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Droits capitulaires monastiques et démocratie

Ambroise Watelet, o.s.b.

N°1996-3 Mai 1996

| P. 162-168 |

C’est ici le rapport entre la pratique bénédictine du Chapitre et le régime démocratique qu’examine l’auteur. Il suppose une bonne connaissance de la Règle de saint Benoît, évoquée ici rapidement. Mais avec l’expérience qu’elles reflètent, l’auteur ayant assumé pendant douze ans la charge d’Abbé Président d’une congrégation de vingt-sept communautés monastiques aux quatre coins du monde, les réflexions proposées ouvrent excellemment à l’élaboration ultérieure de questions ecclésiologiques et partant spirituelles - que l’on songe au sensus ecclesiae si agité de l’époque actuelle.

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Introduction

Plus d’une fois au cours de mes activités monastiques, j’ai rencontré des moines ou des moniales qui aimaient comparer le Chapitre conventuel à un Parlement démocratique ; ils en tiraient des conclusions qui paraissaient inexactes, ou plutôt inadaptées à la réalité de ce qu’est un Chapitre monastique. Sans doute, saint Benoît, au VIe siècle, était-il ouvert à la participation puisqu’il faisait élire l’Abbé par ses moines (Rg. 64,1) ; mais à cette époque, les évêques aussi étaient élus par les chrétiens de leur diocèse, ce qui n’est plus le cas actuellement.

On parle beaucoup aujourd’hui de démocratie, de droits de l’homme, de participation ; et c’est une louable préoccupation. N’est-ce pas le moment de décrire comment se vit, en cette fin du XXe siècle, l’exercice de l’autorité dans les monastères bénédictins ? Les données juridiques en sont la Règle de saint Benoît [1] et, pour le monachisme contemporain, les constitutions de notre Congrégation bénédictine de l’Annonciation, approuvées par le Saint-Siège en 1984. Les autres Congrégations bénédictines qui ont sans doute le même genre de structure et les données essentielles en matière de droits capitulaires, fidèles à la Règle de saint Benoît et à la législation de l’Église, ne sont probablement pas très différentes des nôtres. C’est à cette lumière que nous verrons dans quelle mesure nous pouvons parler de démocratie dans notre vie monastique.

En démocratie, les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont distincts et surtout autonomes. Nos institutions bénédictines ne se présentent pas ainsi. Qu’en est-il dans notre législation monastique ?

Règle de saint Benoît et démocratie

On ne trouvera pas ici une réflexion exhaustive sur ce sujet ; il s’agit simplement de souligner les aspects les plus marquants qui semblent s’affirmer dans la Règle de saint Benoît en matière de partage des responsabilités, voire du “pouvoir”, dans la vie de la communauté bénédictine.

Rappelons d’abord que, pour tous les chrétiens et par conséquent pour les moines, la norme de leur vie spirituelle est à chercher avant tout dans l’Évangile et dans l’Écriture Sainte, à laquelle saint Benoît attache la plus grande importance (Rg. Prol. 21 et 73, 3).

Saint Benoît, même s’il donne à l’Abbé des pouvoirs très étendus, ne lui attribue pas un pouvoir absolu. Dès le premier chapitre de sa Règle, il définit les moines-cénobites comme “ceux qui vivent sous une Règle et un Abbé” (1, 2). L’Abbé est donc, comme tous les moines, soumis au respect de la Règle (3, 11 ; 64, 20), mais cette même Règle confie toute l’autorité dans la communauté à l’Abbé, afin qu’il puisse exercer sa fonction de guide spirituel de ses moines dans un climat de paix et d’amour (65, 11).

Donnons quelques exemples :

  • l’Abbé est à la tête du monastère (2, 1 ; 11, 31 et 34) ; l’Abbé doit organiser lui-même son monastère comme il le juge bon (65,11) ;
  • l’Abbé choisit librement ses collaborateurs : “pour s’occuper des biens du monastère, l’Abbé choisit des Frères en qui il a confiance” (32, 11). Et de même pour le Prieur de la communauté : “l’Abbé choisit le Frère qu’il veut” (65, 15) ;
  • l’Abbé veillera avec grand soin “à ce que les cellériers et les infirmiers ne soient pas négligents avec les malades” (36, 10) ;
  • “les artisans du monastère feront leur métier avec beaucoup d’humilité et si l’Abbé le leur permet” (57, 1) ;
  • “quand un Abbé demande qu’on ordonne un prêtre ou un diacre pour son monastère...” (62, 1) ;
  • si un moine n’agit pas bien : “l’Abbé juge de l’importance des fautes” (24, 2).

Nous pourrions multiplier les exemples soulignant l’ampleur d’une autorité voulue par saint Benoît pour le progrès spirituel des moines et la paix sans murmure dans la communauté. Il est d’ailleurs remarquable que le mot Abbas revient 124 fois dans le texte de la Règle.

S’agit-il d’un pouvoir absolu au sens moderne du terme ? Certes non. L’Abbé a le devoir d’être fidèle à la Règle. Mais il faut reconnaître que, dans la pensée de saint Benoît, l’Abbé intervient avec autorité dans tous les domaines de la vie du monastère. Il y exerce le “pouvoir exécutif”, mais aussi, dans une certaine mesure, les pouvoirs législatif et judiciaire (par exemple 28, 4 et 6 ; 49, 9).

Il faut cependant apporter deux correctifs à cette affirmation. Tout d’abord, saint Benoît demande à l’Abbé de partager son autorité avec un certain nombre de ses Frères, mais toujours sous son contrôle (sur l’institution des Doyens “(qui) obéiront aux commandements de Dieu et aux ordres de l’Abbé” 21,2).

L’importance du chapitre 3 de la Règle est à souligner : il représente ce qu’on appellerait aujourd’hui une avancée démocratique, car il donne aux moines le droit d’être consultés par l’Abbé avant qu’il ne prenne une décision dans des questions importantes : “Chaque fois qu’il y a des choses importantes à discuter, l’Abbé réunit toute la communauté. Il présente lui-même l’affaire. Il écoute l’avis des Frères. Ensuite il réfléchit seul. Puis il fait ce qu’il juge le plus utile”. Les moines ont le droit d’être consultés, mais ils n’interviennent pas dans la décision. Il en va de même pour la nomination du Prieur (65, 15).

Ajoutons encore un élément apporté par saint Benoît dans la consultation des Frères : il réserve à un plus petit groupe parmi eux le rôle de conseiller : “Quand il s’agira de choses moins importantes pour les besoins du monastère, l’Abbé demandera l’avis des Anciens seulement” (3, 12).

Ce survol un peu rapide de la Règle suffit, semble-t-il, pour comprendre la pensée de base de saint Benoît : l’Abbé a toute la responsabilité de la vie matérielle et spirituelle du monastère, responsabilité dont il partage la mise en œuvre sans en perdre le contrôle absolu. “Le pivot de la vie du monastère est l’Abbé. Le gouvernement de l’Abbaye aussi bien que la vie de chacun des moines dépend de lui. Tenant la place du Christ (2, 2), l’Abbé cumule tous les pouvoirs ; il est pater, magister, médecin des âmes et leur pasteur, administrateur des biens, intendant de la maison de Dieu, le tout au service des âmes qui lui sont confiées [2]”.

Nos Constitutions et la démocratie

Les constitutions de nos Congrégations sont un aggiornamento de la Règle de saint Benoît pour notre vie monastique aujourd’hui. Tout le contexte culturel, social et économique a complètement changé depuis quinze siècles, c’est évident. La fidélité à l’expérience spirituelle de saint Benoît, inspirateur de la Règle qu’il nous a laissée, demande cette adaptation aux conditions actuelles de notre vie monastique. Quinze siècles d’expérience, à laquelle s’ajoute une législation universelle de l’Église sur la vie religieuse (le code de droit canonique, dont la dernière mise à jour date de 1983), ont amené les moines à apporter, sous le contrôle de l’autorité romaine, les modifications requises à certaines pratiques prévues dans la Règle. L’exercice de l’autorité abbatiale a subi d’importantes retouches, qui vont dans le sens d’une certaine démocratisation par une plus grande participation des moines à la prise de décision. En outre, la mise en œuvre d’associations de monastères, inconnue au temps de saint Benoît, mais amorcée déjà au VIIIe siècle, donnera naissance aux Congrégations d’aujourd’hui et introduira un nouveau niveau de pouvoir dans la vie des communautés.

Tous ces changements ne datent pas nécessairement de notre époque ; l’histoire les a forgés au long des siècles. La législation actuelle reprend et enrichit une tendance amorcée depuis longtemps. Les constitutions manifestent surtout que l’autorité de l’Abbé est soumise dans une certaine mesure à l’autorité supérieure de la Congrégation. Son pouvoir de décision requiert parfois l’accord ou l’avis des membres du Chapitre conventuel, composé de tous les moines profès perpétuels de la communauté, soit celui du Conseil de l’Abbé, le Séniorat.

La Congrégation monastique

“Le groupement des monastères bénédictins en Congrégations, encouragé depuis des siècles par l’Église et imposé par la Lex propria Confoederationis bénédictinoe, a pour but d’établir entre les monastères, outre des relations de particulière charité et d’assistance réciproque, les liens juridiques de nature à favoriser leur bien propre en même temps qu’un esprit monastique commun” (Const. n° 100).

Aujourd’hui, dans une Congrégation monastique bénédictine, il y a un Chapitre Général dont la constitution est démocratique : ce Chapitre est composé de tous les Supérieurs majeurs, Abbés ou Prieurs élus par les moines, et d’un délégué de chaque communauté élu également par les membres des chapitres de monastères. Ce Chapitre Général “jouit dans la Congrégation du pouvoir législatif et judiciaire suprême en tout ce qui regarde le progrès et la réforme de la vie monastique. Il traite en outre les questions qui concernent le bien commun, ainsi que les relations des monastères entre eux” (Const. n° 124). Un Abbé président, élu par le Chapitre Général, est Supérieur majeur de toute la Congrégation. Il y a donc là des pouvoirs qui limitent ceux que saint Benoît attribuait à l’Abbé. Notons cependant une évolution récente qui, en supprimant l’obligation d’observances communes dans tous les monastères de la Congrégation, laisse plus de liberté à chaque communauté dans l’organisation de sa vie quotidienne.

Le Chapitre conventuel

Dans d’autres domaines, les moines ont voulu conserver le point de vue de saint Benoît : l’Abbé prend les décisions mais avec certaines restrictions :

  • L’importance des décisions à prendre exige simplement que l’Abbé consulte préalablement son Chapitre (chapitre 3 de la Règle).
  • Il existe une série de cas où, pour que l’Abbé puisse prendre une décision, le Chapitre doit donner son consentement par un vote délibératif, avec parfois une majorité qualifiée des deux tiers des voix. Ceci modifie considérablement la législation de saint Benoît.

Voici une série de ces cas où le vote délibératif est requis :

  • l’acceptation d’un candidat à la profession monastique temporaire (2/3 des voix) ou à la profession définitive ;
  • la prise en charge ou la suppression d’une activité importante ;
  • la fondation d’un nouveau monastère (2/3 des voix) ;
  • l’accession d’un monastère dépendant à l’autonomie ;
  • la suppression d’un monastère ;
  • une dépense très importante à engager, etc.

Ici encore deux remarques s’imposent.

  • Il faut noter que, même si les moines autorisent l’Abbé à prendre une décision, il n’est pas tenu de la mettre en œuvre. Le droit du Chapitre serait plutôt un droit deveto - ou d’encouragement en cas de vote positif.
  • Un autre droit “parlementaire” capital n’est pas reconnu aux membres du Chapitre - et ceci reste à nouveau dans l’optique de saint Benoît-, celui de pouvoir intervenir de façon efficace dans le choix des matières à discuter en Chapitre. Les membres du Chapitre ne peuvent obliger ni l’Abbé, ni le Chapitre à mettre à l’ordre au jour, voire à discuter et émettre un vote sur telle matière qu’ils souhaiteraient voir aborder. C’est l’Abbé, et lui seul, qui décide des questions à traiter en Chapitre, selon les normes des constitutions.

Le Séniorat

Le Séniorat (ou Conseil de l’Abbé) jouit lui aussi de certains droits en des matières plus nombreuses et habituellement moins importantes. Il ne jouit pas des droits dits “collégiaux” comme le Chapitre ; mais il sera consulté ou devra donner son consentement dans un certain nombre de cas.

Durée du mandat abbatial

Saint Benoît n’en parle pas dans sa Règle, mais il semble bien avoir prévu que l’Abbé soit élu par ses moines sans limite dans le temps. Ce fut la pratique dans la plupart des Congrégations bénédictines, elle est encore en vigueur dans certaines d’entre elles ; cependant la Congrégation anglaise, par exemple, a préféré depuis longtemps l’abbatiat temporaire.

Depuis le Concile, la pratique de l’abbatiat temporaire, avec réélection toujours renouvelable, s’est répandue ; c’est là aussi un pas de plus dans le sens de la démocratisation. Chez nous, tous les huit ans, la Communauté doit voter un nouveau mandat abbatial, que ce soit une réélection ou le choix d’un autre moine qui semblerait plus adapté à la situation du moment. En pratique, les moines réélisent fréquemment leur Abbé, lui renouvelant ainsi publiquement leur confiance.

Conclusion

On peut voir, dans cette brève comparaison entre la Règle et notre législation actuelle, qu’une structure “démocratique”, au sens moderne du mot, ne se vérifie pas vraiment dans l’organisation actuelle des monastères bénédictins, même si, dès les origines, on en trouve des éléments importants dans la Règle. Le souci de saint Benoît d’associer les moines à la vie et à la gestion du monastère est évident. Mais un Chapitre de moines n’est pas un Parlement !

L’évolution qui s’est faite au cours des siècles va dans le sens d’une plus grande participation des moines, en leur reconnaissant le droit de contrôler les grandes décisions proposées par l’Abbé. Mais, nous l’avons vu, la structure fondamentale de l’exercice de l’autorité dans le monastère reste assez fidèle à la pensée de saint Benoît. Les limites introduites au cours des siècles n’en modifient pas fondamentalement la nature ; elles respectent la vision du fondateur, qui estimait que, pour assurer au mieux le progrès spirituel des moines et une profonde communion dans la communauté, il convenait de donner à l’Abbé une importante responsabilité.

Chapitre conventuel égale démocratie ? Oui et non. Les institutions monastiques actuelles reflètent dans une certaine mesure celles de l’Église d’hier et d’aujourd’hui. Certains prônent une plus grande démocratisation de l’Église ; sera-ce un progrès ? L’histoire nous le dira. Aucune institution n’est parfaite, chacun le sait. Ainsi en va-t-il des structures monastiques bénédictines actuelles. Comment évolueront-elles ?

Abbaye de Maredsous
B 5537-DENÉE, Belgique.

[1Les références à la Règle de saint Benoît sont prises dans l’édition de la Règle par le P. A. Borias (1994) qui en a numéroté les versets. Nous indiquons d’abord le ri du chapitre, ensuite, celui du verset.

[2Philibert Schmitz, o.s.b. Histoire de l’Ordre de saint Benoît, tome 1, 24.

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