“Leur sort lié à celui de l’Époux”
Méditation sur la mission des religieuses apostoliques dans un monde sécularisé
Xavier Dijon, s.j.
N°1996-2 • Mars 1996
| P. 117-125 |
Sur le mode méditatif, exhortatif même, que lui permettent les circonstances de cette méditation, le P. Dijon nous donne une lecture, très forte et très “en prise” avec la situation de notre société sécularisée, de la réalité et de la mission, parfois bien risquée, de la vie religieuse apostolique. Le principe d’interprétation et le critère d’engagement seront toujours une contemplation de cette manière singulière de se laisser conduire à la suite de l’Agneau. C’est une bénédiction certaine et un martyre possible dont Dieu seul à l’initiative.
Exposé donné, le 27 mai 1995, aux supérieures européennes des ursulines de l’Union Romaine, réunies à Hoogstraten par Sœur Marie-Pierre Deffontaines. Trois semaines plus tard, nous apprenions avec émotion son décès inopiné. Ce texte est dédié à sa pieuse mémoire.
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En préalable
Un seul nous enseigne ce que nous avons à être. Assis à la droite du Père, il nous souffle l’Esprit pour que d’abord notre regard ne se porte pas ailleurs que sur lui : “C’est de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part” (Jn 16,14) ; pour qu’ensuite sa parole germe au profond de nos terres : “Celui qui croira en moi fera lui aussi les œuvres que je fais, il en fera même de plus grandes” (Jn 14,12).
En un premier temps, nous cherchons à voir combien le peu d’accueil donné à la parole de Dieu perturbe aujourd’hui le cœur de la femme ; puis, dans un deuxième temps, comment cette parole même a pris le risque de n’être pas reçue ; apparaîtra alors, dans un troisième temps, la vérité de la femme dans la compassion ; sa mission enfin, dans un quatrième temps, comme tâche de l’Église qui continue à aimer le monde.
Un rapport tiraillé
L’écart Église-monde
Le rapport de l’Église au monde se présente de plus en plus souvent sous les allures d’un fossé. Citons, pêle-mêle, l’extrême difficulté de nos contemporains à entrer dans les profondeurs symboliques des liturgies, jugées “inutilement répétitives”, puis les écarts enregistrés entre les textes éthiques du magistère dans le domaine de la vie sexuelle ou de la vie sociale d’une part, les comportements concrets et les prises de position des croyants, rebelles à trop d’impositions d’autre part, puis encore les lectures réductrices du Credo ou de la Bible, qui arrêtent la description de la destinée humaine aux seuls horizons humains...
D’ailleurs, à l’optimisme conciliaire de l’Église, qui partageait “les joies et les espoirs” d’un monde lancé dans le progrès des golden sixties, a succédé le réalisme souffrant qui constate à quel point le monde n’attend plus grand-chose d’une parole d’Église.
Dans la vie religieuse apostolique
Cette situation fait mal à l’Église et donc aussi - au cœur de l’Église - à la vie religieuse, qui affronte journellement, dans son apostolat, cette indifférence du monde. La vie religieuse apostolique se trouve de la sorte en porte-à-faux, car elle a tout quitté non seulement pour suivre personnellement Celui qui l’attire, mais encore pour le faire connaître, et voici qu’apparemment personne n’en veut.
Alors s’insinuent les terribles questions : partie pour être signe de contradiction à l’égard du monde, la vie religieuse n’a-t-elle pas rencontré elle-même une contradiction telle - un matelas d’indifférence - qu’elle ferait mieux de renoncer à son projet insensé ? Qui comprendra encore aujourd’hui, en effet, ce que nous avons à dire ? N’est-ce pas la dérisoire insignifiance qui aura le dernier mot dans le monde et jusqu’à l’intérieur de notre propre cœur ?
La perplexité de la femme
Pour la femme, la question se redouble, car la perturbation ici exposée affecte un lien très sensible en elle, la relation.
L’homme s’en rend moins vite compte. Créé le premier, il a pris beaucoup de temps à nommer tous les êtres qui défilaient devant lui (cf. Gn 2,19-20). La femme, elle, n’a jamais été seule, puisque dès sa création, elle fut mise devant l’autre qui lui a dit : “à ce coup c’est l’os de mes os et la chair de ma chair’’ (Gn 2,23) [1]. Plus alertée, donc, quant aux faits de la relation, elle sent plus vite le trouble en cas de tiraillement. Or n’est-ce pas la relation de Dieu à l’humanité qui se trouve aujourd’hui perturbée ?
Si l’on suit la grande symbolique de l’Éternel, époux d’Israël (cf. Os 2,18), et du Christ, époux de l’Église (cf. Ep 5,23), il revient à la femme d’endosser le rôle de l’humanité [2]. Mais quel jeu va-t-elle jouer si, précisément, son modèle s’est brouillé ? La voici alors livrée à elle-même, empêchée qu’elle est de représenter une humanité faite pour vivre dans la relation à Dieu, mais qui ne la veut effectivement plus.
L’Écriture de la grâce
Le regard de bénédiction
Perplexes devant cette situation qui les déroute, les chrétiens reprennent le vieux réflexe qui les sauve, ils ouvrent l’Écriture ; les religieux avec plus d’empressement encore, puisqu’ils n’ont qu’elle.
Ils ont tout quitté, se fiant radicalement à la grâce reçue au baptême, dans le dépouillement que les vœux creusent en eux pour les soumettre davantage encore à la grâce. Ils ont quitté le monde. Est-ce donc que le monde est maudit, puisque d’ailleurs il rejette la parole de l’Église ? Ce n’est pas ce que disent les religieux, car l’eau baptismale leur a lavé les yeux pour ramener leur regard en deçà de la faute, à la première page de l’Écriture : “et Dieu vit que cela était très bon” (Gn 1,3,). Le même baptême invite donc les religieux, chacun selon sa voie propre, tout ensemble à quitter le monde et à le découvrir bon, de la bonté originaire de Dieu.
À ce premier enseignement de l’Écriture s’ajoute l’autre révélation : de l’Incarnation, car l’abîme de la toute-puissance appelle l’abîme de la toute-petitesse.
Le risque de l’Incarnation
Dieu prend le risque de n’être pas reçu ici, puisqu’il est venu ici. Il aurait pu ne pas venir, mais à partir du moment où il s’est fait un parmi d’autres, enfant qui joue à la balle dans les rues de Nazareth, adulte prêchant dans les synagogues de Palestine, homme de ce temps-là et de là-bas, et donc pas de Paris ou d’Athènes, ni de maintenant, il prend le risque que l’on passe à côté de lui sans le comprendre.
Feuerbach a vu dans le christianisme une essence athée : puisqu’on nous répète que Dieu s’est fait homme, cessons donc de voir ailleurs qu’en l’espèce humaine les merveilleux attributs de puissance et de beauté que nous attribuions autrefois à Dieu ! Marcel Gauchet, de son côté, voit en ce même christianisme la religion de la sortie de la religion : grâce à l’Incarnation qui ramène Dieu à la mesure humaine, l’homme se voit délivré de la pesanteur des animismes primitifs pour exercer désormais, à ras de terre, son intelligence dans la science et son pouvoir dans la démocratie.
Oui, le Fils de Dieu en venant chez les siens, un parmi des milliards, a pris d’avance le risque d’une telle lecture qui lui retirerait désormais le droit de s’égaler à Dieu.
La confiance de l’Ève nouvelle
Mais il importe pour nous de faire attention aux manières : Dieu a pris le risque de l’Incarnation en s’adressant à une alliée, Marie.
Déjà au tout début, Dieu avait parlé à Ève - l’histoire ne le dit pas, mais puisque saint Paul parle du nouvel Adam, il n’est pas interdit d’utiliser les paroles dites par l’ange à la seconde Eve pour combler les silences de ce que Dieu dit à la première - ; il lui avait dit, pendant qu’Adam dormait, “veux-tu m’aider à faire advenir l’homme ?”
Marie sait - ou elle ne sait pas, peu importe - que l’Incarnation du Fils constitue pour Dieu-même le risque de n’être pas reçu, mais elle permet à Dieu de prendre ce risque en le prenant avec lui. Elle accepte que Dieu se livre à ce monde-là qui ne le comprendra pas, car elle accepte que ce monde - son monde - soit aimé jusque-là. Ce faisant, la voici elle-même ce monde aimé, la première aimée, d’où sa confiance.
Passion et compassion
La soumission au rejet
La suite de l’histoire se condense dans l’extrême tension du Calvaire. Là se vit la résolution du Fils d’aller jusqu’au bout de l’amour.
Prenant le risque de n’être pas compris - “Les siens ne l’ont pas reçu” - Dieu continue à descendre dans le refus qu’on lui inflige - “Il est venu chez les siens” (Jn 1,11). Il fait de ce rejet sa vérité pour nous, descendant librement aussi bas que l’endroit où nos humiliations le tiennent pour mort.
Après la prière d’agonie et la défection des disciples, après le coup de soif et le coup de lance, il ne reste plus qu’à reconnaître : “Dieu n’a plus rien à dire dans le monde d’aujourd’hui”. Car il est un moment de l’histoire, au Calvaire et maintenant, où Dieu exténué n’a plus rien à dire aux hommes que son silence, donnant ainsi raison à ceux d’entre eux qui l’ont rejeté. Dieu-objet, déposé dans la tombe, pour descendre au plus bas, à l’endroit où le monde ne veut plus le voir. Soumission de l’amour.
La mémoire de l’acte
Il ne faut pas que cette mort se perde, car le monde risque d’y voir seulement la condamnation de Dieu, suivie bientôt de sa propre condamnation, frigorifié qu’il deviendrait par manque d’amour.
Il faut que le monde sache l’intention et le cœur et l’acte de celui qui est ainsi descendu, que Ludwig Feuerbach le sache, et Marcel Gauchet, et tous les autres : le monde tient ensemble parce que lui est mort. Non pas au sens où eux le pensent trop souvent : débarrassés de Dieu, les hommes pourraient désormais vivre entre eux leur propre liberté ; mais au sens où la descente dans le tombeau montre que Dieu sera toujours là où le veut l’homme, quoi qu’il lui en coûte. Que donc Dieu ne lâchera jamais l’homme, que le monde tiendra toujours.
Il faut quelqu’un pour garder la mémoire de l’acte qui est pardon sans que les hommes le sachent ; ils pensent rejeter Dieu hors du monde ; en réalité, ils l’enfoncent au cœur du monde : “Ils ne savent pas ce qu’ils font” (Lc 23, 34). Il faut quelqu’un à la fois pour la mémoire, le geste, le symbole, Jean, le prêtre, “Faites ceci en mémoire de moi” (Lc 22, 19), et pour la mémoire, la compassion, l’enfantement : Marie, la femme.
La présence de l’amour
“Près de la croix de Jésus se tenait sa mère” (Jn 19,25). Elle l’engendre, poussant son fils hors d’elle-même comme à l’accouchement, pour qu’il accède à son monde, celui du Père, le nôtre.
Dans le même temps, elle se sait engendrée, femme sortie du côté du nouvel Adam endormi dans la mort, aide qui, cette fois, lui est assortie.
Marie sait maintenant - à moins qu’elle ne le sache pas, peu importe - pourquoi elle et son Fils sont là, ensemble. Lui pour dire que Dieu s’entête à aimer jusque dans la mort ceux-là même qui le rejettent, elle pour être là, recevant ce don-là qui est très précisément l’amour. Elle est là pour lui, et pour nous, pour lui donner l’amour que nous n’avons plus et recevoir de lui l’amour qui se livre au plus profond de nous. Elle est là pour un autre, comme le prêtre sans doute, puisque Jean reprendra à nouveau les gestes du salut, mais différemment.
Car si le prêtre pose à la Messe les mêmes gestes que Jésus : “ceci est mon corps”, la femme y est l’humanité prête à en recueillir le don [3]. Au Calvaire, en sa foi, elle a mis au monde son enfant qui, descendant au plus profond de l’amour, sauve ce monde-même du rejet qu’on lui inflige.
La mission d’évangélisation
Le double rejet
Les femmes engagées dans la vie religieuse apostolique participent, chaque congrégation selon sa voie, à la compassion qu’exerce Marie envers son Fils bien-aimé, rejeté par un monde d’alors - un monde de maintenant - qui ne veut plus de lui.
À cela près qu’en outre, elles ne sont pas Marie. Au cœur de l’Église pécheresse, qui n’est jamais aussi belle qu’elle devrait l’être (il suffit de nous regarder), les religieuses seront aussi rejetées à cause de toutes les petitesses personnelles et communautaires qui défigurent leur visage d’Évangile, et que le monde d’ailleurs souligne comme à plaisir, pour se donner meilleur prétexte à ne pas suivre de trop près la loi de son Créateur et Seigneur [4].
Mais au cœur de l’Église aussi, qui est toujours plus belle qu’on ne le pense (il suffit de regarder Marie), les religieuses seront encore rejetées à cause de leur fidélité à la compassion du Calvaire, leur sort est lié à celui de l’Époux.
Du premier écart entre l’Église et le monde - celui de nos étroitesses - l’Esprit nous corrige, si nous acceptons de nous livrer à son feu, mais du second - celui de la mort du Fils - l’Esprit corrige le monde, en lui ouvrant les yeux de la foi : “ils regarderont celui qu’ils ont transpercé” (Jn 19, 37).
Les germes du Verbe
Il faudra donc aimer le monde, puisque Jésus y est descendu aussi bas que le voulait ce monde même, et puisque l’Épouse, nouvelle Ève, a recueilli ce pardon-là pour la vie du monde. Aimer ses cultures, aimer ses efforts, certes en corrigeant - comme le fait l’Esprit - toutes les duretés qui s’opposent à la bienveillance du Royaume, mais en accueillant d’abord en cette même bienveillance les efforts déployés par les humains pour rendre ce monde plus juste, plus joyeux, plus libre.
Vivre dans la culture, à contre-culture. En Afrique ou en Asie ? Oui, mais en Europe aussi [5]. Dire par la vie religieuse elle-même le refus des idoles qui enferment le monde dans la poursuite meurtrière de ses propres images, car Dieu seul mérite l’adoration, mais le dire avec les mots - et les silences - que Dieu a déjà semés sur la terre des hommes et dans leur cœur, même s’ils crient encore que toute cette histoire de Dieu n’a rien à voir avec eux [6] Car Dieu a dit que tout cela était bon et le Fils a fécondé cette terre de son propre sang.
Chercher donc dans le cœur ouvert de Jésus les raisons de ne pas désespérer du monde où se cachent les germes du Verbe et pour lequel il est mort,. Partir à la recherche de ces semences de la Parole auprès des petits, des enfants et des vieux, auprès des pauvres, qui sont aussi le monde, de telle sorte que ce monde un jour parvienne à se dire lui-même sauvé.
Le salut de la femme
Tenir à Dieu dans ce monde qui est à lui mais qui le rejette, durer dans la compassion au Fils bien-aimé au point de n’avoir plus que lui, forcer ainsi le monde à avouer l’amour dont il est aimé alors même qu’il n’en voulait pas, cette tâche de l’Église, assumée par la religieuse apostolique, portera un de ses plus beaux fruits dans le salut de la femme.
Qui donc dira aux femmes que d’être là, c’est bon, pour autrui autant que pour soi ? Si l’homme le dit, il passe - peut-être souvent à juste titre - pour trop intéressé. Quant à Dieu, notre monde l’a écarté, l’ayant jugé de trop. Or la femme se sent troublée au plus profond de son cœur quand elle ne perçoit pas l’amour autour d’elle, en elle.
Lors donc qu’une autre femme lui aura fait comprendre, comme une sœur à sa sœur, à quel point le silence du Bien-Aimé au Golgotha est encore une marque d’amour, le plus extrême qui soit, elles se sauront, l’une et l’autre, sauvées. Comme femmes.
Telle est la joie de Pâques. Faut-il s’étonner de ce que, selon l’Écriture, les femmes furent les premières à y goûter ?
En conclusion
Comme le tombeau vide, la vie religieuse dit en creux la plénitude d’une présence que le monde n’a pas vue, à la fois parce qu’il n’a pas voulu la recevoir et parce que nous ne l’avons pas bien donnée.
L’Époux nous est enlevé (cf. Mt 2,20) ; l’Épouse, parfois, aurait voulu le retenir : “pourquoi restez-vous ainsi à regarder le ciel ?” (Ac 1, 11), mais en montant, il lui a laissé tous ses dons (cf. Ep 4,8), à commencer par le corps et le sang, avec la foi, l’espérance, la charité ; et sa propre prière : “que tous soient un” (Jn 17,21).
Certes, le monde s’est détaché de Dieu en prenant cette liberté qui a mis le Fils en croix. Mais la femme reste là pour lier son sort au sien, vivant en chaque rejet le surcroît du pardon. Car le monde ne sait pas toujours combien il est aimé. Qui, il faut des présences.
Un dernier mot : les religieuses apostoliques pourraient-elles jamais s’acquitter de cette tâche sans offrir au monde le signe de la fraternité ? “À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à cet amour que vous aurez...” (Jn 13,35).
Facultés Notre-Dame de la Paix
Rue Grandgagnage, 7
B-5000 NAMUR, Belgique
[1] Certes, le premier récit de la Genèse n’insiste pas sur cette différence chronologique dans l’apparition du couple humain, puisqu’il note sobrement : “Homme et femme il les créa” (Gn 27), montrant par là à quel point l’image de Dieu s’exprime dans la communion des deux êtres égaux, mais cette affirmation fondamentale n’enlève rien à la saveur du second récit, où la femme sort du côté de l’homme endormi (cf. Gn 2,22). Priorité ou communion ? similitude ou différence ? égalité ou spécificité ? La question se relance de génération en génération entre l’homme et la femme, comme entre les deux récits de la Genèse. L’étonnement ne s’arrêtera heureusement pas, car c’est toute l’Écriture qui est inspirée. Les deux récits ont raison, pour la joie du couple humain.
[2] Tout se passe comme si les humains vivaient leurs rapports entre l’homme et la femme de la même manière qu’ils comprennent leurs relations entre Dieu et l’humanité. L’homme traite sa femme (ou ses femmes) comme il pense que Dieu considère les humains. L’analogie, on le voit, ne joue pas sur les nombres - par exemple, la polygamie ne se superpose pas au polythéisme ni le monothéisme à la monogamie - mais sur la relation : comment Dieu agit-il avec nous ? Puisque la tradition judéo-chrétienne a appris aux croyants qu’ils sont uniques pour Dieu (un peuple, un Élu), la femme sera unique aux yeux de l’homme. Quant au mâle chrétien qui s’enorgueillirait d’avoir reçu le privilège de jouer le rôle de Dieu dans son rapport à la femme, il fera bien de suivre jusqu’au bout l’analogie, c’est-à-dire jusqu’au lavement des pieds et au sacrifice de la croix (Ep 5).
[3] Recevant comme les garçons l’onction baptismale du saint-chrême, les filles sont également prêtres, membres du peuple sacerdotal de Dieu. Mais pour signifier que ce commun sacerdoce s’origine dans le sacrifice du Seigneur Jésus, seul un homme joue avec cohérence la symbolique eucharistique en disant sur le pain de vie : “ceci est mon corps”, ce corps d’homme que Jésus a reçu d’une femme. La femme doit-elle s’attrister de ce privilège masculin du prêtre qui, à chaque eucharistie, fait advenir le Christ au sein de la communauté alors qu’elle-même n’a eu l’occasion de l’enfanter qu’une seule fois dans la nuit de Noël ? Peut-être convient-il de ne jamais séparer l’irréductibilité historique de sa reprise symbolique. La femme et le prêtre se rejoignent non dans la confusion mais dans la communion : “À partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui” (Jn 19, 27). D’ailleurs est-il vrai que Jésus ne vienne au monde qu’une seule fois ? Il y a des engendrements spirituels : “Femme, voici ton fils” (Jn 19,26).
[4] Comment porter spirituellement cette distance de nous-mêmes à nous-mêmes ? Le cœur de notre cœur a reçu en gravure de feu, comme sur les tables de pierre, le double commandement - et le second est semblable au premier (Mt 22, 39) - et nous voici si médiocres en leur accomplissement ! Certains jours, c’est à en désespérer. Mais peut-être cette distance nous est-elle salutaire pour nous donner accès au même humour que le Bon Dieu qui n’a rien choisi d’autre que de pauvres cruches humaines pour transporter ce qu’il a de plus précieux : “Ce trésor, dit Paul, nous le portons en des vases d’argile, pour qu’on voie bien que cette extraordinaire puissance appartient à Dieu et ne vient pas de nous” (2 Co 4, 7). Pourrait-on mieux dire à quel point la distance rend vrai, c’est-à-dire, humble ? Non que nos médiocrités en soient justifiées - heureux qui entre en pénitence ! - mais elles nous jettent dans les bras du Père. “Nous sommes pressés de toutes parts, poursuit Paul, mais non pas écrasés (2 Co 4,8).
[5] Question subsidiaire : en quel habit ? La femme connaît de l’intérieur l’importance du regard jeté sur elle. Comment donc recevra-t-elle ce regard lorsqu’elle est consacrée ? L’habit religieux dit d’emblée le choix qui fait rupture, par la consécration des vœux, avec les mœurs du monde, mais comment rendre expressif ce signe du vêtement dans la culture d’aujourd’hui ? À l’inverse la tenue commune aux femmes laïques s’harmonise aux attentes du monde contemporain, mais les religieuses diront-elles là-bas le choix qui les porte au rebours de la culture humaine ? Dans un cas comme dans l’autre, un passage - une pâque - reste à opérer car “l’habit” comme tel, religieux ou laïc, “ne fait pas le moine”. Pâque déjà chez la religieuse qui devra offrir au Bien-Aimé le regard - du rejet dans un cas, de l’ambiguïté dans l’autre - porté sur elle ; Pâque encore dans le cœur de ceux qu’elle côtoie, car ses yeux - sinon son habit - disent quelqu’un d’autre que le monde. Travail intérieur des humains auquel se conjugue le travail de l’Esprit qui nous donne toujours d’habiter ce que nous sommes.
[6] On voit bien que cette mission n’a rien à voir avec une quelconque “récupération” d’un monde que l’on voudrait sauver malgré lui. Il s’agit plutôt de faire rendre au monde, éclairé par le pardon du Seigneur Jésus, la vérité de ce qu’il portait déjà en lui. C’est tout l’effort de l’inculturation.En Afrique, par exemple, telle coutume animiste exigeait que la femme, à la mort de son mari, confessât au bord de la tombe son éventuelle infidélité à l’égard du défunt, sous peine d’attirer sur elle et sa famille les troubles des esprits. Recueillant ce rite dans la vérité du Christ, l’Église a pu proposer au moment de l’inhumation un rite pénitentiel ouvert non seulement à la veuve qui a perdu son mari, mais encore, vu l’égale dignité des époux, au mari qui a perdu sa femme. Dans nos pays occidentaux, le même effort d’inculturation devra déployer toute son intelligence pour comprendre de l’intérieur à la fois le goût de nos contemporains pour leur liberté personnelle et le prix que le Seigneur Jésus a payé pour qu’il en soit ainsi.