Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Cloîtrées, non séparées

La clôture des moniales après le Synode de 1994

Chiara Stucchi, o.s.c.

N°1996-1 Janvier 1996

| P. 32-48 |

La clôture des moniales n’est pas un sujet anodin. Tout ce qui touche au corps, au geste, à la liturgie, donc au sens de l’adoration, est toujours extrêmement délicat. C’est que le corps est, dirait le philosophe, le lieu de naissance de tous nos symboles. C’est donc au-delà des dispositions canoniques (encore que celles-ci soient nécessaires et importantes, car elles sont sous-tendues par une anthropologie, notamment en ce qui concerne la polarité masculin/féminin), que nous devons porter notre regard. L’interview, un genre littéraire forcément toujours un peu rapide, que nous reproduisons ici, nous y convie avec justesse, situant bien les problèmes et orientant vers des solutions porteuses de sens avec la délicatesse et la tendresse de l’attention féminine.

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Cette assemblée s’était vu assigner comme sujet “La vie consacrée et sa mission dans l’Église et le monde”. On pourrait s’étonner de la place qu’y occupa la question bien particulière de la clôture des moniales. En fait les Pères se sont montrés vivement conscients de l’importance, pour l’Église, du rôle réservé à cette catégorie de religieuses. C’est ainsi qu’ils en sont venus à proposer une révision de l’Instruction Venite seorsum de 1969, qui traite de la discipline de leurs monastères.
La revue italienne
Testimoni a recueilli, sur l’ensemble des problèmes liés aux modalités de la clôture, l’avis de la Sœur Chiara Stucchi, abbesse des clarisses de Cortone et coordonnatrice des présidentes des fédérations d’Italie. Nous sommes heureux de reproduire en traduction, avec l’agrément de la Rédaction de Testimoni, les déclarations formulées par une personne si qualifiée en réponse aux demandes de Luigi Guccini.

Une révision demandée et redoutée

La clôture des moniales fait l’objet de discussions fréquentes ; pourquoi ? Où gît le problème ?

De toute évidence, c’est que l’état actuel de la législation, s’il satisfait une partie des moniales, en laisse beaucoup d’autres insatisfaites. Les premières voient dans la clôture un élément essentiel, sinon même principal, du charisme contemplatif ; elles risquent d’en absolutiser la valeur. Pour les autres, la clôture est un moyen nécessaire, “une aide des plus éprouvées de la vie contemplative” (VS VII) ; mais les siècles y ont laissé la marque de conditionnements d’ordre culturel dont on ne peut se dispenser de reconnaître le caractère et qu’il faut écarter pour retrouver l’authenticité des racines. C’est pourquoi, tout en conservant l’idéal de la vie contemplative, ces moniales voudraient y intégrer d’autres valeurs auxquelles on est aujourd’hui fort sensible, mais que la discipline traditionnelle néglige ou dont elle entrave la réalisation.

Le Synode a demandé une révision de VS ; pour quelles raisons ?

Pour beaucoup de personnes, la discipline définie par cette instruction se révèle, après vingt-cinq ans, insuffisante, inadéquate à la situation présente. Si je comprends bien, l’intention du Synode, c’est que les monastères poursuivent et intensifient l’effort déployé pour une avance non équivoque dans la voie d’une plus grande authenticité des signes, en correspondance à leur charisme et au besoin des temps. VS garde une allure rigide, à travers laquelle on perçoit le souci constant d’assurer la séparation des religieuses cloîtrées. Ce document ne prévoit de dérogation que pour des situations extrêmes ou qui comportent des circonstances strictement déterminées. Ce qui suppose que la clôture représente une valeur en soi. Une telle approche entraîne des dangers qu’au cours des dernières années on a pu toucher du doigt en un certain nombre, pour ne pas dire en un grand nombre de cas.

Qui a fait les frais d’une loi disciplinaire comme celle-ci considérée comme composante essentielle et prioritaire de la vie contemplative, sinon les moniales prises individuellement et, par suite, leur communauté dans son ensemble ? Là où celle à qui incombe le service de l’autorité n’est pas dotée d’assez de maturité humaine et spirituelle pour savoir, dans l’application de la loi, prendre en compte que “ce n’est pas l’homme qui est pour le sabbat, mais le sabbat pour l’homme”, là naissent malaise, involution, incapacité de développer harmonieusement les virtualités personnelles. Non sans détriment de la qualité de l’existence personnelle et communautaire et, finalement de la crédibilité de l’Évangile dont on fait profession.

N’y a-t-il cependant aucun risque de “relâchement” et d’attiédissement de la ferveur contemplative ?

Au contraire. Plus de souplesse dans les normes avive chez les moniales le sens de la responsabilité et les engage à chercher plus résolument, dans la fidélité à l’Évangile, une synthèse vitale entre leur charisme et la culture contemplative. Cela ne servirait pas les éventuelles tendances au relâchement, mais renforcerait la conscience du sérieux de l’engagement contracté par l’acceptation du don de Dieu. Voilà déjà un fruit excellent. De plus, les lois en question valent pour le monde entier ; une plus grande flexibilité favoriserait l’inculturation dans le contexte local, pour les différentes aires géographiques aux problématiques si différentes.

Une considération de portée générale : ce n’est pas l’uniformité qui doit caractériser notre famille religieuse, mais l’unité des esprits par-delà les différences légitimes de conception et surtout de discipline. Suivant cette manière de voir, un certain pluralisme d’interprétations en ce domaine de la clôture peut être entretenu et vécu comme une richesse.

Non pas une fin, mais un simple moyen

S’il n’est pas permis d’identifier clôture et vie monastique féminine, la clôture n’étant qu’un moyen, une disposition particulière adaptée à la conjoncture historique en vue de la fin, qu’arrive-t-il si on en fait une fin ?

Alors on absolutise la discipline et les instruments qu’elle utilise, le plus souvent sous une forme anachronique. Un écho d’une telle approche se perçoit dans VS 12, où nous lisons : “la pureté et la ferveur de la vie cloîtrée dépendent pour une grande part de l’observance stricte de la loi de la clôture”. En pâtissent d’autres valeurs, comme la participation à la liturgie et la formation intégrale des religieuses, valeurs autrement importantes pour le véritable “absolu” : la vie contemplative. Je trouve intéressant de relever le changement d’optique intervenu dans les années soixante. Ayant reconnu l’insignifiance d’une clôture comprise comme simple protection ou comme façon de s’exclure du monde regardé comme lieu de tentation et de péché, les moniales ont développé une “spiritualité de la clôture” : le don total de soi en conformité au Crucifié, les religieuses cloîtrées le vivent par le fait d’entrer au monastère. Le terme de “clôture” finit par annoncer “vie contemplative”.

Une spiritualité qui a connu un grand succès dans les monastères féminins. Mais alors on comprend mal pourquoi les religieuses cloîtrées auraient à garder une discipline différente de celle des moines, contemplatifs eux aussi.

Des points à dépasser

Concrètement, en quoi la “clôture comme moyen”, telle que vous l’avez héritée du passé, ne paraît-elle plus répondre à sa finalité ? Quelles conditions plus favorables à l’authenticité de la vie monastique rencontrent un “empêchement” ou un “obstacle” dans une clôture entendue selon VS ?

Avant tout je mentionnerais la liturgie, et en particulier l’Eucharistie, mystère de communion et de rencontre par excellence, et qu’on est exposé à célébrer dans un environnement qui symbolise plutôt la séparation. Le plan même de nos anciens monastères ne répond guère aux exigences de la participation à la liturgie ; en certaines maisons, le chœur des moniales est nettement séparé de l’espace accessible aux autres fidèles, soit qu’un mur l’isole, soit qu’il se situe “ailleurs”, à un niveau plus élevé que celui où la célébration se déroule. Voilà qui me paraît manquer de sens du point de vue liturgique. Entre autres choses, le seul fait de se voir les uns les autres renforce le sentiment de n’être qu’une seule Église célébrante, où tous ont la même dignité et font partie du même corps tout en remplissant des rôles divers.

N’y a-t-il pas en jeu ici une idée de séparation ou de “fuite ” du monde, qui serait à réviser ?

Assurément. Il est important que la communauté cloîtrée se donne les signes qui manifestent adéquatement l’unité dans la distinction, et non pas l’exclusion - laquelle autoriserait cette vue superficielle, parfois entretenue par les moniales elles-mêmes, que le monastère se situe “hors” du monde. Alors qu’il s’insère profondément “dans le monde” tout en n’étant pas “du monde”. Davantage : témoin de l’amour de Dieu, qui est plus fort que toute lassitude humaine, le monastère est le lieu où l’homme d’aujourd’hui peut découvrir une lumière qui propose un sens à son inquiétude, apaise son besoin d’absolu, de prière, de paroles vraies.

La conception actuelle de la clôture pose-t-elle d’autres problèmes ?

Il s’agit par exemple de nos contacts avec les gens qui désirent nous aborder pour nous entretenir de leurs problèmes de vie religieuse ou de foi ou plus généralement cherchent une aide d’ordre spirituel. Soumis à tant de limitations matérielles, nos monastères, avec leur église, et leurs parloirs, ont peine à devenir des “écoles de prière” ainsi que cela nous est tout justement demandé par l’Église, surtout sur le plan local et diocésain.

Certaines difficultés affectent le domaine de la formation et sa promotion.

Ce qu’une révision de la législation en vigueur pourrait accroître, c’est le crédit accordé à la responsabilité des intéressées, dans la ligne des propositions synodales 22 et 23. Tout spécialement la proposition 22 remet “au jugement prudent de la supérieure majeure (abbesse ou prieure) l’appréciation des motifs d’utilité, des raisons sincères, sages et acceptables qui justifient des dérogations aux normes de la clôture”, sans qu’elle doive “recourir à l’Ordinaire du lieu”. La proposition 23 suggère d’élargir “la compétence des présidentes de fédérations ou de congrégations monastiques”. Voilà le chemin à prendre, sans perdre de vue l’impossibilité d’une solution uniforme, même au sein d’un même ordre. Il y a lieu de développer une mentalité sereinement pluraliste.

Un point névralgique : la formation

J’aimerais considérer plus directement le thème de la formation. Là se pose un problème “très grave” pour les monastères féminins, a déclaré au Synode le P. Fl.R. Carraro, o.f.m. Est-ce votre avis ? Et pour quelles raisons principales ?

Tout à fait d’accord. C’est là le problème de fond, à la base de tous les autres, et il se complique à son tour du poids qu’exerce la discipline actuelle de la clôture, surtout si son application manque de sage discernement de la part de l’autorité. Pourquoi ? Par suite de la pénurie des vocations, il devient impossible aux monastères pris individuellement de se suffire à eux-mêmes et d’accomplir avec fruit une tâche aussi complexe que celle de la formation. On ne peut s’attendre que les professeurs qualifiés dans les disciplines qui nous intéressent (Écriture Sainte, liturgie, spiritualité, sciences humaines...) se rendent dans chacune de nos communautés. C’est pourquoi, dans Sponsa Christi (1951), Pie XII encourage la constitution de fédérations capables de rendre à cet égard de grands services, sans qu’il faille aux moniales participer à des rencontres ou des cours lors de sessions organisées par des professeurs pour les religieuses. Dans la proposition 23, le Synode rappelle que les fédérations “ouvrent une route idéale à la solution efficace de problèmes communs, tels que celui d’une formation, initiale ou permanente, sur les plans humain, intellectuel et spirituel”.

Voilà, me semble-t-il, une solution obvie, qui ne devrait soulever aucune difficulté...

Et pourtant, en présence de l’offre d’un cours fédéral de formation, il n’est pas rare d’entendre une réflexion comme celle-ci : cela demande trop de sorties ! Où l’accent est porté sur le point des sorties, non pas sur la valeur des aides que le cours en question pourrait fournir en vue de la maturation personnelle et communautaire. L’instruction VS encourage une mentalité de ce genre, qui s’accorde mal aux recommandations formulées par le Magistère touchant le soin de la formation (cf. PC 18 ; PI 72 ss, 82). Ainsi, dans sa deuxième partie, au n. 12, VS affirme catégoriquement qu’“il faut prudemment éviter les réunions ou rencontres de tout genre, dont la vie des cloîtrées ne s’accommode que difficilement ou pas du tout”. Et tout en admettant que “parfois” les moniales peuvent y prendre part, on recommande que les sorties ne soient pas “trop fréquentes”. Comment chiffrer ce “trop”, c’est laissé au discernement des supérieures, qui n’oublieront d’ailleurs pas que, comme nous l’avons rappelé plus haut, “la pureté et la ferveur de la vie cloîtrée dépendent pour une grande part de l’observance stricte de la loi de la clôture”. Une assertion qui se dément sans qu’il soit besoin d’invoquer des données d’expérience ; le bon sens y suffit. Du reste on peut vérifier la position opposée : si le choix de l’état de vie ne mûrit pas par l’intériorisation des valeurs fondamentales de l’amour évangélique et leur intégration dans le développement global de la personne à la lumière de la foi, l’observance légaliste de la clôture peut servir de paravent à une ferveur inexistante.

Formation humaine et culturelle

Quelles sont à votre sens les exigences majeures d’une formation valable dans les monastères féminins ? Et comment assurer cette formation ?

D’une façon générale, le besoin d’une formation meilleure se fait sentir avec urgence. Dans un passé même assez proche on a péché par spiritualisme en laissant pas mal de problèmes personnels sans solution, au point de compromettre la formation intégrale. Désormais les efforts éducatifs doivent tenir compte de la complexité du contexte où chaque personne est née et a grandi. En Italie, on ne perdra pas de vue deux phénomènes : la rapidité des changements sociaux qui augmentent la distance culturelle entre générations dans l’espace de peu d’années ; d’autre part l’allongement des différentes phases de la croissance psychologique et spirituelle, d’où le retard du moment de la synthèse fixant les projets et décisions touchant la vie personnelle. Le premier phénomène - celui de la distance culturelle - affecte surtout les sœurs formées “hier” et qui parfois n’ont pas été à même de tirer toutes les conséquences de Vatican II ; à cause également de l’absence de recrutement durant parfois des décennies, ces personnes souffrent d’un décalage notable dans les perspectives, l’approche des valeurs et le langage, par rapport à l’aujourd’hui de l’Église et du monde. De là un double danger : ou bien le refus de la nouveauté au nom de la tradition (“on a toujours fait ainsi”) ; ou bien la liquidation des valeurs réelles de la tradition au profit des propositions de la jeunesse accueillies sans discernement. Dans les deux cas deviennent très difficiles l’accueil et la formation des jeunes. Le phénomène de la distance culturelle concerne aussi les sœurs de profession assez récente par rapport aux jeunes qui viennent d’entrer au monastère. L’intégration recherchée n’est pas un résultat assuré d’avance ; c’est l’affaire d’un processus d’éducation qui demande à être poursuivi.

En revanche l’autre phénomène - le retard de l’âge de la maturité - intéresse plus spécialement le domaine de la formation initiale. Dans la plupart des cas, l’atmosphère respirée dans la famille, à l’école, dans les milieux éducatifs, n’était pas naturellement bien riche en valeurs authentiques. Les contradictions de notre temps sont cause d’une fragilité dans la jeunesse en général, et les jeunes filles qui frappent à la porte de nos monastères n’en sont pas indemnes. Surtout dans les débuts, la formation s’efforcera d’harmoniser l’aspiration à l’idéal et le sens pratique, l’émotivité et la raison, la connaissance de soi et l’ouverture aux autres, le besoin de communiquer et la qualité de la communication, l’attention et le respect pour autrui et pour soi-même, l’inclination au sacrifice et l’aptitude à la reconnaissance et à la joie du partage. Il faut que la maturation dans la foi progresse du même pas que la croissance humaine, afin que le sujet puisse être aidé à assumer en pleine responsabilité les engagements liés à la forme de vie de sa famille religieuse.

La formation permanente

Voilà un très bel idéal, vraiment séduisant... Quant à la formation permanente, comporte-t-elle des exigences et des problèmes particuliers ? Voulez-vous en signaler tel ou tel ?

Un écueil propre aux communautés cloîtrées, c’est l’idée que la prière les dispenserait de l’étude. Une conception qui prête à la prière une efficacité un peu mécanique ou magique, en même temps qu’elle valorise à l’excès des renoncements impliqués par le choix de notre vie - comme s’ils assuraient “notre place au Paradis”-, peut exercer une influence négative par la dépréciation de l’effort requis pour se former et pour former. Un effort qui n’est pas léger dans les monastères en raison des conditionnements résultant de la clôture. Si “l’effort d’éducation tend toujours et avant tout à former le cœur, c’est-à-dire la personne en sa profondeur”, pour les moniales il faut plus spécialement éviter “le danger pour les observances d’être le fruit de la crainte... plutôt que de l’amour gratuit et pur, qui jaillit du cœur non partagé” (Lettre des Ministres généraux des quatre familles franciscaines aux clarisses, 1991, n. 54). Puisque “le cœur non partagé a comme milieu de sa formation personnelle et de sa croissance la grâce de la clôture”, on aura soin de parer au “risque d’une conception étriquée, rigide et matérielle” en vertu de laquelle “même au sein d’une réalité qui serait claustrale selon la lettre, se cacheraient des cœurs partagés entre maintes passions petites et grandes appauvrissant la véritable vie d’oraison et de dévotion et même l’unité de la charité mutuelle” ; “le cœur vagabonde hors de la clôture tandis que le corps demeure à l’intérieur, protégé par la lettre seule” (ibid., n. 55).

Vers une nouvelle rencontre avec la communauté chrétienne

L’autre sujet, passionnant pour nous qui vous voyons du dehors, c’est celui de votre rapport avec la communauté chrétienne, et donc avec nous, qui en faisons partie. Ne vous semble-t-il pas que la relation qui nous unit a vous devrait se modifier, ou mieux : devenir plus vraie ? Votre sentiment touchant ce problème ?

Nous sommes de plus en plus sensibles à l’exigence d’un rapport vivant, dialogique, entre monastère et communauté chrétienne. Le monastère est une portion vivante de l’Église. Situé à l’intérieur de la communauté ecclésiale, dans la rencontre qui a lieu sous la lumière de la Parole, associé aux autres membres du peuple de Dieu, il peut reconnaître sa place et sa fonction spécifiques dans la vie de l’Église, y compris le concours qu’il doit apporter à l’action pastorale. Il ne suffit plus de ne voir dans le monastère qu’une “réserve de prière” où puiser en cas de besoin d’une manière un peu mécanique et fonctionnelle. Prendre au sérieux que l’Église est mystère de communion, cela réclame de la part des monastères l’engagement actif, conforme à leur vocation propre, dans la pastorale de l’Église.

Il y a lieu de fixer sur le monastère un regard plus pénétrant. De soi il constitue un signe qui évoque “le Très-Haut”, qui dit Dieu présent dans la cité des hommes. Cependant, dans le contexte d’une Église locale, on peut lui demander quelque chose de plus que le simple témoignage de la présence physique et priante dans le secret. Il doit se laisser interpeller par les frères qui vivent hors de ses grilles. Dans les dernières années, le Magistère a demandé aux monastères, à plusieurs reprises et avec insistance, d’admettre des modalités nouvelles de présence et de participation à la vie de l’Église, surtout sur le plan diocésain - forme d’expansion de ce feu de charité et d’intercession qui caractérise la vie consacrée contemplative. Par ailleurs, le besoin de religiosité qui débouche sur des modèles nouveaux de spiritualités ésotériques et la prolifération des sectes ajoutent à l’urgence d’un appoint d’expérience et de témoignage, capable d’initier à l’authentique richesse spirituelle et à la prière centrée sur le Christ. Le monastère trouve là sa situation privilégiée.

Mais comment structurer les relations entre monastères et communauté chrétienne ? Y a-t-il place pour l’accueil, l’hospitalité ? Peut-on espérer retrouver dans les monastères - les monastères féminins aussi, et eux surtout - des “écoles de prière ” ouvertes également aux laïcs ?

L’hospitalité monastique est une valeur à développer suivant des modalités toujours plus conformes à son contenu originaire. À la communauté chrétienne le monastère peut certainement se présenter comme “école de prière” de par sa nature même, en tant que lieu d’intense expérience évangélique, de recherche de Dieu, d’ouverture au don de la communion avec Dieu et avec les frères, lieu où le resserrement des espaces et des contacts favorise l’intériorisation des valeurs humaines et évangéliques, où la célébration forme l’activité prioritaire.

Dans son message final, le Synode a rappelé la nécessité d’un service de ce genre. Encore faut-il que les vœux et les affirmations de principe se traduisent en vie réellement vécue. Et que la discipline de la clôture facilite cette réalisation, comme on l’a dit plus haut à propos des lieux de célébration. Fait significatif, il n’est pas rare de voir des chrétiennes fréquenter les monastères masculins parce qu’elles peuvent y participer plus activement aux célébrations que dans les monastères féminins.

Voyez-vous des problèmes plus particuliers auxquels la vie claustrale aurait des réponses à donner sans s’écarter de sa vocation propre ?

Un point auquel il faudrait réfléchir en toute humilité et de façon bien concrète : dans notre société occidentale se manifeste très largement le phénomène de la désagrégation de la famille. Il en résulte isolement, égoïsme, individualisme, de quoi creuser chez l’homme et la femme d’aujourd’hui un plus vif besoin d’amour, et les rendre en un certain sens plus vulnérables en amour. Aux communautés religieuses on demande un supplément d’écoute, de compréhension, d’accueil ; un “plus” attendu très particulièrement des communautés féminines cloîtrées, parce que les limites de la clôture ménagent aux Sœurs les chances d’une formation plus profonde, avec un radicalisme plus marqué, réalisation d’une humanité réconciliée et renouvelée dans le Christ. Mais cela nécessite la volonté et la possibilité de faire l’expérience de l’écoute, de la compréhension et de l’accueil. À cet égard la clôture pose des conditions qui doivent être entendues d’une manière adaptée.

École de prière et école d’humanité, le monastère se situe dans l’Église locale comme laboratoire de formation des consciences, point de référence capable de soutenir et d’intégrer l’accompagnement des personnes et des groupes sur le chemin de la foi. Il faut que, dans le cadre de la pastorale de l’Église locale, cette fonction ecclésiale soit reconnue et opportunément encouragée par les évêques et leurs délégués. La communauté devra chercher un équilibre entre les exigences de sa vie à l’intérieur et la disponibilité à la rencontre au parloir.

N’y a-t-il pas là un problème de formation ? Quelle préparation faut-il aux moniales afin de devenir des points de référence pour notre cheminement de foi ?

Il est demandé au parcours de la formation, en sa phase initiale et dans sa continuation permanente, de prendre en compte la tâche “pastorale” qui incombe à la vie contemplative claustrale comme telle, et d’en procurer les instruments adéquats. Que la formation humaine et spirituelle développe les capacités d’attention, de compassion, de sympathie, grâce auxquelles la personne qui s’approche du monastère s’y sente accueillie avec beaucoup de liberté et d’amour. Les monastères ne sont-ils pas appelés à faire rencontrer les bras miséricordieusement ouverts du Père ?

À cette fin, il importe, d’une part, de s’engager sérieusement sur la route de la sequela, dans la relation d’amitié avec le Seigneur et, d’autre part, de répondre positivement à l’invitation de Vatican II : le concile exhorte les religieux à prendre “une connaissance convenable des conditions de vie des hommes de leur temps ainsi que des besoins de l’Église, de sorte que, discernant avec sagesse, à la lumière de la foi, les traits particuliers du monde d’aujourd’hui, et brûlant de zèle apostolique, ils soient à même de porter aux hommes un secours plus efficace” (Perfectae caritatis 2, d). À cet égard, la révision des normes sur la discipline claustrale devrait tenir compte du rapport entre la clôture et l’usage des moyens de communication, rapport envisagé par VS de façon tout à fait inadéquate.

Rapports avec l’autorité masculine

Au Synode, plusieurs interventions ont demandé qu’on reconnaisse aux moniales plus d’autonomie par rapport à l’autorité masculine. Autre chose : vu, entre autres données, la difficulté d’un accord entre les moniales concernant la révision de VS, quel genre de démarche préférer ? Remettre toute l’affaire aux moniales elles-mêmes ? Ou obtenir un lien à une autorité extérieure, par exemple les religieux de la branche masculine de l’ordre ? En quel sens le premier ordre peut-il en l’occurrence aider le second ?

Nous héritons d’une histoire pluriséculaire, au long de laquelle la femme a été minorisée, remise au bon plaisir des hommes, qui déterminaient sa condition dans tous les domaines de l’existence. Le fait est patent pour ce qui regarde en particulier la clôture et sa discipline. Jean Leclercq (art. “Clausura” du Dizionario degli Istituti di Perfezione) reconnaît que “la législation relative à la clôture... eut toujours pour auteurs des hommes qui ne menaient pas l’existence des femmes vouées à la réclusion et ne les consultaient pas. L’application de ces lois était à son tour confiée à des hommes : soit les évêques, soit, à l’époque moderne, les supérieurs de la branche masculine de l’ordre, soit enfin les membres de la Curie romaine”. La représentation de la femme comme être faible, incapable de se conduire elle-même, a lourdement pesé sur le développement de la société et de l’Église. Notre siècle en a pris conscience comme cela ne s’était jamais vu. Il n’arrive plus qu’on entende un propos comme celui d’Idungo de Pruefening (cité par J. Leclercq, ibid.) : “Il ne faut pas laisser à ce sexe la liberté de se conduire seul, à cause de son inconstance naturelle et des tentations qui l’assaillent du dehors et auxquelles sa débilité ne lui permet pas de résister”.

La première fois dans l’histoire de l’Église que les femmes, et précisément les moniales, se soient vu demander un avis, ce fut en réponse à une requête du décret PC, justement sur la question de la clôture. Le Synode a accueilli la proposition, formulée de divers côtés, de dépasser la dichotomie séparant les déclarations de l’Église officielle sur la dignité de la femme et d’autre part la pratique. C’est bien dans cette direction que vont certaines indications comprises dans les propositions synodales 22 et 23 mentionnées plus haut, à propos de la compétence à reconnaître à la supérieure majeure du monastère en matière de permission de déroger à la loi de la clôture. Il est souhaitable qu’on avance dans la voie d’une autonomie accrue. Dans le cas de questions controversées - comme pour le moment celle qui a trait à la révision de VS - une orientation valable consiste, à mon avis, à stimuler un dialogue constructif entre monastères et fédérations en vue de dégager une ligne commune ou d’arriver au moins à l’acceptation sereine du pluralisme. Un délégué externe, par exemple un religieux de la branche masculine de l’ordre, pourrait prendre part au dialogue et éclairer la route d’une convergence. Mais s’il intervenait comme autorité juridique à qui reviendrait la décision finale, on retomberait dans la situation de mise sous tutelle. Les responsabilités relatives à la vie des Sœurs leur incombent à elles-mêmes ; à elles de les assumer. On fera bien de resserrer les liens avec les membres du premier ordre, comme c’est le cas des clarisses et des Frères Mineurs, pourvu que ce soit dans un style et avec des modalités qui diffèrent de ceux du passé. Il s’agit de renforcer, plutôt qu’un rapport juridique, une union fraternelle, avec le sentiment d’une réciprocité vitale quant au charisme commun. L’aide inappréciable que les deux ordres peuvent apporter l’un à l’autre consiste dans l’effort déployé pour retrouver l’unique et authentique source d’inspiration et pour en vivre. Dans cette voie - jamais encore parfaitement suivie dans l’Église, sauf dans des cas isolés comme celui de François et de Claire d’Assise -, on peut à peine entrevoir les richesses à puiser dans le dialogue qui reconnaît la réciprocité entre les sexes et l’apprécie comme un ressort de la croissance commune des particularités personnelles à épanouir.

La comparaison - ou la confrontation - souvent instituée entre la forme masculine et la forme féminine de la vie monastique, à quel point de vue peut-elle livrer des indications utiles et en quel sens s’agit-il de réalités tout à fait différentes ?

Dans son développement, la vie monastique a suivi une voie du côté masculin, une autre du côté féminin, précisément à cause de l’idée et de l’attitude adoptées à l’égard de la femme. C’est d’ailleurs aussi dans le milieu familial et celui du travail que la femme a pâti de la méconnaissance de la dignité, égale à celle de l’homme, qu’elle tient du Créateur. Dans le cas de la vie religieuse, c’est, semble-t-il, la sauvegarde de la chasteté de la femme consacrée qui a particulièrement préoccupé les autorités ecclésiastiques (masculines, forcément). De là le développement, dans le sens d’une sévérité croissante, de la discipline claustrale. Il n’en fut pas de même, on le comprend, pour la clôture des moines, même dans les familles religieuses à dominante contemplative. Aujourd’hui on s’avise du fait qu’une telle différence a perdu toute raison d’être. Moines et moniales, ne sommes-nous pas tous engagés dans la recherche de Dieu présent dans l’histoire, une recherche qui constitue l’absolu de notre existence ? Cette égalité fondamentale dans l’option pour une vie contemplative radicalement vécue autant que c’est possible ici-bas, voilà ce qui nous unit ; de là doit partir toute autre considération.

Le thème de la femme et les moniales cloîtrées

Encore un mot du thème de la femme. Il s’est fortement imposé au Synode, et en un sens franchement positif. Sous quels aspects intéresse-t-il plus particulièrement les moniales ?

Celles-ci ne sont pas des femmes à part ; elles sont appelées à être femmes d’une manière particulière, c’est-à-dire à épanouir pleinement le don de la féminité comme un talent à elles confié et dont ont besoin l’Église et le monde. Voilà ce dont elles sont en train de se rendre compte. Avec le radicalisme signifié par la clôture, les religieuses cloîtrées se présentent comme sœurs, épouses, mères dans le Seigneur, prêtes à accueillir dans la foi chacun des “enfants” qu’il leur confie. Tout cela vraiment dans leur chair, avec les traits caractéristiques de sensibilité, de sollicitude, d’aptitude à promouvoir la vie. Ce ne sont pas des créatures désincarnées, comme un certain spiritualisme a pu le suggérer. Les femmes illustres dont l’histoire de l’Église garde la mémoire se trouvent pleinement insérées dans le tissu social et ecclésial de leur temps et y laissent, profondément gravées, des traces parfois déterminantes. Songeons à Claire d’Assise, à Catherine de Sienne, à Thérèse d’Avila.

Il n’y a pas à avoir peur de notre humanité, puisque “Dieu a vu que c’était quelque chose de bon”, et même “de très bon”. Apprenons à la connaître en toute honnêteté et simplicité de cœur, les yeux bien ouverts. C’est ainsi que nous pouvons aider les gens - et surtout, quant à nous, les femmes - qui peinent à se faire une juste idée des valeurs proprement féminines, contestées comme elles le sont par le “bombardement” culturel ou pseudo-culturel d’aujourd’hui. En tant que femmes consacrées vivant en clôture la vie contemplative, nous nous sentons particulièrement interpellées par ce mot du Saint-Père dans son Message pour la journée mondiale de la Paix 1995 : “À cause en particulier des conditions sociales et culturelles où elles vivent, beaucoup de femmes n’arrivent pas à prendre pleinement conscience de leur dignité. D’autres sont victimes d’une mentalité matérialiste et hédoniste qui les traite en simples instruments de plaisir... Elles devraient bénéficier d’une attention spéciale de la part de ces femmes qui, grâce à leur éducation et à leur sensibilité, se trouvent à même de les aider à découvrir leur propre richesse intérieure. Que les femmes viennent en aide aux femmes !” À cet égard, les moniales cloîtrées, elles aussi - et peut-être elles surtout ?-, peuvent exercer une précieuse action sociale, voire “politique”, concourant à bâtir la cité de la terre suivant le plan de Dieu. Elles disposent du “potentiel” éminent de la prière, mais aussi de celui de la parole et du témoignage. Tout un aspect des choses à considérer plus profondément, à redécouvrir et à faire passer dans la réalité. C’est selon cette orientation qu’ont vécu et agi les grandes personnalités féminines évoquées à l’instant.

Quelles valeurs la femme consacrée, de par sa vocation contemplative, est-elle appelée et engagée à privilégier dans sa vie personnelle et à mettre davantage en lumière dans son témoignage ?

Je mettrais en avant la tendresse. Confondre tendresse et faiblesse ou fragilité, ce ne peut être que le fait d’un regard superficiel. La tendresse est au contraire une disposition où s’expriment la force d’âme et la liberté d’un cœur attentif. La capacité d’accomplir des gestes de tendresse, c’est bien autre chose que sentimentalité vaporeuse. Parce que la tendresse est expression de l’amour. Un amour que l’option virginale de la femme consacrée lui permet de porter à toute créature ; un amour que la clôture élargit à des horizons sans limites et qui s’épanouit dans la capacité de manifester de la tendresse dans la vie fraternelle du monastère et dans l’accueil de quiconque à sa porte. Le Pape Jean-Paul II l’a rappelé dans sa lettre apostolique Mulieris dignitatem : “La dignité de la femme est étroitement liée à l’amour que lui attire sa féminité même ainsi qu’à l’amour qu’elle donne à son tour.”

Le Seigneur se révèle maître incomparable de tendresse quand, à maintes reprises, il engage souffrants et pécheurs à “ne pas avoir peur”, à aller en paix, quand - avec quelle tendresse dans le regard ! - il assure au bon larron qu’il sera en sa compagnie au paradis. Nous marchons sur ses traces, porteuses de cette qualité si féminine qu’est la tendresse, sacrement de l’infinie miséricorde de Dieu. Le monde en a besoin. L’Église en a besoin pour montrer le vrai visage de Dieu.

Après la tendresse, je voudrais évoquer la disposition bien féminine à refaire l’unité, à former des liens, à faire qu’on “fasse famille”. Ce trait est en étroite connexion avec le rapport qui associe spécialement la femme au mystère de la vie et fait d’elle, comme le Saint-Père l’a mis en vive lumière, une “éducatrice de la paix”. Elle est douée pour communiquer “l’amour pour la vérité et la justice, le sens d’une liberté responsable, l’estime et le respect d’autrui”, et pour créer un milieu “accueillant et chaud”, où puisse percer un rayon de l’amour divin. Que le monastère soit le lieu où l’on respire pleinement pareille atmosphère, grâce au rayonnement de la fidélité à suivre le Christ ! Sainte Claire l’a dit en raccourci : “Vous aimant mutuellement dans l’amour du Christ, manifestez en action au dehors l’amour que vous avez au cœur, afin que vos sœurs, entraînées par un tel exemple, grandissent toujours dans l’amour de Dieu et la charité mutuelle.” Et encore : “Vivez sans cesse de l’amour pour Dieu, pour vos âmes et pour toutes vos sœurs.”

Monastero Clarisse
1-52044 CORTONA, Italie

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