La vita apostolica
Une forme méconnue de vie religieuse
Alain Quilici, o.p.
N°1996-3 • Mai 1996
| P. 155-161 |
Revenant aux traits majeurs de la manière de vivre des apôtres, l’auteur en donne ici une lecture et se propose, en contraste avec d’autres formes historiques de la vie religieuse (on ne parlait pas encore de Vita Consecrata à ces époques), de sortir de l’ambiguïté véhiculée souvent par cette expression et d’en dégager la spécificité ainsi que le dynamisme. L’urgence de l’annonce de la Parole, l’importance de la vie conventuelle et d’autres caractéristiques encore, dessinent avec force un portrait précis de l’idéal dominicain de la vita apostolica, qui a été si fécond dans l’histoire de l’Église.
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Une impossible définition
Quand on parle de vie religieuse, il serait bien commode d’avoir une définition, et une seule, pour dire ce qu’elle est. On aimerait une formule qui dresse un unique portrait, dans lequel tous les religieux se retrouvent. On aimerait pouvoir faire comprendre cette réalité en quelques mots à tous ceux, finalement assez nombreux, qui disent « ne pas y voir clair » et se demandent ce qu’est la vie religieuse. On aimerait pouvoir rassembler tout ce monde des « religieux et religieuses », comme disent les documents ecclésiastiques, en une définition unique et définitive. Mais hélas, on n’y arrive pas. Chaque formule a ses limites. Aucune ne réussit à satisfaire les premiers intéressés, les religieux eux-mêmes. Soit l’un soit l’autre ne se reconnaît jamais dans la définition donnée !
D’où vient la difficulté ? À vrai dire, peu importe. Le seul fait qu’il y ait difficulté contient un message : la vie religieuse est insaisissable. Elle est suscitée par l’Esprit Saint, qui souffle où et quand il veut. Rien d’étonnant à ce qu’il ne se laisse pas saisir, ni mettre en formule. Mais il faut tenir compte du message. Il faut accepter, et en prendre acte, qu’il n’y a pas une seule vie religieuse, mais des vies religieuses, hétérogènes les unes aux autres dans leurs institutions, dans leurs raisons d’être, dans leurs modes de vie, dans leurs sensibilités. Admettre ce préalable est indispensable, sous peine de porter tort aux intéressés et d’entretenir la confusion.
La difficulté vient en partie du fait qu’au cours des siècles, les continuelles fondations de nouvelles formes de vie religieuse n’ont pas facilité la compréhension des choses. Les formes nouvelles, du fait même de leur nouveauté, de ce qu’elles apportaient d’original et de l’enthousiasme qui les suscitait, ne manquaient pas d’influencer même les formes les plus anciennes. Soit pour se mettre au goût du jour, soit pour tirer profit du souffle nouveau, d’anciennes formes de vie religieuse ont accepté de se réformer, au point parfois d’altérer leur vraie nature. Les contemplatifs en sont venus à vouloir être apostoliques, et les apostoliques à vouloir être missionnaires !
Autre difficulté, la pression des diocésains (évêques et clergé), qui ont du mal à accepter la relative autonomie des religieux. Ceux-ci ont dû souvent accepter, pour pouvoir s’installer dans leur région, des charges qui ne relevaient absolument pas de leur vocation. C’est ainsi que des moines sont devenus curés de paroisses et des contemplatives éducatrices de la jeunesse !
Diversité des formes de vie religieuse
Parmi les diverses formes de vie religieuse, il n’est pas trop difficile de faire leur place aux contemplatifs, aux fils de saint Benoît, de saint Bruno et de leurs correspondants féminins. En général, on reconnaîtra une originalité supportable à ceux qui sont appelés à partir au désert, pour y prier dans le don exclusif de leur personne, de leur temps et de leurs énergies.
Mais il est plus difficile d’admettre et de distinguer entre elles les formes de vie apostolique. Après tout, dira-t-on, tout le monde n’est-il pas au service de l’Église et de la mission que le Seigneur lui a confiée ? On concédera volontiers des modes de vie différents, mais pour le fond on ne voit pas la différence. Que l’un soit franciscain, dominicain, jésuite, rédemptoriste, lazariste, trinitaire, assomptionniste, ou autre, c’est du pareil au même. S’il y a différence, on pense de bonne foi qu’elle relève de l’organisation interne, et donc de la vie privée.
Moyennant quoi la définition unique, commode pour tous, devient possible. Elle est plus ou moins acceptée, même s’il faut rogner par-ci par-là, et perdre de son originalité. Plutôt que de vie religieuse, on en viendra à parler de « vie consacrée ». Langage correct oblige !
Quant à la requête de ceux qui ont reçu le sacrement de mariage et revendiquent eux aussi d’être de quelque manière consacrés...
Le résultat est que ceux des religieux et religieuses qui revendiquent l’appartenance à la vita apostolica ne s’y retrouvent plus. Ainsi, dans le document récent qui a servi de base de réflexion pour préparer le Synode des évêques à Rome sur la vie consacrée, ils n’avaient tout simplement pas droit de cité. Le seul choix qui leur était proposé était de se retrouver dans la grande accolade des « formes de vie apostolique ».
Il n’est donc peut-être pas inutile de rappeler ce qu’est cette forme très particulière de vie religieuse, illustrée entre autres par les intuitions de saint François et de saint Dominique.
Qu’est la vita apostolica ?
Au départ, il y a le désir de mener la vie des apôtres, d’où son nom. Ce désir existait certes déjà chez les moines. Au Moyen Âge, les grandes réformes de la vie bénédictine, par exemple, se sont faites aussi au nom de la vie des apôtres. Mais le XIIIe siècle donnera une dimension nouvelle à cette expression.
La référence première est la communauté primitive de Jérusalem, fondée et animée par les Apôtres dans les années qui ont suivi la Résurrection et l’Ascension du Seigneur, avant la dispersion provoquée par la destruction du Temple de Jérusalem en l’an soixante-dix, qui va propulser les chrétiens hors de la Terre sainte. Cette communauté primitive est un modèle pour tous les chrétiens, et plus d’un fondateur ou réformateur d’Ordre y fait référence. La communauté apostolique de Jérusalem, par son mode de vie et sa parole, proclame la résurrection du Christ et invite ceux qu’elle côtoie à se convertir.
Les textes fondateurs
Voici les textes de références. Ils sont plus que des citations, ce sont des textes fondateurs. On veut les vivre à la lettre. On veut reproduire ce qu’ils décrivent. On reconnaît leur vitalité et leur force toujours actuelles.
Tous se montraient assidus aux instructions des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières (...) Tous les croyants vivaient unis et mettaient tout en commun ; ils vendaient biens et propriétés et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun. Tous les jours, d’un même cœur ils fréquentaient assidûment le Temple et, rompant le pain dans leurs maisons, ils prenaient leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur ; ils louaient Dieu et avaient la faveur de tout le peuple. Et le Seigneur adjoignait chaque jour à leur groupe ceux qui étaient sauvés (Ac 2,42-47).
La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme ; nul n’appelait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était en commun. Les apôtres rendaient témoignage avec beaucoup de force à la résurrection du Seigneur Jésus, et une grande grâce était sur eux tous (Ac 4, 32-33).
Caractéristiques de cette vie apostolique
Plusieurs éléments caractérisent cette communauté : une vie communautaire marquée par l’unanimité, ce qui les conduisait naturellement à mettre en commun leurs biens, leurs revenus et le fruit de leur travail. Si bien que chacun pouvait vivre une liberté d’autant plus grande qu’il s’était dépouillé de ce qui aurait pu lui être une charge.
Forts de cette âme commune et riches de ce dépouillement, les apôtres et leurs disciples peuvent se consacrer entièrement à la mission que le Seigneur leur a confiée : « Avec beaucoup de puissance les apôtres rendaient témoignage au Seigneur ! » Quant à leur vie commune, elle n’est pas laissée au hasard, elle est organisée autour de quelques pôles : l’enseignement des apôtres, la célébration de l’Eucharistie, la prière liturgique fondée sur le chant des psaumes, la communion fraternelle et la mise en commun des biens.
Dominique comme François vont trouver dans cette description le modèle parfait qu’ils veulent réaliser et mettre au service de l’Église. À leur époque la société s’organise en une sorte de fédération de corps de métiers, comme les États s’organisent en fédérant des entités locales autonomes. C’est le système féodal. Le suzerain est choisi par ses vassaux qui gardent la maîtrise de leurs terres, mais font allégeance à celui qui les réunit, les défend et les représente. Les villes s’organisent aussi et garderont longtemps la répartition en quartiers relativement autonomes, celui des universités n’étant pas celui des drapiers, ni des orfèvres ou des tanneurs. L’Église voit naître des structures nouvelles qui se mettent au service d’un des traits marquants de l’Évangile et qui le prennent en charge. Ce sont les Ordres : l’Ordre des Croisés s’organise pour aller libérer Jérusalem, et plus tard celui des Templiers se vouera au service des lieux saints de Jérusalem. Sur la route des croisades, la nécessité de soigner les blessés et les malades suscitera les Ordres de soignants : les Hospitaliers. La libération des prisonniers pris en otage, et en particulier de ceux qui ne peuvent pas payer leur rançon, va susciter les Ordres des Mercédaires.
Les « Ordres » religieux
C’est dans ce contexte que saint Dominique [1] a l’intuition qu’il faut doter l’Église d’un Ordre totalement député au service de la Parole de Dieu. À la même époque, saint François d’Assise, synthétisant lui aussi les courants qui tâtonnaient dans ce sens, va recevoir de l’Esprit Saint l’idée de doter l’Église d’un Ordre totalement député au service de la pauvreté du Christ. Ce sera l’Ordre des mineurs, c’est-à-dire des plus petits, des plus démunis, des imitateurs de Jésus, qui par amour des hommes à sauver « ne retint pas le rang qui l’égalait à Dieu, mais s’anéantit lui-même en prenant la condition d’esclave » (Ph 2,6s).
Et déjà au siècle précédent, saint Bernard, en cela il est de son temps, organise en Ordre la vie bénédictine réformée sous l’impulsion de Robert de Molesmes. Ce sera l’Ordre de Cîteaux, voué à la contemplation, insistant sur les austérités, la vie fraternelle, le travail manuel. L’organisation en Ordre est une nouveauté par rapport à celle qui précède. Cela montre l’influence des fondations nouvelles sur les traditions anciennes.
Une communauté fraternelle pour évangéliser
La vita apostolica, dans la forme qu’elle va prendre au cœur du Moyen Âge, se présente donc comme une communauté fraternelle menant la plus stricte vie commune. Il ne s’agit pas seulement de vivre ensemble, comme dans la vie cénobitique, mais d’assumer ensemble tous les éléments de l’existence : même lieu de vie, prière liturgique célébrée en commun, chapitres et élections à tous les niveaux (locaux, provinciaux...). Le zèle de la prédication est fondé sur une vie aussi austère que celle des moines : dépouillement, jeûnes, veilles, etc. Sans un fort témoignage de vie fraternelle, de réelle pauvreté, d’obéissance assumée et de prière constante, l’annonce de l’Évangile ne saurait avoir la moindre chance de toucher les cœurs. La préoccupation n’est pas d’efficacité, mais de vérité. Le mode de vie doit lui-même être priant.
Pour annoncer la vérité, il faut soi-même être vrai. Mieux : il faut être vrais ensemble. Ce service de la vérité va devenir la préoccupation des disciples de saint François comme des disciples de saint Dominique. Lectio divina et travail manuel vont s’épanouir en travail théologique et en prédication.
François comme Dominique laissent comme un précieux trésor un modèle nouveau de vie religieuse : une vie régulière au service de la prédication de l’Évangile, une vie de prédication fondée sur une vie religieuse exigeante.
Deux éléments indissociables
Ce qui caractérise cette forme de vie religieuse et ce qui est nouveau, c’est l’imbrication de ces deux éléments indissociables l’un de l’autre : la vie communautaire et l’annonce de l’Évangile. Les séparer serait mortel pour l’un comme pour l’autre. L’Ordre y perdrait son originalité et tout le dynamisme qu’il puise dans la volonté des fondateurs. On le voit, la perspective est différente de celle qui caractérisera plus tard la Compagnie de Jésus qui, sans nier l’aspect communautaire du corps apostolique, met la mobilité en tête de ses préoccupations eu égard aux envois en mission relevant de son quatrième vœu d’obéissance au successeur de Pierre. Au XVIe siècle, siècle de découvertes multiples, terres nouvelles, continents inconnus, invention de l’imprimerie, etc., la mission consiste essentiellement à tout abandonner pour se mettre au service de la propagation du christianisme. Si fa vie commune est un obstacle, on la limitera. Si l’office liturgique peut gêner, on ne le dira plus au chœur. Si la vie conventuelle avec ses innombrables chapitres et ses continuelles élections peut freiner, on s’en passera. Etc.
La vita apostolica n’a pas cette vision de la mission. Pour elle la mission se réalise autant par le mode de vie que par l’amour explicite. Comme dans la communauté primitive de Jérusalem, il s’agit de témoigner de la résurrection du Seigneur. Et cela se fait indissociablement par la mise en œuvre d’une vie vraiment fraternelle, par la célébration de la liturgie de l’Église et par la proclamation de l’Évangile.
Par cette alliance apparemment incompatible (surtout à l’heure actuelle où l’on se déplace si vite) d’une vie conventuelle, qui a ses impératifs, et d’une vie prédicante, qui sollicite à tout moment, la vita apostolica fait une œuvre originale. Elle se démarque des fils de saint Benoît dont la vocation est tout autre. Elle se démarque aussi des chanoines réguliers et du clergé diocésain tout au service des communautés ecclésiales. Elle se démarque encore de ces nombreuses et nouvelles formes de vie qui seront fondées plus tard, et dont plus d’une a hésité à se définir comme vie religieuse (cf. saint Ignace), ou l’a tout simplement refusé (cf. les Pères Blancs).
Pour les formes de vie religieuse qui se reconnaissent dans le modèle de la vita apostolica, la vie communautaire est primordiale. Il s’agit d’allier et de tenir ensemble le dire et le vivre. Pas seulement annoncer, et pas seulement vivre. C’est le lien des deux qui a fait la nouveauté, et en fait toujours l’originalité. Cette forme de vie garde toute sa fraîcheur et son actualité.
Les siècles passent, et les sociétés se modifient, les civilisations évoluent, et les mentalités fluctuent ; le modèle de la vita apostolica ne souffre que trop de s’être laissé influencer par les fondations ultérieures. Il gagne à retrouver son originalité spécifique.
Une Communauté
en communion avec le collège des apôtres,
qui prie ensemble, célébrant ensemble la gloire de la résurrection du Seigneur,
qui veille avec Marie, mère de Jésus, garantie de son humanité et source d’affection chaleureuse, se souvenant que Marie a été confiée à l’apôtre Jean,
qui attend le don de l’Esprit qui donnera à chacun sa mission particulière en fonction des charismes reçus du Seigneur,
qui fonctionne collégialement pour désigner le douzième membre du collège,
qui vise à l’unanimité,
cette unité de cœur et de voix que le Seigneur a vivement recommandée,
qui met en commun ses biens, dans une disponibilité totale à la Providence divine, ne comptant que sur elle pour subvenir à ses besoins autant que pour mener à bien la mission qui lui est confiée.
La vita apostolica ressemble par sa vie communautaire à la vie des moines, mais elle y ajoute l’exercice de la prédication. Elle ressemble à la vie des « missionnaires » née du XVIe siècle, mais elle y ajoute l’exercice effectif de la vie communautaire.
En somme, une forme particulière de « vie religieuse », qui aurait peine à entrer dans une définition trop générale, mais qui n’en existe pas moins. Elle ne semble pas être appelée à disparaître rapidement. Au contraire, elle apparaît plus que jamais, en cette fin de millénaire, comme une réponse évangélique adaptée au monde tel qu’il se dessine.
Impasse Lacordaire, 1
F-31078 TOULOUSE cedex. France
[1] On sait qu’il en puise l’inspiration non seulement chez saint Augustin, mais dans la voie canoniale des prémontrés, auxquels il emprunte plus d’un élément pour édifier ses Constitutions.