Dieu être Dieu au cœur même de sa liberté et cette démarche engendre en lui la faculté de vivre de Jésus mort et ressuscité ; c’est l’équanimité. Dans sa liberté, le chrétien accepte de mourir à ce qui n’est pas selon Dieu, pour renaître en lui. Il est habité et conduit par l’Esprit de Dieu, qui prie sans cesse en lui et enflamme son cœur du souvenir continuel de Jésus tourné vers son Père.

Quelques exemples tirés de la tradition monastique de Basse-Égypte et de Palestine vont éclairer et conforter cette perspective, fondamentalement une, sous ses trois manifestations.

La monotropie

La monotropie recouvre la démarche globale du chrétien entièrement tourné vers la venue du Royaume de Dieu et le retour de Jésus-Christ. Dans la tradition monastique, cette vision de l’économie du salut imprègne tous les aspects de sa vie et l’oriente dans un sens unique. La monotropie ne correspond pas à un type de comportement moral qui serait uniforme, mais à une vision globale de l’histoire du salut qui touche à la fois le but du voyage et les moyens de parcourir son itinéraire [2].

Celui qui est tourné vers une seule activité, l’unique nécessaire, à l’écoute de l’essentiel, se libère de ce qui l’encombre. Peu à peu, il découvre, presque malgré lui, qu’il entre dans la simplicité. Il saisit une dimension essentielle de l’éthique chrétienne [3].

Une ligne de recherche fondamentale s’y manifeste : celle du rejet de toute duplicité, de l’unification du cœur, de l’intégrité. Cette recherche se présente d’abord comme un don de Dieu, selon la prière formulée par le psalmiste :

Enseigne-moi, Seigneur, ta voie et je marcherai dans ta vérité : unifie mon cœur pour qu’il craigne ton Nom (Ps 86, 11).

Le monotropos, pour reprendre un concept de la Septante, dans la traduction du psaume 68, 7 : « Élohim a fait habiter les solitaires dans une maison », équivaut au mot monachos chez Symmaque. Il désigne celui qui, au lieu de se comporter tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, a une activité uniforme tout orientée vers une seule fin. Comme l’exprime à sa manière Philoxène de Mabboug, commentant ce même verset du psaume 68 : « Le moine doit réaliser son nom de manière effective et être moine (c’est-à-dire unifié) en son extérieur et en son intérieur. Et il ne doit y avoir en lui rien d’autre que lui seul et celui qui habite en lui, je veux dire le Christ, lequel ne consent à s’établir en lui que s’il est seul [4]. »

Les ascètes et les premiers moines ont tiré deux principes de vie de cette perspective de la monotropie, tout entière tournée vers le Soleil Levant, le Christ, premier-né d’entre les morts, Alpha et Oméga de leur vie.

Le premier principe est celui du renoncement à tout ce qui n’est pas l’unique nécessaire. C’est à ce stade qu’on pourrait y retrouver les conseils évangéliques concernant le célibat et la pauvreté. L’attachement au Christ, dans l’attente de sa venue, implique, dès lors, le renoncement au mariage, à la famille qu’on pourrait fonder, et même à sa propre famille et à sa parenté. Le monotropos, l’unifié, renonce aussi aux biens matériels. Toutes ces réalités, bonnes en soi, peuvent être source de tiraillement, de soucis, de partage. Nombreux sont les textes qui invitent à quitter tout souci du monde. Citons la première Épître aux Corinthiens de saint Paul (1 Co 7,32 sv) et la vocation d’Antoine, où saint Athanase déclare qu’Antoine quitta tous ses biens pour suivre le Christ « afin qu’ils ne soient pas une source de soucis et d’embarras [5] ».

Le second principe est la présence d’un père spirituel qui accompagne le solitaire dans sa démarche d’unification et de simplicité. Deux moments sont à prendre en compte. L’aujourd’hui de Dieu qui est le moment d’une conversion continuelle, c’est l’œil qui est fixé sur les cailloux de la route, et le moment du retour du Christ et de la grande présentation finale, c’est l’œil fixé sur l’horizon.

Antoine se souvenait aussi de la parole du prophète Élie : « Le Seigneur est vivant, devant lequel je me tiens aujourd’hui ». Il faisait remarquer qu’en disant aujourd’hui, Élie ne mesurait pas le temps passé, mais, comme s’il débutait constamment, s’efforçait chaque jour de se montrer à Dieu tel qu’il faut paraître devant Dieu : « pur de cœur et prêt à obéir à sa volonté et à nulle autre » [6]. Plus loin, Athanase présente Antoine « méditant le mot de l’Apôtre : ‘Chaque jour, je meurs’. Car si nous vivons nous aussi comme devant mourir chaque jour, nous ne pécherons pas [7] ». C’est aller de l’avant afin d’atteindre le but sans se retourner en arrière [8].

L’Épître aux Hébreux rappelle combien l’aujourd’hui est le moment par excellence de la conversion. C’est aussi le jour de l’admission dans le repos de Dieu. « Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas votre cœur... Mais encouragez-vous mutuellement chaque jour, tant que vaut cet aujourd’hui... (He 3,7 sv. citant à plusieurs reprises le Ps. 95,7-11). Cet aujourd’hui, c’est à la fois le moment présent, le temps de la route et celui de l’attente du salut. Car le temps présent est court et celui qui tiendra jusqu’au bout sera sauvé [9].

Le grand maître de Gaza, Barsanuphe, a exprimé en des mots inoubliables cette perspective monotropique, qui habite le cœur de la tradition monastique orientale. Il ouvre à ses disciples les perspectives à venir. Son regard est déjà tourné vers celui qui rassemble toute chose, qui unifie, simplifie, rend intègre et pardonne dans son immense compassion. Voici deux extraits de lettres. Mieux que tout commentaire, ils explicitent comment le cœur du moine est tourné vers le seul nécessaire et en même temps ils expriment la présence indispensable du père spirituel accompagnant ses enfants et les présentant lui-même au Seigneur de nos vies, au jour de la grande présentation.

Serviteur du Dieu très haut, André, coserviteur de ma bassesse, paix à toi et à nos autres coserviteurs de la part de Dieu le Père et de notre Seigneur Jésus-Christ... Je ne veux pas non plus que vous ignoriez ceci : qu’il est une autre présentation plus redoutable, plus inéluctable et terrible, plus désirable et aimable, plus honorable et glorieuse. Quelle est-elle ? Écoutez. Lorsque sera couvert de honte l’ennemi du bien, notre adversaire, en entendant la bienheureuse et vivifiante voix de notre Seigneur nous dire cette parole pleine de joie, d’allégresse et d’exultation, et brillant d’un ineffable éclat : « Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde » (Mt 25,34), alors se fera la grande présentation, « quand le royaume sera remis à Dieu le Père » (1 Co 15,24). C’est celle-là et hors d’elle il n’y en a pas d’autre. Écoutez aussi comment elle s’accomplira : chacun des saints, amenant à Dieu les fils qu’il aura sauvés, dira d’une voix sonore, en pleine et grande aisance, à la stupéfaction des saints anges et de toutes les puissances célestes : « Me voici, moi et les petits enfants que tu m’a donnés » (He 2,13 ; Is 8,18). Et non seulement il les remettra à Dieu, mais aussi lui-même, et alors Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28). Priez donc pour que nous y arrivions. Bienheureux en effet celui qui attend et qui arrive. Priez pour moi, bien-aimés.

Lettre 187 :

Le même avait conjecturé que la mort du même Grand Vieillard était proche et s’en affligeait pour son propre salut et celui de tout le monastère ; il s’en ouvrit au Vieillard lui-même qui lui répondit ceci :
Frère très cher, poussé par la divine charité, tu as dit de ces paroles humbles qui entraînent les gens les plus impitoyables à éprouver de la compassion pour un pécheur, le dernier des hommes. Que te dirais-je, moi qui suis un homme sans compassion et sans cœur ? Je suis pressé par tes paroles, et je n’ai rien à te donner. Si j’avais quoi que ce soit, je te dirais : « Je ne vous abandonnerai absolument pas durant ces années de ma vie, et au dernier jour je ne vous laisserai pas orphelins. Voici que je reste, au contraire, avec vous sur l’ordre de Dieu, lui qui fait tout pour le mieux en vue du salut de nos âmes, à nous, ses serviteurs ». Et cela me serait agréable, même si je ne suis rien, afin que vous portiez du fruit pour Dieu pendant ce temps que nous passons ensemble, que je sois jugé digne de vous conduire à mon Dieu, à lui qui aime toujours le salut de nous tous, et de lui dire : « Me voici, moi et les petits enfants que tu m’as donnés (Is 8,18 ; He 2,13) ; garde-les en ton nom Jn 17,11) ; que ta droite les protège. Conduis-les jusqu’au port de ta volonté (Ps 106, 30), et écris leurs noms sur ton livre (Ap 21,27). Donne-leur les arrhes de la vie, et réjouis-les en leur disant : ‘Ne crains pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume’ » (Lc 12,32). Prie aussi enfin qu’il me soit donné de dire : « Père, accorde-moi que, là où je suis, mes enfants soient aussi (Jn 17,24), dans la vie ineffable ». Crois-moi, frère, mon esprit dirait volontiers à mon Maître qui se complaît dans la prière de ses serviteurs : « Maître, ou bien introduis avec moi mes enfants dans ton royaume, ou bien efface-moi de ton livre » (Ex 32, 22). Mais ma faiblesse et ma négligence m’interdisent une telle liberté de paroles. Cependant sa miséricorde à lui est grande. Et puisque nous avons un tel Maître, invoquons-le avec la ferme confiance que de toutes manières il nous fera miséricorde.

Ces extraits de lettres soutiennent le disciple dans l’aujourd’hui de Dieu et lui ouvrent une perspective nouvelle de la grande présentation finale, lorsque Barsanuphe lui-même intercédera pour ceux qui lui ont été donnés. Ils nous ouvrent aussi une manière de se nourrir de la Parole de Dieu et de se l’approprier avec une rare liberté et une grande audace.

L’équanimité

La monotropie oriente le désir du moine et unifie sa vie dans une direction unique. L’équanimité appelle à un lâcher prise constant pour que Dieu soit entièrement Dieu à l’intérieur de l’homme. « Que ta volonté soit faite. » La monotropie se présente comme une dynamique, un déplacement, une rencontre ; l’équanimité est un chemin initiatique de mort et de renaissance qui fait entrer le moine dans un espace de paix et de repos.

« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos » (Mt 11, 28), ou encore, pour reprendre une sentence de Barsanuphe : « Fais reposer la douceur en ton cœur et souviens-toi du Christ, brebis et agneau sans malice et de tout ce qu’il a enduré, lui qui était innocent [10]. »

L’équanimité, consiste à garder un cœur égal, dans les peines comme dans les joies. L’exemple maintes fois cité dans la tradition apophtegmatique, sous différentes formes, est celui d’Anoub que rapporte la collection alphabétique [11].

Établi dans un temple désaffecté à Terenuthen après la dévastation de Scété par les Maziques, abba Anoub dit à Poemen et à ses frères : « Par charité, que toi et chacun de tes frères vivent dans la solitude chacun de son côté, sans nous rencontrer de toute la semaine ». Abba Poemen répondit : « Nous ferons selon ton désir. » Et ainsi firent-ils. Or, il y avait là, dans le temple, une statue de pierre. Abba Anoub, quand il se réveillait le matin, jetait des pierres à la figure de la statue, et le soir il lui disait : « Pardonne-moi. » Durant toute la semaine, il fit ainsi. Le samedi, ils se réunirent et abba Poemen dit à abba Anoub : « Je t’ai vu, abba, durant toute la semaine jeter des pierres à la figure de la statue, et lui demander pardon. Un croyant fait-il cela ? » Le vieillard lui répondit : « J’ai fait cela à cause de vous. Lorsque vous m’avez vu jeter des pierres à la figure de la statue, m’a-t-elle parlé, ou s’est-elle mise en colère ? »Abba Poemen répondit que non. « Ou encore, lorsque je m’inclinais pour la pénitence, s’en est-elle troublée, et m’a-t-elle dit : Je ne te pardonne pas ? » Et abba Poemen répondit encore que non. Alors le vieillard reprit : « Et nous, nous sommes sept frères. Si vous voulez que nous demeurions ensemble, soyons comme cette statue qui, qu’on l’injurie ou qu’on la flatte, ne se trouble pas. Si vous ne voulez devenir ainsi, il y a là, dans le temple, quatre portes : que chacun parte où il veut. » Alors les frères se prosternèrent et dirent à abba Anoub : « Nous ferons selon ton désir, Père, et nous écoutons ce que tu vas nous dire. » Et abba Poemen ajoutait : « Nous demeurâmes ensemble tout le reste du temps, travaillant selon le mot que le vieillard nous avait dit. »

Il en découle une ébauche de vie communautaire sous l’autorité d’Anoub, qui établit l’un d’entre eux cellérier.

Ce qui nous occupe, c’est ce mode de comportement où il est demandé de supporter d’un cœur égal les louanges et les critiques. Nous pouvons légitimement nous demander si ce comportement reflète une attitude stoïcienne ou dans quelle perspective elle peut être considérée comme chrétienne.

À Euthyme qui l’interroge sur la voie de la vie, Barsanuphe répond sans l’ombre d’une hésitation : « Puisque tu veux connaître clairement la chose, je dis : Tiens-toi à l’intérieur comme mort au monde. » Il ajoute : « Si donc tu veux connaître la voie, voici en quoi elle consiste. Considère celui qui frappe comme celui qui caresse, celui qui méprise comme celui qui console, celui qui injurie comme celui qui honore, celui qui afflige comme celui qui soulage » (Lettre 68, 7). Même si le vocabulaire utilisé par le Grand Vieillard est inhabituel, il rejoint un mode de comportement traditionnel. Un solitaire de Gaza, qui s’est nourri de la tradition des ascètes de Scété, le rappelle : « Celui qui veut être sauvé doit d’abord supporter de la part des hommes, injures, mépris, outrages, dommages, pour avoir ses sens affranchis et arriver à la quiétude parfaite comme l’a fait notre Seigneur » (Lettre 185).

De ces quelques attestations, nous pouvons tirer deux modes de comportement. Le premier, d’intention stoïcienne, équivaudrait à dire : « Regarde d’un cœur égal, sans état d’âme, avec indifférence en quelque sorte, celui qui frappe et celui qui caresse, celui qui injurie et celui qui honore ». Telle n’est pas la perspective des moines de Gaza ni celle des moines d’Égypte ni celle de la tradition chrétienne.

Il convient, au contraire, d’entrer pleinement dans les situations extrêmes, de les accueillir avec empathie, charité et compassion, et corrélativement, de conserver une sérénité intérieure, une tranquillité d’âme qui rejoigne une paix plus profonde, une équanimité, le repos.

Au centre de cette manière d’agir, il y a le modèle de Jésus lui-même. Le solitaire de la lettre 185 [12] le laissait entendre. Le Fils de Dieu lui-même n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé,..., « il s’est abaissé devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur la croix » (Ph 2, 6-8).

L’équanimité engendrée par le comportement que nous venons de décrire est la manière de suivre Jésus sur la route, de vivre pour lui, avec lui et en lui. C’est trouver en lui seul son bonheur, c’est avoir constamment les yeux tournés vers le mystère de la mort et de la résurrection, - pensée chère déjà à l’Egypte pharaonique - c’est attendre d’être transformé radicalement par la résurrection du Fils bien-aimé du Père. L’équanimité se greffe sur la Pâque, mystère de la mort et de la résurrection de Jésus et elle est le fruit de cette monotropie où toute l’existence humaine s’unifie dans une seule direction.

Ce bonheur, ce repos, cette équanimité sont la suite cohérente d’une série de renoncements. Ceux-ci concernent la nourriture, la sexualité, l’appât du gain, l’agressivité dans les relations, que manifeste la colère, la mélancolie en tant que repli sur soi, la nostalgie du passé ou le goût de l’avenir qu’on entretient en oubliant l’aujourd’hui, l’esprit de vanité dans le travail et les relations, le fait de se placer au centre du cercle, l’orgueil, autrement dit tout ce qui est contraire à l’humilité.

À travers ces combats et ces luttes, le chrétien se laisse dépouiller de lui-même par l’esprit de Jésus qui est à l’œuvre dans l’histoire humaine. Il acquiert peu à peu un cœur libre, un cœur pur, un cœur simple, un cœur compatissant et aimant.

Le chemin passe par l’humilité et la charité. Le cœur se dilate, devient plus compatissant aux peines et aux joies humaines. Il est loin de se durcir, de s’enfermer dans une carapace stoïcienne. C’est bien un cœur de chair qui se développe, à l’image de l’homme nouveau pour une création nouvelle.

Cet agir implique une mort à soi, à travers l’humilité, l’obéissance, la soumission même. Il se fonde sur Jésus-Christ lui-même, qui nous a aimés du plus grand amour et l’hymne aux Philippiens en est devenue en quelque sorte l’icône. Cette humilité engendre la charité et l’amour fraternel. L’icône de cette attitude se retrouve en Jésus qui lave les pieds de ses disciples (Jn 13,1, 12, 15). Dans une autre lettre de Barsanuphe au même solitaire Euthyme, les deux citations scripturaires sont unies : « Lui-même Jésus s’est fait notre modèle. Il est dit, en effet : il s’est humilié, se faisant obéissant, et jusqu’à la mort (Ph 2, 8). Et, en donnant sa vie pour nous, il nous a appris cette leçon : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés (Jn 3, 34). À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres (Jn 13, 35). Si tu ne veux pas boiter, prends donc le bâton de la croix, fixe tes mains sur elle, meurs et tu ne boiteras plus »(Lettre 61, 30).

Chez saint Antoine, le sacrifice du Christ est lié à son amour pour l’humanité et à la restauration de l’unité entre les hommes, « membres les uns des autres, nous rassemblant d’un bout à l’autre de l’univers [13]. »

Le courant dans lequel baigne l’équanimité trouve sa source dans l’humiliation et fa croix du Christ, qui font jaillir des courants de charité et de compassion. L’équanimité reste mystérieuse, comme un chemin initiatique. C’est le mystère même de la croix du Christ Jésus, qui guérit, sauve, rassemble tout dans son amour.

Chez les Pères de Gaza, le principe de l’équanimité, repris aux traditions semi-anachorétiques de la Basse Égypte (abba Antoine, Macaire, Poemen) consiste donc à supporter, d’un cœur unifié, pacifié, les injures et les louanges car le regard du moine est tourné vers le Christ sauveur, et cet amour divin le dépouille et le simplifie.

Le souffle de l’Esprit fixe la liberté humaine dans l’aujourd’hui par l’éveil intérieur et l’oriente dans une direction unique qui dépouille, simplifie et unifie dans ce que nous avons appelé la monotropie. À chaque instant, le chrétien vit de la mort et de la résurrection du Christ, dans un rythme pascal, passant de l’humilité à la charité. C’est la découverte d’un cœur aimant et compatissant en celui qui a eu lui-même le cœur transpercé engendrant l’Église par l’eau et le sang répandus. La monotropie et l’équanimité, habitées par le souffle divin, se vivent dans la prière, le souvenir continuel de Dieu.

Le souvenir continuel de Dieu

L’invocation du Nom appelle la Présence et la Présence rappelle la mémoire. Celui qui est invoqué éveille en nous le sens de l’histoire du salut. Celui qui prie est appelé ainsi à rendre grâces pour l’action de Dieu dans l’histoire des hommes, plus encore dans sa présence active aujourd’hui et dans la venue de son Règne. Se souvenir de Dieu, ce n’est donc pas évoquer le passé dans le sens habituel du mot. Il s’agit avant tout d’un éveil et d’un éveil intérieur du cœur au projet de Dieu. Par cette prise de conscience on sort déjà de l’oubli de Dieu et de l’indifférence pour célébrer le mémorial du salut en Jésus-Christ et se laisser guider par lui.

Le souvenir de Dieu peut revêtir toutes les manières d’être et d’agir : le jeûne, la veille, le travail, la rumination des saintes Écritures, la prière brève et pure. Le souvenir de Dieu se récapitule dans l’invocation répétée du Nom de Jésus. « Quiconque invoquera le Nom du Seigneur sera sauvé », est-il proclamé dans les Actes des Apôtres (Ac 2,21). C’est un appel à la personne même de Jésus qui est à l’œuvre dans la vie des hommes, poursuivant sa mission de guérir et de sauver, de chasser les esprits impurs et de purifier le cœur. Les sources bibliques de la prière continuelle et les premières formules de la prière à Jésus sont connues et il n’est pas nécessaire de développer cet aspect [14].

Dans l’approche de la monotropie et de l’équanimité, nous avons évoqué la tradition des pères de Gaza en citant saint Barsanuphe, le Grand Vieillard. Nous avons rappelé aussi combien leur tradition tient compte de l’enseignement des moines d’Égypte dans les déserts de Basse Égypte. Le souvenir continuel de Dieu fait partie de cette approche chrétienne.

N’abandonne pas à l’oubli, dit saint Antoine, le Nom de notre Seigneur Jésus-Christ, mais fixe-le sans cesse dans ton esprit, garde le dans ton cœur et glorifie-le de tes lèvres, disant : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi et aussi Seigneur Jésus-Christ, aide-moi. Et encore je te glorifie mon Seigneur Jésus-Christ ».

Un solitaire interroge en ces termes Barsanuphe sur la prière continuelle :

Père, comment faut-il prier ? Faut-il dire le « Notre Père », comme l’a dit le Seigneur (Mt 6,9-13) ? Ou, comme disait l’abbé Macaire de Scété : « Seigneur, comme tu veux, aie pitié », et quand se présente un combat : « Seigneur, s’il te plaît, viens à mon aide » (Série alph. Macaire 19). Ne serait-ce pas aux seuls parfaits qu’il est recommandé de dire le « Notre Père ? »

Le Vieillard lui répond :

Le « Notre Père » a été prescrit et aux parfaits et aux pécheurs, afin que les uns, les parfaits, sachant de qui ils sont les fils, s’appliquent à ne pas déchoir, et que les autres, les pécheurs, confus d’appeler Père celui qui a été si souvent outragé par eux, se convertissent et fassent pénitence. Et même, à mon sens, il convient mieux aux pécheurs. En effet dire : « Remets-nous nos dettes », convient à des pécheurs. Car quelles dettes ont les parfaits, devenus fils du Père céleste ? Quant à dire : « Ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du Mauvais », cela équivaut aux paroles de l’abbé Macaire : « Aie pitié », et « Viens à mon aide » (Lettre 140).

Barsanuphe lui-même enseigne cette manière de prier à Dorothée, qui deviendra maître des novices au monastère de l’abbé Séridos et formera à son tour Dosithée malade : il lui transmet l’usage de dire continuellement : « Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi » et « Fils de Dieu, viens à mon aide ». Lorsque le bienheureux Dosithée tomba gravement malade et qu’il approchait de sa fin, Dorothée l’interrogea : « Dosithée, attention à la prière ; veille à ne pas la perdre ». Lorsque la maladie de Dosithée s’aggrava encore davantage, Dorothée lui dit de nouveau : « Alors, Dosithée, comment va la prière ? Tient-elle toujours ?... » Plus tard... trop accablé, Dosithée répondit : « Pardon, Seigneur, je n’ai plus la force de la soutenir. » « Laisse donc la prière, répond Dorothée, souviens-toi seulement de Dieu et pense qu’il est devant toi [15]. »

Au-delà des formules de prière, et des autres modes d’invoquer le Nom de Jésus, il y a le souvenir de Dieu, c’est-à-dire la présence pure de celui qui vient à la rencontre de Dosithée au moment de sa mort. C’est celui-là même qui reviendra lors de la grande et redoutable présentation de l’avènement du Fils de l’homme (Mt 25,32).

Le souvenir de Dieu est ainsi étroitement lié à la monotropie, c’est-à-dire à la venue de celui qui éclaire toute chose et oriente nos vies vers le Royaume de son Père où II sera tout en tous. Il est au cœur de l’ équanimité dans l’abaissement et l’exaltation de celui qui a le Nom au-dessus de tout nom. Ces deux dimensions reviennent constamment dans les évangiles sous les exhortations de Jésus lui-même : « Veillez et priez en tout temps » (Lc 21,36). La prière à Jésus est déjà appelée « monologique » : c’est une formule brève et fixe qui rassemble l’être dispersé et l’unifie dans la simplicité. Jean Climaque, qui vécut au Sinaï, écrit dans ce sens :

Que votre prière ignore toute multiplicité : une seule parole suffit au publicain et à l’enfant prodigue pour obtenir le pardon de Dieu. Point de recherche dans les paroles de votre prière : que de fois les bégaiements simples et monotones des enfants fléchissent leur père ! Ne vous lancez pas dans de longs discours afin de ne pas dissiper votre esprit dans la recherche des paroles. Une seule parole du publicain a ému la miséricorde de Dieu : un seul mot plein de foi a sauvé le larron. La prolixité dans la prière souvent emplit l’esprit d’images et le dissipe, tandis que souvent une seule parole a pour effet de le recueillir.

Dans cette invocation brève et pure, d’une seule parole, la monologie, il y a aussi toute la tension et l’attraction du dernier avènement du Fils de l’homme si bien évoqué plus haut par Barsanuphe de Gaza [16]. « C’est aussi l’invocation nostalgique qui réalise la liaison d’ici vers l’au-delà, du maintenant vers l’avenir ; une invocation dramatique afin que notre existence mortelle soit engloutie par la vie (cf. 2 Co 5,7). Cette invocation reprend l’appel archaïque de saint Paul et de l’Apocalypse : ‘Marana tha, viens, Seigneur Jésus’ (Ap 22,20, cf. 1 Co 16,22) [17]. » L’unification de l’être est produite par la monologie, la répétition continuelle du nom de Jésus ; celle-ci engendre l’illumination du visage par celui qui vient, dans une lumière qui vient d’ailleurs et qui oriente le priant dans une direction monotropique. La prière du cœur est au centre même du dynamisme de la monotropie chrétienne, comme elle est partie prenante de l’équanimité. La tradition monastique orientale développera en ce sens le concept d’hésychasme.

L’invocation du Nom de Jésus et le souvenir continuel de Dieu sont un rappel constant du mystère de Jésus, qui a pris chair parmi nous, s’est humilié, s’est fait obéissant jusqu’à mourir sur la croix. C’est pourquoi, comme le rappelle l’Épître aux Philippiens, « Dieu lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,9b-11).

Les raisons qui permettent au chrétien et au moine de supporter d’un cœur égal les injures et les louanges viennent de celui qui a reçu le Nom au-dessus de tout nom et c’est lui qui fait entrer dans « le port du salut », dans la paix, la sérénité, celui qui a été éprouvé. L’hésychasme devient l’état même de celui qui, ayant pris ses distances par rapport au monde, est entré dans l’intimité de Jésus. Avec lui, en lui, et par lui, il traverse les épreuves et les joies de l’existence dans l’amour du Nom. Le souvenir continuel de Dieu est porté par les deux ailes de l’initiation chrétienne, la monotropie et l’équanimité, et fait entrer le croyant dans l’illumination, la paix, l’hésychasme.

Conclusion

Nous avons évoqué ces trois dimensions de l’Orient monastique pour situer ce qu’on a appelé les « conseils évangéliques » dans le contexte culturel et religieux des origines du monachisme égyptien et palestinien. Le terme monotropie peut paraître étrange ou neuf. Il recouvre une perspective dynamique du monachisme primitif, héritier de la tradition des ascètes, des confesseurs de la foi et des martyrs. Si, dans les évangiles, tout est précepte sous forme d’avis et de recommandation, l’appel à être parfait comme le Père céleste est parfait invite le chrétien à suivre Jésus-Christ dans son chemin d’abaissement. Mystérieusement, celui qui se réfugie dans le Christ, entre dans la compassion même de Dieu pour la création. Par la prière, tout se transfigure et s’illumine d’une lumière nouvelle, et déjà apparaissent derrière le voile du quotidien l’homme nouveau et la création nouvelle qui, en Jésus, murmurent le nom du Père.

Allée de Clerlande, 1
B-1340 Ottignies Belgique

[1Ces conseils évangéliques, caractérisés par les vœux de célibat, pauvreté et obéissance, apparaissent dans la Règle des Trinitaires en 1180 et dans la Règle de saint François en 1221, voir Th. Matura, VC, 1996, 4, 244-249.

[2Jean Cassien, Conférences, Édit. E. Pichery. I. S. C. 42, Paris, Cerf, 1955, 1re Conf., 75, 108. La première conférence de Cassien porte précisément sur le but et la fin du moine. Voir A. Guillaumont, Aux origines du monachisme chrétien, Spiritualité orientale n° 30, Bellefontaine, 1979, 220 sv.

[3Celle-ci plonge ses racines dans la tradition judéo-chrétienne et juive. C’est la dimension de l’intégrité du cœur, car le service de Dieu interdit tout partage. « Dans la religion juive, écrit Antoine Guillaumont, le partage ainsi proscrit est l’attitude de celui qui voudrait tout à la fois servir le Dieu unique et être au service des idoles. » C’est bien la même notion de simplicité qui apparaît, opposée à la duplicité. Voir A. Guillaumont, op. cit., 220 ss.

[4Nous suivons ici le développement d’A. Guillaumont, Aux origines du monachisme..., 220. C’est Eusèbe de Césarée qui mentionne les traductions du verset 7 du psaume 68 dans laquelle Symmaque parle de monachos et la Septante de Monotropos. Philoxène de Mabboug, Homélies, Édit. Eug. Lemoine, SC 44, 1956, Homélie IV, 101, va même jusqu’à affirmer que « la simplicité précède la foi parce que la foi est la fille de la simplicité et non l’enfant de la ruse ».

[5Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, Introduction, texte critique, traduction, notes et index par G. J. M. Martelink, SX 400, 1994, § 2, 4, p. 135. Voir aussi A. Guillaumont, Aux origines du monachisme..., 222. « Quitter tout souci du monde » devient un leitmotiv de la vie monastique pour entrer dans le repos divin. La notion d’être sans trouble (l’ataraxie) est aussi stoïcienne, relue par Athanase dans une perspective biblique. Voir p. ex. § 67, 6, 313 et note 1, 49.

[6Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, § 7, 12, 154-155 et note 3 (commentant la citation III Rois 17, 1 et 18, 15).

[7Vie d’Antoine, § 19, 2, 186-187.

[8En référence à Ph 3,13.16 et Gn 19,26, Vie d’Antoine, § 20,1 sv.

[9Ce thème revient souvent dans la Correspondance de Barsanuphe et de Jean de Gaza, éditée par L. Régnault, Barsanuphe et Jean de Gaza, Correspondance, Solesmes, 1971, lettre 6, 8 ; 29, 11-12 ; 24, 4 ; 34, 3 ; 61, 11 ; 64, 6, etc.

[10Ibid., Lettre 20, 26.

[11P. G. 65, 129 A-C ; J. C. Guy, Les apophtegmes des Pères du désert, Série alphab., Bellefontaine, 1966, 60-61.

[12Voir ci-dessus.

[13A. Louf, Lettres de Saint Antoine, Spiritualité orientale 19, 1976, lettre II, 53 ; lettre III, 60 ; lettre IV, 65, 78 ; lettre V, 87 ; lettre V bis, 93 ; lettre VI, 101.

[14La prière répétée s’appuie sur les textes bien connus de saint Paul : « Priez sans cesse... » 1 Th 5,17 ; et « Faites en tout temps par l’Esprit toutes sortes de prières... » Ép 6, 18. La formulation de la prière elle-même s’inspire de la prière de l’aveugle de Jéricho : « Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur » selon Lc 18, 38. Ou encore du « Kyrie eleison » de la liturgie. Voir notamment Jacques Serr et Olivier Clément, La Prière du cœur, Spiritualité orientale 6b, 1977, 11 et note 4.

[15Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles. Éd. L. Regnault et J. de Prévilles. SC. 92, 1963, Vie de saint Dosithée, 10, 139. La tradition à laquelle fait allusion Dorothée est celle de Macaire le Grand, déjà mentionnée dans la correspondance de Barsanuphe, Série alph., Macaire, 21.

[16Ci-dessus, Lettres 117 et 187.

[17A. Stavropoulos. « L’assistenza al Morente, le point de vue (et de vie) orthodoxe » dans Atti del Congresso Internazionale, 285, Roma, 15-18 mars 1992, Milan, Vita et Pensiero, 1994.

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