Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Conseils évangéliques

Quelques réflexions critiques

Thaddée Matura, o.f.m.

N°1996-4 Juillet 1996

| P. 246-251 |

Dans ces notes volontairement très brèves, le Père Matura, dont on connaît par ailleurs les travaux sur le radicalisme évangélique, balise avec netteté les terrains où peuvent se poursuivre les recherches d’exégèse, de théologie morale, d’histoire de la spiritualité et de théologie de la vie consacrée.

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Préalables pour situer la réflexion

Regard sur le lexique dans son usage courant et son emploi religieux.

  • Que signifient dans l’usage courant les termes ordre (commandement) et conseil, et quel est le rapport entre les deux ? Un ordre (commandement, précepte, injonction) s’impose comme une obligation : on ordonne à quelqu’un, en vertu de l’autorité que l’on détient, de faire quelque chose. Un conseil, par contre, c’est un avis sur ce qu’il convient de faire, une recommandation. Il fait appel au jugement de l’intéressé et lui laisse la liberté de choix ; c’est un élément pour favoriser le discernement personnel en vue d’une décision.
  • L’usage religieux de ces deux termes se rencontre principalement dans les textes théologiques, spirituels et canoniques relatifs à la vie religieuse. Il présuppose l’existence (et la distinction), dans l’Évangile, des préceptes (ordres) et des conseils. Les préceptes s’imposent, sont obligatoires sous peine de perdre le salut (péché) ; les conseils proposent des conduites meilleures (plus parfaites) laissées au libre choix du croyant.

Les « conseils » dans le Nouveau Testament

 Le mot : consilium. Dans la traduction latine du Nouveau Testament le substantif consilium se rencontre seize fois, il traduit quatre mots grecs différents : boulé ; symboulion ; gnome, logismoi. Seul le mot gnomè correspond à peu près au sens français actuel de conseil. Or gnomè, qui revient huit fois dans le Nouveau Testament, est traduit dans la Bible de Jérusalem par six mots : avis, sentiment, accord, dessein, sens, pensée.

- Le point de départ du sens religieux technique de conseil évangélique se trouve dans 1 Co 7, 25, où, parlant du célibat (agamia, non-mariage) Paul écrit : præceptum (epitagèn) Domini non habeo, consilium (gnomèn) autem do. Ce que la Bible de Jérusalem traduit : « je n’ai pas d’ordre du Seigneur, je donne un avis. » D’autres traductions, surtout plus anciennes, écrivent : « je donne un conseil. »

- Élaboration de la distinction entre précepte et conseil. Elle se fait à partir des réalités historiques concrètes : émergence, aux III. et au IVe siècles, du phénomène de la vie religieuse. Des pratiques individuelles et communautaires se constituent : vie en célibat, communauté, partage des biens et sobriété, soumission aux chefs, ascèse très marquée. Or ces éléments ne paraissent pas exigés de tous les croyants, d’où la distinction entre ce qui est commun (exigé de tous, obligatoire) et ce qui est conseillé, comme possibilité d’un choix meilleur, plus parfait.

- Examen critique. Une telle perspective, sans doute bien plus complexe que le résumé ci-dessus ne le laisse entendre, est devenue une sorte de bien commun, sans cesse repris. La constitution Lumen Gentium de Vatican II la propose quand elle affirme, d’une façon d’ailleurs peu précise, que « la sainteté » de l’Église est favorisée par de multiples conseils que le Seigneur a proposés dans l’Évangile (LG 42b). Seuls trois exemples en sont donnés : célibat (1 Co 7,32) ; obéissance (Ph 2,7- 8) ; pauvreté (2 Co 8,9).

Un examen attentif de la manière dont sont énoncées les exigences morales de la révélation biblique (Ancien et Nouveau Testaments) est loin d’autoriser une telle distinction, et surtout, de la durcir.

Parmi les « commandements », - ainsi le Décalogue - on rencontre des préceptes ou ordres négatifs : « Tu ne tueras pas », et positifs « Honore ton père et ta mère ». Les premiers sont des interdits, au contenu clair, précis, délimité. Ils s’imposent d’une façon de soi absolue. Les préceptes positifs, tel le commandement central « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu... » (Dt 6,4-8) ou encore « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19,18) et tous les autres du même type, sont, en revanche, ouverts, indéterminés, jamais pleinement accomplis. On pourrait dire que ce sont des préceptes donnés sous forme de recommandation, d’avis, de conseil. Ils s’adressent à tous et obligent sans que leur contenu soit clairement fixé. Ce sont des interpellations, des appels à la liberté créatrice, exigeant une réponse permanente. En simplifiant, on dirait que les exigences morales de la Révélation sont indistinctement préceptes et conseils. Les mouvements évangéliques du XIIIe siècle, réagissant contre la distinction, avaient raison d’affirmer : « consilia evangelica velut præcepta servare proposuimus » (Propos, des Pauvres Catholiques : 1208).

Quant au Nouveau Testament - enseignements de Jésus et ceux des lettres apostoliques - (à part quelques « interdits ») - la plupart du temps rappels de l’Ancien Testament, ce sont presque toujours des avis, des recommandations. « Soyez miséricordieux », « soyez parfaits », « donnez en aumône », « vendez tout ce que vous avez », « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », « bénissez ceux qui vous maudissent », etc. Ces invitations font toutes partie des « multiples conseils évangéliques ». Mais qui oserait dire qu’ils ne sont pas « obligatoires », en ce sens que tout croyant doit en tenir compte ?

La « triade »

On l’a vu plus haut, en parlant des « multiples conseils évangéliques », LG 42b n’en mentionne explicitement - et de ce fait en les privilégiant - que trois. Ce sont les conseils classiques de célibat, d’obéissance et de pauvreté.

 Dans l’Écriture, sans faire l’examen détaillé de leur base néotestamentaire [1], qu’il suffise de donner ici la conclusion exégétique commune. Seul le célibat (cf. Mt 19,10-12 ; 1 Co 7,25-38) peut être considéré comme conseil au sens courant, ce qui s’adresse non à tous, mais « à ceux à qui cela a été donné ». Les textes qui visent le dépouillement matériel et le partage, et ceux qui donnent en exemple l’obéissance du Christ, concernent, en fait, en tant qu’exigences ouvertes, tous les croyants.

 Dans l’histoire. Ce n’est pas avant les XII. et XIIIe siècles que la triade s’impose (et seulement dans l’Église occidentale latine) comme structure, d’abord canonique, et puis, dans les temps modernes, théologique et spirituelle de la vie religieuse. Certes, depuis toujours, même avant l’émergence des formes organisées de la vie religieuse, le célibat choisi et reconnu par l’Église est considéré comme le fondement de cette vie. L’obéissance, en tant que soumission aux structures communautaires et au père spirituel (abbé), ainsi que la mise en commun des biens et leur usage, dépendant et modeste sinon pauvre, constituaient aussi des éléments importants de cette vie.

Cependant aucune des Règles anciennes (Pachôme, Basile, Augustin, Benoît, etc.) ne les mentionne explicitement ; aucun n’y voit les axes centraux du projet. Les premières mentions groupées de castitas - obœdientia - sine proprio (non pas, pauvreté, mais renoncement individuel à l’usage indépendant des biens), apparaissent comme exigence canonique au début de la Règle des Trinitaires (1198) et de celle de François d’Assise (1223), sans que ces Règles en parlent ailleurs, ou soient structurées autour de ces valeurs.

 Le contenu concret de la triade, tel que présenté aujourd’hui par le Code de l’Église latine. Le célibat consiste dans le non mariage et la continence totale (canon 599). La pauvreté, c’est « la vie pauvre » « re et spiritu », laborieuse, sobre, étrangère aux richesses terrestres, impliquant la dépendance et la limitation dans l’usage et la disposition des biens (c. 600). Quant à l’obéissance, elle est « soumission de la volonté à l’égard des supérieurs légitimes, selon les Constitutions propres » (c. 601).

 Le contenu de la triade n’est pas un conseil proposé à quelques-uns ; dans ses valeurs de base il s’impose et est vécu plus ou moins par tous les croyants, voire par tous les hommes.

Si l’on excepte le célibat en tant que renoncement définitif au mariage et au lien amoureux, la continence qu’il implique s’impose à tous les croyants non mariés. Et la chasteté dans le mariage chrétien - respect de l’autre et fidélité conjugale indissoluble - ne sont guère moins exigeants que la vie en célibat.

Si on entend par la pauvreté ce qui en est dit plus haut (c. 600), quel est le chrétien qui n’est pas invité à la méfiance vis-à-vis de la richesse « mammon », à la sobriété, à la vie laborieuse, au partage ? Et y-a-t-il quelque part un usage totalement indépendant des biens ? Dans une famille, dans la société (impôts, prélèvements, contrôles fiscaux) ?

Si l’obéissance est une soumission à des structures d’organisation (communautaires, civiles, etc.) ainsi qu’à ceux qui en portent la responsabilité (chefs, supérieurs), on constate qu’il n’y a pas d’homme qui puisse agir en totale indépendance, sans tenir compte des autres, sans se soumettre à l’ordre domestique ou professionnel.

Pour le chrétien ces structures, aussi bien celles de la famille, de la société, que de l’Église, reposent sur l’ordre voulu par Dieu, sur son dessein, à quoi il faut obéir de bon gré. Sans oublier le mystère insondable de la conduite divine sur chaque homme, dont à l’exemple du Fils il faut faire sa nourriture.

Ces quelques notations veulent seulement suggérer que le contenu central des conseils, spécialement de la triade, ne peut être le monopole d’un groupe, car il concerne tout croyant, et au-delà, tout homme qui s’efforce de vivre sa véritable humanité.

En guise de conclusion

Tout l’Évangile est pour tous, donc :

  • de conseils facultatifs proposés à quelques-uns en vue d’une plus grande perfection ;
  • tout est proposé comme exigence ouverte, sous forme d’invitations, recommandations, avis.
  1. Les trois dimensions anthropologiques :
  2. Ces dimensions et les valeurs qui s’y rapportent, pour importantes qu’elles soient, ne sont pas au centre de l’existence ni humaine, ni chrétienne.
  3. Elles se situent dans une globalité, un système chrétien cohérent, dont le cœur est :
  4. Le choix religieux (la vie consacrée) ne consiste pas d’abord ni principalement dans l’option abstraite pour une triade, mais dans le choix d’une vie selon la totalité de l’évangile du Christ.

F-84240 CRAMBOIS, France

[1Cf. Matura, Th. Suivre Jésus, Paris, 1983, 68-74.

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