Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie consacrée dans l’Église

Gianfranco Ghirlanda, s.j.

N°1996-2 Mars 1996

| P. 88-101 |

Avec la précision et l’exhaustivité d’un canoniste, le Père Ghirlanda, professeur à la faculté de droit canon de l’Université Grégorienne et expert au Synode, nous propose ici une étude très fouillée de la place de la vie consacrée vue principalement sous l’angle de Mutuae relationes. De manière plus large, dans le cadre d’une ecclésiologie de communion, il approfondit le rapport entre le principe charismatique et le principe hiérarchique, situant ainsi de manière organique l’« institutionnel » et l’« effervescence » sous la mouvance du même Esprit, donné à l’Église pour sa constitution, et source aussi de la réponse nouvelle et variée que propose aujourd’hui la vie consacrée. L’une et l’autre ne sont-elles pas à la suite de l’Agneau ?

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Débat synodal [1]

Place de la vie consacrée dans l’Église

Jean-Paul II, avant le Synode, a souvent parlé de la vie consacrée :

  • La vie consacrée est liée à la nature même de l’Église ; elle forme un chapitre fondamental de l’ecclésiologie.
  • Toute l’Église est œuvre de l’Esprit, de son action dans l’histoire, à travers une variété de dons hiérarchiques et charismatiques, diversifiés et unifiés par le même Esprit (LG 4a ; 7c. f ; 12b ; AG 4). La vie consacrée est un effet de cette action souveraine de l’Esprit, elle est reliée à l’action constitutive de l’Esprit dans l’Église.
  • Pour cette raison la vie consacrée peut être considérée comme un élément essentiel de la sainteté de l’Église ; elle appartient donc à l’économie de la sainteté de l’Église.
  • De ce que nous venons de dire dépendent la continuité et la pérennité de la vie consacrée dans l’Église.

Ces éléments se retrouvent aussi dans l’Instrumentum laboris (IL) ; la réflexion y est liée au mystère de la communion et de la mission de l’Église. D’emblée nous nous situons dans la perspective de la nature intrinsèque de la vie consacrée, effet de l’initiative du Père et de l’action de l’Esprit, dans sa relation au mystère du Christ et de l’Église.

Comme pour les deux Synodes précédents : La vocation et la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde (1987) et La formation des prêtres (1990), la réflexion synodale sur la vie consacrée se base sur la « communion ».

L’IL n. 67, se référant à LG 43 et 44, considère la vie consacrée comme un élément essentiel de l’Église, enraciné dans la révélation, quand il affirme :

La consécration par la profession des conseils évangéliques, comme forme stable de vie, concerne d’une manière essentielle le mystère de l’Église qui, autrement, ne serait pas pleinement manifesté et réalisé ; cette consécration fait intrinsèquement partie de la nature de l’Église, même si ses formes institutionnelles changent dans le temps et éventuellement disparaissent.

Ces éléments avaient été assumés, dès le début du Synode, dans le Rapport présenté avant la discussion par le Cardinal Hume, o.s.b.

Les interventions in Aula permettent de tirer les conclusions suivantes :

  • Puisque la vie consacrée est sujet actif de la communion organique ecclésiale, elle revêt un intérêt fondamental pour l’Église.
  • Il faut distinguer la vie consacrée comme telle, avec son caractère théologal et sa structuration, et comme figure canonique contingente.
  • Les conseils évangéliques ont une origine divine et sont un don de la grâce du Christ à la personne et à l’Église, laquelle ne peut s’en passer.
  • L’état de vie consacrée se base sur la consécration baptismale ; il se caractérise par une vocation particulière et une consécration spéciale par la profession des conseils évangéliques. Cet état, qui fait partie de l’essence de l’Église, de son « être » et pas seulement de son « bien-être », se distingue de la vie laïcale basée sur le baptême et de la vie ministérielle basée sur le sacrement de l’ordre.
  • La vie consacrée s’insère dans la structure charismatique : l’Esprit suscite dans l’Église une variété de dons et de fonctions (apôtres, prophètes, évangélistes, docteurs et pasteurs). Don indéniable et constitutif de l’Église, la vie consacrée appartient intimement à sa vie et à sa sainteté.
  • La vie consacrée est essentielle pour l’Église, parce qu’elle présente la vie chrétienne et la communauté chrétienne dans sa sainteté et sa pureté ; si l’Église venait à perdre cette caractéristique, cela impliquerait une destruction de la communion ecclésiale. Comme témoignage prophétique, la vie consacrée est une valeur essentielle non seulement pour le monde, mais aussi pour l’Église.
  • Par sa nature la vie consacrée est participation à la mission universelle de l’Église ; elle exprime, en effet, la catholicité et l’universalité de l’Église, en plus de sa sainteté, puisqu’elle est prête à servir là où le requiert la mission de l’Église.
  • Une telle nature ecclésiale souligne le caractère concret de la vie consacrée dans l’Église.

Insertion effective de la vie consacrée dans la vie de l’Église

Parmi les problèmes auxquels l’Assemblée synodale s’est vue confrontée, la place de la vie consacrée dans l’Église mérite une attention particulière parce qu’il est revenu le plus souvent et parce qu’il souligne l’aspect pratique de ce que nous avons développé. En étudiant ce problème, se dessinent de manière concrète sa relation avec l’Église particulière et le rapport qui doit être établi avec son pasteur, l’Évêque.

L’IL. traite des relations entre les instituts de vie consacrée et les Évêques dans les nn. 75-78. Dans le n. 76, sont indiqués quelques principes fondamentaux sur lesquels ces relations se baseront pour construire la communion :

Avant tout, et encore plus que de la part de tous les autres fidèles, le respect sincère de l’autorité de l’Évêque dans le gouvernement pastoral de son diocèse est requis de la part des membres des instituts, en vertu de leur consécration et de leur fonction...

Cette autorité s’étend à l’exercice public du culte divin, au soin des âmes (prédication, éducation religieuse et morale, instruction catéchétique et formation liturgique) et aux différentes œuvres d’apostolat et de charité.

De la part de l’Évêque, l’identité charismatique de toute forme de vie consacrée sera reconnue, sachant que l’insertion de formes individuelles ou collectives de vie consacrée dans le diocèse ne pourra être pastoralement fructueuse que si leur particularité est acceptée.

Étant donné que les membres des instituts restent sujets aussi de leurs supérieurs, les Évêques doivent insister sur la reconnaissance de cette identité charismatique et, pour éviter des tensions provenant d’une possible « duplicité » de gouvernement, tout doit être réglé clairement au moyen de conventions et d’accords entre les supérieurs des instituts et les Évêques. Notons que cela revêt une particulière importance pour les religieux clercs.

À la fin du n. 76 de l’IL, un principe théorique fondamental est rappelé, base des deux principes précédents :

Tout cela, cependant, resterait vide et incapable de construire la communauté ecclésiale de façon organique, si ce n’était animé par la charité, qui se manifeste d’une façon effective dans le respect et l’estime réciproques, selon la nature et la fonction propre à chacun dans l’Église. En effet, l’observance des lois, pour être constructive, doit surgir de l’exigence intérieure de la charité.

Ces principes étant posés, l’ IL affirme qu’en général les rapports instituts/Évêques sont bons et s’améliorent là où sont appliquées les directives de Mutuae relationes.

Les Évêques ont des devoirs précis face à la vie consacrée :

  • la connaître et la stimuler, avant tout pour ce qu’elle est et non seulement pour ce qu’elle fait ;
  • la soutenir et la protéger en ses diverses formes ;
  • discerner les charismes à leur source ;
  • faire en sorte qu’elle contribue à la communion et au bien commun.

Trois défis se présentent aux Évêques :

  • Comment comprendre et faire comprendre au peuple de Dieu la place et la fonction de la vie consacrée dans la variété de ses charismes ?
  • Comment remplir cette tâche de manière adéquate, dans le respect de la juste autonomie des instituts de vie consacrée et de leur variété ?
  • Comment favoriser la croissance de la vie consacrée et comment intervenir pour éliminer tout ce qui lui fait perdre sa nature et sa fonction dans l’Église ?

Ces problèmes ont fait l’objet de nombreuses interventions au Synode :

  • Tout d’abord sont rappelés les principes de l’IL pour qu’entre Évêques et instituts de vie consacrée s’établissent des relations de collaboration effective en vue du bien de toute l’Église.
  • Le témoignage de vie que donnent les consacrés est une valeur fondamentale pour l’Église ; ceux-ci doivent être pleinement conscients de leur identité et de leur rôle dans l’Église. Les Évêques ont à apprécier la vie consacrée d’abord en ce qu’elle est.
  • L’Évêque, en effet, ne pourra pas considérer les instituts de vie consacrée comme destinés à subvenir aux besoins pastoraux urgents, mais il les soutiendra afin qu’ils persévèrent dans la vérité de la foi et s’ouvrent à de nouveaux horizons, fidèles au charisme de fondation. Les instituts de vie consacrée pourront alors s’insérer, avec leur identité, dans le mystère sacramentel de l’Église. L’Évêque est père et pasteur, et donc promoteur de la communion de la vie consacrée avec l’Église particulière, grâce à des relations fondées dans l’amour.
  • Ne pas respecter le charisme des instituts serait destructeur pour leur vie et pour leur apostolat, qui perdrait son enracinement dans une spiritualité spécifique.
  • De même que les Évêques ont le devoir de reconnaître la vocation et la mission des instituts, de même ceux-ci doivent reconnaître la mission pastorale propre et exclusive de l’Évêque.
  • En effet, étant donné que l’Évêque n’est pas une simple référence externe d’« autorité » dans la communion, mais que son autorité est essentielle pour sa mission apostolique, la vie consacrée, dans ses expressions diverses, revêt dans une Église particulière une réalité charismatique et prophétique orientée vers la communion avec l’Évêque. Tout charisme, toute action apostolique convergent dans l’Eucharistie, qui est présidée par l’Évêque.

Toutefois les instituts de droit pontifical, dans le contexte de la collégialité épiscopale, avec leur caractère d’universalité, appartiennent par leur nature et à l’Église universelle et à l’Église particulière, dans laquelle ils sont concrètement insérés, selon les besoins de celle-ci. Ils coopèrent ainsi à la sauvegarde de l’unité de toute l’Église, et indirectement à l’identité précise de chaque Église particulière qui, par sa nature, doit converger vers l’universalité ecclésiale.

  • Dès lors, les instituts sont appelés par l’Évêque lui-même à une participation active du planning pastoral diocésain et ils ne pourront se dispenser d’y prendre part. Ainsi les instituts pourront s’intégrer pleinement dans la vie diocésaine et non se sentir comme de simples exécutants de ce qui a déjà été décidé.
  • Un diocèse sans vie consacrée serait une Église particulièrement pauvre, parce qu’il lui manquerait les dons spirituels dont la vie consacrée est porteuse, une variété d’activités apostoliques, des méthodes pastorales et finalement l’esprit missionnaire dont la grande partie des instituts sont animés. La cura animarum serait gravement compromise dans tous les diocèses sans la collaboration généreuse des consacrés.

Aujourd’hui, en effet, surgissent de partout de nouveaux défis pastoraux. Les instituts en sont conscients, mais ne les affronteront efficacement que dans une fidélité dynamique à leur charisme, ouvert aux exigences actuelles. Ce que l’on attend des instituts, c’est qu’ils soient créatifs et courageux sur le plan pastoral, fermes dans leur engagement de vie évangélique, toujours en quête du Royaume, incarnés dans leur temps et dans leur culture.

  • Il faut aussi relever que, par leur nature universelle et leur présence dans les missions les plus difficiles, les consacrés sont mieux adaptés pour une nouvelle évangélisation. Mais un sens profond de la communion ecclésiale doit prévaloir.
  • Les difficultés qui peuvent surgir entre instituts et Évêques peuvent être d’ordre subjectif ou objectif : ou bien elles résultent de certaines positions prises par telle ou telle personne, ou bien elles tiennent à une doctrine ecclésiologique peu claire. Parfois les problèmes proviennent du fait que l’Évêque souligne de manière plutôt utilitariste le service à rendre au diocèse, sans tenir compte du fait que le charisme d’un institut comporte un style de vie et une spiritualité qui rejaillissent sur son apostolat. D’autre part, il arrive que les instituts, au nom de leur charisme et de leurs œuvres particulières, de leur autonomie d’action, vont jusqu’à revendiquer l’indépendance dans les différents champs de l’action pastorale. Qu’une telle opposition se manifeste et les résultats seront négatifs parce que l’Église apparaît comme comprenant une structure opposée à une autre structure, alors qu’entre elles, il s’agit plutôt de trouver un équilibre.
  • Il convient donc, pour une meilleure insertion dans la pastorale d’ensemble, que les instituts religieux assurent une plus grande stabilité des membres engagés dans des formes d’apostolat diocésain ou dans les postes directifs ou administratifs. Pour dépasser des conflits stériles, les changements seraient réglés en dialogue, selon le CIC, c. 682 par. 2.
  • Les voies du dialogue et les rencontres entre Évêque et instituts, indiquées par l’IL et prévues déjà dans Mutuae relationes, ont été sans cesse rappelées. Dialogue vrai, sans crainte des débats, puisque le mystère de la communion, qui est l’Église, ne signifie pas unanimité mais recherche conjointe de la volonté de Dieu pour le bien de toute l’Église ; l’utilité d’une commission mixte est également soulignée. Une révision de MR est suggérée, éventuellement via un directoire.
  • Des problèmes particuliers, enfin, existent dans les pays qui ont été longtemps sous un régime communiste, particulièrement pour les religieux clercs. Ce sont des cas particuliers.
  • Dans les terres dites « de mission », surgit actuellement un phénomène là où des diocèses ont succédé aux vicariats apostoliques. Du temps de ceux-ci, les religieux missionnaires étaient tous engagés dans la construction de l’Église locale ; maintenant, dans les diocèses, divers instituts travaillent parfois en ordre dispersé ; un processus de maturation de ces jeunes Églises est alors nécessaire par rapport à la « juste autonomie » des instituts.
  • Enfin, l’Évêque doit avoir la capacité de discerner non seulement l’apparition de nouveaux instituts à l’intérieur des formes institutionnalisées de vie consacrée déjà approuvées, mais aussi les nouvelles formes de vie consacrée que seul le Saint-Siège peut instituer (CIC, c. 605). Un discernement fondamental est requis lorsqu’il s’agit de voir si un projet est justifié par l’authenticité de son charisme. Il y aura également discernement par l’Évêque dans le cas de fusion d’instituts en voie d’extinction : ont-ils un charisme et une finalité similaires ?

Réflexions sur quelques points

Introduction

Nous pouvons considérer le rapport entre l’Église et la vie consacrée de façon spéculative, en étudiant la place ecclésiologique de la vie consacrée ; ou de façon plus pratique en approfondissant l’insertion de la vie consacrée dans l’Église.

Le premier aspect donne à la vie consacrée son fondement théologique, sa place selon son « être » même et dans le concret de l’activité pastorale de l’Église, spécialement au niveau local. Nous voyons s’affirmer ainsi le caractère de continuité et de pérennité de la vie consacrée dans l’Église avec sa note de sainteté. C’est pourquoi la vie consacrée se révèle comme un élément constitutif de l’Église, enraciné dans la révélation, et appartenant de façon définitive à l’économie de la sainteté de l’Église.

La vie consacrée ne doit pas être considérée comme une structure dans l’Église mais, par un vouloir divin, comme une structure de l’Église. Ce problème s’est posé aussi au Concile Vatican II. Le fondement de cette affirmation se retrouve dans la doctrine conciliaire et postconciliaire.

Dans la ligne de Lumen Gentium

Le chapitre VI de la Constitution dogmatique LG, intitulé De Religiosis, s’ouvre sur l’affirmation de l’origine divine des conseils évangéliques de chasteté consacrée, de pauvreté et d’obéissance, en tant que fondés sur les paroles et les exemples du Seigneur et recommandés par les Apôtres ainsi que par les Pères et les Docteurs de l’Église. C’est là un don divin, que l’Église a reçu de son Seigneur, et qu’avec sa grâce elle a toujours conservé. C’est spécialement la doctrine du décret Perfectae caritatis.

LG (fin numéro 43) dit aussi :

Cet état de vie, compte tenu de la constitution divine et hiérarchique de l’Église, ne se situe pas entre la condition du clerc et celle du laïc ; Dieu appelle des fidèles du Christ de l’une et de l’autre condition à jouir dans la vie de l’Église de ce don spécial et servir à la mission salutaire du Christ, chacun à sa manière.

LG 44 décrit avant tout la nature intrinsèque de la consécration par la profession des conseils évangéliques et affirme que ces conseils, par la charité à laquelle ils mènent, unissent de façon spéciale à l’Église et à son mystère :

L’état de vie constitué par la profession des conseils évangéliques, s’il ne concerne pas la structure hiérarchique de l’Église, appartient cependant inséparablement à sa vie et à sa sainteté.

La vie spirituelle de ceux qui assument les conseils doit être consacrée au bien de toute l’Église. De là découle le caractère de signe de la vie consacrée : elle témoigne de la transcendance absolue de Dieu (LG 43).

La vie consacrée, parce qu’elle veut reproduire la forme de vie assumée par Jésus sur terre, est un état qui appartient à ce qu’il y a de plus intime dans le mystère de l’Église, c’est-à-dire à sa sainteté, et cela d’une manière ferme, inaliénable et indiscutable, comme l’a affirmé Jean Paul II.

Une première conclusion, affirmée aussi dans l’Exhortation apostolique Redemptionis donum (n.7), découle de la doctrine conciliaire : la place de ceux qui professent les conseils évangéliques dans la grande communauté de l’Église, Peuple de Dieu, est déterminée par leur consécration exclusive à Dieu en Jésus Christ.

Dans d’autres documents du Magistère

La vie consacrée est-elle, par vouloir divin, une structure de l’Église et non simplement une structure dans l’Église ?

L’IL aux nn. 67-68 se réfère à LG 43-44, souvent repris lors du débat synodal. Deux documents de Pie XII : l’allocution Annus sacer du 8 décembre 1950 et la Constitution apostolique Provida Mater Ecclesia de 1947 sur les instituts séculiers, en sont une première source, mais un progrès doctrinal notable et significatif est à noter des énoncés de Pie XII à LG. En effet, tandis que dans les premiers documents, il est dit explicitement que l’état religieux a une origine ecclésiastique et non divine, ans les deux textes conciliaires cette affirmation disparaît à dessein ; en effet, au début de LG 43a et de PC1a, est affirmée l’origine divine de l’état de vie consacrée. En outre, alors que, pour Pie XII, l’état religieux était un état intermédiaire entre les états clérical et laïcal, dans les textes du Concile il est dit explicitement que l’état religieux n’est pas cette voie intermédiaire [2]. D’ailleurs, dans le texte définitif de LG 43b, des changements importants ont été introduits quant au contenu doctrinal. Faisant référence à la vie de l’Église ainsi qu’à son mystère, on a inséré l’important ajout : « servir à la mission salutaire de l’Église, chacun à sa manière » (LG 43).

L’on peut dès lors, tirer une autre conclusion.

Il est indubitable que, selon le Concile, la consécration par la profession religieuse constitue dans l’Église un état de vie qui, tout en ne concernant pas sa structure hiérarchique, est d’institution divine, comme l’état des ministres consacrés et celui des laïcs, et appartient dès lors à la vie et à la sainteté de l’Église, donc à son essence profonde.

Ceux qui, lors du Concile, soutenaient que la vie consacrée est, par droit ecclésiastique, une structure dans l’Église et non, far droit divin, une structure de l’Église, ne voulaient pas que on rédige un chapitre à part pour les religieux, mais que l’on en traite, comme dans le schéma De Ecclesia de 1963, à la fin du chapitre sur « L’appel universel à la sainteté dans l’Église ».

Un chapitre distinct sur « Les Religieux », le sixième, a été rédigé ; il affirmait le contraire de ce que prévoyait le schéma de 1963.

L’Église, sans une certaine forme de vie consacrée, qui de façon spécifique reproduit et représente la forme de vie assumée par le Verbe fait chair, ne serait plus l’Église (cf. : AG 18). En effet, outre l’unité, la catholicité et l’apostolicité, la sainteté est une des propriétés essentielles de l’Église et demeurera toujours parce qu’elle tient à l’essence de l’Église, qui est sainte, parce que communion d’amour trinitaire. La profession des conseils évangéliques, qui tend par elle-même à la perfection de la charité, révèle le mystère le plus intime de l’Église et de la vocation chrétienne face à son destin ultime.

Ceux qui sont consacrés par la profession des conseils évangéliques, comme le dit Redemptionis donum aux nn. 14 et 15 occupent « une place spéciale dans la communauté universelle du Peuple de Dieu et dans chaque communauté locale ». Leur amour pour le Christ « constitue un bien spécial du Peuple de Dieu tout entier » en tant que « dans l’amour que le Christ reçoit des personnes consacrées, l’amour du Corps tout entier est orienté de façon spéciale et exceptionnelle vers l’Époux, qui en même temps est chef de ce corps ». En outre, par leur « être », ceux qui professent les conseils évangéliques proclament et confortent « la vérité que le Christ a aimé l’Église et s’est donné lui-même pour elle ».

Cette mission est en lien très étroit avec la vie de l’Église et son mystère. Par le témoignage de cet amour sponsal pour le Christ et par cette proclamation de l’amour du Christ envers son Église, naît la participation des consacrés à la mission universelle de l’Église, par laquelle la mission spécifique des consacrés « procède harmonieusement en parallèle avec la mission des Apôtres »... en union à la « mission de l’ordre hiérarchique ». Ainsi, « cet amour sponsal pour le Christ devient d’une façon quasi organique amour pour l’Église », Corps du Christ et Peuple de Dieu, tout à la fois épouse et mère.

Ceci étant établi, le statut ecclésial de la vie consacrée peut s’éclairer par ce qu’affirmait la relation du Cardinal Hume présentée au Synode. Elle voyait dans ce que dit LG 44d sur l’appartenance inséparable de la vie consacrée à la vie et à la sainteté de l’Église « une conséquence de la nature et de l’importance de l’état religieux ; en effet, celui-ci appartient à la même vie ‘pneumatique’ et à la sainteté de l’Église... Par conséquent il peut et doit entrer dans tout ce qui regarde la vie de l’Église ».

La vie consacrée appartiendrait-elle à la vie pneumatique de l’Église ? Ceci ne pouvait être affirmé que par opposition à une autre vie non pneumatique. Il existe une seule vie de l’Église, sacrement du salut.

Les notes directives MR n. 34 avertissent :

Ce serait une grave erreur de rendre indépendantes les unes des autres - et encore plus grave de les opposer - la vie religieuse et les structures ecclésiales, comme s’il pouvait y avoir deux réalités distinctes, l’une charismatique, l’autre institutionnelle ; alors que les deux éléments... forment une seule et unique réalité même si elle est complexe (cf. LG 8).

Le don de l’Esprit sanctificateur est à l’origine de chaque œuvre de l’Église. C’est ainsi que nous repérons une structure fondamentale de l’Église, à laquelle fait référence l’IL n. 67, et qui inclut celle de la hiérarchie. Sur la base de cette unité qu’on reconnaît à l’action de l’Esprit Saint, qui distribue les dons hiérarchiques et charismatiques (LG 4 ; AG 4 ; 7c), le Concile distingue entre l’exercice de cette action par le moyen des sacrements et des ministères et son exercice par le moyen des grâces spéciales (charismes) comme le dit LG 12b :

Mais le même Esprit Saint ne se borne pas à sanctifier le peuple de Dieu par les sacrements et les ministères, à le conduire et à lui donner l’ornement des vertus, il distribue aussi parmi les fidèles de tous ordres, « répartissant ses dons à son gré en chacun » (1 Co 12,11), les grâces spéciales qui rendent aptes et disponibles pour assumer les diverses charges et offices utiles au renouvellement et au développement de l’Église, suivant ce qu’il est dit : « C’est toujours pour le bien commun que le don de l’Esprit se manifeste dans un homme » (1 Co 12,7).

Le Concile semble distinguer, sans aucune opposition, l’administration ordinaire de la grâce par le moyen des sacrements et des ministères institutionnels et le renouveau spirituel et l’expansion plus grande de l’Église par les charismes. Il ne faut pas oublier toutefois que les ministères institutionnels, hiérarchiques, ont également leur origine dans des charismes, dons de l’Esprit.

Ce rapport dialectique entre structure sacramentelle-hiérarchique et structure charismatique, qui s’institutionnalise dans la vie de l’Église, qualifie la place concrète de la vie consacrée dans l’Église.

Il convient dès lors d’approfondir quelque peu la question des trois états de vie fondamentaux de l’Église. La vie de l’Église, selon le n. 67 de l’IL, ne s’épuise pas dans la dualité entre la hiérarchie et le laïcat, elle se révèle plus riche et mieux articulée. La structure fondamentale de l’Église est, en effet, à la fois sacramentelle, institutionnelle et charismatique ; en elle, les ordres, les fonctions, les ministères et les formes de vie stable, tous dons de l’Esprit, sont communiqués, par un sacrement ou non, et institutionnalisés canoniquement.

On peut distinguer dans l’Église trois catégories ou ordres généraux de personnes, qui lui sont constitutifs et sont complémentaires entre eux (LG 12c ; 13c ; 31b). Ensuite, parce que la vie laïcale, ministérielle et la vie consacrée n’existent pas dans l’abstrait, mais concrètement, selon la tâche accomplie dans l’Église, ces ordres de personnes se répartissent diversement selon des dons variés de l’Esprit.

Cependant, il faut considérer qu’étant donnée la structure sacramentelle et institutionnelle de l’Église, il revient en propre au charisme apostolique de l’ordre des ministres consacrés, spécialement au Pontificat suprême et à l’Épiscopat, un rôle prééminent et spécifique à l’égard de tous les autres charismes. Ils sont garants dans l’Église de l’authenticité de la Parole de Dieu, qui continue d’y être annoncée, de la vérité des sacrements qui sont célébrés et des voies reconnues vers la sainteté. L’autorité ecclésiastique discerne donc et règle l’usage de tous les charismes pour le bien commun du Corps entier (LG7c ; 12b). L’Église est une communion entre les fidèles, animée par la charité et organiquement structurée, elle « subsiste dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et les Évêques en communion avec lui » (LG 8b ; CIC c. 204, § 2).

Une hiérarchie existe dans l’Église entre les différents ordres ou catégories de personnes, mais à la fonction de l’ordre hiérarchique revient de maintenir l’unité de toute la communion aux niveaux universel, particulier, local.

Comme le disent les directives de MR, la cohésion organique de l’Église tient son origine et sa vigueur simultanément du Saint-Esprit, comme âme du Corps, et du Christ, comme Tête de ce Corps. Le maintien de l’unité dans la multiplicité des charismes et des fonctions du corps organique de l’Église sera réalisé dans le respect et dans la promotion de la spécificité de chacun des charismes et fonctions, aux trois niveaux susdits (CD 16e ; PO 6d ; 17 ; CIC, cc. 214 ; 215 ; 216 ; 385 ; 529 § 2).

Le lien de communion, par la nature sacramentelle même de l’Église, analogue à celle du Verbe incarné (LG 8a), ne se borne pas aux limites d’une sphère individuelle et spirituelle, elle exige une forme visible, juridique, mais animée par la charité. Les relations entre les différentes personnes dans l’Église, fondées dans les dons variés de l’Esprit et manifestées dans l’Eucharistie, doivent par leur nature même être enracinées dans la charité. La charité, alors, doit être le principe déterminant de l’insertion concrète de la vie consacrée dans la communion ecclésiale au niveau universel et particulier.

Conséquences

Si l’on veut considérer et comprendre plus profondément le fait que la vie consacrée, par son essence même, appartient au mystère de l’Église, on lui reconnaîtra obligatoirement la note d’universalité, qui la lie de façon directe au ministère de Pierre et à l’Église universelle, et en même temps un titre à l’insertion dans la vie des Églises particulières.

Fait surprenant : peu de Pères synodaux ont tenu compte de cette relation avec le ministère pétrinien. Laquelle a pourtant des conséquences pratiques pour l’insertion concrète dans la vie pastorale des Églises particulières.

N’a-t-on pas parfois tendance à identifier « l’ecclésialité » de la vie consacrée avec la « diocésanité » ? Les instituts de vie consacrée, spécialement ceux des religieux, et de nombreuses sociétés de vie apostolique présentent, par leur nature, un caractère d’universalité et de spécificité supra-diocésaine, enraciné dans le ministère pétrinien lui-même. Ceci est démontré par le fait que les instituts, même s’ils naissent au niveau diocésain, se sont répandus très tôt en dehors des frontières du diocèse d’origine, pour aboutir à l’approbation pontificale garante de leur note d’universalité. Il faut, en outre, tenir compte du fait que les grands ordres religieux sont nés avec une approbation immédiate et directe du Saint-Siège, connexe à l’exemption. Celle-ci est instaurée « pour un plus grand bien de toute l’Église au service immédiat du Siège Apostolique ».

Les instituts de vie consacrée ne peuvent s’insérer dans les Églises particulières qu’avec ces notes, tout en respectant l’autorité des Évêques comme pasteurs ; ainsi, ils concourent à la communion entre les Églises particulières. Ils le font en s’insérant dans les œuvres qui, par nature, sont universelles, même si leur siège est nécessairement dans une Église particulière. Affaiblir la relation constitutive que tous les instituts ont, et quelques-uns de façon spéciale, avec le Souverain Pontife (c. 590), ce serait pour ces instituts une asphyxie. Il est souhaitable que la spécificité supra-diocésaine ne se perde pas dans le document pontifical post-synodal, alors qu’elle est si harmonieusement présente dans l’IL et se trouve en pleine cohérence avec les autres documents post-synodaux tels que Christifideles laici et Pastores dabo vobis.

Enfin, dans l’Église, communion organique hiérarchique, constituée par une pluralité d’ordres et de personnes, les dons et les ministères sont tous ramenés à l’unité par celui qui, dans l’Église, a reçu le charisme ministériel d’agir pour le bien commun au nom du Christ Médiateur. Cela place le principe hiérarchique, non en dehors de l’articulation de la vie de l’Église, mais au centre de celle-ci.

Pour conclure, deux principes

 Les consacrés, plus que tous les autres fidèles, reconnaîtront et respecteront l’autorité du Pontife Romain et des autres Évêques dans les diocèses, pour tout ce qui concerne le magistère et le gouvernement pastoral, c’est-à-dire l’exercice public du culte divin, le souci des âmes, la prédication, l’éducation religieuse et morale, la catéchèse et la formation liturgique, les différentes œuvres apostoliques et caritatives.

 Les Pasteurs, quant à eux, auront le souci de reconnaître, conserver et protéger une juste autonomie des instituts, spécialement quant à leur gouvernement, ce qui permettra à ceux-ci de maintenir leur discipline propre et de conserver intact leur patrimoine, c’est-à-dire l’inspiration et les projets des fondateurs, approuvés par l’autorité compétente de l’Église. Et dès lors aussi, pour les instituts voués aux œuvres apostoliques, la spécificité de leur méthode pastorale.

Sans une clarification approfondie de la réalité charismatique et institutionnelle de la vie consacrée et de son appartenance constitutive au mystère de l’Église, la juste autonomie reconnue à tous les instituts serait incompréhensible, précisément parce qu’ils ne pourraient garder leur identité propre au sein de tout le peuple de Dieu. Que ce soit un droit inné, cela provient de la nature ecclésiologique de ces instituts. En vertu même de leur ministère, les Pasteurs ont à la protéger.

Par le respect et l’harmonie de ces deux principes, réalisés dans la charité, l’autonomie ne se transformera pas en indépendance, mais en service du peuple de Dieu selon la richesse spécifique de chaque institut. Ainsi les ordinaires du lieu pourront-ils remplir leur fonction d’assumer la pluralité dans l’unité sans la réduire à une uniformité minimalisante.

Université Grégorienne
Piazza della Pilotta, 4
I-000187 ROMA, Italie

[1Traduit de l’article « La Vita Consacrata nella Chiesa » avec l’accord de l’auteur, Gianfranco Ghirlanda, s.j. (Doyen de la Faculté de Droit Canonique à la Grégorienne, Rome), et l’autorisation du Père Diego d’Odoardo, p.p., éditeur responsable de la revue Informationes SCRIS, 1995, 1).

[2Éléments essentiels de l’Enseignement de l’Église sur la vie religieuse, 1985, 38.

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